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LES SOIRÉES DE L’ORCHESTRE

Par

HECTOR BERLIOZ

DEUXIÈME ÉPILOGUE.

LETTRE DE CORSINO A L’AUTEUR.  — RÉPONSE DE L’AUTEUR A CORSINO.

Beethoven et ses trois styles. Inauguration de la statue de Beethoven à Bonn.
Biographie de Méhul
. Encore Londres. Purcell’s Commemoration. La chapelle de St-James. Mme Sontag.
Suicide d’un ennemi des arts. Mot de Henri Heine. Une fugue de Rossini. La philosophie de Falstaff. M. Conestabile, sa vie de Paganini.
Vincent Wallace, ses aventures à la Nouvelle Zélande. Les fautes d’impression. Fin.

    Après avoir envoyé ce livre à tous mes amis de l’orchestre de X***, l’édition se trouvait complétement épuisée, et j’espérais, on a pu le voir dans le prologue, qu’on n’en parlerait plus. Je me flattais. On en parle. Les auteurs se flattent toujours.

    Voici une lettre du fantastique Corsino, lettre toute hérissée de points d’interrogation et pleine d’observations assez désagréables, à laquelle je me vois forcé de répondre catégoriquement.

    Cette correspondance oblige mon libraire à faire une nouvelle édition des SOIRÉES DE L’ORCHESTRE ainsi aggravées. Car il y a cinquante musiciens au théâtre de X***, et je ne suis pas de force à copier ma lettre cinquante fois. Or, sur le point d’entreprendre cette seconde édition, M. Lévy me demande si je n’ai pas aussi des amis à Paris, et s’il ne serait pas convenable d’augmenter à leur intention le nombre d’exemplaires du prochain tirage. — « Sans doute, lui ai-je répondu, j’ai beaucoup de très-bons amis, même à Paris ; pourtant je ne voudrais pas vous engager dans de folles dépenses. Faites donc, croyez-moi, absolument comme si je n’en avais pas. — Et des ennemis ? a-t-il répliqué avec un sourire rayonnant d’espoir. Ah ! ah ! voilà des gens utiles ! Ils vont jusqu’à acheter les ouvrages sur lesquels ils ont des intentions... Ce serait drôle, convenez-en, si, grâce à eux, nous venions à vendre quelques centaines de vos Soirées, maintenant qu’en fait de livres vendus on ne compte plus que par dizaines. — Des ennemis ! moi ! allons donc, flatteur !... Non je n’ai pas d’ennemis, pas un seul entendez-vous. Mais puisque vous êtes aujourd’hui en proie à cette singulière envie de me tirer démesurément, faites comme si j’en avais beaucoup, et tirez mon livre tant qu’il vous plaira ; tirez, tirez, on en mettra partout. »

    Ces derniers mots rappellent d’une façon assez malencontreuse un vers célèbre de la scène des petits chiens dans les Plaideurs. C’est une bagatelle. Continuons. C’est-à-dire, non, ne continuons pas. Reproduisons sur-le-champ, au contraire, la lettre de mon ami Corsino, tâchons de me bien justifier des griefs qui m’y sont reprochés, et aidons, par ma réponse, lui et ses confrères à conjurer le pressant danger musical qu’un méchant compositeur va leur faire courir.

A L’AUTEUR DES SOIRÉES DE L’ORCHESTRE

A PARIS

CHER MONSIEUR,

    Les artistes de la ville civilisée ont reçu votre livre. Quelques-uns mêmes l’ont lu. Et voici en résumé ce qu’ils en pensent.

    Ces messieurs trouvent que les musiciens de notre orchestre figurent dans votre ouvrage d’une manière peu honorable pour eux. Ils prétendent que vous avez commis un inqualifiable abus de confiance en faisant connaître au public leurs faits et gestes, leurs conversations, leurs mauvaises plaisanteries, et surtout les libertés qu’ils prennent avec les œuvres et les virtuoses médiocres. Franchement, vous les traitez un peu sans façons. Ils ne croyaient pas être si fort de vos amis.

    Quant à moi personnellement, je ne puis que vous remercier de m’avoir fait jouer un rôle qui me plaît et que je trouve original autant que vrai. Je n’en paraîtrai pas moins fort ridicule, cela est certain, aux hommes de lettres et aux musiciens de Paris qui vous liront. Mais je m’en moque. Je suis ce que je suis ; honni soit qui sot me trouve !

    Notre Dieu-ténor est furieux, tellement furieux qu’il feint de trouver charmantes les malices que vous lui adressez. Cherchant à prouver son bon vouloir à votre égard, il tourmentait hier M. le baron de F*** notre intendant, pour qu’il mît à l’étude un opéra de vous, dans lequel il prétend pouvoir remplir le rôle principal à votre entière satisfaction. Et à la sienne aussi je suppose, car, fît-il de son mieux, il égorgerait l’opéra sans rémission. Heureusement, je connais ce genre de vendetta, et je n’ai pas souffert que vous en devinssiez la victime chez nous. J’ai détourné son Excellence d’accueillir le projet suggéré par le perfide chanteur, et j’ai répondu aux reproches de celui-ci par un proverbe français, arrangé pour la circonstance, et qu’il a compris, j’en suis sûr, car dès ce moment il s’est tenu tranquille :

« Dis-moi ce que tu chantes et je te dirai qui tu hais. »

    Le baryton est tout aise et tout heureux que vous l’ayez trouvé, dans le rôle de Don Juan, digne du prix Monthyon. Cette appréciation le flatte plus que je ne saurais vous dire.

    La prima donna de qui vous avez écrit : nous avons cru qu’elle accouchait ! a fort aigrement répliqué : « En tout cas, il ne sera jamais le père de mes enfants ! » Ce dont je ne puis vous féliciter, car c’est une sotte ravissante.

    Le Figaro et l’Almaviva ignorent encore, fort heureusement, l’opinion que vous m’avez attribuée sur eux dans votre livre. Ils sont peu lettrés. Je crois pourtant qu’ils savent lire.

    Le cor Moran est d’avis que le calembour fait sur son nom est indigne de vous. Cet avis, je le partage.

    Le joueur de grosse caisse, le seul de nos confrères qui n’ait pas reçu votre ouvrage, s’est fait prêter l’exemplaire de Schmidt qui ne s’en servait pas, et l’a lu attentivement. Le ton ironique sur lequel vous parlez de lui l’a peiné ; il ne s’est permis, toutefois, qu’une seule réflexion. « L’auteur, a-t-il dit, rend un compte infidèle de mon affaire avec notre directeur, à propos des six bouteilles de vin que celui-ci m’envoya l’hiver dernier, à titre d’encouragement. J’ai bien, il est vrai, répondu que je n’avais pas besoin d’encouragements, mais je me suis gardé de renvoyer les bouteilles. »

    Notre chef d’orchestre paraît plus mince, depuis que vous avez signalé les bonds de son abdomen. Évidemment, il met un corset. Il est assez content de vous.

    Les frères Kleiner viennent de se marier ; ils ont épousé deux Bavaroises. Ils conservent toujours le plus doux souvenir de celles que vous leur avez si galamment offertes, le soir de notre dîner d’adieux. Ils croyaient être ainsi arrivés au terme de leurs vexations, mais il leur en restait encore une à supporter : leur père est mort. Du reste votre livre les a peu divertis, ils n’en ont lu que dix pages.

    Bacon cherche inutilement à comprendre pourquoi vous informez par deux fois le lecteur qu’il ne descend point du Bacon inventeur de la poudre.

    Enfin Dimski, Dervinck, Turuth, Siedler et moi, je l’avoue, nous nous donnons au diable pour savoir ce que vous avez voulu dire, dans ce passage de votre discours où il est question de Camoëns : « Puis la gloire est venue... la gloire... ô Falstaff ! »

    Qu’est-ce que Falstaff ? Quel rapport a-t-il avec Camoëns ?... D’où sort ce nom bizarre ?... Est-ce celui d’un poëte, d’un guerrier ? Je me perds, ils se perdent, nous nous perdons en conjectures.

    Autres questions plus importantes et dernières : Nous venons de jouer un charmant opéra traduit de l’anglais, intitulé Maritana ; l’auteur se nomme Wallace ; le connaissez-vous ?

    Une brochure italienne sur Paganini nous est arrivée dernièrement. Elle complète votre esquisse de la vie de ce grand virtuose. Mais vous y êtes fort maltraité. L’avez-vous lue ?

    Adieu, cher monsieur ; en attendant votre prochaine visite, soyez assez bon pour me répondre une longue lettre, une lettre de deux heures et demie. Elle nous sera précieuse pour la première représentation d’Angélique et Roland, opéra très-plat que nous répétons en ce moment, et dont le troisième acte surtout est redoutable.

Votre tout dévoué

co-fanatique musicien,

CORSINO.

    P. S. Vous n’avez donc pas corrigé les épreuves de votre volume ? Il contient des fautes d’impression qui me désespèrent. Je ne parle pas des fautes de français, tout le monde en fait, et vous avez eu raison de ne pas pousser trop loin l’originalité.

RÉPONSE DE L’AUTEUR A M. CORSINO

1er violon de l’orchestre de X***

        MON CHER CORSINO,

    Vous m’effrayez ! Quoi ! Un opéra intitulé Angélique et Roland, en 1852, et en trois actes encore ! Et le rôle d’Angélique est joué sans doute par la jolie sotte dont j’ai su m’attirer les mauvaises grâces, celui de Roland par le vertueux Don Juan, et celui de Médor par mon traître ténor ?... Pauvre ami ! Je connais vos douleurs et j’y sais compatir. Oui, je vous plains, et malgré mon aversion pour les longues lettres, je vois bien qu’il faut de toute nécessité proportionner les dimensions de celle-ci à la longueur de l’opéra imminent dont vous me parlez. J’y introduis d’abord quelque chose qui ne vous était pas destiné. Il faut faire flèche de tout bois. Dieu veuille que cela vous plaise. Il s’agit de Beethoven pourtant, et d’une étude sur ses trois styles écrite par un Russe passionné pour notre art. A défaut de ce livre, que je regrette de ne pouvoir vous envoyer, et que vous, Corsino, devrez faire venir tôt ou tard de Saint-Pétersbourg, nos amis voudront bien se contenter de l’analyse que je viens d’en faire. Elle servira contre le premier acte d’Angélique et Roland. J’ai là des munitions qu’on pourra employer contre le deuxième. Grâce aux questions que vous m’adressez et auxquelles je suis en mesure de répondre, j’espère pouvoir vous faire vaincre aussi le troisième, le plus fort et le plus cruel à ce qu’il paraît. A sept heures du soir, donc, après l’ouverture d’Angélique et Roland (car il faut pourtant jouer l’ouverture), vous lirez les pages suivantes :

BEETHOVEN ET SES TROIS STYLES

PAR M. W. DE LENZ.

    Voilà un livre plein d’intérêt pour les musiciens. Il est écrit sous l’influence d’une passion admirative que son sujet explique et justifie ; mais l’auteur néanmoins conserve toujours une liberté d’esprit, fort rare parmi les critiques, qui lui permet de raisonner son admiration, de blâmer même quelquefois, et de reconnaître des taches dans son soleil.

    M. de Lenz est Russe, comme Oulibischeff, l’auteur de la biographie de Mozart. Remarquons, en passant, que parmi les travaux sérieux de critique musicale publiés depuis dix ans, deux nous sont venus de Russie.

    J’aurai beaucoup à louer dans le travail de M. de Lenz ; c’est pourquoi je veux me débarrasser tout d’abord des reproches qu’il me semble avoir encourus en rédigeant son livre. Le premier porte sur les nombreuses citations allemandes dont le texte est hérissé. Pourquoi ne pas traduire en français ces fragments, puisque tout le reste est en langue française ? M. de Lenz, en sa qualité de Russe, parle une foule de langues connues et inconnues ; il s’est dit probablement : Qui est-ce qui ne sait pas l’allemand ? comme ce banquier qui disait : « Qui est-ce qui n’a pas un million ? » Hélas ! nous, Français, nous ne parlons pas l’allemand, nous qui avons tant de peine à apprendre notre langue, et qui parvenons si rarement à la savoir. Il nous est, en conséquence, fort désagréable de parcourir avec un fiévreux intérêt les pages d’un livre, pour y tomber à chaque instant en des chausses-trappes comme celle-ci : Beethoven dit à M. Rellstab. Opern, wie don Juan und Figaro, konnte ich nicht komponieren. Dagegen habe ich einen Wiederwillen. Bon ! Qu’est-ce qu’il a donc dit, Beethoven ? Je voudrais le savoir. C’est impatientant. Encore la citation allemande que je fais là est-elle mal choisie, puisque l’auteur, par exception, s’est donné la peine de la traduire, ce qu’il n’a point fait pour une foule d’autres mots, de phrases, de récits et de documents, dont il est sans doute important pour le lecteur de connaître la signification. J’aime autant le procédé de Shakspeare, écrivant dans Henri IV, au lieu de la réponse d’une Galloise à son mari anglais, ces mots entre deux parenthèses : (Elle lui parle gallois.)

    Mon second reproche portera sur une opinion émise par l’auteur à propos de Mendelssohn, opinion déjà énoncée par d’autres critiques, et dont je demanderai à M. de Lenz la permission de discuter avec lui les motifs.

« On ne peut parler de la musique moderne, dit-il, sans nommer Mendelssohn Bartholdy... Nous partageons autant que personne le respect qu’un esprit de cette valeur commande, mais nous croyons que l’élément hébraïque, qu’on connaît à la pensée de Mendelssohn, empêchera sa musique de devenir l’acquisition du monde entier, sans distinction de temps ni de lieux. »

    N’y a-t-il pas un peu de préjugé dans cette manière d’apprécier ce grand compositeur, et M. de Lenz eût-il écrit ces lignes s’il eût ignoré que l’auteur de Paulus et d’Élie descendait du célèbre israélite Moïse Mendelssohn ? J’ai peine à le croire. « Les psalmodies de la synagogue, dit-il encore, sont des types qu’on retrouve dans la musique de Mendelssohn. » Or, il est difficile de concevoir comment ces psalmodies de la synagogue peuvent avoir agi sur le style musical de Félix Mendelssohn, puisqu’il n’a jamais professé la religion juive ; tout le monde sait qu’il était luthérien, au contraire, et luthérien fervent et convaincu.

    D’ailleurs, quelle est la musique qui pourra jamais devenir l’acquisition du monde entier, sans distinction de temps ni de lieux ? Aucune, très-certainement. Les œuvres des grands maîtres allemands, tels que Gluck, Haydn, Mozart et Beethoven, qui tous appartenaient à la religion catholique, c’est-à-dire universelle, n’y parviendront pas plus que les autres, si admirablement belles, vivantes, saines et puissantes qu’elles soient.

    A part cette question de judaïsme qui me semble soulevée hors de propos, la valeur musicale de Félix Mendelssohn, la nature de son esprit, son amour filial pour Haendel et pour Bach, l’éducation qu’il reçut de Zelter, ses sympathies un peu exclusives pour la vie allemande, pour le foyer allemand, sa sentimentalité exquise, sa tendance à se renfermer dans le cercle d’idées d’une ville, d’un public donnés, sont appréciés par M. de Lenz avec beaucoup de pénétration et de finesse. De la comparaison qu’il établit dans le même chapitre entre Weber, Mendelssohn et Beethoven, il tire aussi des conclusions qui me semblent justes de tout point. Il ose même dire des choses fort sensées sur la fugue, sur le style fugué, sur ce qu’il y a de réel dans leur importance musicale, sur l’usage qu’en ont fait les vrais maîtres, et sur le ridicule abus qu’en font les musiciens dont ce style est la constante préoccupation. Il cite à l’appui de cette théorie l’avis d’un contre-pointiste consommé qui a passé sa vie dans la fugue, qui aurait pu trouver plus d’une raison pour y voir l’unique voie de salut en musique, et qui a mieux aimé être vrai. « C’est une trop honorable exception, dit-il, des idées exclusives du métier pour que nous ne rendions pas au lecteur (qui sait l’allemand) le service de le reproduire. On lit dans un article de M. Fuchs, de Saint-Pétersbourg : Die Fuge, als ein für sich abgeschlossenes Musik-stück, etc., etc. » (Il parle gallois.)

    Eh bien ! voyez, je donnerais beaucoup pour savoir à l’instant ce qu’a écrit Fuchs là-dessus, et je suis obligé d’y renoncer...

    Après avoir établi des rapprochements fort ingénieux entre Beethoven et les grands maîtres allemands qui furent ses prédécesseurs et ses contemporains, M. de Lenz se livre à l’étude du caractère de son héros, à l’analyse de ses œuvres et enfin à l’appréciation des qualités distinctives des trois styles dans lesquels Beethoven écrivit. Cette tâche était difficile, mais il n’y a que des éloges à donner à la manière dont l’auteur l’a accomplie. Il est impossible de mieux entrer dans l’esprit de tous ces merveilleux poëmes musicaux, d’en mieux embrasser l’ensemble et les détails, de suivre avec plus de vigueur les élans impétueux du vol de l’aigle, de voir plus clairement quand il s’élève ou s’abaisse, et de le dire avec plus de franchise. M. de Lenz a, selon moi, un double avantage sous ce rapport sur M. Oulibischeff ; il rend pleine justice à Mozart. M. Oulibischeff est fort loin d’être juste à l’égard de Beethoven. M. de Lenz reconnaît sans hésiter que divers morceaux de Beethoven, tels que l’ouverture des Ruines d’Athènes et certaines parties de ses sonates de piano sont faibles, et peu dignes de lui, que d’autres compositions, à peine connues, il est vrai, manquent absolument d’idées, que deux ou trois enfin lui semblent des logogriphes ; M. Oulibischeff admire tout dans Mozart. Et Dieu sait cependant si la gloire de l’auteur de Don Juan eût souffert de la destruction de tant de compositions de son enfance qu’on a eu l’impiété de publier. M. Oulibischeff voudrait faire le vide autour de Mozart ; il semble souffrir impatiemment que l’on parle des autres maîtres. M. de Lenz est plein d’enthousiasme réel pour toutes les belles manifestations de l’art, et sa passion pour Beethoven, bien qu’elle ne soit point aveugle, est peut-être encore plus profonde et plus vive que celle de son émule pour Mozart.

    Les recherches infatigables auxquelles il s’est livré pendant vingt ans dans toute l’Europe lui ont fait acquérir bien des notions curieuses, et généralement peu connues, sur Beethoven et ses œuvres. Quelques-unes des anecdotes qu’il raconte ont cela de précieux qu’elles expliquent des anomalies musicales clairsemées dans les productions du grand compositeur, et dont on cherchait vainement jusqu’ici à se rendre compte.

    Beethoven, on le sait, professait une admiration robuste pour ces maîtres aux figures austères, dont parle M. de Lenz, qui firent un usage exclusif en musique de cet élément purement rationnel de la pensée humaine qui ne saurait remplacer la grâce. Son admiration, sait-on bien sur quoi elle se portait, et jusqu’où elle s’étendait ? J’en doute. Elle rappelle un peu, à mon sens, le goût de ces riches gastronomes qui, las de leurs festins de Lucullus, se plaisent à déjeuner de temps en temps avec un hareng saur et une galette de sarrazin.

    M. de Lenz raconte que Beethoven, en se promenant un jour avec son ami Schindler, lui dit : « Je viens de trouver deux thèmes d’ouverture. L’un se prête à être traité dans mon style à moi, l’autre convient à la manière de Haendel ; lequel me conseillez-vous de choisir ? » Schindler, (le croira-t-on ?) conseilla à Beethoven de prendre le second motif. Cet avis plut à Beethoven à cause de sa prédilection pour Haendel ; il s’y conforma malheureusement et ne tarda pas à s’en repentir. On prétend même qu’il en voulût beaucoup à Schindler de le lui avoir donné. Les ouvertures de Haendel ne sont pas en effet ce qu’il y a de plus saillant dans son œuvre, et leur comparer celles de Beethoven, c’est mettre en parallèle une forêt de cèdres et une couche de champignons.

    « Cette ouverture, op. 124, dit M. de Lenz, n’est point une double fugue, comme on l’a prétendu. Il faut supposer que le motif que Beethoven eût traité dans son style à lui, fût devenu l’occasion d’une œuvre bien plus importante (oh ! oui, il faut le supposer !) dans un temps où le génie de l’artiste était à son apogée, alors que l’homme en lui jouissait des derniers jours exempts de souffrances physiques. Schindler aurait dû se dire que le génie de Beethoven régnait sans rival dans le style symphonique libre, que là, il n’avait à imiter personne, que le style sévère était au contraire tout au plus pour lui une barrière à sauter, qu’il n’y était point chez lui. L’ouverture ne produisit aucun effet ; on la dit inexécutable, ce qu’elle est peut-être. »

    Elle est difficile, répondrai-je à M. de Lenz, mais très-exécutable par un puissant orchestre. Grâce aux nombreuses saillies du style de Beethoven qui se font sentir sous le gros tissu de l’imitation haendelienne, la coda tout entière et une foule de passages émeuvent et entraînent l’auditeur, quand ils sont bien rendus. J’ai dirigé deux exécutions de cette ouverture ; la première eut lieu au Conservatoire avec un orchestre de première force. On y trouva le style des ouvertures de Haendel si mal reproduit qu’elle fut applaudie avec transport. Dix ans après, médiocrement exécutée par un orchestre trop faible, elle fut jugée sévèrement ; on avoua que le style de Haendel y était parfaitement imité.

    M. de Lenz rapporte ici la conversation de Beethoven avec Schindler à ce sujet : Wie kommen Sie wieder auf die alte Geschichte ? etc. (Il parle gallois.)

    Dans cette revue minutieuse et intelligente des œuvres du grand compositeur, l’histoire des attentats commis sur elles devait naturellement trouver place ; elle y est en effet, mais fort incomplète. M. de Lenz, qui traite si rudement les correcteurs de Beethoven, qui les bafoue, qui les flagelle, n’a pas connu le quart de leurs méfaits. Il faut avoir vécu longtemps à Paris et à Londres pour savoir jusqu’où ils ont porté leurs ravages.

    Quant à la prétendue faute de gravure que M. de Lenz croit exister dans le scherzo de la symphonie en ut mineur, et qui consisterait, au dire des critiques qui soutiennent la même thèse, dans la répétition inopportune de deux mesures du thème lors de sa réapparition dans le milieu du morceau, voici ce que je puis dire : d’abord il n’y a pas répétition exacte des quatre notes ut mi ré fa dont le dessin mélodique se compose ; la première fois, elles sont écrites en blanches suivies d’une noire, et la seconde fois en noires suivies d’un soupir, ce qui en change le caractère.

    Ensuite l’addition des deux mesures contestées n’est point du tout une anomalie dans le style de Beethoven. Il y a non pas cent, mais mille exemples de caprices semblables dans ses compositions. La raison que les deux mesures ajoutées détruisent la symétrie de la phrase n’était point suffisante pour qu’il s’abstînt, si l’idée lui en est venue. Personne ne s’est moqué plus hardiment que lui de ce qu’on nomme la carrure. Il y a même un exemple frappant de ses hardiesses en ce genre dans la seconde partie du premier morceau de cette même symphonie, page 36 de la petite édition de Breitkopf et Haertel, où une mesure de silence, qui paraît être de trop, détruit toute la régularité rhythmique et rend très-dangereuse pour l’ensemble la rentrée de l’orchestre qui lui succède. Maintenant je n’aurai pas de peine à démontrer que la mélodie de Beethoven, ainsi allongée, l’a été par lui avec une intention formelle. La preuve en est dans cette même mélodie reproduite une seconde fois immédiatement après le point d’orgue, et qui contient encore deux mesures supplémentaires (ré, ut dièse, ré, ut naturel) dont personne ne parle, mesures différentes de celles qu’on voudrait supprimer, et ajoutées cette fois après la quatrième mesure du thème, tandis que les deux autres s’introduisent dans la phrase après la troisième mesure. L’ensemble de la période se compose ainsi de deux phrases de dix mesures chacune ; il y a donc intention évidente de l’auteur dans cette double addition, il y a donc même symétrie, symétrie qui n’existera plus si on supprime les deux mesures contestées en conservant les deux autres qu’on n’attaque point. L’effet de ce passage du scherzo n’a rien de choquant ; au contraire, j’avoue qu’il me plaît fort. La symphonie est exécutée ainsi dans tous les coins du monde où les grandes œuvres de Beethoven sont entendues. Toutes les éditions de la partition et des parties séparées contiennent ces deux mesures ; et enfin, lorsqu’en 1850, à propos de l’exécution de ce chef-d’œuvre à l’un des concerts de la Société philharmonique de Paris, un journal m’eut reproché de ne les avoir pas supprimées, regardant cette erreur de gravure comme un fait de notoriété publique, je reçus peu de jours après une lettre de M. Schindler. Or, M. Schindler m’écrivait précisément pour me remercier de n’avoir point fait cette correction ; M. Schindler, qui a passé sa vie avec Beethoven, ne croit point à la faute de gravure, et il m’assurait avoir entendu les deux fameuses mesures dans toutes les exécutions de cette symphonie qui avaient eu lieu sous la direction de Beethoven. Peut-on admettre que l’auteur, s’il eût reconnu là une faute, ne l’eût pas corrigée immédiatement ?

    S’il a ensuite changé d’avis à ce sujet dans les dernières années de sa vie, c’est ce que je ne puis dire.

    M. de Lenz, fort modéré d’ailleurs dans la discussion, perd son sang-froid quand il vient à se heurter contre les absurdités qu’on écrit encore et qu’on écrira toujours, partout, sur les chefs-d’œuvre de Beethoven. En pareil cas, toute sa philosophie l’abandonne, il s’irrite, il est malheureux, il redevient adolescent. Hélas ! je puis le dire, sous ce rapport, j’étais encore à peine au sortir de l’enfance il y a quelques années ; mais aujourd’hui je ne m’irrite plus. J’ai lu et entendu tant et tant de choses extraordinaires, non seulement en France, mais même en Allemagne, sur Beethoven et les plus nobles productions de son génie, que rien en ce genre ne peut maintenant m’émouvoir. Je crois même pouvoir me rendre un compte assez exact des diverses causes qui amènent cette divergence des opinions.

    Les impressions de la musique sont fugitives et s’effacent promptement. Or, quand une musique est vraiment neuve, il lui faut plus de temps qu’à toute autre pour exercer une action puissante sur les organes de certains auditeurs, et pour laisser dans leur esprit une perception claire de cette action. Elle n’y parvient qu’à force d’agir sur eux de la même façon, à force de frapper et de refrapper au même endroit. Les opéras écrits dans un nouveau style sont plus vite appréciés que les compositions de concert, quelles que soient l’originalité, l’excentricité même du style de ces opéras, et malgré les distractions que les accessoires dramatiques causent à l’auditeur. La raison en est simple : un opéra qui ne tombe pas à plat à la première représentation est toujours donné plusieurs fois de suite dans le théâtre qui vient de le produire ; il l’est aussi bientôt après dans vingt, trente, quarante autres théâtres, s’il a obtenu du succès. L’auditeur, qui, en l’écoutant une première fois, n’y a rien compris, se familiarise avec lui à la seconde représentation ; il l’aime davantage à la troisième, et finit souvent par se passionner tout à fait pour l’œuvre qui l’avait choqué de prime abord.

    Il n’en peut être ainsi pour des symphonies qui ne sont exécutées qu’à de longs intervalles, et qui, au lieu d’effacer les mauvaises impressions qu’elles ont produites à leur apparition, laissent à ces impressions le temps de se fixer et de devenir des doctrines, des théories écrites, auxquelles le talent de l’écrivain qui les professe donne plus ou moins d’autorité, selon le degré d’impartialité qu’il semble mettre dans sa critique et l’apparente sagesse des avis qu’il donne à l’auteur.

    La fréquence des exécutions est donc une condition essentielle pour le redressement des erreurs de l’opinion, lorsqu’il s’agit d’œuvres conçues, comme celles de Beethoven, en dehors des habitudes musicales de ceux qui les écoutent.

    Mais si fréquentes, si excellentes, si entraînantes qu’on les suppose, ces exécutions même ne changeront l’opinion ni des hommes de mauvaise foi, ni des honnêtes gens à qui la nature a formellement refusé le sens nécessaire à la perception de certaines sensations, à l’intelligence d’un certain ordre d’idées. Vous aurez beau dire à ceux-là : « Admirez ce soleil levant ! — Quel soleil ? diront-ils tous ; nous ne voyons rien. » Et ils ne verront rien en effet ; les uns parce qu’ils sont aveugles, les autres parce qu’ils regardent à l’occident.

    Si nous abordons maintenant la question des qualités d’exécution nécessaires aux œuvres originales, poétiques, hardies, des fondateurs de dynastie en musique, il faudra reconnaître que ces qualités devront être d’autant plus excellentes que le style de l’œuvre est plus neuf. On dit souvent : « Le public n’aperçoit pas les incorrections légères, les nuances omises ou exagérées, les erreurs de mouvement, les défauts d’ensemble, de justesse, d’expression ou de chaleur. » C’est vrai, il n’est point choqué par ces imperfections, mais alors il demeure froid, il n’est pas ému, et l’idée du compositeur, si délicate, ou gracieuse, ou grande et belle qu’on la suppose, ainsi voilée, passe devant lui sans qu’il en aperçoive les formes, parce que le public ne devine rien.

    Il faut donc, je le répète, aux œuvres de Beethoven des exécutions fréquentes, et d’une puissance et d’une beauté irrésistibles. Or il n’y a pas, je le crois fermement, six endroits dans le monde où l’on puisse entendre seulement six fois par an ses symphonies dignement exécutées. Ici l’orchestre est mal composé, là il est trop peu nombreux, ailleurs il est mal dirigé, puis les salles de concerts ne valent rien, ou les artistes n’ont pas le temps de répéter ; enfin presque partout on rencontre des obstacles qui amènent, en dernière analyse, pour ces chefs-d’œuvre, les plus désastreux résultats.

    Quant à ses sonates, malgré le nombre incalculable de gens à qui l’on donne le nom de pianistes, je dois convenir encore que je ne connais pas six virtuoses capables de les exécuter fidèlement, correctement, puissamment, poétiquement, de ne pas paralyser la verve, de ne pas éteindre l’ardeur, la flamme, la vie qui bouillonnent dans ces compositions extraordinaires, de suivre le vol capricieux de la pensée de l’auteur, de rêver, de méditer, ou de se passionner avec lui, de s’identifier enfin avec son inspiration et de la reproduire intacte.

    Non, il n’y a pas six pianistes pour les sonates de piano de Beethoven. Ses trios sont plus accessibles. Mais ses quatuors ! Combien y a-t-il en Europe de ces quadruples virtuoses, de ces dieux en quatre personnes, capables d’en dévoiler le mystère ? Je n’ose le dire. Il y avait donc de nombreux motifs pour que M. de Lenz ne se donnât pas la peine de répondre aux divagations auxquelles les œuvres de Beethoven ont donné lieu. L’espèce d’impopularité de ces merveilleuses inspirations est un malheur inévitable. Encore, est-ce même un malheur ?... J’en doute. Il faut peut-être que de telles œuvres restent inaccessibles à la foule. Il y a des talents pleins de charme, d’éclat et de puissance, destinés, sinon au bas peuple, au moins au tiers état des intelligences : les génies de luxe, tels que celui de Beethoven, furent créés par Dieu pour les cœurs et les esprits souverains.

    Il sentait bien lui-même et sa force et la grandeur de sa mission ; les boutades qui lui sont échappées en mainte circonstance ne laissent aucun doute à cet égard. Un jour que son élève Ries osait lui faire remarquer dans une de ses nouvelles œuvres une progression harmonique déclarée fautive par les théoriciens, Beethoven répliqua : « Qui est-ce qui défend cela ? — Qui ? Hé, mais : Fuchs, Albrechtsberger, tous les professeurs. — Eh bien, moi, je le permets. » Une autre fois il dit naïvement : « Je suis de nature électrique, c’est pourquoi ma musique est si admirable ! »

    La célèbre Bettina rapporte dans sa correspondance que Beethoven lui dit un jour : « Je n’ai pas d’amis ; je suis seul avec moi-même ; mais je sais que Dieu est plus proche de moi dans mon art que des autres. Je ne crains rien pour ma musique ; elle ne peut avoir de destinée contraire ; celui qui la sentira pleinement sera à tout jamais délivré des misères que les autres hommes traînent après eux. »

    M. de Lenz, en rapportant les singularités de Beethoven dans ses relations sociales, dit qu’il ne fut pas toujours aussi sauvage que dans les dernières années de sa vie, qu’il lui arriva même de figurer dans des bals, et qu’il n’y dansait pas en mesure. Ceci me paraît fort, et je me permettrai de ne point le croire. Beethoven posséda au plus haut degré le sentiment du rhythme, ses œuvres en font foi ; et si l’on a réellement dit qu’il ne dansait pas en mesure, c’est qu’on aura trouvé piquant de faire après coup cette puérile observation, et de la consigner comme une anomalie curieuse. On a vu des gens prétendre que Newton ne savait pas l’arithmétique, et refuser la bravoure à Napoléon.

    Il paraît pourtant, à en croire un grand nombre de musiciens allemands qui ont joué les symphonies de Beethoven sous sa direction, qu’il dirigeait médiocrement l’exécution même de ses œuvres. Ceci n’a rien d’incroyable : le talent du chef d’orchestre est spécial, comme celui du violoniste ; il s’acquiert par une longue pratique et si l’on a d’ailleurs pour lui des dispositions naturelles très-prononcées. Beethoven fut un pianiste habile, mais un violoniste détestable, bien qu’il eût dans son enfance pris des leçons de violon. Il aurait pu jouer fort mal de l’un et de l’autre instrument, ou même n’en pas jouer du tout, sans être pour cela un moins prodigieux compositeur.

    On croit assez généralement qu’il composait avec une extrême rapidité. Il lui est arrivé en effet d’improviser un de ses chefs-d’œuvre, l’ouverture de Coriolan, en une nuit ; en général, cependant, il travaillait, retournait, pétrissait ses idées de telle sorte, que leur premier jet ressemblait fort peu à la forme qu’il leur imprimait enfin pour l’adopter. Il faut voir ses manuscrits pour s’en faire une idée. Il refit trois fois le premier morceau de sa septième symphonie (en la). Il a cherché pendant plusieurs jours, en vaguant dans les champs autour de Vienne, le thème de l’Ode à la joie qui commence le finale de sa symphonie avec chœurs. On possède l’esquisse de cette page.

    Après la première phrase qui s’était présentée à l’esprit de Beethoven, on y trouve écrit en français le mot mauvais. La mélodie modifiée reparaît quelques lignes plus bas, accompagnée de cette observation, en français toujours : « Ceci est mieux ! » Puis enfin on la trouve revêtue de la forme que nous admirons, et décidément élue par les deux syllabes que l’opiniâtre chercheur dut tracer avec joie : « C’est ça ! »

    Il a travaillé pendant un temps considérable à sa messe en. Il refit deux ou trois fois son opéra de Fidelio, pour lequel il composa, on le sait, quatre ouvertures. Le récit de ce qu’il eut à endurer pour faire représenter cet opéra, par le fait de la mauvaise volonté et de l’opposition de tous ses exécutants, depuis le premier ténor jusqu’aux contre-basses de l’orchestre, offrirait un triste intérêt, mais nous entraînerait trop loin. Quelque variées qu’aient été d’abord les vicissitudes de cette œuvre, elle est restée et elle restera au répertoire de plus de trente théâtres en Europe, et son succès serait plus grand, malgré les nombreuses difficultés d’exécution qu’elle présente, sans les inconvénients incontestables d’un drame triste, dont l’action tout entière se passe dans une prison.

    Beethoven, en se passionnant pour le sujet de Léonore ou l’Amour conjugal, ne vit que les sentiments qu’il lui donnait à exprimer, et ne tint aucun compte de la sombre monotonie du spectacle qu’il comporte. Ce livret, d’origine française, avait été mis en musique d’abord à Paris par Gavaux. On en fit plus tard un opéra italien pour Paër, et ce fut après avoir entendu à Vienne la musique de la Leonora de ce dernier, que Beethoven eut la cruauté naïve de lui dire : « Le sujet de votre opéra me plaît, il faut que je le mette en musique. »

    Il serait curieux maintenant d’entendre successivement les trois partitions.

    Je m’arrête ; j’en ai dit assez, je l’espère, pour donner aux admirateurs de Beethoven le désir de connaître le livre de M. de Lenz. J’ajouterai seulement qu’en outre des excellentes qualités de critique et de biographe qu’il y a déployées, ils trouveront dans le catalogue et la classification des œuvres du maître la preuve du soin religieux avec lequel M. de Lenz a étudié tout ce qui s’y rapporte, et du savoir qui l’a guidé dans ses investigations.

    Ces pages sont insuffisantes malheureusement. Je viens d’en faire l’expérience ; leur lecture ne dure que trois quarts d’heure. Que pourrais-je donc narrer encore afin de compléter la durée totale de la première partie de votre opéra ? Attendez... j’y suis. Je me souviens d’un voyage que je fis à Bonn, à l’époque des fêtes organisées pour l’inauguration de la statue de Beethoven. Cela s’enchaîne passablement avec ce qui précède ; supposons que nous soyons au lendemain du 14 août 1845 et que je vous écrive des bords du Rhin. Lisez :

SUPPLÉMENT POUR LE 1er ACTE.

FÊTES MUSICALES DE BONN.

Koenig’s Winter, 15 août.

    La fête est terminée ; Beethoven est debout sur la place de Bonn, et déjà les enfants, insoucieux de toute grandeur, viennent jouer aux pieds de sa statue ; sa noble tête est battue des vents et de la pluie, et sa main puissante, qui écrivit tant de chefs-d’œuvre, sert de perchoir à de vulgaires oiseaux. Maintenant, les artilleurs essuient la gueule de leurs canons, après tant de hourras lancés au ciel ; les Quasimodos de la cathédrale laissent en repos leurs cloches fatiguées de crier : Hosanna ! les étudiants, les carabiniers ont dépouillé leurs pittoresques uniformes ; la phalange des chanteurs et des instrumentistes s’est dispersée ; la foule des admirateurs, éblouie de l’éclat de cette gloire, s’en va, rêveuse, redire à tous les échos de l’Europe avec quels grands coups d’ailes, avec quelle étincelle dans les yeux elle est venue s’abattre sur la cité de Bonn pour y couronner l’image du plus grand de ses fils.

    Hâtons-nous donc, avant ce moment inévitable où tout se refroidit et s’éteint, où l’enthousiasme devient traditionnel, où les soleils passent à l’état planétaire, hâtons-nous de dire la piété sincère et pure de cette vaste assemblée, formée au bord du Rhin dans le seul but de rendre hommage au génie. Et certes ! on avait fait peu d’efforts pour l’y réunir ; les invitations adressées aux artistes étrangers par le comité de Bonn n’étaient que de superficielles politesses qui n’assuraient pas même aux invités une place quelconque pour assister aux cérémonies. D’un autre côté, les principales institutions où s’enseigne en Europe la musique, celles mêmes qui n’ont vécu depuis longtemps et ne vivent encore que par les œuvres de Beethoven, se sont montrées, on va le voir, peu soucieuses de s’y faire représenter ; et presque tous les artistes, hommes de lettres et savants qu’on y voyait, n’avaient été mus que par leurs sympathies personnelles et l’impulsion de leur reconnaissante admiration. Peut-être faut-il s’en féliciter, et reconnaître qu’à cette rareté des missionnaires officiels ont été dues la chaleur, la cordialité, la joie religieuse qui unissaient tous les membres de ce meeting presque européen des fils et des amis de l’art musical. Je dis presque, à cause de l’absence, facile à prévoir et à comprendre, des musiciens de l’Italie. Toutes les autres nations vraiment initiées au culte de l’art des sons y avaient des mandataires, artistes, critiques ou amateurs, dans le pêle-mêle le plus original.

    Étaient venus de Berlin : LL. MM. le roi et la reine de Prusse, MM. Meyerbeer, le comte Westmoreland (ministre d’Angleterre), Moëser père, Moëser fils, Rellstab, Ganz, Bœtticher, Mantius, mesdemoiselles Jenny Lind, Tuczeck.

    De Vienne : MM. Fischoff, Joseph Bacher, députés du Conservatoire, le prince Frédéric d’Autriche, Wesque de Püttlingen, Holz.

    De Weimar : MM. Chélard et Montag, représentants de la chapelle ducale.

    De Salzbourg : M. Aloys Taux, directeur du Mozarteum.

    De Carlsruhe : M. Gassner, directeur de la chapelle ducale.

    De Darmstadt : M. Mangoldt, directeur de la chapelle ducale.

    De Francfort : M. Guhr, directeur et maître de chapelle du théâtre ; mesdemoiselles Kratky, Sachs.

    De Cassel : M. Spohr, maître de chapelle, appelé par le comité de Bonn.

    De Stuttgart : MM. Lindpaintner, maître de chapelle, Pischek.

    De Hohenzollern-Hechingen : M. Techlisbeck, maître de chapelle.

    D’Aix-la-Chapelle : M. Schindler.

    De Cologne : tout l’orchestre appelé par le comité de Bonn.

    De Leipzig : Mademoiselle Schloss.

    De Paris : MM. Félicien David, Massart, Léon Kreutzer, Vivier, Cuvillon, Hallé, Seghers, Burgmüller, Elwart, Sax ; mesdames Viardot-Garcia, Seghers.

    De Lyon : M. Georges Hainl, chef d’orchestre du grand théâtre.

    De Bruxelles : MM. Fétis père, Blaës, Very, de Glimes, représentants du Conservatoire dont M. Fétis est le directeur ; madame Pleyel.

    De la Haye : M. Verhulst, maître de chapelle.

    De Liége : M. Daussoigne, directeur du Conservatoire.

    D’Amsterdam : M. Franco-Mendès.

    De Londres : S. M. la reine Victoria, le prince Albert, M. Moschelès, sir George Smart, membres de la Société Philharmonique, M. Oury, madame Oury-Belleville.

    De partout : Franz Liszt, l’âme de la fête.

    Parmi les missionnaires de la presse, on remarquait MM. J. Janin, Fiorentino, Viardot, venus de Paris ; le docteur Matew, venu de Mayence ; M. Fétis fils, venu de Bruxelles ; MM. Davison, Gruneizen, Chorley, Hogarth, venus de Londres, et M. Gretsch, rédacteur en chef du journal russe, l’Abeille du Nord, venu de Saint-Pétersbourg. Plusieurs littérateurs des plus distingués de la presse anglaise s’y trouvaient encore, dont je n’ai pu recueillir les noms.

    Les conservatoires, les théâtres de Naples, de Milan, de Turin, la chapelle du pape ne figuraient d’aucune façon officielle dans l’assemblée de ces illustres pèlerins. On le comprend : Beethoven est un ennemi pour l’Italie, et partout où son génie domine, où son inspiration a prise sur les cœurs, la muse ausonienne doit se croire humiliée et s’enfuir. L’Italie d’ailleurs a la conscience de son fanatisme national, et peut, en conséquence, redouter le fanatisme hostile de l’école allemande. Il est triste d’avouer qu’elle n’a pas eu tout à fait tort d’en tenir compte, en restant ainsi à l’écart.

    Mais notre Conservatoire à nous, le Conservatoire de Paris, qui est ou devrait être imbu de tout autres idées, n’avoir point envoyé de députation officielle à une fête pareille !... Et la Société des Concerts !... elle qui depuis dix-huit années n’a de gloire, de succès, de vie enfin, que la gloire, les succès et la vie que lui donnent les œuvres de Beethoven, s’être enfermée, elle aussi, dans sa froide réserve, comme elle fit naguère quand Liszt émit le désir qu’elle vint, par un seul concert, en aide à l’accomplissement du projet que nous venons, grâce à lui, de voir réalisé ! Cela est énorme ! Les principaux de ses membres, conduits par leurs chefs, devaient se trouver à Bonn des premiers, comme il était de son devoir, il y a quelques années, au lieu de répondre par le silence aux sollicitations de Liszt, de les devancer au contraire, et de donner, non pas un, ni deux, mais dix concerts, s’il l’eût fallu, au profit du monument de Beethoven. Ceci n’a pas besoin de démonstration, ou la reconnaissance et l’admiration ne sont que des mots.

    Parmi les compositeurs et les chefs renommés dont l’absence de Bonn a étonné tout le monde, et que de graves raisons sans doute en ont seules tenus éloignés, sont MM. Spontini, Onslow, Auber, Halévy, A. Thomas, Habeneck, Benedict, Mendelssohn, Marschner, Reissiger, R. Wagner, Pixis, Ferdinand Hiller, Schumann, Krebbs, Louis Schlösser, Théodore Schlösser, les frères Müller, Stephen Heller, Glinka, Henssens père, Henssens fils, Snel, Bender, Nicolaï, Erckel, les frères Lachner, les frères Bohrer. L’un de ces derniers (Antoine) a été malheureusement retenu à Paris par les inquiétudes que lui donne la santé de sa fille ; sans une considération pareille, celui-là aurait fait la route à pied et couché à la belle étoile plutôt que de manquer au rendez-vous.

    Malgré toutes ces lacunes, on ne peut se figurer l’impression que produisait sur les derniers arrivants leur entrée dans la salle du concert, le premier jour. Cette collection de noms célèbres, ces grands artistes accourus spontanément des différents points de l’Allemagne, de la France, de l’Angleterre, de l’Écosse, de la Hollande, de la Belgique et des Pays-Bas ; l’attente des sensations diverses que chacun allait éprouver ; la passion respectueuse dont la foule entière était animée pour le héros de la fête ; son mélancolique portrait apparaissant au haut de l’estrade, à travers les feux de mille bougies ; cette salle immense, décorée de feuillages et d’écussons portant les titres des œuvres nombreuses et variées de Beethoven ; l’imposante majesté de l’âge et du talent de Spohr qui allait diriger l’exécution ; l’ardeur juvénile et inspirée de Liszt qui parcourait les rangs, cherchant à échauffer le zèle des tièdes, à gourmander les indifférents, à communiquer à tous un peu de sa flamme ; cette triple rangée de jeunes femmes vêtues de blanc ; et plus que tout cela, ces exclamations se croisant d’un côté de la salle à l’autre entre les amis qui se revoyaient après trois ou quatre ans de séparation, et se retrouvaient presqu’à l’improviste en pareil lieu, pour la réalisation d’un tel rêve ! Il y avait bien là de quoi faire naître cette belle ivresse que l’art et la poésie, et les nobles passions leurs filles, excitent en nous quelquefois. Et quand le concert a commencé, quand ce faisceau de belles voix bien exercées et sûres d’elles-mêmes a élevé son harmonieuse clameur, je vous assure qu’il fallait une certaine force de volonté pour ne pas laisser déborder l’émotion dont chacun se sentait saisi.

    Le programme de ce jour ne contenait, cela se conçoit, que de la musique de Beethoven.

    En général, on avait d’avance, et d’après l’impression laissée aux auditeurs par les épreuves préliminaires, inspiré au public des craintes exagérées sur les qualités de l’exécution. D’après tout ce qu’on m’en avait dit, je m’attendais presque à une débâcle musicale, ou tout au moins à une reproduction très-incomplète des partitions du maître. Il n’en a pas été ainsi ; pendant les trois concerts et le jour de l’exécution à l’église de la messe (en ut), à une seule exception près, on n’a pu signaler que des fautes légères ; le chœur s’est presque constamment montré admirable de précision et d’ensemble, et l’orchestre, faible, il est vrai, sous plusieurs rapports, s’est maintenu à cette hauteur moyenne qui l’éloignait autant des orchestres inférieurs que des héroïques phalanges d’instrumentistes qu’on peut former à Paris, à Londres, à Vienne, à Brunswick ou à Berlin. Il tenait le milieu entre un orchestre romain ou florentin et celui de la Société des Concerts de Paris. Mais c’est précisément cela qu’on a reproché aux ordonnateurs de la fête, et chacun trouvait que c’eût été le cas, ou jamais, d’avoir un orchestre royal, splendide, puissant, magnifique, sans pareil, digne enfin du père et du souverain maître de la musique instrumentale moderne. La chose était non seulement possible, mais d’une très-grande facilité ; il ne fallait que s’adresser, six mois d’avance, aux sommités instrumentales des grandes villes que je viens de nommer, obtenir de bonne heure (et je ne doute pas qu’on ne l’eût obtenu) leur assentiment positif, et se bien garantir des idées étroites de nationalisme, qui ne peuvent avoir en pareil cas que les plus désastreux résultats, et paraissent à tous les esprits droits d’un ridicule infini. Que Spohr et Liszt, Allemands tous les deux, aient été chargés de la direction des trois concerts de cette solennité allemande, rien de mieux ; mais, pour parvenir à former un orchestre aussi imposant par sa masse que par l’éminence de ses virtuoses, il fallait sans hésiter recourir à toutes les nations musicales. Quel grand malheur si, au lieu du mauvais hautbois, par exemple, qui a si médiocrement joué les solos dans les symphonies, on avait fait venir Veny ou Verroust de Paris, ou Barret de Londres, ou Evrat de Lyon, ou tout autre d’un talent sûr et d’un style excellent ! Loin de là, on n’a pas même songé à recourir à ceux des habiles instrumentistes qui se trouvaient parmi les auditeurs. MM. Massart, Cuvillon, Seghers et Very n’eussent pas, j’imagine, déparé l’ensemble assez mesquin des violons ; on avait sous la main M. Blaës, l’une des premières clarinettes connues ; Vivier se fût tenu pour très honoré de faire une partie de cor ; et Georges Hainl qui, pour être devenu un chef d’orchestre admirable, n’en est pas moins resté un violoncelliste de première force, lui qui était accouru de cent quatre-vingts lieues, abandonnant et son théâtre et ses élèves de Lyon, pour venir s’incliner devant Beethoven, n’eût certes pas refusé de s’adjoindre aux huit ou neuf violoncelles qui essayaient de lutter avec les douze contre-basses. Quant à ces dernières, elles étaient à la vérité entre bonnes mains, et j’ai rarement entendu le trait du scherzo de la symphonie en ut mineur aussi vigoureusement et aussi nettement rendu que par elles. Toutefois Beethoven valait bien qu’on lui donnât le luxe de faire venir Dragonetti de Londres, Durier de Paris, Müller de Darmstadt et Schmidt de Brunswick. Mais les parties graves montées sur ce pied-là eussent fait naître pour tout le reste de l’orchestre de grandes exigences. On eût voulu compter alors Dorus parmi les flûtes, Beerman parmi les clarinettes, Villent et Beauman parmi les bassons, Dieppo à la tête des trombones, Gallay à celle des cors, ainsi de suite ; plus une vingtaine de nos foudroyants violons, altos et violoncelles du Conservatoire, et peut-être même que pour la cantate de Liszt on fût parvenu à trouver une harpe (Parish-Alvars, par exemple), et l’on n’eût pas été obligé de jouer sur le piano, à l’instar de ce qui se pratique dans les petites villes de province, la partie que l’auteur a écrite pour cet instrument. En somme donc, l’orchestre, sans être mauvais, ne répondait ni par sa grandeur, ni par son excellence à ce que le caractère de la fête, le nom de Beethoven et les richesses de l’Europe instrumentale donnaient à chacun le droit d’espérer.

    Le chœur, en revanche, nous eût paru tout à fait à la hauteur de sa tâche, si les voix d’hommes eussent été en quantité et de qualité suffisantes pour équilibrer les voix de femmes. Les ténors ont fait quelques entrées mal assurées ; on n’a rien eu à reprocher aux basses ; quant aux cent trente soprani, il fallait reconnaître qu’on n’a pas d’idée hors de l’Allemagne d’un pareil chœur de femmes, de son ensemble, de sa riche sonorité, de son ardeur. Il se composait en entier de jeunes dames et de jeunes filles des sociétés de Bonn et de Cologne, la plupart excellentes musiciennes, douées de voix étendues, pures et vibrantes, et toujours attentives, s’abstenant de causer, de minauder, de rire, comme font trop souvent nos choristes françaises, et ne détournant les yeux de leur musique que pour regarder de temps en temps les mouvements du chef. Aussi l’effet des parties hautes du chœur a-t-il été de toute beauté, et la palme de l’exécution musicale des œuvres de Beethoven, à ces trois concerts, revient-elle de droit aux soprani.

    La messe solennelle (en ) est écrite, ainsi que la neuvième symphonie, pour chœur et quatre voix récitantes. Trois des solistes se sont bien acquitté de leur tâche dans ces vastes compositions.

    Mademoiselle Tuczek a bravement abordé les notes aiguës, si dangereuses et si fréquentes, dont Beethoven a malheureusement semé les parties de soprano dans tous ses ouvrages. Sa voix est éclatante et fraîche, sans avoir beaucoup d’agilité ; elle était, je crois, la plus propre qu’on pût trouver à remplir convenablement ce difficile et périlleux emploi. Mademoiselle Schloss n’avait pas à courir des chances aussi défavorables, la partie de contralto n’étant pas écrite hors des limites de son étendue naturelle. Elle a fait en outre, depuis l’époque où j’eus le plaisir de l’entendre à Leipzig, des progrès très-sensibles, et l’on peut la considérer aujourd’hui comme l’une des meilleures cantatrices de l’Europe, tant par la beauté, la force et la justesse de sa voix, que par son sentiment musical et l’excellence de son style de chant. Le ténor, dont le nom m’échappe, a paru faible. La basse, Staudigl, mérite bien sa haute réputation ; il chante en musicien consommé, avec une voix superbe et d’une assez grande étendue pour pouvoir prendre à l’occasion le fa grave et le fa dièze haut, sans hésitation.

    L’impression produite par la symphonie avec chœurs a été grande et solennelle ; le premier morceau par ses proportions gigantesques et l’accent tragique de son style, l’adagio, expression de regrets si poétiques, le scherzo émaillé de si vives couleurs et parfumé de si douces senteurs agrestes, ont successivement étonné, ému et ravi l’assemblée. Malgré les difficultés que présente la partie des soprani, dans la seconde moitié de la symphonie, ces dames l’ont chantée avec une verve et une beauté de sons admirables. La strophe guerrière avec le solo de ténor :

Comme un héros qui marche à la victoire !

a manqué de décision et de netteté. Mais le chœur religieux : Prosternez-vous, millions ! a éclaté imposant et fort comme la voix d’un peuple dans une cathédrale. C’était d’une immense majesté.

    Les mouvements pris par Spohr en conduisant cette œuvre colossale sont les mêmes que prend Habeneck au Conservatoire de Paris, à l’exception seulement du récitatif des contre-basses, que Spohr mène beaucoup plus vite.

    Au deuxième concert, l’immortelle ouverture de Coriolan a été vivement applaudie, malgré sa terminaison silencieuse.

    Le canon de Fidelio est charmant, mais il paraît un peu écourté hors de la scène.

    L’air de l’archange du Christ au mont des Oliviers, bien rendu par l’orchestre et le chœur, exige une voix plus agile que celle de mademoiselle Tuczek pour exécuter sans efforts les vocalises et les broderies.

    Le concerto de piano (en mi bémol) est généralement reconnu pour l’une des meilleures productions de Beethoven. Le premier morceau et l’adagio surtout sont d’une beauté incomparable. Dire que Liszt l’a joué, et qu’il l’a joué d’une façon grandiose, fine, poétique et toujours fidèle cependant, c’est commettre un véritable pléonasme : il y a eu là une trombe d’applaudissements et des fanfares d’orchestre qui ont dû s’entendre jusqu’au dehors de la salle. Liszt ensuite, montant au pupitre-chef, a dirigé l’exécution de la symphonie en ut mineur, dont il nous a fait entendre le scherzo tel que Beethoven l’écrivit, sans en retrancher au début les contre-basses, comme on l’a fait si longtemps au Conservatoire de Paris, et le final avec la reprise indiquée par Beethoven, reprise qu’on se permet aujourd’hui encore de supprimer aux concerts de ce même Conservatoire. J’ai toujours eu une si grande confiance dans le goût des correcteurs des grands maîtres, que j’ai été tout surpris de trouver la symphonie en ut mineur encore plus belle exécutée intégralement que corrigée. Il fallait aller à Bonn pour faire cette découverte.

    Le finale de Fidelio terminait la séance ; ce magnifique morceau d’ensemble n’a pas eu l’entraînement qu’il a toujours en scène et qui lui valut sa célébrité. Je crois que la fatigue de l’auditoire et des exécutants entrait pour beaucoup dans cette différence.

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    Je suis allé me recueillir après les fêtes, dans un village dont le calme et la paix contrastent étrangement avec le tumulte qui, hier encore, régnait dans la ville voisine. C’est Koenig’s-Winter, situé sur l’autre rive du fleuve, en face de Bonn. Ses paysans sont tout fiers de l’illustration qui rejaillit vers eux. Plusieurs vieillards prétendent avoir connu Beethoven dans sa jeunesse. Traversant le fleuve en barque, il venait souvent alors, disent-ils, rêver et travailler dans leurs plaines. Beethoven eut, en effet, un grand amour pour la campagne ; ce sentiment a beaucoup influé sur son style, et il se fait jour quelquefois dans celles mêmes de ses compositions dont la tendance n’a rien de pastoral. Il conserva jusqu’à la fin de sa vie cette habitude d’errer seul dans les champs, sans tenir compte du gîte dont il aurait besoin pour la nuit, oubliant le manger et le dormir, et fort peu attentif, en conséquence, aux enclos réservés et aux ordonnances sur la chasse. On prétend, à ce sujet, qu’un jour, aux environs de Vienne, il fut arrêté par un garde qui s’obstinait à le prendre pour un braconnier tendant des piéges aux cailles dans le champ de blé en fleur où il était assis. Déjà sourd alors, et ne comprenant rien aux récriminations de l’inflexible représentant de la force publique, le pauvre grand homme, avec cette naïveté commune aux poëtes et aux artistes célèbres, qui ne doutent jamais que leur célébrité ne soit parvenue jusqu’aux rangs inférieurs de la société, s’époumonnait à répéter : « Mais je suis Beethoven ! vous vous trompez ! laissez-moi donc ! Je suis Beethoven, vous dis-je ! » Et le garde de répondre, comme celui des côtes de Bretagne, quand Victor Hugo, revenant d’une promenade en mer, à quelques lieues de Vannes, ne put présenter son passeport : « Et qu’est-ce que cela me fait que vous soyez Victor Hugo, homme de lettres, et que vous ayez fait Mon cousin Raymond ou Télémaque ! Vous n’avez pas de passeport, il faut me suivre, et ne résistons pas ! »

    J’ai failli ne pouvoir entendre la messe exécutée à la cathédrale le second jour, grâce au sans-façon avec lequel le comité traitait tous ses invités, dont il ne s’occupait pas le moins du monde. Impossible d’approcher des portes de l’église ; la foule obstruait toutes les avenues, on s’écrasait sans vergogne ; et c’est dans cette cohue que les industriels venus de Londres et de Paris ont dû faire leurs plus beaux coups de main. Enfin, songeant qu’il devait y avoir quelque part une porte dérobée pour les artistes de l’orchestre et du chœur, je m’en suis mis en quête, et, grâce à un bon Bonnois, membre du comité, qui, en m’entendant nommer, ne m’a point pris pour l’auteur de Télémaque, je suis parvenu à entrer avec mon habit entier. A l’autre extrémité de l’église, des cris affreux se faisaient entendre ; on eût dit par moments des clameurs d’une ville prise d’assaut. La messe cependant a pu commencer, et j’en ai trouvé l’exécution remarquable. Cette partition, d’un style moins hardi que la messe en et conçue dans des proportions moins vastes, contient un grand nombre de très-beaux morceaux, et rappelle par son caractère celui des meilleures messes solennelles de Cherubini. C’est franc, vigoureux, brillant ; il y a quelquefois même, eu égard à la véritable expression exigée par le texte sacré, excès de vigueur, de mouvement et d’éclat ; mais, d’après une opinion fort répandue, la plupart des morceaux de musique qu’on trouve dans cette œuvre furent écrits par Beethoven pour des motets et des hymnes, et parodiés ensuite, avec une grande adresse, il est vrai, sur les paroles du service divin. Le chœur des soprani fit encore là des merveilles et me sembla mieux secondé qu’aux séances précédentes par le chœur d’hommes et par l’orchestre. Le clergé de Bonn, fort heureusement moins rigide que le clergé français, avait cru pouvoir permettre aux dames de chanter à cette solennité religieuse. Je sais bien que sans cela l’exécution de la messe de Beethoven eût été impossible ; mais cette raison pouvait paraître de fort peu de poids, malgré la circonstance toute exceptionnelle où l’on se trouvait ; elle n’eût été, en tout cas, d’aucune valeur à Paris, où les femmes ne sont admises à se faire entendre dans les églises qu’à la condition expresse, pour elles, de n’être ni chanteuses ni musiciennes. Pendant longtemps on a pu admirer, aux cérémonies de l’église Sainte-Geneviève, un cantique chanté par les dames du Sacré-Cœur, sur l’air : C’est l’amour, l’amour, l’amour, emprunté au répertoire du théâtre des Variétés ; mais on n’eût point permis à des femmes artistes d’y exécuter un hymne de Lesueur ou de Cherubini.

    On dirait que nous éprouvons en France, quand il s’agit de nos institutions musicales ou de l’influence qu’elles peuvent exercer sur nos mœurs, un véritable bonheur à n’avoir pas le sens commun.

    Immédiatement après la messe, il fallait assister à l’inauguration de la statue sur la place voisine. C’est là surtout que j’ai dû faire un persévérant usage de la vigueur de mes poings. Grâce à elle, et en passant bravement par-dessus une barrière, je suis parvenu à conquérir une place dans l’enceinte réservée. De sorte qu’à tout prendre l’invitation que j’avais reçue du comité directeur des fêtes de Bonn ne m’a réellement pas empéché de les voir. Nous sommes restés là entassés pendant une heure, attendant l’arrivée du roi et de la reine de Prusse, de la reine d’Angleterre et du prince Albert, qui, du haut d’un balcon préparé pour les recevoir, devaient assister à la cérémonie. LL. MM. ont paru, et les canons et les cloches de recommencer leurs fanfares, pendant que, dans un coin de la place, une musique militaire s’évertuait à faire entendre quelques lambeaux des ouvertures d’Egmont et de Fidelio. Le silence s’étant à peu près rétabli, M. Breidenstein, président du comité, a prononcé un discours dont l’effet sur l’assistance peut être comparé à celui qu’obtenait sans doute Sophocle, lisant ses tragédies aux Jeux Olympiques. Je demande pardon à M. Breidenstein de le comparer au poëte grec, mais le fait est que ses voisins seuls ont pu l’entendre, et que pour les neuf cent quatre-vingt-dix-neuf millièmes des auditeurs son discours a été perdu. Il en a été à peu près de même pour sa cantate ; si l’atmosphère eût été calme, je n’eusse pas, à coup sûr, saisi grand’chose de cette composition : on connaît l’impuissance de la musique vocale en plein air ; mais le vent soufflait avec force sur les choristes, et ma part de l’harmonie de M. Breidenstein a été injustement portée tout entière aux spectateurs de l’autre bout de la place, qui l’ont trouvée encore, les gloutons, fort exiguë. Un pareil sort était réservé à la chanson allemande, chanson mise au concours et couronnée par un jury qui probablement l’avait entendue.

    Comment les auteurs de ces morceaux ont-ils pu se faire un instant illusion sur l’accueil qui les attendait ? Une partition qu’on n’exécute pas peut encore passer pour admirable ; il y a des gens dont c’est l’état de faire aux œuvres inconnues une réputation ; mais celle qu’on présente au public en plein air, ne produisant nécessairement aucun effet, est toujours réputée médiocre et reste sous le coup de cette prévention jusqu’à ce qu’une exécution convenable, à huis clos, permette au public d’infirmer, s’il y a lieu, ce premier jugement. Les conversations très-animées des auditeurs qui n’entendaient pas, cessant subitement, ont annoncé la fin des discours et des cantates ; alors chacun est devenu attentif pour voir enlever le voile qui couvrait la statue. Lorsqu’elle a paru, applaudissements, vivats, fanfares de trompettes, roulements de tambours, feux de pelotons, volées de canons et de cloches, tout ce fracas admiratif, qui est la voix de la gloire chez les nations civilisées, a éclaté de nouveau et salué l’image du grand compositeur.

    C’est aujourd’hui que ces milliers d’hommes et de femmes, jeunes ou vieux, à qui ses œuvres ont fait passer tant de douces heures, qu’il a si souvent enlevés sur les ailes de sa pensée aux plus hautes régions de la poésie, ces enthousiastes qu’il a exaltés jusqu’au délire, ces humoristes qu’il a divertis par tant de caprices spirituels et imprévus, ces penseurs pour qui il a ouvert des champs incommensurables à la rêverie, ces amants qu’il a émus en éveillant le souvenir des premiers jours de leur tendresse, ces cœurs serrés par la main d’une destinée injuste, auxquels ses accents énergiques ont donné la force d’une révolte momentanée, et qui, se soulevant indignés, ont trouvé une voix pour mêler leurs cris de rage et de douleur aux accents furieux de son orchestre, ces esprits religieux auxquels il a parlé de Dieu, ces admirateurs de la nature, pour qui il a peint de couleurs si vraies la vie nonchalante et contemplative des champs aux beaux jours de l’été, les joies du village, les terreurs causées par l’ouragan, et le rayon consolateur revenant au travers des lambeaux des nuées sourire au pâtre inquiet et rendre l’espérance au laboureur épouvanté, c’est maintenant que toutes ces âmes intelligentes et sensibles, sur lesquelles rayonna son génie, tendent vers lui comme vers un bienfaiteur et un ami. Mais il est bien tard ; ce Beethoven de bronze est insensible à tant d’hommages, et il est triste de penser que le Beethoven vivant, dont on honore ainsi la mémoire, n’eût peut-être pas obtenu de sa ville natale, aux jours de souffrance et de dénûment, qui furent nombreux durant sa pénible carrière, la dix-millième partie des sommes prodiguées pour lui après sa mort.

    Néanmoins il est beau de glorifier ainsi les demi-dieux qui ne sont plus, il est beau de ne pas les faire trop attendre, et il faut remercier la ville de Bonn, et Liszt surtout, d’avoir compris que le jugement de la postérité était prononcé sur Beethoven depuis longtemps.

    Un immense et dernier concert nous était annoncé pour la journée suivante, à neuf heures du matin ; il fallait donc s’y rendre à huit heures et demie. Le départ des rois et des reines, qui devaient y assister et retourner au château de Brühl dans la journée, avait, dit-on, motivé le choix de cette heure indue. La salle était pleine bien avant le moment désigné ; mais LL. MM. n’arrivaient pas. On les a attendues respectueusement pendant une heure, après quoi force a bien été de commencer sans elles, et Liszt a dirigé l’exécution de sa cantate. L’orchestre et les chœurs, à l’exception des soprani, ont exécuté cette belle partition avec une mollesse et une inexactitude qui ressemblaient à du mauvais vouloir. Les violoncelles surtout ont rendu un passage très-important de manière à ce qu’on pût le croire confié aux archets d’élèves sans mécanisme et sans expérience ; les ténors et les basses ont fait plusieurs entrées fausses, morcelées ou incertaines. Et cependant il a été possible tout de suite de voir la grande supériorité de cette composition sur toutes les œuvres dites de circonstance, et sur ce qu’on attendait même des hautes facultés de son auteur. Mais à peine le dernier accord était-il frappé, qu’un mouvement extraordinaire à l’entrée de la salle, annonçant l’entrée des familles royales, a fait l’auditoire se lever. LL. MM. la reine Victoria, le roi et la reine de Prusse, le prince Albert, le prince de Prusse et leur suite, ayant pris place dans la vaste loge qui leur était destinée à droite de l’orchestre, Liszt a bravement fait recommencer sa cantate. Voilà ce qui s’appelle de l’esprit et du sang-froid. Il avait instantanément fait ce raisonnement dont l’expérience a prouvé la justesse : « Le public va croire que je recommence par ordre du roi, et je serai maintenant mieux exécuté, mieux écouté et mieux compris. » Rien, en effet, de plus dissemblable que ces deux exécutions du même ouvrage à dix minutes de distance l’une de l’autre. Autant la première avait été flasque et incolore, autant la seconde a été précise et animée. La première avait servi de répétition ; sans doute aussi la présence des familles royales excitait le zèle des musiciens et des choristes, et imposait aux petites malveillances qui, dans les rangs mélangés de cette armée musicale, avaient tout à l’heure essayé de se manifester. On se demandera pourquoi et comment la malveillance a pu exister contre Liszt, le musicien éminent dont la supériorité incontestée est, de plus, allemande, dont la célébrité est immense, la générosité proverbiale, qui passe avec raison pour le véritable instigateur de tout ce qui s’est fait de bien dans ces fêtes de Bonn, qui a parcouru l’Europe en tous sens, donnant des concerts dont le produit était destiné à subvenir aux frais de ces fêtes, qui a même offert de combler le déficit, s’il y en a ; quels autres sentiments pouvaient exister dans la foule que ceux qu’une semblable conduite et des mérites pareils doivent naturellement inspirer ?... Eh ! mon Dieu ! la foule est toujours la même, dans les petites villes surtout. Ce sont précisément ces mérites et cette noble conduite qui l’offusquaient. Les uns en voulaient à Liszt parce qu’il a un talent phénoménal et des succès exceptionnels, les autres parce qu’il est spirituel, ceux-là parce qu’il est généreux, parce qu’il a écrit une trop belle cantate, parce que les autres chants composés pour la fête et exécutés la veille n’ont pas réussi, parce qu’il a des cheveux au lieu de porter perruque, parce qu’il parle trop bien le français, parce qu’il sait trop bien l’allemand, parce qu’il a trop d’amis et sans doute parce qu’il n’a pas assez d’ennemis, etc. Les motifs de l’opposition étaient nombreux et graves, on le voit. Quoi qu’il en soit, sa cantate, vraiment bien exécutée et chaudement applaudie des trois quarts et demi de la salle, est une grande et belle chose qui, d’emblée, place Liszt très-haut parmi les compositeurs. L’expression en est vraie, l’accent juste, le style élevé et neuf, le plan bien conçu et sagement suivi, et l’instrumentation remarquable par sa puissance et sa variété. Il n’y a jamais dans son orchestre de ces séries de sonorités semblables qui rendent certaines œuvres, estimables d’ailleurs, si fatigantes pour l’auditeur ; il sait user à propos des petits et des grands moyens, il n’exige pas trop des instruments ni des voix, en un mot, il a montré tout d’un coup qu’il avait, ce qu’on pouvait craindre de ne pas encore trouver en lui, du style dans l’instrumentation comme dans les autres parties de l’art musical.

    Sa cantate débute par une phrase dont l’accent est interrogatif, ainsi que l’exigeait le sens du premier vers, et ce thème, traité avec une rare habileté dans le cours de l’introduction, revient ensuite à la péroraison d’une façon aussi heureuse qu’inattendue. Plusieurs chœurs, du plus bel effet, se succèdent, jusqu’à un decrescendo de l’orchestre, qui semble appeler l’attention sur ce qui va suivre. Ce qui suit est en effet très-important, c’est l’adagio varié du trio en si bémol de Beethoven, que Liszt a eu l’heureuse idée d’introduire à la fin de sa propre cantate, pour en faire une sorte d’hymne à la gloire du maître. Cet hymne, présenté d’abord avec son caractère de grandeur triste, éclate enfin avec la majesté d’une apothéose ; puis le thème de la cantate reparaît dialogué entre le chœur et l’orchestre, et tout finit par un pompeux ensemble. Je le répète, la nouvelle œuvre de Liszt, vaste dans ses dimensions, est vraiment belle de tout point ; cette opinion, que j’exprime sans partialité aucune pour l’auteur, est aussi celle des critiques les plus sévères qui assistaient à son exécution ; le succès en a été complet, il grandira encore.

    Le programme de ce concert était d’une richesse, on peut le dire, excessive ; la durée des morceaux n’avait pas été bien calculée, et l’on a prévu trop tard qu’il ne serait pas possible de l’exécuter en entier. C’est ce qui est arrivé. D’abord le roi, jugeant aussi au premier coup d’œil qu’il ne pourrait rester jusqu’au bout d’une aussi longue séance, avait désigné les pièces qu’il voulait entendre, et après lesquelles il devait partir. On s’est conformé à la volonté royale, et d’après elle on a fait un triage, d’où est résulté le programme suivant :

    1o Ouverture d’Egmont, de Beethoven ; 2o Concerto de piano, de Weber ; 3o Air de Fidelio, de Beethoven ; 4o Air de Mendelssohn ; 5o Adélaïde, cantate de Beethoven.

    Le roi de Prusse s’entend fort bien à faire des programmes. L’ouverture d’Egmont a été supérieurement exécutée ; la coda à deux temps, enlevée par l’orchestre avec chaleur, a produit un effet électrique. Madame Pleyel a dit avec une prestesse et une élégance rares le ravissant concerto de Weber. Mademoiselle Novello a chanté d’une fière et belle manière le bel air de Fidelio avec les trois cors obligés. Mademoiselle Schloss a rendu un morceau de Mendelssohn largement, avec des sons magnifiques d’une justesse irréprochable, et une expression vraie et bien sentie. Quel dommage pour les auteurs d’opéras que cette cantatrice excellente se refuse à la carrière dramatique ! Celle-là du moins sait parfaitement le français, et je connais un grand théâtre auquel elle pourrait rendre d’éminents services. Je n’en puis dire autant de mademoiselle Kratky ; elle a chanté cette douce élégie, Adélaïde, l’une des plus touchantes compositions de Beethoven, d’une manière commune, empâtée, et avec des intonations constamment trop basses. Et Liszt jouait la partie de piano !... Il faut avoir entendu ce morceau chanté par Rubini, qui en tenait les traditions de Beethoven lui-même, pour savoir tout ce qu’il renferme de douloureuse tendresse et de langueur passionnée !...

    Après ces morceaux, LL. MM. s’étant retirées, on a voulu continuer l’exécution du programme. M. Ganz, premier violoncelle de l’Opéra de Berlin, a joué avec beaucoup de talent une fantaisie sur des thèmes de Don Juan. Le jeune Moëser ensuite, dont on se rappelle le succès au Conservatoire de Paris, il y a un an, est venu dire un concertino de sa composition sur des thèmes de Weber. Quelle que soit l’opinion qu’on puisse avoir de sa composition, il faut reconnaître qu’on n’a pas plus de sûreté dans l’intonation, plus de pureté de style, ni plus d’ardeur concentrée ; M. Moëser, en outre, fait avec autant de bonheur que d’aplomb la difficulté ; il est incontestablement à cette heure l’un des premiers violonistes de l’Europe. Son succès, qu’on ne pouvait prévoir, car il a joué un morceau tout entier au milieu du plus profond silence, sans un applaudissement, sans le moindre murmure approbateur, a éclaté subitement ; les bravos ne finissaient pas ; et le jeune virtuose en a été lui-même si surpris, que dans sa stupéfaction joyeuse il ne savait ni comment sortir de la scène, ni quelle contenance faire pour y rester. Auguste Moëser est élève de Ch. de Bériot, qui doit en être bien fier. M. Franco-Mendès avait eu la malheureuse idée de tenir à son solo de violoncelle, malgré celui de Ganz qui l’avait précédé, et celle plus malencontreuse encore de choisir pour thèmes de sa fantaisie des airs de la Donna del Lago de Rossini ; il a donc été très-mal reçu. Et pourtant l’air O mattutini albori, est une bien fraîche et poétique inspiration, et M. Franco-Mendès joue délicieusement du violoncelle ; mais il est Hollandais et Rossini est Italien, de là, double colère des fanatiques de la nationalité allemande. Ceci est misérable, il faut l’avouer.

    Restaient à exécuter encore : un air du Faust de Spohr par mademoiselle Sachs ; un chant de Haydn, par Staudigl, et quelques chœurs ; mais la séance avait duré près de quatre heures, la foule s’écoulait lentement sans demander son reste, et le flot m’a entraîné. Il est vrai que je n’ai pas lutté contre lui d’une façon bien désespérée. Un autre concert m’attendait encore le soir. Le roi de Prusse avait bien voulu m’inviter à celui qu’il donnait à ses hôtes au château de Brühl, et j’étais, pour plus d’un motif, fort désireux de conserver la force de m’y rendre et de l’apprécier.

    En arrivant à Brühl au milieu de féeriques illuminations et d’une pluie battante, j’ai trouvé une autre foule éblouissante à combattre à armes courtoises. Les éperons bruissaient sur les grands escaliers ; c’était de toutes parts un scintillement de diamants, de beaux yeux, d’épaulettes, de blanches épaules, de décorations, de chevelures emperlées, de casques d’or. Les porteurs de fracs noirs faisaient là, je vous jure, une triste figure. Grâce à la bonté du roi, qui est venu s’entretenir avec eux pendant quelques minutes, et qui les a reçus comme de vieilles connaissances, on leur a fait place cependant, et nous avons pu entendre le concert. Meyerbeer tenait le piano. On a d’abord exécuté une cantate qu’il venait de composer en l’honneur de la reine Victoria. Ce morceau, chanté par le chœur et MM. Mantius, Pischek, Staudigl et Bœtticher, est franc, rapide et nerveux dans son laconisme. C’est un hourra harmonieux et vivement lancé. Mademoiselle Tuczek a chanté ensuite une délicieuse romance de l’opéra Il Torneo, du comte Westmoreland. Liszt a joué deux morceaux... à sa manière... et nous avons entendu pour la première fois cette tant vantée Jenny Lind, qui fait tourner toutes les têtes à Berlin. C’est en effet un talent supérieur de beaucoup à ce qu’on entend dans les théâtres français et allemands à cette heure. Sa voix, d’un timbre incisif, métallique, d’une grande force, d’une souplesse incroyable, se prête en même temps aux effets de demi-teinte, à l’expression passionnée et aux plus fines broderies. C’est un talent complet et magnifique ; encore, à en croire les juges compétents qui l’ont admiré à Berlin, nous ne pouvions apprécier qu’une face de ce talent, qui a besoin de l’animation de la scène pour se développer tout entier. Elle a chanté le duo du troisième acte des Huguenots avec Staudigl, le final d’Euryanthe, et un air avec chœurs ravissant d’originalité, de fraîcheur, semé d’effets imprévus, de dialogues piquants entre le chœur et le soprano solo, d’une harmonie vibrante et distinguée, d’une mélodie coquette et mordante, intitulé sur le programme : Air de la Niobé de Paccini. Jamais mystification ne fut plus heureusement trouvée : c’était une cavatine du Camp de Silésie de Meyerbeer. Pischek et Staudigl ont chanté un duo de Fidelio ; la voix de Pischek est de toute beauté et rivalisait admirablement avec celle de Staudigl, dont j’ai déjà vanté la puissance. Pischek, pour moi, est le plus précieux timbre de voix d’homme que je connaisse. Ajoutez qu’il est jeune, bel homme, qu’il chante avec une verve intarissable, et vous concevrez l’empressement avec lequel le roi de Wurtemberg l’a enlevé au théâtre de Francfort et l’a attaché pour la vie à sa chapelle.

    Madame Viardot-Garcia a dit aussi trois morceaux avec sa méthode exquise et sa poétique expression ; c’étaient : une jolie cavatine de Ch. de Bériot, la scène des enfers d’Orphée, et un air de Haendel, demandé par la reine d’Angleterre, qui savait la supériorité avec laquelle madame Viardot sait interpréter le vieux maître saxon. Minuit sonnait ! et les astres tombants invitaient au sommeil. J’ai trouvé place fort heureusement dans une diligence du chemin de fer pour retourner à Bonn ; je me suis couché à une heure, j’ai dormi jusqu’à midi, ivre-mort d’harmonie, las d’admirer, succombant à un besoin irrésistible de silence et de calme, et convoitant déjà la chaumière de Koenig’s-Winter où je suis, et où je me propose de rêver encore pendant quelques jours avant de retourner en France.

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     N’admirez-vous pas ma mémoire, cher Corsino, et la facilité avec laquelle j’ai pu, après sept ans, coordonner mes souvenirs pour ce récit antidaté ?... L’impression que j’ai reçue des fêtes de Bonn a été si vive et si profonde ! Je me sens maintenant noyé dans la tristesse, pour vous l’avoir retracée.... Il n’y a plus de Beethoven !... Notre monde poétique est désert... Nous ne retrouverons plus ces grands ébranlements, ces incendies de l’âme que firent naître en nous les premières auditions de ses symphonies !... Les belles réalités de notre jeunesse me semblent des rêves pour jamais évanouis. Le printemps et l’été ont-ils vraiment existé pour nous ?... L’aquilon souffle jour et nuit avec une si cruelle persistance… L’hiver immobile règne depuis si longtemps… Plus de vertes prairies, de ruisseaux murmurants, de forêts mystérieuses ; plus d’azur au ciel… l’herbe est brûlée, l’onde glacée, la forêt nue ; les feuilles et les fleurs et les fruits sont tombés, la terre froide les a recueillis... et nous allons... bientôt... les suivre.

    Mais pardon, je m’oublie. J’ai à m’occuper de votre seconde heure d’angoisses. La première s’est écoulée tant bien que mal, n’est-ce pas ? Quand je dis tant bien que mal, j’ai tort. Qui d’entre vous oserait se plaindre ! Pendant tout ce premier acte d’Angélique et Roland, vous n’avez eu que du Beethoven !...

    Voulez-vous du Méhul maintenant ?... Voici une notice sur ce classique compositeur, que j’ai écrite à l’intention des artistes parisiens. Peut-être est-elle un peu aussi à l’adresse de vos confrères ; car souvent, dans mes voyages, j’ai remarqué combien peu de connaissances biographiques possèdent les artistes étrangers sur nos maîtres français de la grande époque.

    Changez de lecteur, le premier doit être fatigué.

POUR LE SECOND ACTE.

MÉHUL.

    Il pourra paraître singulier à beaucoup de gens que l’on s’avise, en 1852, d’écrire en France une biographie de Méhul. Comment, dira-t-on, les Français sont-ils à ce point oublieux de leurs gloires nationales, qu’il faille déjà leur rappeler quel fut l’auteur d’Euphrosine, à quelle époque il vécut, le titre de ses œuvres et le style de ses compositions ! Heureusement non, nous n’oublions pas tout à fait si vite, et il y a certes très-peu de personnes, parmi celles qui s’occupaient de musique il y a trente ans, à qui nous puissions dire là-dessus quelque chose de nouveau. Mais la génération actuelle, celle qui depuis quinze ou dix-huit ans fréquente assidûment l’Opéra-Comique, qui s’est accoutumée aux allures de la muse moderne de Paris, muse dont on pourrait dire qu’elle a pour Pinde la Butte Chaumont et pour Permesse la rivière de Bièvre, n’étaient les quelques œuvres aimables qu’elle a inspirées ; cette génération, ignorante du monde musical comme le souriceau de La Fontaine était ignorant de l’univers, qui prend, elle aussi, des taupinières pour les Alpes, a peur des coqs et se sent pleine de sympathie pour les chats, ne sait en conséquence que fort peu de chose sur Méhul. Sans les concerts même, où l’ouverture de la Chasse du jeune Henri et le premier air de Joseph ont été quelquefois entendus, et dont les affiches lui sont tombées sous les yeux, c’est à peine si elle connaîtrait de réputation ce grand maître. De Gluck et de Mozart, ce peuple-là ne sut et ne saura jamais rien ; il attribuera même volontiers Don Juan à Musard qui, sur les thèmes de cet opéra, fit en effet des quadrilles. Encore peut-on affirmer que les érudits seuls sauront qu’il existe un opéra de Don Juan de Musard. Mais il faut excuser ces amateurs ; ils vont à l’Opéra-Comique se délasser de temps en temps. Ils s’y délassent en écoutant des pièces plus ou moins amusantes, où le dialogue, écrit dans leur langue à eux, est entremêlé de morceaux de musique plus ou moins piquants ou plus ou moins... simples, dont ils retiennent aisément la mélodie, parce que c’est de la mélodie à eux. Si par hasard la mélodie telle quelle ne brille, dans un ouvrage, que par son absence, auquel cas il leur est impossible de la retenir, ils ont alors le plaisir de croire à une musique savante, et d’appeler ainsi celle de cet opéra ; puis ils s’y accoutument, telle est leur bonne volonté, ils l’adoptent, et en parlant de l’auteur, ils ne disent plus : Un tel, tout court, comme pour les compositeurs qui leur sont agréables, mais : Monsieur un tel. Ceux-là sont des amis, celui-ci est un supérieur. Non, il ne faut attaquer ni railler ce public, la perle des publics, toujours content, toujours joyeux, incapable de blâmer quoi que ce soit à l’Opéra-Comique, redemandant à chaque première représentation tous les acteurs, tous les auteurs, à moins qu’ils ne soient morts (et encore ... ) ; public inoffensif et inoffensable, qui prend son plaisir où il le trouve et même où il ne le trouve pas. Ce qui me semble impardonnable, c’est l’ignorance des jeunes musiciens, ou tout au moins des jeunes gens qui cherchent à se faire passer pour tels. Il y a de leur part une haute imprudence à ne pas s’informer un peu des choses passées de l’art ; car ils doivent supposer que, parmi les gens du monde avec lesquels ils ont ou auront des relations, plusieurs sont assez bien instruits de ce qu’ils ignorent, et que ces érudits ne se feront pas faute de les humilier dans l’occasion. Il ne leur en coûterait pas beaucoup plus d’apprendre le nom des œuvres des grands maîtres, (je ne vais pas jusqu’à leur demander de connaître les œuvres elles-mêmes) que de se gorger la mémoire de tant de noms honteux, de l’exercer à retenir ce qui se passe journellement dans les tripots dramatiques, et de se la salir par tant de vilenies, au milieu desquelles ils vivent et meurent parce qu’ils y sont nés. On ne verrait plus alors, comme nous le voyons, des professeurs, des lauréats couronnés et pensionnés, attribuer le Mariage de Figaro à Rossini, appeler Gluck l’auteur de Didon, croire que Piccini était un chef d’orchestre de la Porte-Saint-Martin, savoir par cœur, chanter ou faire chanter à leurs élèves tous les produits de la basse musique contemporaine, et ne pas connaître huit mesures des chefs-d’œuvre qui firent dans l’Europe entière, qui font et qui feront toujours partout la vraie gloire de l’art.

    Je m’abstiens d’entrer ici dans les considérations auxquelles un semblable état de choses pourrait donner lieu ; elles m’entraîneraient trop loin. Je dirai seulement, sans remonter aux causes, qu’en général l’ignorance historique de la jeune génération vivant dans la musique, ou autour d’elle, à Paris, est déplorable, qu’elle dépasse tout ce qu’on pourrait citer d’analogue en littérature ou dans les arts du dessin, et qu’on est forcé d’en tenir compte toutes les fois qu’un nom illustre, disparu de l’horizon depuis un petit nombre d’années, vient à y reparaître. En ce cas, la critique doit se figurer qu’elle s’adresse à des lecteurs élevés en Tasmanie, à Borabora, ou dans l’île d’Ombay, et leur dire que Napoléon Bonaparte est né en Corse, île entourée d’eau de toutes parts, qu’il fut un grand capitaine, qu’il gagna une foule de batailles, parmi lesquelles il ne faut pas compter celle de Fontenoy, qu’il fut bien réellement empereur des Français et roi d’Italie, et non point marquis de Buonaparte, général des armées de Sa Majesté Louis XVIII, ainsi que l’ont affirmé quelques historiens.

    En conséquence, nous allons répéter ici, à propos de Méhul, de vieilles anecdotes que tous les musiciens et tous les amateurs de musique civilisés savent fort bien, mais qui, pour des milliers de jeunes barbares, sont de véritables nouvelles nouvelles.

    C’est donc à eux que je m’adresse en disant : Méhul est un célèbre compositeur français. J’ai entendu en province des amateurs forts le compter parmi les maîtres allemands, et prétendre qu’il fallait prononcer Méhoul et non Méhul, mais c’est une erreur. De récentes et consciencieuses recherches m’ont donné la certitude que Méhul est né à Givet, département des Ardennes, département français, soyez-en certains. Quant à l’époque de sa naissance, je ne puis la préciser, n’ayant point compulsé moi-même les registres de l’état-civil de Givet. MM. Fétis et Choron, ses biographes, s’accordent à le faire naître en 1763, mais M. Fétis dit positivement que le jour de sa naissance fut le 24 juin, et Choron, dédaignant ce détail, n’en dit rien du tout. L’ex-secrétaire perpétuel de l’Académie des Beaux-Arts de l’Institut, M. Quatremère de Quincy, a écrit une notice sur Méhul, dans laquelle il lui donne pour père un inspecteur des fortifications de Charlemont. Il est avec la vérité des accommodements ; cette assertion de M. Quatremère en fournit la preuve. Le père de Méhul fut un simple cuisinier, qui, beaucoup plus tard, quand son fils eut acquis de la célébrité, dut à son influence la place subalterne dont le titre, proclamé en séance publique à l’Institut, sonnait mieux que l’autre, incontestablement, et brille d’un léger vernis scientifique assez flatteur.

    Un pauvre organiste aveugle donna au jeune Méhul les premières leçons de musique, et les progrès de l’enfant furent assez rapides pour qu’à l’âge de dix ans on lui confiât l’orgue de l’église des Récolets, à Givet.

    Une circonstance heureuse ayant amené et fixé dans l’abbaye de Lavaldieu, située dans les Ardennes, non loin de Givet, un musicien allemand de mérite, dit-on, nommé Guillaume Hauser, le petit Méhul parvint à obtenir de lui qu’il l’adoptât pour élève. Il fut même admis tout à fait comme commensal de l’abbaye. Ses parents espérèrent dès lors l’y voir devenir moine ; ce qui fût peut-être arrivé, sans le colonel d’un régiment en garnison à Charlemont, qui, pressentant ce que le jeune organiste devait être un jour, le décida à le suivre à Paris. Je ne sais depuis combien de temps il y était, luttant très-probablement contre une gêne voisine de la misère, quand un incident assez singulier vint le mettre en présence d’un maître bien autrement savant et d’un protecteur bien plus puissant que ceux qu’il avait eus jusque-là. Je tiens le fait d’un habitué de l’Opéra, ami intime du vieux Gardel (fameux maître des ballets de ce théâtre), lequel avait beaucoup connu le personnage principal de la scène que je vais vous raconter.

    Il y avait dans ce temps-là à Paris un compositeur allemand nommé Gluck (prononcez Glouck), dont les œuvres préoccupaient l’attention publique à un point que vous ne sauriez imaginer. Croyez-moi si vous voulez, mais le fait est qu’il était plus glorieux à lui tout seul, plus admiré et plus admirable que ne pourraient l’être aujourd’hui ensemble trois compositeurs populaires, voire même trois membres de l’Institut. Ce Gluck n’avait pourtant encore écrit pour le théâtre de l’Opéra qu’un très-petit nombre d’ouvrages ; à cette époque, on ne comptait pas les partitions comme des gros sous. Il venait d’en terminer une intitulée Iphigénie en Tauride, dont vous n’avez jamais entendu parler très-probablement, mais qui excita cependant à Paris un enthousiasme plus grand que toutes les précédentes productions de ce même Gluck, et pour laquelle, aujourd’hui encore, beaucoup de gens éprouvent une de ces passions féroces qui vous épouvanteraient, si vous en étiez témoins. Inutile de vous dire les raisons de cette anomalie. Or donc, Méhul s’étant glissé, je ne sais comment, à la répétition de cette Iphigénie en Tauride, fut si frappé de ce qu’il entendit, si ému, si bouleversé, qu’il voulut à toute force l’entendre encore le lendemain à la première représentation. Mais comment faire ? Tous les billets étaient pris ; et d’ailleurs Méhul, en sa qualité de jeune compositeur, logeait le diable en sa bourse. Il imagina alors de se blottir au fond d’une loge, espérant y rester inaperçu jusqu’au lendemain soir et se trouver ainsi tout introduit à l’heure solennelle. Malheureusement un inspecteur de la salle le découvrit dans sa cachette, l’interpella vivement et voulut le mettre à la porte. Gluck se trouvait encore sur l’avant-scène, occupé à régler quelques détails du ballet des Scythes (un morceau extraordinaire que vous ne connaissez pas), car ce diable d’homme se mêlait de tout ; il voulait que non seulement les paroles, mais la mise en scène, la danse, les costumes et le reste s’accordassent complétement avec sa musique ; il tourmentait tout le monde à ce sujet. On est bien revenu de ces idées-là, n’est-ce pas ? Quoi qu’il en soit, l’altercation qui avait lieu dans la loge ayant attiré son attention, Gluck s’informa de ce qui pouvait y donner lieu. Méhul alors de s’avancer tout tremblant et d’expliquer l’affaire, en disant au grand maître : Monseigneur. Ce Gluck était un bon homme au fond, quoiqu’il eût de l’esprit, du génie, une volonté de fer, et qu’il eût accompli une révolution musicale. Il fut touché de l’enthousiasme du jeune intrus, lui promit un billet pour la première représentation d’Iphigénie, l’engagea à venir chez lui le chercher, désireux qu’il était, disait-il, lui Gluck, de faire la connaissance de Méhul. Vous devinez le reste et concevez l’influence que les conseils d’un tel homme durent exercer sur le talent de son protégé ; car ce Gluck, je vous le répète, fut réellement un compositeur d’un grand mérite, et chevalier qui plus est, et très-riche, ce qui doit, pour vous, prouver surabondamment sa valeur.

    On ne passerait guère aujourd’hui plus de deux heures dans une loge, sans boire ni manger, pour entendre un chef-d’œuvre. C’est, sans doute, qu’autrefois les chefs-d’œuvre étaient rares, ou qu’il y a peu de Méhul maintenant. Quant au monseigneur, il est tout à fait tombé en désuétude. En parlant à un compositeur illustre, on dit plutôt mon vieux. Il est vrai que seigneur vient de senior, comparatif du mot latin senex (vieux) ; de là les expressions mon aîné, mon ancien, mon senior, mon vieux. Le respect est tout aussi profond, il est seulement exprimé d’autre sorte.

    Ce fut sous la direction de Gluck que Méhul écrivit alors, sans avoir l’intention de les faire jamais représenter, et comme études seulement, trois opéras : Psyché, Anacréon, et Lausus et Lydie. Aujourd’hui, quand on a écrit trois romances, avec l’intention de les publier, on commence à se croire des droits incontestables à l’attention des directeurs des théâtres lyriques.

    Méhul avait vingt ans quand il présenta au comité d’examen de l’Opéra une partition sérieuse : Alonzo et Cora. Les Incas de Marmontel avaient sans doute fourni le sujet du poëme. Cora fut reçue, mais non jouée ; et quand au bout de six ans le jeune compositeur vit qu’il n’était pas plus avancé de ce côté que le premier jour, il s’adressa à l’Opéra-Comique et lui porta un opéra de genre en trois actes, Euphrosine et Coradin, dont, si je ne me trompe, Hoffman avait écrit la pièce, et qui valut à Méhul, pour son début, un éclatant succès. Ce fut un bonheur pour lui de n’avoir pu obtenir la mise en scène de son premier opéra ; car, lorsque après le triomphe d’Euphrosine, l’Académie royale de Musique se décida enfin à représenter Cora, qu’elle avait depuis si longtemps dans ses cartons, cette œuvre, pâle et froide, dit-on, ne réussit pas.

    Malgré le nombre considérable de beaux et charmants ouvrages qui lui ont succédé, je suis obligé d’avouer qu’Euphrosine et Coradin est resté pour moi le chef-d’œuvre de son auteur. Il y a là-dedans à la fois de la grâce, de la finesse, de l’éclat, beaucoup de mouvement dramatique, et des explosions de passion d’une violence et d’une vérité effrayantes. Le caractère d’Euphrosine est délicieux, celui du médecin Alibour, d’une bonhomie un peu railleuse ; quant au rude chevalier Coradin, tout ce qu’il chante est d’un magnifique emportement. Dans cette œuvre apparue en 1790, et toute radieuse encore de vie et de jeunesse à l’heure qu’il est, je me borne à citer en passant l’air du médecin : « Quand le comte se met à table », celui du même personnage : « Minerve ! ô divine sagesse », le quatuor pour trois soprani et basse, où figure avec tant de bonheur le thème si souvent reproduit : « Mes chères sœurs, laissez-moi faire, » et le prodigieux duo : « Gardez-vous de la jalousie » qui est resté le plus terrible exemple de ce que peut l’art musical uni à l’action dramatique, pour exprimer la passion. Ce morceau étonnant est la digne paraphrase du discours d’Iago : « Gardez-vous de la jalousie, ce monstre aux yeux verts », dans l’Othello de Shakespeare, grand poëte anglais qui vivait au temps de la reine Élisabeth. On raconte qu’assistant à la répétition générale d’Euphrosine, Grétry (vous savez, Grétry, un ancien compositeur né à Liége, en Belgique, et dont l’Opéra-Comique de Paris vient de remonter l’ouvrage si spirituellement mélodieux, le Tableau parlant) ; on raconte, dis-je, que Grétry, après avoir entendu le duo de la jalousie, s’écria : « C’est à ouvrir la voûte du théâtre avec le crâne des auditeurs ! » et le mot ne dit rien de trop. La première fois que j’entendis Euphrosine, il y a vingt-cinq ou vingt-six ans, il m’arriva de causer un étrange scandale au théâtre Feydeau, par un cri affreux que je ne pus contenir à la péroraison de ce duo : « Ingrat, j’ai soufflé dans ton âme ! » Comme on ne croit guère dans les théâtres à des émotions aussi naïvement violentes qu’était la mienne, Gavaudan, qui jouait encore alors le rôle de Coradin, où il excellait, ne douta point qu’on n’eût voulu le railler par une farce indécente, et sortit de la scène courroucé. Il n’avait pourtant jamais peut-être produit d’effet plus réel. Les acteurs se trompent plus souvent en sens inverse.

    Il faut des voix très-puissantes pour exécuter ce duo ! Je voudrais y voir aux prises mademoiselle Cruvelli et Massol. Méhul écrivit un peu plus tard Stratonice, où il avait à peindre les douleurs du grand amour concentré qui donne la mort. Il faut citer dans cette œuvre l’ouverture d’abord, une charmante invocation à Vénus, l’air : « Versez tous vos chagrins, » le quatuor de la consultation : « Je tremble ! mon cœur palpite ! » pendant lequel le médecin Érasistrate, à l’aspect du trouble que cause à Antiochus expirant la présence de Stratonice, découvre la passion du jeune prince pour elle, et reconnaît la cause de sa maladie ; et encore un bel air d’Érasistrate, et la dernière phrase du roi Séleucus, si vraie et si touchante :

Accepte de ma main ta chère Stratonice,
Et par le prix du sacrifice
Juge de tout l’amour que ton père a pour toi !

    Après avoir écrit Horatius Coclès, le jeune Sage et le vieux Fou, espèce de vaudeville mesquin ; Doria, aujourd’hui inconnu ; Adrien, belle partition non publiée (nous en possédons un exemplaire manuscrit à la bibliothèque du Conservatoire) ; Phrosine et Mélidore, dont la musique, souvent pleine d’inspiration, contient des effets d’orchestre entièrement inconnus à cette époque, tels que celui des quatre cors employés dans leurs notes dites bouchées les plus sourdes, pour accompagner d’une sorte de râle instrumental la voix d’un mourant ; Méhul, dans l’espoir de terrasser Lesueur, qu’il détestait, et dont l’opéra de la Caverne venait d’obtenir un succès immense... (J’oubliais de vous dire que Lesueur fut un célèbre compositeur français, né à Drucat-Plessiel, près d’Abbeville, la même année que Méhul ; il fut surintendant de la chapelle de l’empereur Napoléon, de celle de Louis XVIII et de Charles X, écrivit une foule de messes, d’oratorios, d’opéras, et a laissé en portefeuille un Alexandre à Babylone qui n’a jamais été représenté), Méhul, irrité du succès de la Caverne de Lesueur, mit en musique un opéra sur le même sujet et portant le même titre. La Caverne de Méhul tomba. Je sais que la bibliothèque de l’Opéra-Comique possède ce manuscrit, et je serais, je l’avoue, fort curieux de pouvoir juger par mes yeux de ce qu’il y avait de mérité dans cette catastrophe.

    Une autre chute vint mettre le sceau à la renommée et à la gloire de Méhul, la chute de la Chasse du Jeune Henri, opéra dont l’ouverture, redemandée avec transports, produisit une telle impression sur l’auditoire qu’on ne voulut pas entendre après elle le reste, assez ordinaire dit-on, de la partition.

    Parmi les très-beaux ouvrages de Méhul qui réussirent peu, il faut mettre en première ligne Ariodant. Le sujet de cet opéra est à peu près le même que celui de Montano et Stéphanie de Berton (musicien français, né à Paris, où il s’est fait une belle réputation par ses compositions théâtrales). Ils sont l’un et l’autre empruntés à une tragi-comédie de ce poëte anglais, Shakespeare, dont je vous parlais tout à l’heure, qui a pour titre : Much ado about nothing. Dans Ariodant se trouve un duo de jalousie presque digne de faire le pendant de celui d’Euphrosine, un duo d’amour d’une vérité crue jusqu’à l’indécence, un air superbe : « Oh ! des amants le plus fidèle ! » et la célèbre romance que vous connaissez très-certainement :

Femme sensible, entends-tu le ramage
De ces oiseaux qui célèbrent leurs feux ?

    Bion, où l’on trouve un joli rondo, Épicure, le Trésor supposé, Héléna, Johanna, l’Heureux malgré lui, Gabrielle d’Estrées, le Prince troubadour, les Amazones, ne réussirent point et appartiennent probablement à la catégorie des ouvrages justement condamnés à l’oubli. L’Irato, une Folie, Uthal, les Aveugles de Tolède, la Journée aux Aventures, Valentine de Milan et Joseph sont au contraire de ceux auxquels le succès a été dispensé assez exactement, ce me semble, dans la proportion de leur mérite. Le moins connu de ces opéras, les Aveugles de Tolède, a pour préface une jolie ouverture dans le style des boléros espagnols. L’Irato fut écrit pour mystifier le premier Consul et tout son entourage, qui ne reconnaissaient de facultés mélodiques qu’aux seuls Italiens et les refusaient surtout à Méhul. L’ouvrage fut donné comme une traduction d’un opéra napolitain. Napoléon n’eut garde de manquer la première représentation ; il applaudit de toutes ses forces, et déclara bien haut que jamais un compositeur français ne pourrait écrire d’aussi charmante musique. Puis, le nom de l’auteur ayant été demandé par le public, le régisseur vint jeter à la salle étonnée celui de Méhul. Mystification excellente, qui réussira toujours, en tout temps et en tout lieu, et rendra manifeste l’injustice des préventions, sans jamais les détruire.

   Uthal, avec son sujet ossianique, vint se heurter encore contre les Bardes de Lesueur, qui poursuivaient à l’Opéra une brillante carrière, et que Napoléon d’ailleurs avait pris sous son patronage. Méhul, pour donner à l’instrumentation d’Uthal une couleur mélancolique, nuageuse, ossianique enfin, eut l’idée de n’employer que des altos et des basses pour tous instruments à cordes, en supprimant ainsi la masse entière des violons. Il résultait une monotonie plus fatigante que poétique de la continuité de ce timbre clair-obscur, et Grétry, interrogé à ce sujet, répondit franchement : « Je donnerais un louis pour entendre une chanterelle. »

    Joseph est celui des opéras de Méhul qu’on connaît le mieux en Allemagne. La musique en est presque partout simple, touchante, riche de modulations heureuses sans être bien hardies, d’harmonies larges et vibrantes, de gracieux dessins d’accompagnement, et son expression est toujours vraie. La seconde partie de l’ouverture ne me paraît pas digne de l’introduction si colorée qui la précède. La prière « Dieu d’Israël ! » où les voix ne sont soutenues que par de rares accords d’instruments de cuivre, est complétement belle sous tous les rapports. Dans le duo entre Jacob et Benjamin : « O toi, le digne appui d’un père ! » on trouve des réminiscences assez fortes d’Œdipe à Colone ; réminiscences amenées sans doute dans l’esprit de Méhul par la similitude de situation et de sentiments qu’offre ce duo avec plusieurs parties de l’opéra de Sacchini. (Œdipe à Colone est de Sacchini.)

    Méhul a écrit encore beaucoup d’autre musique que celle des opéras que je viens d’énumérer. Il a fait ou plutôt arrangé trois partitions de ballets : le Jugement de Pâris, la Dansomanie et Persée et Andromède. Il a composé des chœurs et une bonne ouverture pour la tragédie de Joseph Chénier, Timoléon, plusieurs symphonies, un grand nombre de morceaux pour le solfége du Conservatoire, des cantates, des opéras dont je m’abstiens de citer les titres, puisqu’ils ne furent point représentés, des opéras de circonstance, tels que le Pont de Lodi, et d’autres pour lesquels il eut des collaborateurs, une scène à deux orchestres, dont le second imite canoniquement le premier comme un écho, exécutée au Champ-de-Mars dans une fête publique à l’occasion de la victoire de Marengo ; il a fait la musique d’un mélodrame pour le théâtre de la Porte Saint-Martin, et des chansons patriotiques, entre autres le Chant du Départ (« La victoire en chantant »), dont la popularité s’est maintenue à côté de celle de la Marseillaise.

    Méhul mourut le 18 octobre 1817, à l’âge de cinquante-quatre ans. Il avait, dit-on, une conversation attachante, de l’esprit, de l’instruction, et le goût de l’horticulture et des fleurs. Son système en musique, si tant est que l’on puisse appeler système une doctrine semblable, était le système du gros bon sens, si dédaigné aujourd’hui. Il croyait que la musique de théâtre ou toute autre destinée à être unie à des paroles doit offrir une corrélation directe avec les sentiments exprimés par ces paroles, qu’elle doit même quelquefois, lorsque cela est amené sans effort et sans nuire à la mélodie, chercher à reproduire l’accent de voix, l’accent déclamatoire, si l’on peut ainsi dire, que certaines phrases, que certains mots appellent, et que l’on sent être celui de la nature ; il croyait qu’une interrogation, par exemple, ne peut se chanter sur la même disposition de notes qu’une affirmation, il croyait que pour certains élans du cœur humain il y a des accents mélodiques spéciaux qui seuls les expriment dans toute leur vérité, et qu’il faut à tout prix trouver, sous peine d’être faux, inexpressif, froid, et de ne point atteindre le but suprême de l’art. Il ne doutait point non plus que, pour la musique vraiment dramatique, quand l’intérêt d’une situation mérite de tels sacrifices, entre un joli effet musical étranger à l’accent scénique ou au caractère des personnages, et une série d’accents vrais, mais non provocateurs d’un frivole plaisir, il n’y a point à hésiter. Il était persuadé que l’expression musicale est une fleur suave, délicate et rare, d’un parfum exquis, qui ne fleurit point sans culture et qu’on flétrit d’un souffle ; qu’elle ne réside pas dans la mélodie seulement, mais que tout concourt à la faire naître ou à la détruire : la mélodie, l’harmonie, les modulations, le rhythme, l’instrumentation, le choix des registres graves ou aigus des voix et des instruments, le degré de vitesse ou de lenteur de l’exécution, et les diverses nuances de force dans l’émission du son. Il savait qu’on peut se montrer musicien savant ou brillant et être entièrement dépourvu du sentiment de l’expression, qu’on peut posséder, au contraire, au plus haut degré ce sentiment et n’avoir qu’une valeur musicale fort médiocre que les vrais maîtres de l’art dramatique ont toujours été doués plus ou moins de qualités très-musicales unies au sentiment de l’expression.

    Méhul n’était imbu d’aucun des préjugés de quelques-uns de ses contemporains, à l’égard de certains moyens de l’art qu’il employait habilement lorsqu’il les jugeait convenables, et que les routiniers veulent proscrire en tout cas. Il était donc réellement et tout à fait de l’école de Gluck ; mais son style, plus châtié, plus poli, plus académique que celui du maître allemand, était aussi bien moins grandiose, moins saisissant, moins âpre au cœur ; on y trouve bien moins de ces éclairs immenses qui illuminent les profondeurs de l’âme. Puis, si j’ose l’avouer, Méhul me semble un peu sobre d’idées ; il faisait de la musique excellente, vraie, agréable, belle, émouvante, mais sage jusqu’au rigorisme. Sa muse possède l’intelligence, l’esprit, le cœur et la beauté ; mais elle garde des allures de ménagère, sa robe grise manque d’ampleur, elle adore la sainte économie.

    C’est ainsi que dans Joseph et dans Valentine de Milan, la simplicité est poussée jusqu’à des limites qu’il est dangereux de tant approcher. Dans Joseph aussi, comme dans la plupart de ses autres partitions, l’orchestre est traité avec un tact parfait, un bon sens extrêmement respectable ; pas un instrument n’y est de trop, aucun ne laisse entendre une note déplacée ; mais ce même orchestre, dans sa sobriété savante, manque de coloris, d’énergie même, de mouvement, de ce je ne sais quoi qui fait la vie. Sans ajouter un seul instrument à ceux que Méhul employa, il y avait moyen, je le crois, de donner à leur ensemble les qualités qu’on regrette de ne pas y trouver. J’ai hâte d’ajouter que ce défaut, s’il est réel, me paraît mille fois préférable à l’abominable et repoussant travers qu’il faut renoncer à corriger chez la plupart des compositeurs dramatiques modernes, et grâce auquel l’art de l’instrumentation fait trop souvent place, dans les orchestres de théâtre, à des bruits grossiers et ridicules, grossièrement et ridiculement placés, ennemis de l’expression et de l’harmonie, exterminateurs des voix et de la mélodie, propres seulement à marquer davantage des rhythmes d’une vulgarité déplorable, destructeurs même de l’énergie, malgré leur violence ; car l’énergie du son n’est que relative, et ne résulte que des contrastes habilement ménagés, bruits qui n’ont rien de musical, qui sont une critique permanente de l’intelligence et du goût du public capable de les supporter, et qui ont enfin rendu nos orchestres de théâtre les émules de ceux que font entendre dans les foires de village les saltimbanques et les marchands d’orviétan.

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    Avouez-le, malgré votre haute estime pour Méhul et ses œuvres, vous ne saviez pas tout cela. Et c’est à Angélique et Roland que vous devez cette instruction inattendue. A quelque chose le mauvais est bon.

    Votre second acte n’est pas terminé, j’en ai peur. Eh bien causons un peu. Je reviens encore de Londres. Cette fois, à part l’exception que je dois faire en faveur de deux cantatrices, je n’y ai rien observé en musique que d’assez laid. J’ai vu une représentation au théâtre de la Reine du Figaro de Mozart, mais trombonisé, ophicléidé, en un mot doublé en cuivre comme un vaisseau de haut bord. C’est ainsi que cela se pratique en Angleterre, partout où les traditions de M. Costa sont en honneur. Ni Mozart, ni Rossini, ni Weber, ni Beethoven n’ont pu échapper à la réinstrumentation. Leur orchestre n’est pas assez épicé ; et l’on se croit obligé de pourvoir à ce défaut. D’ailleurs, si les théâtres ont des joueurs de trombone, d’ophicléide, de grosse caisse, de triangle et de cymbales, ce n’est pas apparemment pour qu’ils se croisent les bras ! Cette charge est vieille, il serait temps d’y renoncer.

    Mademoiselle Cruvelli jouait le page, et pour la première fois de ma vie j’ai entendu ce rôle chanté d’une façon intelligible. Mademoiselle Cruvelli le dit pourtant avec une passion un peu trop accentuée ; elle fait de Cherubino un trop grand garçon ; elle en fait presque un jeune homme. Madame Sontag était Suzanne. L’existence d’un pareil talent est à peine croyable pour ceux même qui en éprouvent le charme. Voilà une cantatrice qui entend l’art des nuances, qui en possède un clavier complet, et qui sait le choisir et les appliquer !

Donnez des lys pour elle,
Des lys à pleines mains.

    J’ai assisté, dans Westminster-Abbey, à la Purcell’s commemoration. Un petit chœur de voix médiocres chantait avec accompagnement d’orgue des hymnes, antiennes et motets de ce vieux maître anglais. Un petit auditoire recueilli assistait à la cérémonie. C’était froid, stagnant, somnolent, lent. Je m’évertuais à ressentir de l’admiration, et j’éprouvais le sentiment contraire. Puis, le souvenir du chœur des enfants de l’église de Saint-Paul étant venu m’assaillir, j’ai fait mentalement une comparaison fâcheuse, et je suis sorti, laissant Purcell sommeiller avec ses fidèles.

    Sir George Smart a bien voulu, un dimanche, me faire les honneurs de la chapelle de Saint-James, dont il est l’organiste. Hélas ! la musique a abandonné ce réduit, depuis que les rois et les reines ont cessé d’habiter le palais. Quelques chantres sans voix, huit enfants de chœur qui en ont trop, un orgue primitif, c’est tout ce qu’on y entend. Cette chapelle fut construite par Henri VIII, et sir George m’a montré la petite porte par laquelle ce bon roi venait rendre grâce à Dieu et chanter les alleluia composés par lui-même, chaque fois qu’il avait inventé une nouvelle religion ou fait couper le cou à une de ses femmes...

    J’ai entendu aussi dans un concert le brillant Stabat de Rossini... Vous ne connaissez pas l’histoire de la fugue qui termine cette partition ? La voici.

    Rossini, ce grand musicien de tant d’esprit, a pourtant eu la faiblesse de croire qu’un Stabat respectable, un vrai Stabat, un Stabat digne de succéder à ceux de Palestrina et de Pergolèse, devait absolument finir par une fugue sur le mot Amen. C’est en réalité, vous le savez tous, le plus abominable et le plus indécent des contresens ; mais Rossini ne se sentait pas le courage de braver le préjugé établi là-dessus. Or comme la fugue n’est pas son fort, il alla trouver son ami Tadolini, qui passe pour un contre-pointiste à tous crins, et il lui dit de son air le plus câlin : Caro Tadolini, mi manca la forza ; fammi questa fuga ! Le pauvre Tadolini se dévoua et fit la fugue. Puis, quand le Stabat parut, les professeurs de contre-point la trouvèrent détestable, ces messieurs ayant toujours été dans l’usage de n’accorder la science de la fugue qu’à eux ou à leurs élèves. De sorte qu’en fin de compte, Rossini, à les en croire, eût tout aussi bien fait d’écrire sa fugue lui-même.

    Telle est l’anecdote qui circule ; mais la vérité vraie, c’est, entre nous soit dit, que la fugue est de Rossini.

    Un malheur sérieux vient de nous frapper à Paris, et vous serez bien heureux de ne pas en ressentir le contre-coup. Z..., ce grand insulteur de l’art et des artistes, désespéré d’avoir, par un coup de bourse, perdu les trois quarts de l’énorme fortune qu’il avait amassée, vous savez comment, n’a pu résister à une tentation de suicide. Il a fait son testament, légué, dit-on, ce qui lui restait à la directrice d’une maison d’éducation pour les filles jeunes, et, ce pieux devoir rempli, s’est acheminé vers la place Vendôme, où il s’est fait ouvrir la porte de la colonne. Parvenu sur la galerie qui couronne le sommet du monument, il a quitté son chapeau, sa cravate, ses gants, je tiens ces affreux détails du gardien de la colonne, il a jeté un regard calme sur l’abîme ouvert autour de lui, puis s’éloignant de quelques pas de la balustrade, comme pour mieux prendre son élan, il a brusquement renoncé à son projet.

   Henri Heine, que je viens de voir, m’a récité en prose française un petit poëme élégiaque allemand qu’il a composé sur cette catastrophe. C’est à mourir de rire.

    Pauvre Heine ! Cloué sur son lit depuis six ans par une incurable paralysie, presque aveugle, il garde néanmoins sa terrible gaieté. Il ne consent pas encore à mourir, dit-il. Il faut que le bon Dieu attende. Il veut voir auparavant comment tout ceci finira. Il fait des mots, sur ses ennemis, sur ses amis, sur lui-même. Avant-hier, en m’entendant annoncer, il s’est écrié de son lit, avec sa faible voix qui semble sortir d’une tombe : « Eh ! mon cher ! quoi, c’est vous ! entrez. Vous ne m’avez donc pas abandonné ?... Toujours original ! »

    Si votre second acte n’est pas terminé, j’en suis fâché, Corsino, mais je n’ai plus rien à vous conter pour le moment. Ainsi résignez-vous, prenez votre violon et jouez le finale comme s’il était bon. Vous n’en mourrez pas. D’ailleurs, j’ai besoin de relire encore votre lettre ; je veux y répondre de façon à ne pas être obligé de vous abandonner avant la fin du troisième acte, que vous me dénoncez comme le plus dangereux.

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POUR LE DERNIER ACTE.

    Je n’ai pas voulu, en commençant ma lettre, faire la moindre observation sur certains passages de la vôtre. J’y arrive maintenant.

    Ah ! mes quatre ou cinq lecteurs trouvent que j’ai mal agi en racontant les délassements auxquels ils se livrent, eux et leurs confrères, quand il s’agit d’exécuter la musique qu’ils n’aiment point ! délassements que j’avoue avoir moi-même partagés !

    Voilà bien les artistes ! S’ils font la moindre chose passable, il faut que les cinq cent trente mille voix de la renommée, sans compter sa trompette, l’annoncent aux cinq parties du monde, et en quels termes ! et avec quelles fanfares ! je le sais trop. Mais s’il leur arrive de se laisser entraîner à quelque action ou production qui donne tant soit peu de prise à la critique, malgré tous les ménagements, tous les sourires de cette pauvre critique, en dépit des formes aimables qu’elle prend pour se faire bénigne et douce et bonne fille, en parler seulement est, de sa part, un crime abominable ; à les en croire, c’est une infamie, que dis-je, une platitude, un abus de confiance ; et chacun de ces indignés de s’écrier comme Othello : « Il n’y a donc pas de carreaux au ciel ! »

    Sur ma foi, très-chers, vous m’inspirez de la pitié.

    Je vous supposais moins arriérés, et je me croyais, moi, bien plus de vos amis.

    Allons ! je vais mettre des gants pour vous écrire, je ne me montrerai désormais dans votre orchestre qu’en cravate blanche, avec toutes mes décorations, et ne vous parlerai, messeigneurs, que chapeau bas . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Plaisanterie à part, une telle susceptibilité est enfantine (sachez-moi gré de ne pas dire puérile) ; mais comme je vous tiens pour incapables de n’en pas rire à présent, brisons-là et qu’il n’en soit plus question.

    Pour vous, Corsino, qui pensez paraître ridicule aux yeux des hommes de lettres et des musiciens de Paris qui me liront, sachez-le bien, votre crainte est absolument chimérique, par cette excellente raison que les hommes de lettres de Paris lisent seulement leurs propres livres et que les musiciens ne lisent rien.

    Je vous remercie sincèrement de m’avoir soustrait à la vendetta transversale du ténor outragé, et de ne vouloir pas qu’on me joue. Je vous en ai même une double obligation, car le danger serait double pour moi, si l’opéra en question était donné à X***. Je crois vos confrères fort capables d’en faire un opéra où l’on parle, et de commencer la lecture de Clarisse-Harlowe à sa première représentation.

    J’avoue la mesquinerie de mon calembour sur Moran, mais votre jeu de mots sur les Bavaroises ne vaut pas mieux.

    Il m’est impossible de croire au corset de votre chef d’orchestre. Ce sont plutôt les répétitions d’Angélique et Roland qui l’auront fait maigrir. C’est donc bien mauvais ?

    Si j’ai dit par deux fois que le bon Bacon (admirez l’euphonie !) ne descendait pas de l’homme célèbre dont il porte le nom, c’est que sa rare intelligence et la profondeur de son esprit pourraient faire croire le contraire, et qu’une telle supposition de descendance serait calomnieuse pour le savant Roger Bacon, inventeur de la poudre, puisqu’il fut moine et que les moines ne se marient pas. Cette explication, je l’espère, satisfera complétement notre ami.

    Dimski, Dervinck, Turuth, Siedler et vous, Corsino, vous ignorez ce qu’est Falstaff. Vous osez le dire ! Mais vous êtes donc tous plus B. B. B. B. Bacons que Bacon lui-même ! Falstaff un poëte ! un guerrier ! et vous avez prétendu souvent connaître Shakespeare !... Sachez donc, Messieurs mes amis les musiciens, que sir John Falstaff est un personnage important de trois pièces du poëte anglais, des deux tragédies de Henri IV et de la comédie des Joyeuses commères de Windsor ; qu’il occupe encore l’attention du public dans un quatrième drame du même auteur, où il ne paraît point, mais où l’on vient raconter ses derniers moments. Sachez qu’il fut le favori de la reine Élisabeth, qu’il est l’idéal du bouffon anglais, du gascon anglais, du matamore anglais, qu’il faut voir en lui le vrai polichinelle anglais, le représentant de cinq ou six péchés capitaux, que gourmandise, paillardise, couardise, sont ses qualités dominantes, que, malgré son obésité, sa rotondité, sa ladrerie et sa poltronnerie, il ensorcelle des femmes et leur fait mettre en gage leur argenterie pour satisfaire ses appétits gloutons, que Shakespeare l’a donné au prince Henri pour compagnon de ses orgies et de ses escapades nocturnes dans les rues de Londres, lequel prince permet à Falstaff de traiter son altesse avec la plus incroyable familiarité, jusqu’au moment où devenu roi sous le nom de Henri V, et désireux de faire oublier les folies de sa jeunesse, le Royal Hal, comme Falstaff a l’insolence de l’appeler par abréviation, interdit l’accès de sa cour à son gros compagnon de débauches et l’envoie en exil. Sachez enfin que cet incomparable cynique, auquel on s’intéresse malgré soi et dont la triste fin vous tire presque des larmes, obligé de prendre part à une grande bataille, à la tête d’une bande de vagabonds dépenaillés dont il est le capitaine, s’enfuit au moment de l’action, et prononce dans le réduit où il est allé se cacher le monologue que voici :

    Honour pricks me on. Yea, but how, if honour prick me off when I come on ? how then ? can honour set to a leg ? No. Or an arm ? No. Or take away the grief of a wound ? No. Honour hath no skill in surgery then ? No. What is honour ? A Word. What is in that word, honour ? What is that honour ? Air. A trim reckoning ! — Who hath it ? He that died o’Wednesday. Doth he feel it ? No. Doth he hear it ? No. Is it insensible then ? Yea, to the dead. But will it not live with the living ? No. Why ? Detraction will not suffer it. — Therefore I’ll none of it : Honour is a mere scutcheon, and so ends my catechism.

    J’ai transcrit l’original de ce discours célèbre, pour ceux d’entre vous, Messieurs, qui ne savent pas l’anglais et qui voudraient se donner l’air de le savoir. Mais en voici la traduction, destinée à ceux qui bornent leurs prétentions à comprendre la langue française.

    L’honneur me pique pour me faire avancer. Oui, mais quoi, si l’honneur me pique à terre quand j’avance ? Que faire alors ? L’honneur peut-il me raccommoder une jambe ? Non. Ou un bras ? Non. Ou dissiper la douleur d’une blessure ? Non. L’honneur ne sait donc rien en chirurgie ? Non. Qu’est-ce que l’honneur ? Un mot. Qu’est-ce que ce mot, honneur ? Qu’est-ce que cet honneur ? De l’air. Une facture acquittée. Qui possède cela ? Celui qui mourut mercredi. Le sent-il ? Non. L’entend-il ? Non. C’est insensible alors ? Oui, pour les morts. Mais cela ne vivra-t-il pas avec les vivants ? Non. Pourquoi ? La médisance ne le souffrira pas. — En ce cas je m’en passerai : l’honneur est un simple écusson, et ainsi finit mon catéchisme.

    Vous devinez maintenant, n’est-ce pas, comment, à propos des labeurs de Camoëns et de sa gloire tardive, j’ai pu m’écrier : O Falstaff, et songer à sa philosophie. Vous êtes d’une rare pénétration.

    Venons enfin, cher Corsino, à vos dernières questions.

    L’auteur de cette vie de Paganini dont vous me parlez, écrivait récemment à un de mes amis, en le priant d’obtenir de moi une analyse de son ouvrage dans le Journal des Débats, espérant, disait-il, que je ne me laisserais pas influencer dans cette appréciation par ma haine pour la musique italienne et pour les Italiens. J’ai donc lu sa brochure. Il m’a été facile de répondre aux reproches violents qui m’y sont adressés. Mais, cette réplique faite, on m’a détourné de la publier dans un journal, afin de ne pas donner lieu à une polémique qui, n’intéressant que moi, y serait nécessairement déplacée. Ici le cas n’est plus le même, et je ne suis pas fàché, puisque vous avez lu l’accusation, de vous faire connaître la défense.

RÉPONSE A M. CARLO CONESTABILE

auteur du livre intitulé :

VITA DI NICCOLO PAGANINI DA GENOVA.

    M. Conestabile de Pérouse en appelle à mon impartialité en me demandant de faire l’analyse de ce petit ouvrage, dans lequel il me traite de la plus vilaine façon. Je le remercie de m’avoir cru, néanmoins, capable de rendre pleine justice à son travail. Je le ferais bien volontiers, accoutumé que je suis à me trouver dans cette piquante position. Malheureusement, l’œuvre est de telle nature qu’il m’est impossible d’émettre à son sujet une opinion de quelque valeur. Je ne puis juger ni du mérite historique du livre, n’étant point en mesure de connaître la vérité des faits qui y sont énoncés, ni du style de l’auteur, les finesses de la langue italienne devant m’échapper nécessairement, ni de la justesse avec laquelle il apprécie le talent du grand virtuose, car je n’ai jamais entendu Paganini. J’étais en Italie, à l’époque où cet artiste extraordinaire enthousiasmait la France. Quand je l’ai connu, plus tard, il avait déjà renoncé à se faire entendre en public, l’état de sa santé ne lui permettant plus ; et je n’osai point alors, cela se conçoit, lui demander de jouer pour moi seul une fois encore. Si je me suis formé de lui une opinion si haute, c’est d’après sa conversation d’abord, c’est éclairé par ces irradiations que projettent certains hommes d’élite et qui semblaient entourer Paganini d’une poétique auréole ; c’est enfin d’après l’admiration ardente autant que raisonnée qu’il avait inspirée à des artistes dans le jugement desquels j’ai une confiance absolue.

    J’aime à penser que M. Conestabile a puisé aux sources les plus pures pour écrire la vie de l’illustre virtuose, dont l’apparition produisit en Europe une émotion si extraordinaire. Je reconnais même qu’en ce qui touche mes relations avec Paganini, il a recueilli quelques renseignements exacts et qu’il n’a guère laissé échapper que des erreurs de détail peu importantes. Peut-être devrais-je borner là mon appréciation. Mais ce livre contient un passage bien fait pour me faire ressentir une violente indignation, si la calomnie qu’il contient n’était tempérée par tant d’absurdité ; et je ne puis, le lecteur me le pardonne, m’abstenir d’y répondre brièvement.

    Après avoir raconté ce qui est de notoriété publique d’une anecdote qui me concerne, et dans laquelle Paganini joua à mon égard un rôle si cordialement magnifique, après avoir même accordé bénévolement une valeur trop grande à mes compositions, M. Conestabile s’écrie : « Maintenant, qui le croirait !! ce même homme qui doit à un Italien le triomphe de son propre génie, l’acquisition (conseguimento) d’une somme considérable, ce Berlioz, qui appartient à une nation si redevable à la très-chère patrie des Palestrina, des Lulli, des Viotti, des Spontini, NE SE SOUVIENT PLUS, Paganini mort, des bienfaits qu’il a reçus ; et, après avoir sucé le venin de l’ingratitude, se plaît à vomir des paroles acerbes contre notre musique, contre nous, qui, par antique bonté, sommes habitués à souffrir les injures et les outrages des nations étrangères (je traduis textuellement), n’opposant à leurs grossiers sarcasmes qu’un dédaigneux silence ! Mais non, le nom d’Hector Berlioz ne périra pas (vous êtes trop bon !), ni celui de Paganini (à fortiori, c’est un pléonasme) ; et si les contemporains se taisent (ils ne se taisent pas tous), au moins nos successeurs, en apprenant l’aventure que je viens de raconter, récompenseront par leurs applaudissements la philanthropie italienne, et consacreront une page à l’ingratitude française !!! »

    En vérité, Monsieur, lui répondrai-je, si vous pouviez savoir combien cette tirade est ridicule, vous seriez très fâché de l’avoir laissé échapper. Vous vivez, je le vois, dans un monde exclusif et qui veut rester en dehors du mouvement musical de l’Europe. Vous vous passionnez pour votre musique, comme vous dites, sans pouvoir établir entre son caractère et celui de la musique des autres peuples d’utiles comparaisons. De là, votre foi religieuse dans l’art italien et votre irritation quand on ose mettre ses dogmes en discussion. Vous oubliez que la plupart des artistes et critiques de quelque valeur connaissent, au contraire, plus ou moins, les chefs-d’œuvre de tous les pays, que ces mêmes critiques et artistes n’attachent de prix réel qu’à la musique vraie, grande, originale, belle, qu’ils l’aiment pour ses qualités ou la détestent pour ses vices, sans s’inquiéter d’où elle vient. Peut-être ne l’avez-vous jamais su ? Eh bien ! en ce cas, je vous l’apprends. Que l’auteur d’une œuvre musicale soit Italien, Français, Anglais ou Russe, il leur importe peu. Les questions de nationalité sont à leurs yeux tout à fait puériles.

    Et la preuve en est dans votre livre même, lorsque à propos de la mort de Spontini, vous dites que je n’ai pas pu m’empêcher (il y a vingt-cinq ans que je ne le puis) de payer à ses œuvres un large tribut d’admiration.

    Maintenant, permettez-moi de vous montrer l’injustice de l’accusation blessante que vous portez contre moi, les conséquences qu’il en faudrait tirer si elle était méritée, et l’erreur matérielle que vous avez commise sur le fond de la question.

    Je vois d’abord, dans cette accusation même, la preuve que, vous au moins, vous n’opposerez pas aux sarcasmes un dédaigneux silence, et que vous êtes à peu près exempt de l’antique bonté de vos compatriotes.

    Vous croyez qu’un grand artiste italien ayant fait pour moi ce que fit Paganini, je suis tenu par cela seul de trouver excellent, parfait, irréprochable, tout ce qui se pratique en Italie, de louer les habitudes théâtrales de ce beau pays, les prédilections musicales de ses habitants, les résultats que ces prédilections et ces habitudes ont amenés dans l’exercice du plus libre des arts, et la compression qu’elles exercent fatalement sur lui.

    Quoique Français, Monsieur, je dois beaucoup à la France ; d’après vous, il me serait donc imposé de trouver bonne toute la musique qu’elle produit. Ce serait fort grave, car on en fait, en France, presque autant de mauvaise que chez vous. Je dois beaucoup aussi à la Prusse, à l’Autriche, à la Bohême, à la Russie, à l’Angleterre ; je suis criblé de dettes semblables, contractées un peu partout. Il me faut donc déclarer que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, et m’écrier : « Vous êtes tous sublimes, embrassons-nous ! » sans ajouter : « Et que cela finisse ! »

    Vous prétendez enfin qu’à l’égard de toutes les nations dont un seul homme même aurait bien voulu me reconnaître quelque mérite, je dois ne plus tenir compte de ma conscience d’artiste et jouer, en tout état de cause, une sotte comédie d’admiration.

    Paganini, Monsieur, qui n’était point de votre avis, m’eût méprisé, si j’en eusse été capable. Je sais fort bien, en outre, ce qu’il pensait des mœurs musicales de son pays, quoiqu’il ne se soit jamais trouvé, fort heureusement pour lui et peut-être pour vous, dans le cas d’exprimer par écrit son opinion à ce sujet. Je tremble de vous laisser soupçonner ce qu’en pensaient également Cherubini et Spontini, dont vous revendiquez maintenant comme vôtres la célébrité et les œuvres, bien que l’Italie ne se soit guère souciée de l’une ni des autres. Paganini, Spontini et Cherubini furent donc, eux aussi, et plus que moi, des monstres d’ingratitude. Car, si le reste de l’Europe, en leur donnant à parcourir une carrière plus vaste que celle imposée à ses musiciens par l’Italie, a forcé leur génie de prendre un vol plus puissant et plus fier, et les a comblés ensuite d’or, d’honneurs et de gloire, l’Italie leur donna... naissance, et ce présent, peu coûteux, a bien son prix. D’ailleurs, remarquez, je vous prie, que Paganini n’est point l’Italie, pas plus que je ne suis la France. Ces deux pays, dont vous glorifiez justement l’un, en flagellant l’autre outre mesure, ne sauraient être solidaires des sentiments privés de deux artistes. Admettons même, si vous voulez, que tous les Italiens soient des philanthropes, selon votre naïve expression, il m’est impossible de vous accorder que tous les Français soient des ingrats.

    De plus, je veux vous faire un important aveu : quelque passionné que vous soyez pour votre musique, je suis presque sûr de l’être encore davantage pour la musique. A ce point que je me sens très-capable d’éprouver une sympathie dévouée pour un brigand de génie, eût-il tenté de m’assassiner, et assez peu pour un honnête homme auquel la nature aurait refusé l’intelligence et le sentiment de l’art.

    Sans doute, vos convictions sont sincères et vous êtes un parfait honnête homme. Mais, croyez-le bien, les idées de Paganini ne différaient guère de ma monstrueuse manière de voir à ce sujet. Enfin, pour compléter ma profession de foi, sachez que si je suis profondément reconnaissant envers les hommes dont les œuvres m’inspirent de l’admiration, je n’admirerai jamais des hommes médiocres, lors même que leurs procédés envers moi m’auraient inspiré la plus vive reconnaissance. Jugez de la valeur du droit que je m’attribue de ne point louer les œuvres et les talents médiocres, ou pires, de gens auxquels je ne dois rien.

    Maintenant, relevons une erreur de date qui a bien aussi son importance. Celle de mes critiques que vous citez, et dont vous changez d’ailleurs la signification, en mettant sens mélodique au lieu de sens de l’expression, ce qui est fort différent, je vous l’assure, cette étude sur les tendances musicales de l’Italie, qui a motivé le réquisitoire au sujet duquel j’ai le plaisir de vous entretenir, a été écrite en 1830, à Rome. Elle fut imprimée pour la première fois à Paris, dans le courant de la même année, par la Revue européenne, reproduite ensuite dans diverses publications, dans l’Italie pittoresque, entre autres, et dans la Revue musicale de M. Fétis, qui taxa d’abord mon opinion d’exagérée et en reconnut lui-même, plus tard, la justesse et la justice. Vous pouvez vous en convaincre par le récit que M. Fétis a publié dans la Gazette musicale de Paris, de son voyage en Italie. Or, j’ai vu Paganini pour la première fois en 1833. Vous voyez donc bien qu’il ne peut y avoir absolument aucune ingratitude dans le fait de cet écrit, puisqu’il fut rédigé, imprimé et reproduit longtemps avant que j’eusse seulement rencontré l’immortel virtuose dont vous êtes le biographe, et qu’il m’eût honoré de son amitié. Ceci, je le suppose, suffira pour ôter un peu de sa valeur à votre accusation, mais n’empêche point que j’aie encore à cette heure les mêmes idées sur ce que l’Italie peut avoir conservé de ses mœurs musicales de 1830, et que je prétende être toujours en droit de les exprimer, sans mériter le moins du monde le reproche d’ingratitude que vous avez eu le patriotisme de m’adresser.

    Voilà, Monsieur, tout ce que je puis vous dire sur votre livre, qui me semble écrit, du reste, dans un but honorable et avec les meilleures intentions.

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    Je vais répondre maintenant, caro Corsino, à l’autre question importante contenue dans votre lettre.

    Oui, je connais Wallace, et j’apprends avec plaisir que vous aimez son opéra de Maritana. Cet ouvrage, si bien accueilli à Vienne et à Londres, m’est pourtant encore inconnu. Quant à l’auteur, voici quelques détails invraisemblables sur lui, qui pourront vous intéresser. Admettez-les pour vrais, car je les tiens de Wallace lui-même, et il est trop indolent, malgré son humeur vagabonde, pour se donner la peine de mentir.

V. WALLACE,

compositeur anglais

SES AVENTURES A LA NOUVELLE-ZÉLANDE.

    Vincent Wallace naquit en Irlande. Il fut d’abord un violoniste distingué, et obtint comme tel de beaux succès à Londres et dans les colonies anglaises des Indes et de l’Australie. Il a ensuite renoncé au violon pour se livrer à l’enseignement du piano, instrument qu’il possède parfaitement, et à la composition. C’est un excellent Excentric man, flegmatique en apparence comme certains Anglais, téméraire et violent au fond comme un Américain. Nous avons passé ensemble, à Londres, bien des demi-nuits autour d’un bol de punch, occupés, lui à me raconter ses bizarres aventures, moi à les écouter avidement. Il a enlevé des femmes, il a compté plusieurs duels malheureux pour ses adversaires, il a été sauvage... Oui, sauvage, ou à peu près, pendant six mois. Et voici en quels termes je l’ai entendu me narrer, avec son flegme habituel, cet étrange épisode de sa vie :

    « J’étais à Sydney (Wallace dit : J’étais à Sydney, — ou bien : je vais à Calcutta, — comme nous disons à Paris : Je pars pour Versailles — ou : Je reviens de Rouen), j’étais à Sydney, en Australie, quand un commandant de frégate anglais, de ma connaissance, m’ayant rencontré sur le port, me proposa, entre deux cigares, de l’accompagner à la Nouvelle-Zélande. — Qu’allez-vous faire là ? lui dis-je. — Je vais châtier les habitants d’une baie de Tavaï-Pounamou, les plus féroces des Néo-Zélandais, qui se sont permis, l’an dernier, de piller un de nos baleiniers et de manger son équipage. Venez avec moi, la traversée n’est pas longue et l’expédition sera amusante. — Je vous suivrai volontiers. Quand partons-nous ? — Demain. — C’est convenu, je suis des vôtres. — Le lendemain nous mîmes à la voile, en effet, et le voyage se fit rapidement. Arrivés en vue de la Nouvelle-Zélande, notre commandant, qui avait cinglé droit sur sa baie, ordonne de mettre le navire en désarroi, de déchirer quelques voiles, de briser deux ou trois vergues, de fermer les sabords, de masquer soigneusement nos canons, de cacher les soldats et les trois quarts de l’équipage dans l’entrepont, de donner enfin à notre frégate l’air d’un pauvre diable de navire à moitié désemparé par la tempête et ne gouvernant plus.

    Dès que les Zélandais nous eurent aperçus, leur méfiance ordinaire les fit se tenir cois. Mais, en ne comptant qu’une dizaine d’hommes sur le pont de la frégate, et croyant reconnaître, à notre apparence misérable et à l’incertitude de nos allures, que nous étions des naufragés suppliants plutôt que des agresseurs, ils saisissent leurs armes, sautent dans leurs pirogues et se dirigent vers nous de tous les coins du rivage. Je n’ai jamais tant vu de pirogues de ma vie. Il en sortait de la terre, de l’eau, des buissons, des rochers, de partout. Et notez que plusieurs de ces embarcations portaient jusqu’à cinquante guerriers. On eût dit d’un banc de poissons énormes nageant de notre côté, en rapprochant leurs rangs. Nous nous sommes ainsi laissé entourer comme des gens incapables de se défendre. Mais quand les pirogues, divisées en deux masses, se sont trouvées à une demi-portée de pistolet et serrées à ne pouvoir virer de bord, un petit coup donné à la barre fait notre frégate présenter ses flancs aux deux flotilles, et le commandant de crier alors : « En bataille sur le pont ! ouvrez les sabords ! et feu partout sur cette vermine ! » — Les canons de babord et de tribord avançant alors hors du navire toutes leurs têtes à la fois, comme des curieux qui se mettent aux fenêtres, ont commencé à cracher sur les gerriers tatoués une pluie de mitraille de boulets et d’obus des mieux conditionnées. Nos quatre cents soldats accompagnaient ce concert d’une fusillade nourrie et bien dirigée. Tout le monde travaillait ; c’était superbe. Du haut d’une vergue du grand mât, où j’étais grimpé avec mes poches pleines de cartouches, mon fusil à deux coups et une douzaine de grenades, que le maître canonnier m’avait données, j’ai, pour ma part, ôté l’appétit à bien des Zélandais, qui avaient déjà peut-être creusé le four où ils comptaient me faire cuire. J’en ai tué je ne pourrais dire combien. Vous le savez, dans ces pays-là, cela ne fait rien de tuer des hommes. On ne se figure pas surtout l’effet de mes grenades. Elles éclataient entre leurs jambes et les faisaient sauter en l’air et retomber à la mer comme des dorades, pendant que les pièces de vingt-quatre et de trente-six, avec leurs gros boulets, vous enfilaient des séries de pirogues et les coupaient par le milieu avec des craquements comparables à ceux du tonnerre quand il tombe sur un arbre. Les blessés hurlaient, les fuyards se noyaient, et notre commandant trépignait en criant dans son porte-voix : « Encore une bordée ! à boulets ramés, feu sur ce chef aux plumes rouges ! A la mer la chaloupe maintenant ! le canot, la yole ! Achevez les nageurs à coups d’anspects ! allons raide ! mes garçons ! God save the queen ! »

    La mer était couverte de cadavres, de membres, de casse-tête, de pagaies, de débris d’embarcations ; et çà et là se dessinaient sur l’eau verte de larges flaques rouges. Nous commencions à être las, quand nos hommes de la chaloupe, moins enragés que le commandant, se contentant d’expédier à coups de pistolets et d’avirons encore une douzaine de nageurs, ont tiré de l’eau deux Zélandais magnifiques, deux chefs qui n’en pouvaient plus. On les a hissés à demi morts sur le pont de la frégate. Au bout d’une heure, les deux Goliaths étaient debout et vigoureux comme des panthères. L’interprète que nous avions amené de Sydney s’est approché d’eux pour leur assurer qu’ils n’avaient plus rien à craindre, les blancs n’étant pas dans l’usage de tuer leurs prisonniers. — « Mais, a dit alors l’un des deux dont la taille était énorme et l’aspect effrayant, pourquoi les blancs ont-ils tiré sur nous leurs gros et leurs petits fusils ? Nous n’étions pas encore en guerre. — Vous rappelez-vous, a répondu l’interprète, ces pêcheurs de baleine que vous avez tués et mangés l’année dernière ? Ils étaient de notre nation, nous sommes venus les venger. — Ah, s’écrie le grand chef en frappant un violent coup de talon sur le plancher et regardant son compagnon avec un sauvage enthousiasme, très-bon ! les blancs sont grands guerriers ! » Notre procédé les remplissait évidemment d’admiration. Ils nous jugeaient au point de vue de l’art, en connaisseurs, en nobles rivaux, en grands artistes.

    La flotte zélandaise abîmée, la tuerie d’hommes achevée, le commandant nous apprend, un peu tard, qu’il doit aller maintenant en Tasmanie, au lieu de retourner à la Nouvelle-Galles. J’étais fort contrarié de faire forcément ce nouveau voyage, dont la durée devait être assez longue. Mais voilà le chirurgien de la frégate qui exprime le désir de rester à Tavaï-Pounamou, pour y étudier la flore de la Nouvelle-Zélande et enrichir ses herbiers, si le commandant peut venir le reprendre en revenant à Sydney : ce à quoi celui-ci s’engage sans difficulté. Alors l’idée de voir de près ces terribles sauvages me séduit, et j’offre au chirurgien de l’accompagner. On peut rendre la liberté aux deux chefs, à la condition pour eux de garantir notre sûreté. Ceux-ci, à qui l’arrangement convient fort, promettent de nous protéger auprès de leur nation, qui, à les en croire, nous recevra bien. « Tayo ! Tayo ! » (amis) disent-ils en venant selon l’usage frotter leur nez contre le nôtre. « Tayo rangatia ! » (amis des chefs).

    Le traité est conclu. On nous conduit à terre, le chirurgien, les deux chefs et moi.

    J’avais bien un certain serrement de cœur en mettant le pied sur cette plage maintenant déserte, mais couverte d’ennemis en armes quelques heures auparavant, et où nous venions, nous vainqueurs, sans autre sauvegarde contre la fureur des vaincus que la parole et l’autorité douteuse de deux chefs anthropophages.

— Sur l’honneur, dis-je à Wallace en l’interrompant, vous méritiez d’être cuits vivants à petit feu et mangé l’un et l’autre. Conçoit-on une aussi outrecuidante folie ? — Eh bien, pourtant, il ne nous arriva rien. En rencontrant leur peuplade, nos chefs expliquèrent que la paix était faite et qu’ils nous devaient leur liberté. Après quoi, nous faisant mettre à genoux devant eux, ils nous donnèrent à chacun un petit coup de casse-tête sur la nuque, en faisant des signes et prononçant des paroles qui nous rendaient sacrés.

    Hommes, femmes et enfants, criant : Tayo ! à leur tour, nous approchèrent aussitôt avec curiosité, mais sans la moindre apparence hostile. Notre confiance paraissait les flatter, et tous y répondirent. Le chirurgien, d’ailleurs, nous fit bien venir d’eux, en pansant le petit nombre de blessés qui avaient survécu à la mitraille, et dont plusieurs avaient des plaies et des fractures affreuses. Au bout de quelques jours il me laissa, pour aller, sous la conduite de Koro le grand chef, explorer une forêt de l’intérieur.

    J’avais déjà, un an auparavant, appris aux iles Haouaï quelques mots de la langue canacke, en usage, malgré les énormes distances qui séparent ces divers archipels, à Haouaï, à Taïti et à la Nouvelle-Zélande. Je m’en servis tout d’abord pour séduire deux petite Zélandaises charmantes, vives comme des grisettes parisiennes, avec de grands yeux noirs étincelants et des cils de la longueur de mon doigt. Une fois apprivoisées, elles me suivirent comme deux lamas, Méré portant ma poudre et mon sac à balles, Moïanga, le gibier que j’abattais dans nos excursions, et me servant tour à tour l’une et l’autre d’oreiller, la nuit, quand nous dormions à la belle étoile. Quelles nuits ! Quelles étoiles ! Quel ciel ! C’est le paradis terrestre que ce pays-là.

    Croiriez-vous que j’y fus atteint néanmoins par le plus inattendu et le plus infernal des chagrins ! Emaï, mon chef protecteur, avait une fille de seize ans, qui ne s’était pas montrée d’abord, et dont la beauté piquante, quand je l’aperçus, me planta au cœur un amour terrible, avec tous les frémissements, tous les étouffements et tous les abominables maux de nerfs qui s’en suivent.

    Dispensez-moi de vous faire son portrait.... Je crus n’avoir qu’à me présenter à elle pour trouver deux bras ouverts. Méré et Moïanga m’avaient gâté. Je voulus en conséquence, après quelques mots tendres, la conduire dans un champ de phormium (le lin du pays) pour y filer des heures d’or et de soie. Mais point. Résistance, résistance obstinée. Alors je me résignai à faire une cour en règle et assidue. Le père de Tatéa (c’est son nom) prit mes intérêts avec chaleur ; il adressa devant moi maintes fois de vifs reproches à la belle rebelle. J’offris à Tatéa l’un après l’autre et tous ensemble les boutons de cuivre doré de mon gilet, puis mon couteau, ma pipe, mon unique couverture, plus de cent grains de verre bleus et roses ; je tuai une douzaine d’albatros, pour lui faire un manteau de duvet blanc ; je lui proposai de me couper elle-même le petit doigt. Ceci parut l’ébranler un moment, mais elle refusa encore. Son père indigné voulait lui casser un bras ; je l’en détournai à grand’peine. Mes deux autres femmes s’en mêlèrent à leur tour et tentèrent de combattre son obstination.

    La jalousie est ridicule dans la Nouvelle-Zélande, et mes femmes n’étaient point ridicules.

    Rien n’y fit.

    Alors, ma foi, le spleen s’empara de moi. Je cessai de manger, de fumer, de dormir. Je ne chassais plus, je ne disais plus un mot à Moïanga ni à Méré ; les pauvres filles pleuraient, je n’y prenais pas garde ; et j’allais me tirer un coup de fusil dans l’oreille, quand j’eus l’idée d’offrir à Tatéa un baril de tabac que je portais toujours attaché sur mon dos.

    C’était cela !!! et je ne l’avais pas deviné !!!...

    Le plus consolant des sourires accueillit ma nouvelle offrande ; on me tendit la main, et en la touchant, je crus sentir mon cœur fondre, comme fond un morceau de plomb dans un feu de forge. Le cadeau de noces était accepté. Méré et Moïanga coururent, pleines de joie, annoncer à Emaï la bonne nouvelle ; et Tatéa, ravie de posséder le précieux baril qu’elle s’était obstinée par coquetterie à ne pas demander, dénoua enfin sa chevelure et m’entraîna palpitant vers le champ de phormium...

    Ah, mon cher, ne me parlez pas de nos Européennes !...

    Au coucher du soleil, mes deux petites premières, ma reine Tatéa et moi, nous fîmes au coin d’un bois le plus délirant souper de famille, avec des racines de fougère, des kopanas (pommes de terre), un beau poisson, un guana (grand lézard) et trois canards sauvages, cuits les uns et les autres au four, entre des pierres rougies, selon la méthode des naturels, et arrosés de quelques verres d’eau-de-vie qui me restaient.

    On m’eût proposé, ce soir-là, de me transporter en Chine, dans le palais de porcelaine de l’Empereur, et de me donner la céleste princesse, sa fille, pour épouse, avec cent mandarins décorés du bouton de cristal pour me servir, que j’aurais refusé.

    Le lendemain de ces noces intimes, le chirurgien revint de son exploration botanique. Il était couvert de végétaux plus ou moins secs ; il avait l’air d’une meule de foin ambulante. Son chef et le mien, Koro et Emaï, nos deux cornacs, convinrent de célébrer cette réunion et mon mariage par un festin officiel splendide. Ils avaient justement surpris en flagrant délit de vol, dans leur Pâ (village) une jeune esclave, et l’on convint de la punir de mort pour cette solennité. Ce qui fut fait, bien que je protestasse que nous avions déjà un très-beau dîner et que je n’en mangerais pas.

    Dans le fait, vous pouvez m’en croire, au risque de désobliger nos chefs qui s’étaient mis en frais pour nous traiter, au risque même d’irriter Tatéa qui trouvait absurdes mes répugnances, on eut beau m’offrir la meilleure épaule de l’esclave, servie sur une fraîche feuille de fougère et entourée de succulentes kopanas, il me fut impossible d’y toucher. Notre éducation est vraiment singulière, en Europe ! J’en suis honteux.

    Mais ce sentiment d’horreur pour l’homme, inculqué dès l’enfance, devient une seconde nature, et c’est en vain qu’on chercherait à le contrecarrer.

    Le chirurgien essaya par bravade de goûter à l’épaule que j’avais refusée ; presqu’aussitôt des nausées violentes le punirent de sa tentative, à la grande colère de Kaé, le cuisinier de Koro, qui se trouvait ainsi blessé dans son amour-propre. Mais mes deux petites premières, ma chère Tatéa, Koro et mon beau-père l’eurent bientôt calmé, en rendant à sa science culinaire un éclatant hommage.

    Après le dîner, le chirurgien, possesseur d’une assez respectable bouteille d’eau-de-vie, la présenta d’abord à Emaï qui, après avoir bu, lui dit d’un air grave :

« Ko tinga na, hia ou owe. »

(Puisses-tu te bien porter, être content.)

    Tant est naturel l’usage des toasts qu’on reproche parfois à l’Angleterre. — Koro l’imita, et, s’adressant à moi, répéta le souhait bienveillant d’Emaï. Méré et Moïanga me regardaient d’un air tendre. Alors, pendant que les chefs fumaient quelques pincées du tabac du petit baril, dont la nouvelle mariée les avait gratifiés généreusement, Tatéa se serra contre moi, appuya nonchalamment sa tête sur la mienne et me chanta à l’oreille, comme une confidence, trois couplets dont voici le refrain que je n’oublierai jamais

E takowe e o mo tokou mei rangui
Ka tai Ki reira, akou rangui auraki.

(Quand tu seras arrivé au port où tu veux aller, mes affections y seront avec toi.)

    Honte sur notre froide musique, sur notre mélodie effrontée, sur notre pesante harmonie, sur notre chant de Cyclopes !!! Où trouver, en Europe, cette mystérieuse voix d’oiseau amoureux, dont le secret murmure faisait frissonner tout mon être d’une volupté effrayante et nouvelle ? Quels gazouillements de harpe sauront l’imiter ? Quel fin tissu de sons harmoniques en donnera l’idée ?… Et ce refrain si triste dans lequel Tatéa, associant, par un caprice étrange, l’expression de son amour à la pensée de notre séparation, me parlait du port lointain… où ses affections me suivraient....

    Beloved Tatea ! Sweet bird !... Tout en chantant, comme chante à midi un bengali sous la feuillée, de la main gauche elle enlaçait mon col dans une longue tresse de ses splendides cheveux noirs, et jouait de la droite avec les blancs osselets du pied de l’esclave qu’elle venait de manger... Ravissant mélange d’amour, d’enfantillage et de rêverie !... Le vieux monde soupçonna-t-il jamais une poésie pareille ?... Shakespeare, Beethoven, Byron, Weber, Moore, Shelley, Tennyson, vous n’êtes que de grossiers prosateurs.

    Pendant cette scène, Kaé avait, presque sans interruption, chuchoté de son côté avec la bouteille, qui lui avait dit tant de choses, que Koro et le chirurgien durent le conduire, en le soutenant, jusqu’à sa case, où il tomba ivre mort.

    Plus ivre que le cuisinier, mais ivre d’amour, j’emportai, moi, plutôt que je n’emmenai Tatéa ; et mes deux petites premières, encore cette nuit-là, dormirent d’un paisible sommeil. Tatéa avait remarqué que souvent dans mes moments de rêverie, quand nous étions assis ensemble au bord de la mer, je traçais avec la baguette de mon fusil, sur le sable, la lettre T.

    Elle finit par me demander pourquoi je m’obstinais à dessiner ce signe, et je parvins, non sans peine, à lui faire comprendre qu’il me rappelait son nom. Je l’étonnai beaucoup. Elle doutait probablement encore que cela fùt possible, car, ayant elle-même un jour, en mon absence, marqué grossièrement ce T sur un rocher, elle me le montra et battit des mains en m’entendant dire aussitôt : Tatéa !

    Vous croyez peut-être que je vais, à propos de ces détails, me moquer de moi-même et dire que je tournais au pastoral, au daphnisme. Mais non, j’étais heureux et ne suis pas Français.

    Bien des jours et des nuits semblables se succédèrent. Ils avaient fait à mon insu des semaines et des mois ; j’avais oublié le monde et l’Angleterre, quand la frégate reparut dans la baie et vint me rappeler qu’il y avait un port où je devais aller. Eh bien, chose étonnante ! après le premier froid que sa vue répandit dans mes veines, j’eus presque du courage. Le pavillon anglais flottant au haut du grand mât produisit sur moi l’effet du bouclier de diamant sur Renaud, et il me parut aussitôt possible, sinon facile, de m’arracher aux bras de mes Armides. A l’annonce de mon départ, pourtant, que de pleurs ! quel désespoir ! Quelles convulsions de cœur !.... Tatéa se montra d’abord la plus résignée. Mais quand le canot de la frégate eut abordé, quand elle vit le chirurgien y entrer et m’attendre, quand j’eus fait à Emaï et à Koro mes derniers présents, se précipitant éperdue à mes pieds, elle me conjura de lui accorder encore une preuve d’amour, la dernière, preuve étrange, dont je ne me fusse jamais avisé. « Oui, oui, tout, lui dis-je en la relevant et la serrant frénétiquement dans mes bras ; que veux-tu ? mon fusil ? ma poudre ? mes balles ? prends, prends, tout ce qui reste n’est-il pas à toi ? » Elle fit un mouvemnet négatif. Saisissant alors le couteau de son père, impassible témoin de nos adieux, elle en approcha la pointe de ma poitrine nue et me fit comprendre, ne pouvant plus parler, qu’elle désirer y tracer un signe. J’y consentis. En deux coups Tatéa me balafra d’une incision cruciale, d’où le sang jaillit à flots. Aussitôt la pauvre enfant de se jeter sur ma poitrine ruisselante, d’y appliquer ses lèvres, ses joues, son col, son sein, sa chevelure, de boire mon sang mêlé à ses larmes, avec des cris et des sanglots… O vieille Angleterre, j’ai prouvé ce jour là que je t’aimais !

    Méré et Moïanga s’étaient élancées à la mer avant le départ du canot ; je les retrouvai auprès de l’échelle de la frégate.

    Là, autre scène, autres cris déchirants. J’eus beau tenir mes yeux fixés sur le pavillon britannique, un instant la force me manqua. J’avais laissé sur le rivage Tatéa évanouie ; à mes pieds, les deux autres chères créatures, nageant d’une main, me faisaient de l’autre des signes d’adieux, en répétant, de leur voix gémissante . O Walla ! O Walla ! (C’était leur manière de prononcer mon nom.) Quels efforts je dus faire pour monter ! A chacun des derniers échelons que je gravis, il me sembla qu’on me cassait un membre. Parvenu sur le pont, je n’y tins plus, je me retournai ; et j’allais sauter à l’eau, gagner la terre à la nage, les embrasser toutes les trois, m’enfuir avec elles dans les bois et laisser partir la frégate chargée de mes malédictions, quand le commandant, devinant ce coup de tête, fit un signe aux musiciens du régiment qui était à bord, le Rule Britannia retentit, une déchirante et suprême révolution se fit en moi, et, aux trois quarts fou, je me précipitai dans la grand’chambre, où je restai jusqu’au soir étendu, cadavre vivant, sur le plancher.

    Quand je revins à moi, mon premier mouvement fut de remonter à la course sur le pont, comme si j’allais y retrouver..… Nous étions déjà loin..… plus de terre en vue..… rien que le ciel et l’eau….. Alors seulement je poussai un long cri de douleur furieuse, qui me soulagea.

    Ma poitrine saignait toujours. Voulant rendre la cicatrice ineffaçable, je me procurai de la poudre à canon et du corail, que je pilai ensemble et que j’introduisis ensuite dans la plaie. J’avais appris d’Emaï ce procédé de tatouage. Il réussit parfaitement. Voyez ! (dit le narrateur en ouvrant son gilet et sa chemise, et me montrant sur sa poitrine une large croix bleuâtre) cela veut dire pour moi Tatéa en néo-zélandais. Si vous trouvez jamais une Européenne capable d’avoir naïvement une idée pareille, je vous permets de croire à son affection et de lui rester fidèle ! » . . . . . . . . . .

    Il eût été difficile à Wallace de pousser plus loin ses confidences cette nuit-là. Il ne pleurait pas, mais des filets rouges sillonnaient le blanc de ses yeux, ses lèvres écumaient ; il se plaça devant un miroir et resta longtemps à contempler d’un air sombre la signature de Tatéa. Il était trois heures du matin ; je sortis en proie à une oppression pénible. Rentré chez moi, je ne m’endormis pas sans faire de longues réflexions sur l’hospitalité des guerriers Zélandais, sur le préjugé des Européens contre les esclaves, sur l’influence des petits barils de tabac, sur la polygamie, sur les amours sauvages et le patriotisme effréné des Anglais.

    Deux ans plus tard, Wallace vint me voir à Paris. Frederick Beale, ce roi des éditeurs anglais, cet intelligent et généreux ami des artistes, l’avait chargé de composer un opéra en deux actes pour l’un des théâtres de Londres. Wallace comptait utiliser ses loisirs de Paris en écrivant cette petite partition ; mais une ophtalmie aiguë dont il fut atteint presque à son arrivée et qui faillit lui faire perdre la vue, l’en empêcha en le contraignant à une longue et triste inaction.

    Enfin rétabli, grâce aux soins du savant docteur Sichel que je lui avais amené, il retourna à Londres avec l’intention, après avoir terminé son opéra, de faire un nouveau tour du monde pour se désennuyer ; un peu aussi pour revoir la Nouvelle-Zélande, j’aime à le croire. Il a en effet, entrepris ce voyage ; seulement, des motifs que j’ignore l’ont fait s’arrêter à New York, où, sous prétexte qu’il gagne des milliers de dollars par ses compositions de salon dont raffolent les Américains, il oublie ses amis et ses amies, et se résigne à vivre platement avec des gens plongés dans la plus profonde civilisation.

    Je donnerais beaucoup pour savoir si le tatouage de sa poitrine est toujours visible.

    Pauvre Tatéa, je crains bien que tu n’aies pas enfoncé le couteau assez avant !

    Ceci n’empêche que je lui dise à travers l’Atlantique : Bonjour, mon cher Wallace, pensez-vous aussi que j’aie commis un abus de confiance en publiant votre odyssée ? Je parie que non.

P. S. Vous êtes un lecteur attentif, Corsino. Oui, il n’est que trop vrai, beaucoup d’erreurs typographiques ont été commises dans la première édition de nos Soirées, et quelques-unes se sont encore reproduites dans la seconde. Cela me cause un véritable tourment. Deux de ces fautes surtout m’exaspèrent. La première a l’air d’une raillerie dirigée contre moi. Elle consiste dans l’omission de la lettre h dans le mot orthographe, omission qui me fait commettre une faute d’orthographe précisément dans le mot orthographe et dans une phrase où je reproche à quelqu’un une faute d’orthographe.

    La seconde erreur est dans ces trois mots : boire le Kava. Elle est grammaticale et géographique. Il convenait d’abord d’écrire « boire du Kava. » De plus il faut n’avoir pas fait seulement un demi-tour du globe pour ignorer que Kava est le nom de la boisson en usage aux îles Carolines et à la Nouvelle-Zélande, mais qu’à Taïti, dont il s’agit dans le passage inculpé, cette même boisson se nomme Ava.

    Je vais passer pour un canotier d’Asnières.

    Mais qu’est-ce que ces fautes insectes en comparaison des monstres que nous voyons éclore journellement dans les imprimeries. Je ne veux vous en faire connaître qu’un ; il vous consolera, je pense, comme il m’a consolé :

    Dans une revue littéraire de Paris, l’un de nos prosateurs les plus distingués publiait une nouvelle. Cette nouvelle contenait la phrase suivante, amenée je ne sais comment :

    « L’on vit reparaître sur la planche le bocal de cornichons. »

    La première épreuve portant :

    « L’on vit reparaître sur la planche CE BOCAGE de cornichons », le correcteur fit cette observation judicieuse qu’il était peu exact de dire sur la planche, et mit :

    L’on vit reparaître SUR LES PLANCHES CE BOCAGE de cornichons.

    Enfin, avant de donner le bon à tirer, il découvrit là encore une autre faute et de plus une inversion forcée incompatible avec l’esprit de la langue française. En conséquence, il fit ce dernier changement, dont les lecteurs de la Revue purent jouir le lendemain :

    L’on vit reparaître SUR LES PLANCHES CE CORNICHON DE BOCAGE.

    Jugez de l’étonnement de l’auteur en se lisant travesti de la sorte, et de la stupéfaction du célèbre tragédien Bocage ainsi traité de cornichon à propos de rien !

    J’ose me flatter, messieurs, que votre opéra touche à sa fin. En tous cas, si ma lettre ne dure pas deux heures et demie, j’en suis désolé, mais je ne saurais l’allonger ; elle me semble, à moi, durer dix longues heures.

    Adieu donc Corsino, adieu Dervinck, adieu Dimski, adieu tous. We may meet again….. Mon Dieu ! que je suis triste !

    Assez épilogué.

FIN

*Dans la deuxième édition des Soirées de l’orchestre (1854) Berlioz a supprimé les mots “partout où les traditions de M. Costa sont en honneur” [note de l’éditeur] .

** M. Conestabile fait ici allusion au mouvement d’enthousiasme de Paganini, qui après avoir entendu (en 1838) au Conservatoire, les deux premières symphonies de M. Berlioz, lui envoya, en signe d’hommage (telle fut l’expression dont il se servit), une somme de 20,000 francs. Ce présent était accompagné d’une lettre de l’illustre virtuose, lettre qui parut à cette époque dans tous les journaux de l’Europe et excita partout la plus vive admiration. (Note de l’éditeur, M. LÉVY.)

*** Quelle gasconnade ! le plus long voyage que j’aie jamais fait sur mer est celui de Marseille à Livourne. (Note de l’auteur.)

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