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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 23 NOVEMBRE 1852 [p. 1-2]

REQUIEM DE M. BERLIOZ

EXÉCUTÉ EN L’HONNEUR DE M. LE BARON DE TRÉMONT.

par

E. DUCHESNE*

    La Société des artistes musiciens vient d’acquitter dignement envers M. le baron de Trémont sa dette de reconnaissance. On sait que par son testament cet homme généreux s’est choisi pour héritier tous ceux qui souffrent et qui luttent contre la mauvaise fortune. Naturellement sa sollicitude s’est surtout préoccupée des artistes, ces plus pauvres de tous les pauvres, car le démon qu’ils portent en eux leur rend bien difficile cette résignation évangélique qui fait la force et l’espoir des malheureux. Amateur passionné et intelligent, M. le baron de Trémont ne s’est pas contenté d’offrir aux musiciens le patronage le plus dévoué, il a voulu leur tendre, de l’autre côté du tombeau, une main fraternelle ; à son dernier jour, à ce moment terrible où l’homme le plus fort doute de lui-même, où Virgile veut déchirer l’Enéide, Racine brûler Phèdre et Andromaque, M. de Trémont n’a pas désavoué les prédilections de toute sa vie ; il s’est souvenu avec bonheur des jouissances et des consolations que lui avait offertes la musique et pour adieu à son art favori il a légué à ses interprètes une partie de sa fortune. Cette noble aumône a été noblement reçue : pour honorer la mémoire de leur bienfaiteur, les membres du comité des artistes musiciens ont écrit à NN. SS. les archevêques et évêques de France pour leur demander une messe de mort en musique, en l’honneur de M. le baron de Trémont, afin que les artistes de la France entière pussent confondre dans un pieux concert l’expression de leur gratitude.

    Paris a donné le signal de cet hommage auquel un grand nombre de départemens voudront s’associer, et le Requiem de M. Berlioz a été dit, dans l’église de Saint-Eustache, en présence de nos plus hautes célébrités artistiques, et avec un luxe extraordinaire d’orchestre et de masses vocales. Cinq cent cinquante exécutans, dont deux cent cinquante instrumentistes, obéissaient à la direction du compositeur lui-même : l’effet a été splendide, et peu de rois auront eu une plus magnifique oraison funèbre.

    Le Requiem de M. Berlioz, écrit en l’honneur du général Damrémont et des officiers et soldats morts à la prise de Constantine, n’avait été que rarement exécuté, du moins dans son ensemble ; la majeure partie du public n’en connaît guère que le Dies iræ et ce colossal Tuba mirum qui, pour être apprécié à sa véritable valeur, a besoin de n’être pas détaché de ce poëme qui forme un tout si harmonieux, et qui frappe plus encore peut-être par la puissante simplicité de la conception que par la richesse des détails.

    A Dieu ne plaise que nous fassions à M. Berlioz un piédestal de noms si justement consacrés par l’admiration publique, et que nous brûlions devant lui cet encens grossier qu’il serait le premier à repousser ! Mais nous ne pouvons nous empêcher de remarquer qu’en général les plus grands maîtres eux-mêmes se sont peu attachés, dans leur musique d’église, à ce que je demande la liberté d’appeler la vraisemblance religieuse. Je pourrais citer tel Credo dans lequel le chrétien a plutôt l’air de montrer le poing au ciel que de lui offrir humblement le symbole de sa foi. Mozart, le divin Mozart, n’a-t-il pas commis un véritable contre-sens, au début de son Dies iræ, en donnant l’accent de la menace et de la colère à ce chant de terreur et d’épouvante ? M. Berlioz n’a pas eu certes la prétention de lutter contre le Requiem de Mozart, mais je ne me rendrai sans doute coupable d’aucune profanation, en disant qu’il a cherché parfois à être plus vrai, religieusement parlant, que son immortel devancier. Voilà dans quel esprit nous devrions toujours étudier les hommes de génie, non pas en nous traînant sur la trace lumineuse qu’ils ont laissée à travers le monde, mais en nous inspirant de leurs propres beautés, pour nous garantir contre leurs imperfections et leurs erreurs, tribut fatal que les meilleurs d’entre nous paient à la faiblesse humaine.

    M. Berlioz me paraît s’être surtout préoccupé, en écrivant sa messe funèbre, de cette vérité qui est la première condition du beau dans les arts. Il en a disposé les différentes parties de manière à présenter, sous leurs aspects les plus saisissans et les plus terribles, ces trois grandes choses, la Mort, le Jugement dernier, la Rédemption, qui sont comme les trois actes du drame sublime qu’un Requiem offre à l’inspiration du compositeur.

    Dès l’introït, nous nous sentons au milieu des tombeaux. Cette première phrase des violons et des altos, dont les notes basses et voilées semblent ramper sur la terre, fait passer jusqu’au fond de nos âmes la tristesse de la mort. Mais cette amertume n’est pas sans consolation : la prière de ceux qui doivent mourir un jour intercède pour ceux que Dieu vient de rappeler à lui : « Donne-leur, ô Seigneur, le repos éternel, et répands sur eux cette lumière qui ne s’éteindra jamais. » Le caractère de l’introduction est ainsi largement indiqué ; c’est l’effroi de la mort, adouci par le souvenir de la miséricorde divine. M. Berlioz n’en a pas seulement compris la couleur générale ; il y est resté fidèle jusque dans les moindres détails du chant et de l’orchestre. Pour peindre ces alternatives de mélancolie et d’espérance, il ne fait appel qu’aux instrumens à cordes, aux cors, aux bassons et aux clarinettes ; cette composition d’orchestre donne à certains passages de l’accompagnement l’expression la plus pénétrante.

    Rien ne rend mieux l’abattement de la douleur que ces demi-gammes chromatiques descendantes qui jettent sur le chant leurs notes plaintives, comme le saule incline sur les tombes ses rameaux éplorés. Ecoutez surtout, à ces mots : Et lux perpetua luceat eis, avec quelle obstination le violon prolonge sur une tenue des cors ces gémissemens qui vont se perdre dans le Kyrie eleïson. Cette conclusion de l’introït est très peu développée. M. Berlioz l’a sagement bornée à quelques mesures. Ce cri de détresse qui implore la clémence de Dieu ne comporte pas les développemens qu’a reçus le Kyrie d’un grand nombre de messes. Encore moins se prête-t-il à ces fantaisies surannées, à ces enchevêtremens sauvages de mélodies et d’accords qu’on est convenu d’appeler fugues. Conçoit-on rien de plus ridicule que le Kyrie eleïson ainsi fugué, devenu en quelque sorte une prière mise au pillage, et dont les soprani, les ténors et les basses se disputent à qui mieux mieux les lambeaux ? Nous ne voulons pas troubler le repos profond dont jouissent quelques productions de ce genre : qu’elles dorment leur sommeil et qu’elles demeurent dans leur poussière !

    Cependant l’instant redoutable du jugement dernier s’approche, « ce jour de colère, ce jour qui doit réduire le monde en cendres ! » Le motif impétueux adopté par Mozart, et dont nous parlions tout à l’heure, n’a pas seulement le défaut d’être contraire à la vérité humaine et religieuse, en mettant la fureur à la place de l’épouvante, et en plaçant pour ainsi dire les foudres de Dieu dans la main de l’homme ; musicalement parlant, il en a un autre non moins regrettable : c’est qu’après avoir épuisé, dès la première phrase de son Dies iræ, l’effort des voix et de l’orchestre, Mozart s’est interdit toute gradation ; c’est un tableau dans lequel tous les plans sont confondus, et dont l’éblouissante couleur n’admet aucune nuance. M. Berlioz a compris autrement cette scène du jugement dernier : d’abord une entrée de contre-basses la rattache à l’introït. Que vont devenir ces âmes des morts pour lesquelles s’élevaient tout à l’heure vers le Très-Haut les cris supplians du Kyrie eleïson ? Ne savez-vous pas qu’elles sont prêtes à paraître devant le tribunal de Dieu ? Ces sons graves et lointains des contre-basses ne vous disent-ils pas que du sein de la toute-puissance divine va sortir le jour marqué pour les célestes vengeances ? A cette pensée, l’humanité tout entière s’émeut. D’abord ce sont les enfans et les femmes qui, plus faibles et plus craintifs, s’alarment les premiers, et se racontent en tremblant l’effrayante histoire du jugement dernier. Cette phrase, humble et naïve, dite par les soprani seuls, a presque l’accent de la légende. Mais bientôt à cette introduction, écrite en ut naturel, succède une lugubre modulation en si bémol mineur ; la terreur commence à se répandre et à gagner les hommes et les vieillards. Les voix de basse reprennent, avec une angoisse toujours croissante, ce motif des contre-basses qui rappelle l’austère nudité du plain-chant ; les ténors l’entrecoupent de phrases brisées sur lesquelles les flûtes et les soprani font vibrer de longues notes aiguës ; on croit entendre le souffle inquiet qui devance et annonce la tempête. L’orchestre s’agite et se soulève comme la mer sous le vent de l’orage ; les violons lancent de brusques rafales ; une modulation en sol mineur vient encore redoubler cet effroi qui grandit à chaque instant. Les basses s’obstinent dans leur psalmodie désespérée, les soprani dans leurs cris d’épouvante, tandis que les ténors haletans se tordent et se débattent sous le tremolo inexorable des violons et des altos. Enfin cet immense crescendo, un des plus poétiques et des plus savamment accidentés qui soient en musique, aboutit à l’explosion qu’il nous faisait à la fois désirer et craindre. Ecoutez ! des quatre points de l’horizon éclatent tour à tour, pour se confondre ensuite dans une formidable harmonie, les trompettes du jugement qui appellent l’homme aux pieds de Dieu. Ces orchestres de cuivre, placés aux quatre angles de l’orchestre principal, entrent l’un après l’autre dans un accord en mi bémol, que les ophicléides déchirent par une dissonance de seconde mineure de l’effet le plus gigantesque. A ce moment, un frissonnement électrique a couru parmi les vingt mille auditeurs qui remplissaient l’église : tous se sont levés involontairement, la frayeur et l’admiration peintes sur le visage, et, sans le respect du lieu saint, les applaudissemens les plus frénétiques auraient ébranlé les voûtes de Saint-Eustache. En présence de cet élan unanime, que le rôle du critique est petit et misérable, et que je m’en veux à moi-même de trouver à redire à l’objet de l’enthousiasme universel ! Il le faut bien cependant, pour l’acquit de ma conscience. Que deviendraient les trois quarts du temps les astronomes, s’ils ne vivaient pas des taches du soleil ?

    Dans cette proclamation du jugement dernier, dont les traits principaux ont une grandeur si réellement divine, les trompettes, à mon avis, restent un peu trop humaines ; elles ont surtout une fanfare qui me fait autant de mal que le cri de la caille dans l’andante de la Symphonie pastorale. Peut-être, et je voudrais le croire, n’est-ce qu’un défaut d’exécution ; peut-être ces triolets qui s’échelonnent vers l’octave supérieure perdraient-ils, accentués d’une certaine manière, cette vulgarité qui me désole. Peut-être encore, et tant mieux, suis-je le seul de mon opinion ; quoi qu’il en soit, je la soumets à M. Berlioz, ne fût-ce que comme un gage de la sincérité de mes éloges.

    Après que les voix de basse ont lancé la sommation terrible adressée par Dieu aux hommes, Et iterum venturus est, le silence se rétablit un instant. Ce repos, nécessaire à l’auditeur écrasé d’émotions, est d’ailleurs justifié par un contraste dont l’auteur n’a pas négligé de tirer parti. Sur le verset, Mors stupebit, il a peint cette stupeur de l’homme réveillé au fond des tombeaux : à peine ose-t-il élever la voix : la phrase commencée retombe sur elle-même avec l’épuisement de la terreur ; pour tout accompagnement, le cor, auquel un artifice d’exécution prête des sons qui ne semblent plus appartenir à la terre, et dans les profondeurs de l’orchestre, quelques gémissemens de basses et de contre-basses.

    Mais nous voici en présence du juge suprême : Judex ergo cum sedebit. C’est à ce moment qu’éclatent de nouveau, et soutenus cette fois par toute la masse instrumentale et par les voix en canon, les quatre orchestres de cuivre, les timbales, la grosse caisse, le tamtam : ces instrumens impérieux, que tant de composieurs font parler à tort et à travers, pour n’en tirer qu’un stupide vacarme, sont employés ici avec cette intelligence que la critique même la plus acerbe n’a jamais refusée à M. Berlioz. On veut bien reconnaître qu’il a l’instinct des ressources de l’orchestre, et vraiment, après la publication de son Traité sur l’instrumentation pratique, il n’y a pas là un grand effort de bienveillance, ni même de bonne foi. C’est à peu près comme si l’on accordait à Rubens le don du coloris ; mais ne croyez pas que cet éloge soit sans restriction : certaines gens ont un art merveilleux pour empoisonner la justice même qu’ils sont forcés de rendre au talent. A leurs yeux, l’auteur du Requiem, d’Harold, de Roméo et Juliette, de la Damnation de Faust, n’est qu’un chercheur d’effets. « Voyez, s’écrient-ils, cette partie de grosse caisse du Dies iræ ! elle résume le génie de M. Berlioz ! Avant lui, personne ne s’était avisé de la faire frapper alternativement de chaque côté par deux tampons : un seul avait suffi à Beethoven et à Rossini ; il était réservé à M. Berlioz de découvrir le second, et c’est de trouvailles de ce genre que se composent ses titres à la gloire ! » A ces critiques, il n’y a qu’un mot à répondre. Ces procédés d’instrumentation, perfectionnés ou inventés par M. Berlioz, ne sont-ils que des curiosités d’acoustique ? S’arrêtent-ils à nos oreilles, ou bien nous font-ils frémir d’enthousiasme et d’effroi, tressaillir de joie et d’espérance ? Là est toute la question. Dans cette scène du Jugement dernier, n’est-ce que du bruit que vous entendez ? Ne vous semble-t-il pas que les entrailles de la terre se déchirent, que le monde se dissout, et cette agonie convulsive de la nature ne dit-elle rien à votre imagination ?

    Qu’importent les moyens matériels mis en œuvre pour atteindre ces résultats ! Existent-ils, oui du non ? Allez le demander au peuple qui avait envahi Saint-Eustache, à ce juge si éclairé dans son heureuse ignorance, et dont l’émotion éclatait, à la sortie de la messe, en transports et en témoignages d’admiration si énergiques dans leur rude simplicité !

    Le verset Quid sum miser tunc dicturus ? ramène le motif du Dies iræ, mais avec cette différence d’accent que produit la substitution des voix de ténor à celles de soprani. C’est un exemple frappant de la variété de caractères que peut prendre la même mélodie, en passant ainsi d’une voix à une autre. Elle n’exprimait tout à l’heure qu’une inquiétude naïve ; maintenant, accompagnée par le cor anglais, les bassons et les contre-basses, elle a complétement changé de couleur. C’est l’accablement de l’homme à la vue de son néant, c’est la prière la plus humble, la plus désolée. Jamais la musique ne s’est faite, à ce point, parole ; jamais elle n’a rendu plus transparente cette langue mystérieuse dont elle seule possède le secret, et à laquelle n’échappe aucun des mouvemens de notre âme.

    Maintenant que Dieu a prononcé, et que sa justice s’est appesantie sur sa créature, le poëmc de la rédemption commence. Le morceau Rex tremendæ majestatis nous fait assister aux souffrances du purgatoire. Quelle agitation douloureuse dans ce large crescendo dont le mouvement est dessiné par une phrase de violon qui se tord et se replie sur elle-même, comme ces flammes vengeresses allumées par la colère de Dieu ! Quels cris de détresse sur ces paroles flammis acribus addicti, et que Dryden eût aimé ces sharp violins, comme il les appelle, dont les grincemens aigus déchirent sans pitié nos nerfs, tandis que, séparés les uns des autres, les violoncelles et les contre-basses entre-choquent leurs rudes vibrations dans l’accord effrayant de la seconde mineure au grave !

    Après ce coup d’œil jeté sur les tourmens du purgatoire, l’espérance renaît dans la mélodie suave Qui salvandos salvas gratis. Remarquez surtout le Salva me qui revient, a plusieurs reprises, avec une insistance remplie d’angoisse ! Et quel rafraîchissement céleste semble se répandre sur ces dernières mesures : Salva me, fons pietatis !

    Le bruit a cessé. Les trompettes et les trombones font place aux soupirs des flûtes et des cors : les timbales ne laissent plus entendre que ce murmure sourd de l’orage qui s’apaise.

    Le chœur sans accompagnement, Quærens me sedisti lassus, est un chant de reconnaissance qu’attristent parfois des retours de confusion et de terreur. L’âme, pour laquelle vont s’ouvrir les trésors de la misericorde céleste, n’ose se livrer à sa joie : elle est encore sous le poids de ses remords qui éclatent avec force dans le Lacrymosa dies illa. Les violoncelles et les contre-basses frappent durement le premier temps de chaque mesure, et arrachent aux flûtes, au cor anglais, aux hautbois et aux clarinettes un sanglot déchirant sur lequel les violons et les altos laissent retomber un accord sec qui répond comme un arrêt inflexible à ces cris de désespoir. Puis le chant s’adoucit : cette harmonie douloureuse s’éteint dans un dessin mélodique où je crois trouver une réminiscence involontaire de je ne sais quel opéra italien, mais qu’en tout cas M. Berlioz a rajeuni et s’est approprié par l’heureuse disposition des voix de basses. Ce rayon de soleil qui vient un instant briller à travers les nuages disparaît bientôt, pour laisser de nouveau régner avec plus de force l’épouvante et les remords. Le calme renaît une seconde fois : le changement de ton de la mineur en la majeur ajoute à la sérénité du chant et de l’orchestre ; seulement, pour marquer que l’heure du pardon n’est pas encore venue, l’ophicléide prolonge, sous les accords des instrumens à vent, une tenue pianissimo ; c’est comme un écho affaibli des cris de détresse qui retentissaient tout à l’heure, comme une trace à demi effacée que la terreur laisse au sein même de l’espérance. Rien n’est plus poétique que cet emploi sagement calculé, dans les teintes douces et mélancoliques, de ces instrumens puissans, organes ordinaires des passions les plus impétueuses. Beethoven a ainsi placé, dans un passage de sa symphonie en la, quelques notes de trompette jouant pianissimo qui sont de l’effet le plus pénétrant.

    M. Berlioz n’a pas voulu que les alternatives d’angoisses et d’espoir dont se compose ce morceau s’arrêtassent sur les idées de clémence et de pardon. Dans une dernière péripétie, il déchaîne toutes les convulsions de l’orchestre, et livre une troisième fois les âmes du purgatoire aux tortures dont il nous avait déjà présenté le sombre tableau. Malgré l’admirable véhémence de cette conclusion, elle nous semble offrir le double inconvénient d’entraîner quelques longueurs et de jeter de l’obscurité sur le plan jusque-là si clair et si logique que s’était tracé l’auteur.

    Le dogme des peines éternelles n’apparaît nulle part dans la messe de Requiem ; on ne prie pas pour les damnés : « Lasciate ogni la speranza, voi ch’intrate », et l’on croirait, à la manière dont M. Berlioz a cru devoir terminer son Lacrymosa, que son jugement dernier est sans appel, et qu’il va replonger la créature dans ces supplices qui n’auront pas de fin. On ne s’explique pas bien comment cette conclusion menaçante, inexorable, s’enchaîne avec le chœur qui la suit. Dieu a pardonné, mais nous n’avons pas entendu le pardon. Il y a ici une lacune que nous nous permettons de signaler au compositeur.

    Ce chœur est écrit sur le rhythme d’une marche mystérieuse. Les âmes rachetées sortent du purgatoire et prennent lentement leur vol vers le ciel. Pendant qu’elles s’élèvent pour aller se reposer dans le sein du Dieu clément, un chant simple et sévère salue leur rédemption : Hostias et preces tibi laudis offerimus. Nous devons faire remarquer ici une de ces conquêtes instrumentales que certains critiques voudraient rabaisser à un progrès purement mécanique, sans aucun profit pour la partie sérieuse de l’art. Dans l’accompagnement de ce chant de délivrance, M. Berlioz a fait entendre pour la première fois les pédales des trombones ténors, ces notes si graves, ainsi nommées en raison de la ressemblance de leur timbre avec les sons bas de l’orgue, et que jusque-là les exécutans s’accordaient à déclarer inexécutables. Ces pédales sont placées dans les intervailes des versets, au-dessous d’une harmonie de flûtes à trois parties en l’absence des voix et de tout autre instrument. Le son des flûtes, séparé de celui des trombones par un intervalle immense, semble être ainsi la résonnance suraiguë de ces pédales. S’il ne s’agissait ici que d’une curiosité instrumentale, nous concevrions qu’on reprochât à M. Berlioz de s’arrêter à des puérilités qui tourmentent en pure perte les artistes ; mais il n’en est pas ainsi, et l’effet produit ici est surtout un effet poétique. Ces notes graves des trombones qui semblent sortir du fond des abîmes, tandis que les flûtes en portent jusqu’au plus haut des cieux l’écho aérien et angelique, sont en réalité la traduction fidéle du sentiment exprimé par le morceau. Nous croyons assister à cette délivrance des âmes qui sortent des flammes du purgatoire pour monter vers les cieux.

    Le Sanctus complète cet hymne d’actions de grâces. M. Berlioz n’a pas pensé, et nous l’en félicitons, que, surtout dans une messe des morts, le Sanctus dût être une bruyante acclamation, une lutte de poumons établie entre les Anges, les Archanges, les Trônes et les Dominations : il a donné au sien une couleur tout autrement religieuse. C’est un solo de ténor, interrompu de temps en temps par le chœur, et qu’accompagnent, sur un trémolo serré des altos divisés en quatre parties, de larges tenues de flûtes et de violons con sordini, également divisés en quatre. Il faut avoir entendu ce morceau pour se faire une idée de l’accent séraphique de ces notes de violon qui planent au-dessus du chant à une hauteur de laquelle elles ne descendent que comme un retentissement lointain des chœurs célestes. Ajoutons que la mélodie du Sanctus est d’une simplicité délicieuse : c’est l’enthousiasme de la reconnaissance et de l’amour, mêlé de cette humilité chrétienne qui doit être au fond de toute musique sacrée. Le Deus Sabaoth retombe sur une modulation enharmonique d’une tendresse et d’une mysticité inexprimables sur ces syllabes sacrées, il semble que la voix s’affaisse, comme la sainte Thérèse de Gérard, dans l’extase de l’adoration.

    Nous avons trouvé dans l’Agnus Dei une disposition d’accompagnement analogue à celle dont nous parlions tout à l’heure, et d’une nouveauté non moins remarquable. Le passage Te decet hymnus Sion est soutenu par des notes graves de basson, et dominé, à quatre octaves de distance, par des tenues de flûte. Il est impossible de montrer d’une manière à la fois plus simple, et je dirais presque plus matérielle, le chant suspendu entre le ciel et la terre. Ce morceau est terminé par des arpéges partagés entre les violoncelles, les altos et les violons. Ces courbes musicales qui s’élèvent et redescendent ainsi avec tant d’élégance et de hardiesse, arcs-en-ciel radieux qui semblent changer de couleur en traversant les différens timbres des trois instrumens à corde, ont bien autrement de grandeur que les maigres arpéges de la harpe dont le compositeur s’est si judicieusement privé.

    La vaste composition de M. Berlioz, de plus en plus appréciée chaque fois qu’elle est entendue dans son ensemble, a produit sur tout l’auditoire l’impression la plus profonde. Cet adieu, dit par l’art musical à M. le baron de Trémont, élève la reconnaissance à la hauteur du bienfait. Nous ne voyons à présent qu’un seul hommage plus précieux encore qui puisse être rendu à sa mémoire : c’est que tous les millionnaires se disputent avec ardeur la médaille de 500 fr. qu’il offre, par une des clauses de son testament, au possesseur d’une fortune d’au moins 50,000 fr. de rentes dont il aura été fait le plus généreux usage, et que de cette noble émulation sorte une foule de bonnes œuvres.

E. DUCHESNE        

* Note. Le Requiem de Berlioz fut exécuté trois fois sous la direction du compositeur à St-Eustache, le 20 août 1846, le 3 mai 1850, et le 22 octobre 1852. À propos de cette dernière exécution Berlioz écrit à sa sœur Adèle un mois plus tard (CG no. 1537, 27 ou 29 novembre 1852): ‘Lis donc aussi le feuilleton du 23 de ce mois [dans le Journal des Débats]. C’est la plus belle analyse qu’on ait encore faite de mon Requiem. Cela m’a causé au retour une surprise charmante ; le Journal des Débats n’ayant encore rien dit à ce sujet.’
L’article reproduit ici est signé E. Duchesne, sans doute Joseph-Esprit Duchesne (1804-1878), ami de Berlioz et auteur de plusieurs articles élogieux sur sa musique dans le Journal des Débats, dont l’article sur le Requiem reproduit ici et un autre article sur la première exécution de la Damnation de Faust en décembre 1846. Berlioz entretint avec lui une correspondance qui s’étend d’au moins 1846 à 1863 (CG nos. 1085bis [tome VIII], 1086, 1088, 1118, 1533, 1535, 1545, 1564, 1874, 1976, 2141decies [NL p. 450-1], 2142bis [NL p. 453-4], 2726).

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