Chronologie
Présentation
Berlioz et Fétis
1842: première visite
Interlude
1855: deuxième visite
Berlioz et Adolphe Samuel
Épilogue
Cette page est disponible aussi en anglais
9 décembre: première exécution du Mélologue (Le Retour à la vie) au Conservatoire en présence de Fétis
Février: Fétis publie un article critique sur la Symphonie fantastique
Janvier-février: Adolphe Sax s’installe à Paris
Été: Berlioz rencontre Jean-François Snel à Paris
19 septembre: Berlioz dîne avec Meyerbeer avant son départ pour la Belgique
20 septembre: Berlioz et Marie Recio partent pour Bruxelles en diligence
21 septembre: arrivée à Bruxelles
24 septembre: Berlioz entend une messe de Snel à Sainte-Gudule, et en rend compte dans L’Éclair
26 septembre: premier concert de Berlioz, dans la Salle de la Grande-Harmonie
9 octobre: deuxième concert de Berlioz, au Temple des Augustins
mi-octobre: départ pour Francfort
23 octobre: retour à Paris
12 décembre: Berlioz et Marie Recio quittent Paris pour Bruxelles
14 décembre: arrivée à Bruxelles
17 décembre: arrivée à Francfort
Août: Fétis est un des délégués de Bruxelles au festival Beethoven à Bonn
9 février: Berlioz et Marie Recio s’arrêtent à Bruxelles en route pour Weimar
12 mars: Berlioz et Marie Recio quittent Paris pour Bruxelles par le train
14 mars: début des répétitions
17 mars: premier concert au théâtre du cirque
22 mars: deuxième concert au théâtre du cirque
27 mars: troisième concert au théâtre du cirque
29 mars: départ pour Paris
Novembre: il est question de monter Les Troyens à Bruxelles, mais le projet n’a pas de suite (CG no. 2789)
Janvier: Berlioz décline une invitation d’Adolphe Samuel à Bruxelles
17-20 juillet: Berlioz participe avec Fétis et Ferdinand Hiller à un jury international à Louvain
12 octobre: reprise de l’Alceste de Gluck à l’Opéra sous la supervision de Berlioz et en présence de Fétis
Bruxelles est la première ville en dehors de France où Berlioz donnera des concerts, à l’automne de 1842 comme prélude à son premier grand voyage en Allemagne. À l’encontre de presque toutes les villes que Berlioz va visiter au cours de ses randonnées musicales – en Allemagne, en Europe centrale, en Russie, en Angleterre – Bruxelles était bien entendu un milieu francophone, ce qui n’a pu que faciliter les premières étapes.
La Belgique n’acquiert son indépendance qu’en 1830 à la suite de la révolution de septembre qui fait pendant à la révolution de juillet à Paris dont Berlioz est témoin (cf. Correspondance générale no. 772bis, ci-après CG tout court). Bruxelles devient naturellement la capitale du nouvel état. Pour Bruxelles, et pour la Belgique en général, Paris a longtemps fait fonction de pôle d’attraction et de modèle: les musiciens belges accourent à la capitale de la France, et continueront à le faire après l’indépendance de leur pays. Dès ses premières années à Paris Berlioz en rencontre plusieurs et se lie d’amitié avec eux, tel le violoniste François-Jean-Baptiste Seghers (1801-1881), qui s’installe à Paris en 1821; il reste fort peu de leur correspondance mais ces quelques lettres témoignent de leur amitié pendant presque toute la vie de Berlioz (CG nos. 300, 1757, 3183; voyez aussi le Post-Scriptum des Mémoires). Un autre exemple est Antoine Bessems (1806-1868), violoniste lui aussi, auquel Berlioz donne en 1835 le manuscrit autographe de sa Messe Solennelle ‘en souvenir de leur vieille amitié’: le manuscrit finira par être déposé dans une église à Anvers où il restera inaperçu jusqu’à sa redécouverte en 1991. Une liste d’instrumentistes de la main de Berlioz montre que Bessems, entre autres musiciens, avait offert ses services gratuitement à Berlioz pour plusieurs concerts en novembre 1835.
D’une toute autre envergure que ces deux musiciens est l’éminent critique et musicologue François-Joseph Fétis (1784-1871), personnage de premier plan sur la scène musicale du 19ème siècle, connu en particulier pour sa grande Biographie universelle des musiciens. L’ouvrage en huit volumes paraît pour la première fois entre 1835 et 1844, et s’impose rapidement comme la référence indispensable: Berlioz lui-même admet son autorité et l’utilise couramment (voir par exemple CG nos. 1375, 1432, 1485; À Travers chants et son étude sur Méhul). Né à Mons, Fétis entre au Conservatoire de Paris en 1800, où il remporte un deuxième prix en 1807, enseigne l’harmonie de 1821 à 1823, et est bibliothécaire de 1826 à 1830. Il est actif également comme critique et écrivain: en 1827 il fonde la Revue Musicale, qui fusionne en 1834 avec la Gazette Musicale nouvellement lancée par l’éditeur Schlesinger pour devenir la Revue et Gazette Musicale. Personnage influent dans les milieux musicaux de Paris des années 1820, il était inévitable que tôt ou tard son chemin croise celui du jeune Berlioz; leurs rapports connaîtront bien des vicissitudes et dureront presque tout au long de la carrière des deux hommes.
Selon les Mémoires Fétis est au départ bienveillant et soutient le jeune compositeur. Parlant de son premier concert le 26 mai 1828 Berlioz écrit (ch. 19): ‘Plusieurs journaux louèrent chaudement ce concert […] Fétis lui-même, dans un salon, s’exprima à mon sujet en termes extrêmement flatteurs et annonça mon entrée dans la carrière comme un véritable événement’. À propos des préparations pour la première exécution de l’ouverture de la Tempête le 7 novembre 1830 Berlioz précise (ch. 27): ‘La répétition générale fut brillante; Fétis, qui m’encourageait de toutes ses forces, y assista en manifestant pour l’œuvre et pour l’auteur beaucoup d’intérêt’. La correspondance du compositeur fournit quelques détails supplémentaires. Fétis est mentionné pour la première fois dans une lettre de 1827, au sujet de la deuxième exécution de la Messe Solennelle à Saint-Eustache, comme un critique dont l’opinion importe à Berlioz (CG no. 77 [nouveau texte au tome VIII], 29 novembre). Avant son premier concert de mai 1828 Berlioz envoie une lettre à plusieurs journaux, y compris la Revue Musicale de Fétis, pour justifier sa décision de donner un concert consacré exclusivement à ses propres œuvres (CG no. 86). Fétis est parmi ceux qui à l’automne de 1830 appuie la demande (sans succès) de Berlioz d’être excusé du voyage obligatoire en Italie imposé par le règlement du Prix de Rome (CG no. 187). Peu après (6 novembre) Berlioz écrit à Fétis pour l’inviter à assister à la dernière répétition de l’ouverture de la Tempête (CG no. 188bis [tome VIII]), et après la première exécution il écrit le 19 novembre à son ami Humbert Ferrand: ‘Fétis, dans la Revue Musicale, m’a fait deux articles superbes’ (CG no. 189). Fétis assiste avec d’autres à la première exécution de la Symphonie fantastique au Conservatoire le 5 décembre et le lendemain Berlioz affirme à son père: ‘Pixis, Spontini, Meyer-Beer, Fétis ont applaudi comme des furieux’ (CG no. 190). Le 29 décembre, la veille de son départ pour l’Italie, Berlioz prend soin de remercier Fétis de l’appui qu’il lui a donné (CG no. 199).
Il est intéressant de constater que les articles de Fétis sont plus nuancés dans leur appréciation des mérites du jeune compositeur que sa correspondance le laisse supposer. Le compte-rendu du concert de mai 1828 mêle encouragements et réserves (cité par David Cairns, Hector Berlioz I [2002], p. 317-18):
M. Berlioz a les plus heureuses dispositions; il a de la capacité; il a du génie. Son style est énergique et nerveux. Ses inspirations ont souvent de la grâce, mais plus souvent le compositeur, entraîné par sa jeune et ardente imagination, s’épuise en combinaisons d’un effet original et passionné. Il y a beaucoup de bonnes choses dans cela; il y en a aussi de mauvaises. […] M. Berlioz est élève de M. Lesueur; les conseils, et surtout l’exemple de son maître, réussiront sans doute à convaincre ce jeune compositeur que la simplicité du style et le bon ordre des idées n’excluent nullement cette vigueur et cette vivacité qui lui plaisent tant. […]
La publication en 1830 des Neuf Mélodies de Berlioz inspire à Fétis un éloge plutôt ambigu (cité par David Cairns, Hector Berlioz I [2002], p. 395-6):
Nous ne pouvons que féliciter M. Berlioz de ce qu’il entre dans un système mélodique beaucoup plus gracieux dans cet ouvrage que dans ses autres compositions. Il y a du charme dans ce recueil de mélodies, et l’on y voit clairement que M. Berlioz n’a qu’à vouloir pour entrer dans une route naturelle, la seule qui conduise à des succès durables.
D’après Berlioz l’origine de leur conflit serait non pas quelque critique de Fétis de la musique de Berlioz, mais bien plutôt l’attitude hautaine de Fétis envers Beethoven. Dans ses Mémoires (ch. 44, cf. ch. 16) Berlioz dit avoir été outré des ‘corrections’ infligées à l’harmonie de Beethoven par Fétis dans une édition des symphonies. Berlioz aurait pu ajouter qu’une étude sur la vie de Beethoven publiée par lui en 1829 (Critique musicale I, 47-61) était en réponse à un article de Fétis quelques mois plus tôt (cf. David Cairns, Hector Berlioz I [2002], 355-6, 361-4).
Fétis aux yeux de Berlioz représentait effectivement l’ordre établi du monde musical de Paris, ordre qu’il va passer une bonne partie de sa carrière à combattre. Mais le changement de ton de Berlioz envers Fétis a lieu subitement, non pas pendant qu’il est encore à Paris, mais après son départ pour l’Italie. Le premier indice en est fourni par une lettre à son ami Ferdinand Hiller du 1er janvier 1832, dans laquelle Fétis (qui n’est pas nommé, mais l’allusion est évidente) est vertement pris à partie pour avoir passé sous silence un concert donné par Hiller (CG no. 256):
[…] Nous aurions été bien flattés de voir le jugement que ce gigot fondant aurait laissé tomber du haut de sa succulence sur vos nouvelles productions. Il comprend si bien la poésie de l’art, ce Falstaff!… Patience, je lui ai taillé des croupières (comme on dit en Dauphiné) dans un certain mélologue dont je vous prie de ne pas parler et dans lequel j’ai lâché l’écluse à quelques-uns des torrents d’amertume que mon cœur contenait à grand peine. Cela fera, au jour de l’exécution, l’effet d’un pétard dans un salon diplomatique. […]
En privé Berlioz continuera pendant des années à s’exprimer en termes qui laissent percer la même hostilité personnelle, et d’instinct il suppose toujours que Fétis est animé des pires intentions envers lui (cf. CG nos. 778, 1083). Peter Bloom a suggéré que ce n’est pas seulement l’attitude de Fétis envers Beethoven qui aurait provoqué la colère subite de Berlioz, mais que l’affaire ne serait pas sans rapport avec la rupture de Camille Moke avec Berlioz en 1831 (cf. David Cairns, Hector Berlioz I [2002], 596-7). Berlioz aurait cru que Fétis, un ami de la famille Moke, en aurait été d’une manière ou une autre responsable. On peut juger de la profondeur de la blessure ressentie par Berlioz non pas tellement par le récit assez allègre qu’il donne de cet épisode dans ses Mémoires (ch. 34; voir aussi le Voyage musical de 1844) mais plutôt par la sombre histoire de vengeance racontée dans la nouvelle d’Euphonia publiée par Berlioz des années plus tard, en 1844 (Critique musicale V, pp. 425-52, 473-77, 495-7, 529-34) et qu’il reprendra en 1852 dans ses Soirées de l’orchestre (25ème soirée).
Le résultat sera la fameuse attaque publique lancée contre Fétis dans le Mélologue, écrit pendant le séjour italien de Berlioz et auquel la lettre à Hiller fait allusion. L’ouvrage est présenté pour la première fois au Conservatoire comme suite à la Symphonie fantastique le 9 décembre 1832, en présence de Fétis en personne. L’effet est immédiat, comme Berlioz l’écrit à son père le 14 décembre (CG no. 299):
[…] Fétis, qui a reçu en plein sur la figure le soufflet qui je lui ai adressé dans le Mélologue dans la tirade des arrangeurs et correcteurs, s’en est vengé aujourd’hui dans un article virulent du Temps où la passion perce de toutes parts. N’importe, le succès est immense […]
Il se trouve que peu après cet épisode Fétis va quitter Paris pour revenir à Bruxelles, sans que son départ ait d’ailleurs de rapport direct avec la rupture avec Berlioz. Conséquence de l’indépendance acquise par la Belgique en 1830, le nouvel état décide de fonder sans retard son propre Conservatoire en 1832. Fétis en devient son premier directeur l’année suivante, poste qu’il occupera jusqu’à sa mort presque quarante ans plus tard. Fétis aurait pu faire carrière à Paris, comme d’autres musiciens belges de l’époque, tels Seghers, Bessems et plus tard Adolphe Sax, mais il préfère revenir dans son pays d’origine pour développer la nouvelle institution sur le modèle de Paris (Bruxelles était réputée comme un ‘petit Paris’; cf. Léon de Wailly à Berlioz en 1855, CG no. 1926; cf. aussi 2190). Par la suite Berlioz manifestera d’ordinaire un vif intérêt pour les institutions musicales de bien des villes qu’il visite au cours de ses voyages – en Allemagne, en Europe centrale, en Russie, en Angleterre – mais il ne prêtera pas semble-t-il la même attention au Conservatoire de Bruxelles. Elle ne fait l’objet que d’une remarque passagère dans ses considérations sur les Conservatoires de Prague et de Paris: ‘Je ne connais pas encore l’organisation intérieure du Conservatoire de Bruxelles, habilement dirigé par M. Fétis; je sais seulement qu’il est un des plus considérables’.
Après la rupture de 1832 c’est désormais la guerre ouverte entre Berlioz et Fétis, et le monde musical d’Europe ne peut manquer de prêter attention à la querelle. En février 1835 Fétis publie un éreintement de la Symphonie fantastique, qui venait de paraître l’année précédente dans la transcription pour piano de Liszt, et il saisit l’occasion pour présenter son soutien passé pour Berlioz sous un nouvel éclairage (version anglaise dans Michael Rose, Berlioz Remembered [2001], pages 15-16, 22, 100-1, 118-19). L’étude donne lieu à une riposte par Schumann dans la Neue Zeitschrift für Musik à Leipzig, et d’autres en Allemagne se joignent au débat. ‘J’ai un grand succès en Allemagne, dû à l’arrangement de piano de ma Symphonie Fantastique, par Liszt’ écrit Berlioz à son ami Humbert Ferrand (CG no. 453, 16 décembre 1835); ‘on m’a envoyé une liasse de journaux de Leipzig et de Berlin, dans lesquels Fétis a été, à mon sujet, roulé d’importance.’ Berlioz, sans répliquer en personne aux critiques de Fétis, ne manque aucune occasion de passer à la contre-attaque. Il évoque de manière dédaigneuse les ‘concerts historiques’ donnés par Fétis à Paris à partir de 1832 (Critique musicale II, pp. 136-7, 139-41 – avril et mai 1835; cf. CG no. 2683), prodigue ses encouragements à un auteur qui polémique avec Fétis (CG nos. 467, 481 – en 1836), met en garde le critique Rellstab à Berlin contre l’article biographique sur Berlioz dans Fétis (‘La biographie de M. Fétis a été écrite en effet dans un but d’hostilité avoué, et beaucoup de faits qu’elle contient sont absolument faux’ – CG no. 549, 31 mars 1838), et parlant du succès d’un concert qu’il vient de donner il écrit à sa sœur Adèle ‘Fétis y était, il a failli avoir un coup de sang,… de rage’ (CG no. 703, 13 février 1840).
Au début de 1842 un autre musicien belge vient s’installer à Paris: le célèbre facteur d’instruments Adolphe Sax (1814-1894). Il n’est semble-t-il pas établi dans quelles circonstances Berlioz et lui se rencontrent, mais, excellent connaisseur d’instruments et de facteurs, Berlioz est très vite convaincu du talent de Sax et lui offre d’emblée un soutien sans faille. À l’époque Berlioz était en train de publier une série d’articles sur les instruments de musique, qu’il allait bientôt reprendre sous forme de livre dans son Traité d’instrumentation. Sax est mentionné pour la première fois par Berlioz dans un article du 13 mars (Critique musicale V, p. 61), et le 12 juin Berlioz consacre une notice dans le Journal des Débats pour vanter le nouveau talent (Critique musicale V, p. 136-9): ‘M. Ad. Sax, de Bruxelles […] est un homme d’un esprit pénétrant, lucide, obstiné, d’une persévérance à toute épreuve, d’une grande adresse, toujours prêt à remplacer, dans leur spécialité, les ouvriers incapables de comprendre et de réaliser ses plans; à la fois calculateur, acousticien, et au besoin fondeur, tourneur et ciseleur. Il sait penser et agir; il invente et il exécute.’ Berlioz loue les perfectionnements apportés par lui à la clarinette et la clarinette basse, et son invention du saxophone, instrument pour lequel il souhaite un bel avenir. Il conclut: ‘Les compositeurs devront beaucoup à M. Sax, quand ses nouveaux instruments seront devenus d’un usage général. Qu’il persévère; les encouragements des amis de l’art ne lui manqueront pas’. Berlioz et Sax deviennent amis à vie: Sax est parmi ceux qui viennent au secours de Berlioz lors de l’échec de la Damnation de Faust en décembre 1846 (Mémoires, ch. 54). De la correspondance échangée entre les deux hommes il reste assez peu mais Sax est souvent évoqué comme ami dans les lettres du compositeur (par exemple CG nos. 1638, 2130, 2342, 2345), et l’atelier de Sax sert à Berlioz de dépôt pour sa musique (CG nos. 1089, 1299ter [tome VIII], 1321, 1323-4). Dans ses écrits Berlioz a souvent l’occasion d’évoquer les instruments de Sax et d’en préconiser l’utilisation: ainsi dans son Traité d’instrumentation, dans plusieurs des lettres qu’il publie sur ses voyages en Allemagne (par exemple Premier voyage, lettre 7; Deuxième voyage, lettre 5), de nouveau dans son rapport sur les instruments de musique à la grande exposition de 1851 à Londres (cf. CG nos. 1404, 1405, 1414, 1419), et très souvent dans ses feuilletons du Journal des Débats (29 décembre 1844; 1er avril et 29 avril 1845; 14 février 1847; 21 août 1849; 14 janvier et 29 juin 1850; 17 janvier et 27 novembre 1851; 7 janvier, 21 février, 3 novembre et 25 décembre 1852; 7 janvier 1853; 20 janvier et 11 octobre 1854; 12 janvier 1856; 24 novembre 1860). Comme il se devait, c’est Sax qui dirige une harmonie militaire en l’honneur du compositeur lors de ses funérailles en 1869 (David Cairns, Hector Berlioz II [2002], p. 839).
Selon les Mémoires (ch. 51) c’est en réponse à une invitation de Jean-François Snel (1793-1861), directeur à Bruxelles de la Société de la Grande Harmonie, que Berlioz se rend à Bruxelles en septembre 1842 pour sa première tournée de concerts à l’étranger. Les deux hommes se rencontrent semble-t-il à Paris au cours de l’été, et Snel est l’homme de confiance de Berlioz sur place pour l’organisation de son voyage; il existe deux lettres de Berlioz à Snel avec force détails sur les préparatifs de ces concerts. Inscrit au programme est entre autres la Symphonie funèbre et triomphale: ‘Les paroles de ce chœur final sont tout à fait de circonstance pour votre Révolution Belge sœur de la nôtre, il sera bon de les faire imprimer dans quelque journal’ (CG no. 772bis, 28 août). Dans le post-scriptum de la deuxième lettre Berlioz envoie ses amitiés à Sax, qui devait se trouver à Bruxelles à ce moment, et ajoute: ‘j’ai mis dans mon traité d’Instrumentation une note étendue sur ses nouveaux instruments’ (CG no. 776, 16 septembre).
Le 19 septembre, la veille de son départ, Berlioz dîne avec Meyerbeer, qui par ses nombreuses relations sera d’un grand secours à Berlioz dans son voyage à venir; Berlioz espère persuader Meyerbeer de venir à Bruxelles assister à ses concerts, mais en l’occurrence son espoir sera déçu (CG nos. 772bis, 776). Berlioz prend la route de Bruxelles par la diligence de dix heures du matin le 20 septembre – en 1855 il fera le voyage par le train – arrive le lendemain vers midi et se rend immédiatement chez Snel (CG nos. 776, 777). Le voyage de Bruxelles est fait en compagnie de Marie Recio, sa première participation aux tournées de concert de Berlioz; ils logent à l’Hôtel du Domino, Place de la Monnaie, au centre de la ville (CG no. 777). Au début du chapitre 51 des Mémoires Berlioz explique le choc intervenu entre sa vie personnelle et sa vie d’artiste: Harriet Smithson s’était de longue date opposée à ses projets de voyage, d’où pour finir une séparation à l’amiable. Berlioz ajoute: ‘Je ne partis pas seul, j’avais une compagne de voyage qui, depuis lors, m’a suivi dans mes diverses excursions’. Nulle part dans ses Mémoires ne prononce-t-il le nom de Marie Recio, et il est tout aussi muet sur le rôle musical qu’elle jouera dans le premier voyage en Allemagne de 1842-3 et sur les tiraillements qui en résulteront.
Les préparatifs commencent sans tarder: le jour de son arrivée Berlioz écrit à Léopold Ier, roi des Belges, pour lui envoyer le programme de son premier concert et l’inviter à y assister (CG no. 777); il semble que le roi ne soit pas venu, mais il donnera audience à Berlioz pendant son séjour. Voici le programme intégral du concert, tel que Berlioz le soumet au roi Léopold – son tout premier concert donné hors de Paris et à l’étranger (texte cité par Julien Tiersot, Le Musicien Errant [1949], p. 3-5):
SALLE DE LA SOCIÉTÉ ROYALE
DE LA GRANDE - HARMONIE DE BRUXELLES
―
GRAND
CONCERT
DONNÉ PAR MONSIEUR
HECTOR BERLIOZ
Lundi 26 septembre 1842, à midi et demi
PROGRAMME
1o Nouveau morceau d’harmonie composé par M. SNEL.
2o Couplets du prologue de Roméo et Juliette (symphonie avec chœurs de M. BERLIOZ) chantés par madame WIDEMAN, de l’Académie royale de musique de Paris. Le solo de violoncelle sera exécuté par M. DEMUNCK.
3o Élégie pour le violon, composée et exécutée par M. ERNST.
4o Le Jeune Pâtre breton, romance de M. H. BERLIOZ, avec orchestre et cor solo, chantée par mademoiselle RECIO, de l’Académie royale de musique de Paris.
5o Fantaisie pour violon sur la marche et la romance d’Othello, composée et exécutée par M. ERNST.
6o MARCHE DE PÈLERINS chantant la prière du soir, fragment de la symphonie (Harold) de M. BERLIOZ.
L’alto-solo sera joué par M. ERNST.
7o Le duo de la Norma, de Bellini, pour soprano, et contralto, chanté par madame Wideman et mademoiselle RECIO.
8o GRANDE SYMPHONIE FUNÈBRE ET TRIOMPHALE, pour deux orchestres et chœur, composée pour la translation des restes des victimes de Juillet et l’inauguration de la colonne de la Bastille, par M. H. BERLIOZ:
1re partie: MARCHE FUNÈBRE; 2e partie: ORAISON FUNÈBRE (le solo de trombone sera exécuté par M. SCHMIDT); 3e partie: APOTHÉOSE.
L’orchestre composé de 200 exécutants sera dirigé par M. BERLIOZ.
Prix des places: 5 francs.
S’adresser pour les billets au concierge de l’Hôtel de la Société.
Deux jours après le concert Berlioz écrit à Édouard Monnais à Paris (CG no. 778):
Voulez-vous être assez bon pour reproduire dans la Gazette Musicale de Dimanche prochain l’article du Commerce Belge sur mon premier Concert. Il a été, le concert, très brillant et assez productif relativement au nombre immense d’entrées gratuites qu’on est obligé d’accorder ici aux sociétaires de la Grande Harmonie. Vous trouverez cet article reproduit dans les Débats d’après-demain je pense. Si non, je compte sur vous pour éviter les Fétideries. Ce brave gros crapaud écrasé fait les cent coups ici contre moi. Il a crié au concert que c’était affreux, épouvantable, hideux, fou, etc… et je pense qu’il va le faire écrire par M. son fils; en attendant il cherche à travailler quelques-uns de nos confrères de la presse Belge qui pourtant sont en général dans les dispositions les plus bienveillantes. […]
Sans tarder Berlioz se plonge dans les préparatifs pour son deuxième concert, donné le 9 octobre à midi dans une autre salle, le Temple des Augustins, auparavant une église, mais selon Berlioz d’une acoustique tout aussi décevante que la première: toutes deux souffrent ‘d’une sonorité excessive et telle que tout morceau de musique un peu animé et instrumenté énergiquement y devient nécessairement confus’ (Mémoires; cf. CG no. 787). Berlioz cherche à renforcer les cordes: deux lettres datées du 4 octobre et adressées à des violonistes leur demandent de participer au concert (CG nos. 779 et 779bis [tome VIII]). Sauf pour la Marche des Pèlerins d’Harold, morceau à succès auprès du public (jouée cette fois par l’altiste J. B. Singelée), le programme est entièrement différent, mais comprend comme le premier des œuvres de compositeurs autres que Berlioz et donnent aux chanteurs et aux instrumentistes l’occasion de briller. Au programme: l’ouverture des Francs-Juges, un air du 3ème acte de Robert le Diable de Meyerbeer (Marie Recio), l’Invitation à la Valse de Weber instrumentée par Berlioz, une fantaisie pour piano composée et jouée par Döhler, deux romances de Masini (Marie Recio de nouveau) et la Symphonie fantastique. Il n’existe aucune lettre de Berlioz donnant un compte-rendu du concert. Les Mémoires ne font qu’évoquer la mauvaise acoustique des deux salles et la controverse surgie entre Fétis et le critique Zani de Ferranti, partisan de Berlioz, à propos du deuxième mouvement d’Harold. Commentaire de Berlioz: ‘je me ravisai et me renfermai dans mon système, que je crois bon, de ne jamais répondre aux critiques, si absurdes qu’elles soient’.
Le 12 octobre, peu avant son départ, Berlioz, s’attendant sans doute à retourner à Bruxelles avant longtemps, écrit en termes chaleureux à Snel pour le remercier de son soutien; Marie Recio ajoute de sa propre main quelques lignes du même ton (CG no. 780). Après Bruxelles Berlioz se dirige vers Francfort avec l’idée d’y donner des concerts, mais constate en arrivant que deux lettres de Meyerbeer se sont égarées et que le projet doit être remis. De retour à Paris il écrit à sa sœur Nancy le 23 octobre, mais sans donner beaucoup de détails sur sa réception à Bruxelles (CG no. 784):
J’arrive de Francfort après avoir donné deux concerts à Bruxelles avec succès et argent. […]
Mon apparition en Belgique a été brillante, j’ai eu une audience du roi, les artistes m’ont fêté à qui mieux mieux. […]
Une exécution réussie de la Symphonie funèbre à l’Opéra le 7 novembre incite Berlioz à écrire à Snel quelques jours plus tard; la comparaison entre les exécutions de Paris et de Bruxelles est sous-entendue (CG no. 787, 12 novembre). La lettre atteste qu’un retour de Berlioz à Bruxelles au départ de la grande randonnée qu’il projette en Allemagne est maintenant réglé. Le 24 novembre il écrit à son autre sœur Adèle (CG no. 789):
[…] Je viens de faire un petit voyage musical en Belgique et à Francfort, me voilà prêt à y retourner. Mais cette fois ce sera pour plus longtemps il faut que je fasse la grande tournée, que je voie Vienne et Berlin. On m’organise deux concerts à Francfort pour les fêtes de Noël. Je vais en donner un troisième à Bruxelles en passant […]
Au début de décembre, peu avant son départ et au cours d’une longue lettre publiée dans une revue parisienne, Berlioz attire l’attention de ses lecteurs sur un concert donné récemment par Snel à La Haye (CG no, 790). Avec Marie Recio il quitte Paris pour Bruxelles le 12 décembre où il arrive le 14; ils logent cette fois à l’Hôtel de l’Europe. Mais tous les projets élaborés pour le début du voyage tournent court: Mme Nathan-Treillet, la cantatrice qui a promis de venir de Paris pour prendre part au concert de Bruxelles, tombe malade et il s’avère impossible d’organiser un autre concert avec les ressources et dans le temps disponibles. Berlioz n’a pas le choix: il lui faut continuer son chemin, mais à Francfort même déception. Après son premier voyage en Allemagne il reste quelque temps en rapport avec Snel: au début de décembre 1843 il lui écrit pour solliciter des lettres de recommendation en vue d’un voyage aux Pays-Bas, projet qui n’aura pas de suite (CG no. 869). La correspondance connue de Berlioz et Snel s’arrête ici, et il n’est pas certain que les deux se soient revus par la suite (voir aussi Critique musicale V, p. 571-2). Berlioz remarque l’absence de Snel aux fêtes en l’honneur de Beethoven à Bonn en août 1845 (Fétis pour sa part fait acte de présence), et il n’est plus question de Snel dans les rapports ultérieurs de Berlioz avec Bruxelles.
Après la visite de décembre 1842 Bruxelles disparaît de l’horizon de Berlioz pendant bien des années: l’Allemagne est vite devenue la destination de choix. Le nom de Fétis apparaît de temps en temps dans la correspondance du compositeur. En décembre 1846 Berlioz écrit aux éditeurs les frères Escudier, sans doute à propos de la première exécution à Paris de la Damnation de Faust ‘On m’a déjà parlé du nouveau coup de boutoir du Sanglier de Bruxelles; je vous remercie de votre offre obligeante mais je ne crois pas qu’il faille répondre à des attaques de cette nature’ (CG no. 1083). En avril 1849, après un concert réussi au Conservatoire, il écrit à sa sœur Nancy ‘Maintenant ne voilà-t-il pas Fétis lui-même qui me fait demander la permission de monter mes symphonies dans son conservatoire de Bruxelles! Lui qui a tant écrit pour prouver que ce n’est pas de la musique… Quels pantins!’ (CG no. 1258). Pendant ses séjours à Londres en 1851 et 1852 il écrit directement à Fétis pour lui recommander des admissions au Conservatoire de Bruxelles, dans le premier cas le fils d’un ami anglais (CG no. 1425) et dans le deuxième un flûtiste du nom de Rémusat comme candidat à une chaire vacante: ‘Vous trouverez difficilement un artiste de sa valeur pour la spécialité dont il s’agit. Bien plus, il a de l’esprit… monstruosité assez rare parmi les joueurs de flûte pour que vous trouviez de l’intérêt à le voir de près’ (CG no. 1494).
C’est également à Londres qu’en 1853 Berlioz aurait rencontré le jeune critique et compositeur belge Adolphe Samuel (1824-1898), originaire de Liège et élève de Fétis au Conservatoire de Bruxelles. Samuel devient rapidement l’un des plus chauds et perspicaces admirateurs de Berlioz et le restera toute sa vie (voir ci-dessous). Berlioz de son côté s’intéresse vivement au jeune homme dont les idées semblent si proches des siennes. Les amitiés nouées à Bruxelles par Berlioz en 1842 – Snel, Zani de Ferranti – n’avaient pas duré: celle-ci est d’un autre ordre, et représente la contrepartie en Belgique à l’amitié plus ancienne de Berlioz et Robert Griepenkerl à Brunswick, avec la différence que Bruxelles n’est pas Brunswick. Samuel, à l’encontre de Griepenkerl, n’est nulle part mentionné dans les Mémoires, mais par contre une correspondance active se développe entre lui et Berlioz. Plus de 30 lettres entre les deux hommes sont connues pour la période à partir de 1854, y compris quelques unes de Samuel à Berlioz que ce dernier a tenu à conserver, et leur correspondance durera jusqu’à au moins 1866. On citera plusieurs de ces textes ci-dessous. Les lettres de Berlioz à Samuel sont publiées assez tôt après la mort du compositeur: la parution en 1879 de la Correspondance inédite de Berlioz par Daniel Bernard incite Samuel à envoyer au journal Le Ménestrel toutes les lettres de Berlioz qu’il possède, et Le Ménestrel les publie sans tarder dans une série de livraisons hebdomadaires entre le 8 juin et le 13 juillet 1879. Les originaux se trouvent maintenant à la Bibliothèque nationale de France, alors que les lettres de Samuel à Berlioz font partie de la collection Reboul au Musée-Hector-Berlioz à La Côte-Saint-André.
Le succès des concerts de Berlioz en Allemagne en 1853 et 1854 ont une conséquence de taille: Berlioz se voit encouragé à développer l’Enfance du Christ, œuvre commencée en 1850 presque par accident. Dans sa forme complète l’ouvrage remporte un grand succès dès ses premières exécutions à Paris en décembre 1854, succès largement reconnu par la presse tant à Paris qu’à l’étranger. Les félicitations affluent de tous les côtés, entre autres celles d’Adolphe Samuel à Bruxelles (CG no. 1843, 14 décembre; cf. 1850bis [tome VIII]):
[…] J’en suis mille fois plus heureux que d’un succès personnel. C’est enfin une justice tardive que ces badauds de Paris rendent à un grand génie. Ils ont mis du temps à comprendre que la France possédait le premier musicien de l’époque. […]
Berlioz répond immédiatement (CG no. 1846, 16 décembre):
[…] Je ne pouvais qu’être très touché de la joie que vous témoignez à propos de l’accueil fait à Paris à mon nouvel ouvrage. Ces preuves de confraternité réelle font grand bien quand on les reçoit d’artistes réels tels que vous. […]
P.S. Les bonnes gens de Paris disent que j’ai changé de manière, que je me suis amendé; pas n’est besoin de vous assurer que j’ai seulement changé de sujet. Que de monde il y aura dans le royaume des cieux, si tous les pauvres d’esprit s’y trouvent! Mais je laisse dire; gardez cela pour vous.
Dès avant la fin de 1854 Berlioz reçoit une invitation du directeur du Théâtre de la Monnaie à Bruxelles; l’appui de Samuel en coulisse a sans doute joué un rôle. Le 1er janvier 1855 Berlioz écrit à Liszt pour accepter une invitation à Weimar, mais quant à Bruxelles il est encore indécis (CG no. 1869, cf. 1867):
[…] J’ai bien une proposition pour 3 concerts à Bruxelles en février, mais je ne suis pas fou des Belges et j’aime beaucoup mieux (comme dit la chanson) moins d’argent et passer de bonnes heures avec toi et nos amis de Weimar. […]
Le 4 janvier il écrit à J.-E. Duchesne (CG no. 1874):
[…] Le succès de ma petite Sainteté grandit outre mesure; je reçois des propositions pour la faire entendre en Belgique, en Allemagne, en Angleterre, au théâtre Italien et à celui de l’op.-Comique de Paris. Je ne sais auquel entendre. […]
Berlioz décide bientôt d’accepter l’invitation de Bruxelles (cf. CG no. 1882, 11 janvier), mais une mauvaise nouvelle arrive à l’improviste, comme il le dit à sa sœur Adèle (CG no. 1891, 1er février):
[…] Maintenant il semble que je sois en mauvaise veine d’argent. Le directeur du théâtre de la Monnaie à Bruxelles, vient de voir ce magnifique théâtre brûlé de fond en combles. Il m’avait engagé pour trois concerts, c’est au moins six mille francs que je perds par ce désastre. […]
Heureusement une autre salle – le théâtre du cirque – se trouve disponible et les concerts prévus seront sauvés. En route pour Weimar Berlioz et Marie Recio font un arrêt d’un jour à Bruxelles le 9 février (CG no. 1893; ils logent sans doute à l’Hôtel de Saxe, cf. CG no. 1911). Berlioz semble-t-il profite de l’occasion pour confirmer ses dispositions avec Letellier, le directeur de la Monnaie, et après cette date toutes les lettres de Berlioz supposent que les concerts auront lieu le mois suivant, même si les dates exactes restent à préciser (cf. CG no. 1897). Mais si Berlioz accepte l’invitation ses doutes ne sont pas encore dissipés, comme il le laisse entendre à son oncle Félix Marmion (CG no. 1899; 25 février, de Weimar):
[…] Je ne sais comment les choses se passeront à Bruxelles, j’ai peu de confiance dans les sympathies des Belges pour moi et si j’ai accepté l’engagement que m’a offert le directeur de leur théâtre, c’est la raison d’argent qui m’a décidé. […]
Les lettres – assez nombreuses – de fin février et début mars font souvent allusion au voyage à venir (CG nos. 1901, 1903, 1905-9, 1911-16). Avant son départ Berlioz est en rapport avec Samuel pour des questions pratiques (CG no. 1911). Avec Marie Recio il quitte Paris par le train le 12 mars à dix heures du matin (CG nos. 1911, 1913). Une lettre écrite quelques jours plus tard à Léon de Wailly, l’un des auteurs du livret de Benvenuto Cellini, donne an aperçu intéressant sur l’appétit insatiable de lectures de Berlioz même au cours d’une tournée de concerts très prenante (CG no. 1925, 19 mars):
Je suis parti de Paris il y a quelques jours par le chemin de fer du Nord. Dans le salon d’attente j’ai aperçu votre nom sur un petit volume exposé sur une table; j’ai acheté le volume. Je viens d’en achever la lecture ici, au milieu de mes exténuantes répétitions, et je ne puis résister au plaisir de vous dire ceci: Stella et Vanessa, pour moi et pour bien d’autres sans doute, est un chef-d’œuvre de sentiment, de grâce, de vérité d’expression, d’observation profonde, et de style aussi et de naturel. C’est un livre adorable, j’en suis profondément ému. Laissez-moi vous serrer la main, laissez-moi vous embrasser. […] Et dire que sans le hasard qui m’a fait accepter un engagement au théâtre de Bruxelles je ne connaîtrais pas cela! Voilà bien Paris!… et vous ne m’aviez rien dit. […] Après mon second concert je recommencerai la lecture du volume. […]
Dans sa lettre Berlioz ne souffle mot de son premier concert qui a eu lieu deux jours plus tôt, malgré la dépense de temps et d’énergie qu’elle suppose. Wailly, très touché, répond immédiatement avec chaleur, et ajoute ‘Vous voilà donc à Bruxelles. Vous ne m’y donnez point votre adresse, mais cela ne m’inquiète point. Vous êtes heureusement trop connu pour que la précaution soit nécessaire’ (CG no. 1926, 21 mars). Visiblement la réponse de Wailly arriva à bon port.
Berlioz et Marie Recio logent à l’Hôtel de Saxe (CG nos. 1911, 1913, 1916, 1918, 1924, 1929), où ils ont probablement séjourné le mois précédent. Les répétitions commencent sans tarder, et Berlioz trouve les chœurs déjà bien préparés (CG no. 1918, 14 mars), mais comme la lettre à Wailly le laisse entendre, les répétitions seront à la fois nombreuses et difficiles (CG nos. 1919, 1921; 14 et 17 mars). La faiblesse des cornistes incite Berlioz à ajouter des parties de cuivre supplémentaires au chœur d’Hérode et des Devins dans la première partie de l’Enfance du Christ (CG no. 1920; 15 mars). Le premier concert, le 17 mars, a lieu comme les deux autres au théâtre du cirque (CG nos. 1899, 1901, 1903, 1908). La pièce de résistance est l’intégrale de l’Enfance du Christ, mais le programme comprend aussi l’ouverture du Carnaval romain et la deuxième partie de Roméo et Juliette. Le 19 mars Berlioz écrit longuement à Gaetano Belloni, l’agent de Liszt (CG no. 1924):
[…] Le second Concert aura lieu jeudi prochain [22 mars]. Il y a eu succès très violent, excepté chez le professeur Fétis qui, dit-il, ne comprend rien à l’Enfance du Christ. Je suis allé le voir hier, il m’a néanmoins très bien reçu. Il a fait les gros yeux à ses élèves et aux professeurs du Conservatoire pour refouler leur sympathie pour moi. Malgré cela, je suis prévenu qu’une députation de ces messieurs doit venir me complimenter officiellement ce soir. La députation vient de venir. Mais ne parlez pas de cela. Fétis, je n’en doute pas, est payé pour ne pas comprendre.
J’ai trouvé ici (vous pouvez le dire) un mécanicien très ingénieux qui m’a fait un métronome électrique au moyen duquel je conduis les chœurs placés au loin derrière le théâtre, et sans qu’il résulte le moindre retard dans les entrées vocales. J’ai pu ainsi faire marcher l’orchestre sur l’avant-scène et le chœur d’anges invisibles au post-scenium avec une précision merveilleuse, conduisant l’un de la main droite et l’autre par le mouvement d’un doigt de ma gauche pressant une touche de cuivre adaptée à mon pupitre et communiquant avec les fils électriques. Cette découverte, que j’appellais depuis dix ans et que j’ai indiquée dans ma nouvelle d’Euphonia, des Soirées de l’Orchestre, est de la plus haute importance pour les compositeurs. […]
Ceux d’ici (les choristes) ont bien marché. Les chanteurs ont commis des bévues épouvantables que toute la salle a remarquées.
Audrant (le Récitant) et Cormon (Saint Joseph) ont seuls été irréprochables.
Mlle Dobré a bien dit le duo de l’« Etable », mais elle s’est trompée gravement dans l’autre duo.
Audrant a eu un succès de trépignements qui dépasse tout ce que nous avons vu pour le même morceau à Paris.
Les flûtistes de l’orchestre ont joué leur trio avec la harpe comme des vachers espagnols – ne dites pas cela – et ce morceau a été entièrement perdu.
S’en tireront-ils mieux jeudi? J’en doute. […]
Même après sa rencontre avec Fétis, Berlioz continue encore quelque temps à voir un ennemi en lui, comme le montre le Post-Scriptum des Mémoires, terminé en mai de l’année suivante. Fétis de son côté écrit à Liszt le 1er avril et évoque son dîner avec Berlioz (texte cité dans CG V p. 36 n. 1):
[…] J’ai eu ici Berlioz dont L’Enfance du Christ a eu du succès. Cela est simple et naïf: mais il y a du sentiment. C’est une modification très marquée de son talent primitif. Je l’ai trouvé bien changé et vieilli. Il m’a fait le plaisir de dîner chez moi avec sa femme; c’est un homme d’esprit et de grande intelligence musicale et autre; malheureusement la richesse de son imagination n’égale pas ce qu’il a acquis d’habileté. […]
Outre l’Enfance du Christ qui figure aux trois concerts, le second comprend aussi la mélodie La Captive chantée par Mlle Elmire (cf. CG no. 1923). Le 23 mars Berlioz écrit à Liszt (CG no. 1927):
Je ne t’écris que quelques lignes à la hâte entre mon second et mon troisième concert. On me fait ici un succès monstre et je gagne peu d’argent, comme toujours. On dit le Carême en est cause, les Dévots de Bruxelles n’allant pas au théâtre en cette saison. Une autre fois il fera trop beau temps ou trop mauvais temps, ou il y aura trop de bals, ou etc.
Fétis est très bienveillant, mais il dit ne rien comprendre à tout cela.
Les enthousiasmes dont il est témoin lui font croire que tous ses jeunes gens du Conservatoire sont devenus fous. L’exécution d’hier a été assez bonne, mais la première était affreuse. Ces animaux de chanteurs qui ne savent pas A ni B en musique (à deux exceptions près) ne savaient pas leur rôle et chantaient à tort et à travers. Puis la peur leur faisait perdre toute présence d’esprit; il y a même eu un moment où j’ai cru que le Père de famille allait chanter la Marseillaise, pour ne pas rester court. Le chœur seul a bien marché, grâce à mon métronome électrique dont le secours est inappréciable pour diriger les chœurs invisibles. L’orchestre a une passion pour les temps forts de la mesure; il est, de plus, goutteux, et pour le faire courir il faut lui brûler le gras des jambes avec un fer rouge. […]
Berlioz est enchanté du métronome électrique fabriqué pour lui par l’ingénieur belge Verbrugghe (cf. CG nos. 2034, 2054). Outre la mention dans Euphonia, Berlioz souligne l’intérêt de l’invention dans le traité qu’il publie en 1855 sur L’Art du chef d’orchestre, et il l’utilise lui-même aux concerts qu’il donne en novembre de la même année à Paris au Palais de l’Industrie.
La troisième exécution a lieu le 27, et deux jours plus tard Berlioz repart pour Paris. À son retour il écrit le 8 avril à sa sœur Adèle (CG no. 1933):
[…] Les concerts de Bruxelles ont été beaucoup moins productifs [sc. que l’Enfance du Christ à Paris le 7 avril] malgré l’énormité du succès. Ce que nous pensions devoir attirer la foule est précisément ce qui l’a éloignée. Le sujet de l’Enfance du Christ a paru à toute la partie riche de la population (population Bigote au delà de toute expression) incompatible avec un théâtre. On a été révolté que les rôles de la vierge Marie et de St Joseph fussent chantés par des comédiens; et je n’ai eu pour auditeur que des artistes et des étrangers. […]
Puis le 14 avril à Auguste Morel (CG no. 1937):
Je ne vous écris que six lignes pour vous prier de m’excuser si je n’ai pas encore répondu à votre dernière lettre. Elle m’arriva au moment où je partais pour Bruxelles et j’ai été depuis lors si éreinté, si absorbé par mille tracas, qu’il m’a été impossible de trouver cinq minutes de liberté. Les musiciens Belges m’ont fait souffrir une torture de Huron. Ces braves artistes, si bons, si patients, si accueillants, ne peuvent se décider à prendre la peine de décomposer une mesure et tout ce qui ne frappe pas le premier temps fort leur fait perdre l’équilibre. Le 3ème concert seul a bien marché. […]
Pendant son séjour à Bruxelles en mars Berlioz fait la connaissance de l’écrivain Edgar Quinet (1803-1875), qui avait quitté Paris à la suite du coup d’état de Louis-Napoléon en décembre 1851 pour se réfugier à Bruxelles où il séjournera jusqu’en 1858. Une lettre de Berlioz à Adolphe Samuel fait allusion à cette rencontre (CG no. 2032, 26 octobre). De son côté Quinet raconte la visite dans une lettre à un ami datée du 5 avril (Lettres d’exil I [Paris, 1885], p. 217-18; citation d’après CG V p. 46 n. 2):
[…] J’ai eu l’autre jour la grande joie de recevoir la visite de Berlioz, que je ne connaissais pas et que j’ai toujours admiré à la barbe des impies. J’aime et j’admire cet artiste qui suit sa muse, sans s’occuper de flatter le public. J’aime ce combat à outrance, désintéressé, contre les succès faciles. Berlioz m’intéresse autant que sa musique; sa volonté, son énergie, sa fierté sont elles-mêmes, à mon gré, la plus belle des symphonies; il avait mon admiration, il emporte mon amitié. Quelle belle œuvre que la vie d’un véritable artiste! Au reste, tout ne s’est pas passé en conversation. J’ai entendu deux fois à grand orchestre son oratorio L’Enfance du Christ. Il y a là des chants, comme en eût trouvé Raphaël… […]
Pendant le même séjour Berlioz fait également la connaissance de François-Joseph Daussoigne-Méhul (1790-1875), neveu et fils adoptif du compositeur Méhul, et pendant des années directeur du Conservatoire de Liège, ville natale de Samuel. Berlioz lui suggère d’abord un concert à Liège en mai, projet qui ne se réalise pas (CG no. 1929, 25 mars). En septembre Daussoigne-Méhul propose maintenant un concert en décembre (cf. CG no. 2012), et au début décembre Berlioz reçoit une invitation précise de la part du directeur du théâtre de Liège pour deux concerts. Il écrit à Daussoigne-Méhul pour s’enquérir des questions pratiques (CG nos. 2060, 2062; cf. 2061 à Samuel). Vers la mi-décembre, visiblement peu satisfait de la réponse, il lui écrit de nouveau (CG no. 2068):
[…] Il s’agit de faire quelque chose de bien, et non d’un à peu près; il s’agit aussi de faire une recette et de n’être pas berné. […]
P.S. Il faudra trois répétitions d’orchestre, une fois seul, deux fois avec le chant; mais si cet orchestre est composé de musiciens hargneux, qui considèrent toute répétition comme une corvée, qui grognent quand on les fait recommencer, je vous avoue que j’aime autant et beaucoup mieux ne pas aller à Liège.
Des concerts dans ces conditions me sont odieux, et dussent-ils rapporter beaucoup d’argent, je les enverrais au diable.
Quelques jours plus tard Samuel prévient Berlioz: ‘Vous serez un peu massacré dans ma ville natale’ (CG no. 2069, 20 décembre). Comme on peut s’y attendre, Berlioz se méfie, et il le confie à Samuel deux jours plus tard: ‘Le directeur de Liège me fait des propositions inacceptables, et je ne me laisserai pas entortiller’ (CG no. 2070). Le projet est bien vite annullé: ‘Le directeur de Liège m’a fait des propositions et ensuite des comptes d’apothicaire si drôles, que j’ai dû refuser son invitation’ (CG no. 2079, également à Samuel, 11 janvier 1856).
Le voyage de Bruxelles a pour effet de rapprocher Berlioz et Samuel. À son retour à Paris, et après l’exécution de l’Enfance du Christ le 7 avril, Berlioz s’occupe des préparatifs pour la première de son Te Deum, qui a lieu à Saint-Eustache le 30 avril. Le 14 avril il envoie à Samuel une annonce sur l’événement à venir en vue d’une publication dans la presse belge (CG no. 1939). Samuel décide rapidement de venir à Paris pour l’occasion (CG no. 1943, 16 avril) et offre ses services pour l’exécution, comme Berlioz le dit à Liszt immédiatement après: ‘J’avais un jeune homme venu de Bruxelles qui conduisait au loin l’organiste dans sa tribune et qui l’a fait marcher malgré l’éloignement’ (CG no. 1959, 30 avril). À son retour à Bruxelles Samuel écrit un compte-rendu élogieux de l’ouvrage qu’il envoie à Berlioz (CG no. 1964, 9 mai). Les deux hommes restent en rapport pendant les mois suivants, et Berlioz trouve le temps d’envoyer à Samuel ses observations sur une composition soumise à lui par Samuel pendant le séjour en mars (CG nos. 1922, 1999, 2032). Tard dans l’année Samuel envoie à Berlioz une longue lettre enthousiaste sur la Damnation de Faust qu’il vient de lire en partition chant et piano (CG no. 2069, 20 décembre). Berlioz répond immédiatement (CG no. 2070, 22 décembre):
[…] Je ne prends pas dans leur sens absolu toutes les belles choses que vous m’écrivez. Sachez que j’ai adressé des lettres semblables à divers maîtres qui m’ont devancé, quand j’étais jeune et ardent comme vous êtes, et que, plus tard, mon admiration pour leurs œuvres s’est singulièrement refroidie. Peut-être la vôtre, quand vous aurez dix ans de plus, suivra-t-elle la même progression.
Mais c’est bien à vous, en tout cas, de me renvoyer l’écho de ce que j’ai tant de fois jeté au vent de la passion… Vous êtes avec le Baron de Donop (le Chambellan du Prince de Lippe) les deux plus ardents encourageurs que j’aie jamais eus. Seulement il est, lui, pour Roméo et Juliette, ce que vous êtes pour Faust.
Les Allemands ont des idées préconçues sur la manière dont cet ouvrage doit être traité, tout en approuvant beaucoup l’ensemble de ma partition, il y a toujours quelque chose, tantôt l’une tantôt l’autre, qui ne va pas à leur sentiment allemand. Figurez-vous que mon ami Griepenkerl de Brunswick désapprouve Marguerite et prétend que ce n’est pas Marguerite que j’ai dessinée, mais Donna Anna. Il trouve que je ne l’ai pas faite assez allemande, elle est trop passionnée.
Un autre, le Directeur du théâtre de Weimar (M. Mar), tout en déclarant qu’il n’a jamais rêvé un morceau tel que le Chœur des Sylphes, assure que le chœur de la Fête de Pâques est totalement manqué; je n’ai jamais pu me faire expliquer sous quel rapport il était manqué.
A Dresde, par exemple, c’est autre chose; oh! comme ils ont mordu à belles dents dans ma partition, artistes et public! Oui, oui, ils ont tout compris et bien compris.
Je donnerais beaucoup de pouvoir vous la faire entendre. Essayez de proposer cela à M. le directeur du théâtre de Bruxelles. Cette fois les pieux ne trouveront pas que le théâtre est inconvenant, puisqu’il ne s’agira pas d’un sujet religieux. […]
Tenez, je sens les larmes me venir aux yeux, quand je songe qu’il y a par le monde deux ou trois âmes comme la vôtre, et que je ne puis leur parler dans leur vraie langue en leur faisant entendre l’expression de ce que j’ai senti comme elles.
Pourrait-on monter Roméo à Bruxelles dans une salle de concert? en payant les musiciens? (mais le Chœur! nous n’en sortirions pas, il faut trop de répétitions.)
Au théâtre non plus, cela ennuierait trop le public; il n’y faut pas songer. […]
Peu après Berlioz fait allusion à la lettre de Samuel quand il écrit à son ami Auguste Morel: ‘Je reçois de temps en temps des lettres de l’extérieur qui me donnent des recrudescences momentanées d’ardeur musicale. Il m’en est arrivé une de Bruxelles il y a quinze jours, sur Faust, qui dépasse tout ce qu’on m’a jamais écrit en ce genre, même les lettres du Baron de Donop sur Roméo et Juliette’ (CG no. 2077, 9 janvier). Encouragé par l’appui de Samuel Berlioz forme le projet d’un concert à Bruxelles qui comprendrait les deux premières parties de Faust, et il demande à Samuel de transmettre ses propositions au directeur du Théâtre de la Monnaie, M. Letellier (CG no. 2073); les perspectives semblent d’abord prometteuses (CG nos. 2079, 2081), mais l’idée tourne rapidement court et n’est plus évoquée après janvier 1856. En avril une possibilité se présente d’un concert à Gand pendant l’été, mais ce projet fait également long feu (CG nos. 2120, 2130). Berlioz s’est maintenant engagé à composer les Troyens (cf. CG no. 2115) et ses tournées de concert à l’étranger s’en trouvent forcément restreintes (cf. CG no. 2188).
Il semble qu’après 1855 Berlioz et Samuel ne vont plus se revoir, mais ils continueront pendant des années à correspondre. Le jour après l’élection de Berlioz à l’Institut (21 juin 1856) Samuel félicite Berlioz chaleureusement: l’Institut ‘vient d’introduire dans son sein le plus grand musicien moderne’ (CG no. 2140, 22 juin; cf. 2144bis [tome VIII]). Berlioz continue par la suite à s’intéresser à Samuel et à sa carrière; il le tient au courant et lui offre ses conseils tirés de sa propre expérience de critique et de compositeur; mais sous l’effet de la maladie qui s’aggrave le ton de ses lettres devient de plus en plus désabusé (CG nos. 2186, 2190, 2341, 2350, 2370, 2472). Samuel de son côté souffre mal les limites imposées à son action (CG nos. 2268, 2280, 2472). Berlioz l’avait prévenu: ‘Ce n’est pas à Bruxelles qu’on s’avisera jamais de mettre un ARTISTE chaleureux et dévoué et dans la force de l’âge en pareille position [de chef d’orchestre d’une grande institution musicale]. Bruxelles tient trop à imiter Paris, surtout dans ce qui touche à l’art musical’ (CG no. 2190, 14 décembre 1856). En 1859 Berlioz mentionne Samuel deux fois en termes élogieux dans ses feuilletons (Journal des Débats, 18 février et 8 octobre). Après 1860 plusieurs années s’écoulent sans lettre de Berlioz à Samuel, qu’il n’a cependant pas oublié (cf. CG no. 2727, 20 mai 1863). Samuel semble-t-il continue à écrire de temps en temps, mais sans donner d’adresse, d’où l’absence de réponse de Berlioz (CG no. 3076). Au début de 1866 il espère encore convaincre Berlioz de venir diriger à Bruxelles, où l’on venait de jouer de sa musique (cf. CG no. 3061), et demande entre-temps des conseils sur les ouvrages qu’il devrait tenter d’exécuter à Bruxelles aux Concerts populaires dont il est maintenu devenu le chef. Réponse de Berlioz: ‘Commencez par des ouvertures, ainsi que vous en aviez le projet; il n’y aura aucune mutilation et on entendra des œuvres entières. Les Francs Juges commenceraient bien mais c’est de toutes la plus difficile. […] Mais je crains bien de ne pouvoir aller de longtemps à Bruxelles et de ne pouvoir profiter de toutes vos offres si cordiales’ (CG no. 3076, 3 janvier 1866). Le mois suivant Berlioz le remercie du soin apporté à l’exécution du Carnaval romain à Bruxelles quelques jours plus tôt (CG no. 3100, 15 février). C’est la dernière lettre connue de Berlioz à Samuel.
Samuel restera dévoué à la mémoire de Berlioz après sa mort. On a évoqué ci-dessus son don en 1879 des lettres qu’il avait reçues de Berlioz. À l’été de 1885 il organise et dirige plusieurs exécutions de la Damnation de Faust à Gand, où il est directeur du Conservatoire (Le Ménestrel, 3 mai 1885, p. 174; 21 juin 1885, p. 230). Pendant des années après sa mort en 1898 il laissera le souvenir d’un partisan convaincu de Berlioz en Belgique, comme en témoigne cette notice dans Le Ménestrel (16 février 1902, p. 53):
Berlioz possédait en Belgique un ami sûr, qu’il garda jusqu’à la fin de sa vie, Adolphe Samuel, et dans le cœur duquel il versait tout ce qu’il avait d’espoirs, d’illusions et de craintes. Une correspondance volumineuse en fait foi. C’est à Samuel qu’il écrivit notamment cette parole mémorable, d’orgueil charmant et naïf, à propos des Troyens : « Ma partition a été dictée à la fois par Virgile et par Shakespeare ; ai-je bien compris mes deux maîtres ? »
Berlioz reviendra cependant encore une fois en Belgique. En juillet 1866 il est invité à participer à un jury international pour juger un concours de musique religieuse à Louvain. Le récit le plus détaillé est donné par une lettre à Estelle Fornier datée du 25 juillet, après son retour à Paris (CG no. 3149; cf. 3150-1):
[…] J’arrive de Louvain, où je suis allé pour un jury musical dont on m’a un peu contraint à faire partie. Il s’agissait de donner un prix de composition religieuse. J’ai dû lire, en conséquence, soixante-treize messes en partition et choisir, non la meilleure, mais la moins mauvaise. Nous étions quatorze jurés, belges, flamands, allemands, anglais et français. Je vous assure que nous avons trouvé notre tâche fort rude. Mais elle a été accomplie en conscience et, contre l’ordinaire des concours, aucune vilenie, aucun passe-droit n’ont été commis. Quand nous avons décacheté la lettre portant le numéro du premier prix, j’ai eu le plaisir d’apprendre que le candidat couronné était un jeune Hollandais de mes amis, qui habite Londres et qui est fort pauvre [Eduard Silas]. Ce prix de mille francs l’aura donc comblé de joie. […]
Parmi les jurés se trouve son vieil ami Ferdinand Hiller, qui saisit l’occasion de le presser de venir à Cologne pour donner un concert (février 1867), le dernier donné par Berlioz en Allemagne. Un autre juré est nul autre que Fétis. Lui et Berlioz s’étaient déjà retrouvés ensemble dans des circonstances semblables, pendant l’Exposition Universelle à Paris en 1855, quand il s’agissait de juger des instruments de musique; à cette occasion Fétis est le seul membre du jury à soutenir Berlioz dans une dispute (CG no. 2009, 2 septembre, cf. 2001ter). Lors de l’élection de Berlioz à l’Institut en juin 1856 Fétis est parmi ceux qui le félicitent (cf. CG no. 2161). Au début de 1859 Berlioz apprend avec soulagement que Fétis a soutenu Samuel – son ancien élève au Conservoire – lors de l’exécution d’une symphonie de Samuel à Bruxelles: ‘Si j’osais je vous prierais de le remercier de ma part de tout l’intérêt qu’il vous a témoigné et de la peine qu’il a prise pour obtenir une bonne exécution de votre ouvrage’ (CG nos. 2341 et 2350, à Samuel). En 1860 la publication d’une nouvelle édition de la Biographie universelle incite Berlioz à écrire à Fétis (CG no. 2510, 22 juillet):
Je viens de lire dans votre nouvelle Biographie des musiciens la notice qui me concerne. Laissez-moi vous remercier pour la bienveillance manifeste qui vous animait en l’écrivant. J’y suis extrêmement sensible et je regrette de ne pouvoir aller à Bruxelles vous serrer la main.
Cela, d’ailleurs, est si bien écrit, et j’aime tant le bon style, que j’ai lu vos six colonnes avec un plaisir où la satisfaction de mon amour-propre n’entrait vraiment pour rien. […]
Je voudrais bien trouver une occasion de causer avec vous sur l’art que nous aimons et respectons tant les deux. Je ne vois que des gens qui aiment ou haïssent selon que le vent de leurs passions, de leurs préjugés ou de leurs intérêts souffle dans un sens ou dans l’autre. Je suis malade, fort triste, et les vives lueurs de votre esprit dissiperaient sans doute les nuages qui assombrissent le mien. Mais quoi? on ne fait presque rien de ce qu’on veut, et la plupart du temps pour des motifs différents de ceux que le monde suppose.
En tout cas, permettez-moi de solliciter un peu de votre amitié; quant à votre estime je l’ai toujours eue, je crois; vous savez que j’aime la musique d’un amour noble. […]
Deux lettres de 1862 montrent Berlioz désireux d’obtenir le soutien de Fétis pour des musiciens qu’il juge dignes: le facteur d’instruments Édouard Alexandre (CG no. 2610, 16 mai), et une cantatrice qui va faire son début au Théâtre de la Monnaie après avoir chanté pour Berlioz dans Béatrice et Bénédict à Bade (CG no. 2649, septembre).
Le dernier contact connu entre les deux hommes, après leur rencontre en juillet 1866 à Louvain, résulte des représentations de l’Alceste de Gluck à l’Opéra à l’automne de la même année, dont Berlioz a supervisé la préparation (Berlioz en a sans doute parlé à Fétis lors de leur rencontre en juillet). Fétis fait le voyage de Bruxelles pour assister à la première représentation du 12 octobre, et le lendemain il écrit à Berlioz (CG no. 3169):
J’éprouve le besoin de vous parler de l’impression qu’a faite sur moi l’œuvre sublime de Gluck, à la représentation d’hier soir, et de rendre hommages à votre sentiment parfait des beautés de cette partition. Vous êtes entré profondément dans la pensée du grand auteur de l’Alceste et n’avez pas faibli un seul instant dans son expression. On ne peut avoir à la fois une plus noble simplicité, une énergie plus grandiose, une délicatesse plus suave et plus fine. Dans une semblable interprétation, on ne reconnaît pas seulement un grand musicien, mais un poète et un philosophe.
Recevez, pour cette restauration d’un chef-d’œuvre, les remerciements d’un ami sincère et dévoué de l’art, ainsi que l’expression de la haute estime que je professe pour votre personne. Je serais allé vous voir, si je ne retournais aujourd’hui à Bruxelles.
Berlioz publie la lettre dans la Revue et Gazette Musicale, avec sa réponse du lendemain 14 octobre (CG no. 3170; cf. 3174):
Je vous remercie de la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire à propos de la reprise d’Alceste. Cette lettre m’a rempli de joie, vous n’en sauriez douter. L’exécution du chef-d’œuvre vous a paru bonne parce que j’ai trouvé un directeur et des artistes aussi intelligents que dévoués. Je suis pour bien peu dans leur succès. La hauteur monumentale de l’inspiration de Gluck, qui les avait terrassées d’abord, les a fait ensuite se lever et grandir.
Pourtant si quelque chose pouvait me rendre un courage, aujourd’hui inutile, ce serait un suffrage tel que le vôtre. Je défends nos dieux. Mais dans la petite armée qui combat les Myrmidons (nullam sperante salutem) vous êtes une lance encore, et je ne suis plus moi qu’un bouclier. […]
De retour à Bruxelles Fétis répond immédiatement à la lettre de Berlioz (CG no. 3171, 17 octobre):
Que parlez-vous, cher Monsieur Berlioz, de courage inutile, de lance, de bouclier? Vous, énergique athlète d’autrefois, vous laisseriez-vous abattre! Dans la lutte incessante de la vie d’artiste, je serais une lance, et vous seulement un bouclier! Y songez-vous? Vous avez vingt ans de moins que moi! Malheureusement, je le sais, vous ne jouissez pas de la santé robuste que Dieu m’a départie; mais vous avez la force de l’âme; il ne s’agit que de la réveiller. L’auteur de L’Enfance du Christ ne doit pas se condamner au silence.
Croyez-moi, faisons effort, chacun de notre côté, dans la mesure de nos facultés, pour honorer et défendre l’art que nous aimons. […]
Relevez votre courage, cher Monsieur Berlioz, et reprenez votre plume. On ne peut pas vivre dans le vide; or, pour une âme d’élite, c’est le vide que le découragement ou le repos. […]
Berlioz est visiblement touché au vif par la lettre de Fétis; malade, il retarde sa réponse d’un jour (CG no. 3173; 20 octobre):
[…] Vos reproches sont graves, mais je crois que si vous aviez regardé attentivement autour de vous je n’aurais pas eu le chagrin de les recevoir. […]
Je n’en suis pas moins reconnaissant de vos bienveillantes paroles. Mais il est trop tard, Othello’s occupation gone.
Je vous annonce que la second représentation d’Alceste a été incomparablementsupérieure à la première sous tous les rapports […]
Je vous en prie ne m’écrivez plus de pareille lettre, car je suis assez vivant pour en souffrir et c’est comme si vous parliez à un mort. […]
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1997.
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