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LES SOIRÉES DE L’ORCHESTRE

Par

HECTOR BERLIOZ

VINGT-CINQUIÈME SOIRÉE.

EUPHONIA, ou LA VILLE MUSICALE.

Nouvelle de l’avenir.

    On joue, etc., etc., etc., etc.

    A peine les premiers accords de l’ouverture sont-ils frappés, que Corsino déroule son manuscrit, et lit ce qui suit avec accompagnement de trombones et de grosse-caisse. Nous l’entendons néanmoins, grâce à l’énergie et au timbre singulier de sa voix.

— Il s’agit, messieurs, dit-il, d’une nouvelle de l’avenir. La scène se passera en 2344, si vous le voulez bien.

EUPHONIA

ou

LA VILLE MUSICALE.

PERSONNAGES :

XILEF, compositeur, préfet des voix et des instruments à cordes de la ville d’Euphonia.
SHETLAND, compositeur, préfet des instruments à vent.
MINA, célèbre cantatrice danoise.
Madame HAPPER, sa mère.
FANNY, sa femme de chambre

PREMIÈRE LETTRE.

Sicile, 7 juin 2344.

XILEF A SHETLAND.

    Je viens de me baigner dans l’Etna ! ô mon cher Shetland, quelle heure délicieuse j’ai passée à sillonner à la nage ce beau lac frais, calme et pur ! Son bassin est immense, mais sa forme circulaire et l’escarpement de ses bords en rendent la surface sonore au point que ma voix parvenait sans peine du centre aux parties du rivage les plus éloignées. Je m’en suis aperçu en entendant applaudir des dames siciliennes qui se promenaient en ballon à plus d’une demi-lieue de l’endroit où je m’ébattais comme un dauphin en gaieté. Je venais de chanter en nageant une mélodie que j’ai composée ce matin même sur un poëme en vieux français de Lamartine, que l’aspect des lieux où je suis m’a remis en mémoire. Ces vers me ravissent. Tu en jugeras : Enner m’a promis de traduire le Lac en allemand.

    Que n’es-tu là ? Nous courrions ensemble à cheval ; je me sens plein de verdoyante jeunesse, de force, d’intelligence et de joie. La nature est si belle autour de moi ! Cette plaine où fut Messine est un jardin enchanté ; partout des fleurs, des bois d’orangers, des palmiers inclinant leur tête gracieuse. C’est l’odorante couronne de cette coupe divine, au fond de laquelle rêve aujourd’hui le lac vainqueur des feux de l’Etna. Étrange et terrible dut être cette lutte ! Quel spectacle ! La terre frémissant dans d’horribles convulsions, le grand mont s’affaissant sur lui-même, les neiges, les flammes, les laves bouillantes, les explosions, les cris, les râlements du volcan à l’agonie, les sifflements ironiques de l’onde qui accourt par mille issues souterraines, poursuit son ennemi, l’étreint, le serre, l’étouffe, le tue, et se calme soudain, prête à sourire à la moindre brise !... Eh bien, croirais-tu que ces lieux jadis si terribles, aujourd’hui si ravissants, sont presque déserts ! Les Italiens les connaissent à peine ! On n’en parle nulle part ; les préoccupations mercantiles sont si fortes parmi les habitants de ce beau pays, qu’ils ne s’intéressent aux plus magnifiques spectacles de la nature qu’en raison des rapports qu’ils peuvent apercevoir entre eux et les questions industrielles dont ils sont agités jour et nuit. Voilà pourquoi l’Etna n’est pour les Italiens qu’un grand trou rempli d’eau dormante, et qui ne peut servir à rien. D’un bout à l’autre de cette terre si riche naguère en poëtes, en peintres, en musiciens, qui fut après la Grèce le second grand temple de l’art, où le peuple lui-même en avait le sentiment, où les artistes éminents étaient honorés presque autant qu’ils le sont aujourd’hui dans le nord de l’Europe, dans toute l’Italie enfin, on ne voit qu’usines, ateliers, métiers, marchés, magasins, ouvriers de tout sexe et de tout âge, brûlés par la soif de l’or et par la fièvre d’avarice, flots pressés de marchands, de spéculateurs ; du haut en bas de l’échelle sociale on n’entend retentir que le bruit de l’argent ; on ne parle que laines et cotons, machines, denrées coloniales ; sur les places publiques sont en permanence des hommes armés de longues-vues, de télescopes, pour guetter l’arrivée des pigeons-voyageurs ou des navires aériens.

    La France, ce pays de l’indifférence et de la raillerie, est la terre des arts, si on la compare à l’Italie moderne. Et c’est là que notre ministre des chœurs a eu l’idée de m’envoyer pour trouver des chanteurs ! Éternité des préjugés ! Il faut que nous soyons, nous aussi, étrangement absorbés dans notre personnalité, pour ignorer à ce point les mœurs barbarescentes de cette contrée où l’oranger fleurit encore, mais où l’art, mort depuis longtemps, n’a pas même laissé un souvenir.

    J’ai rempli ma mission cependant, j’ai cherché des voix, et j’en ai trouvé en grand nombre. Mais quelles organisations ! quelles idées ! Je ne m’étonnerai plus de rien maintenant. Quand, m’adressant à une jeune femme que je soupçonnais, à la sonorité de sa parole, d’être douée d’un appareil vocal remarquable, je la priais de chanter : « Chanter ! Pourquoi ? Que me donnerez-vous ? Pour combien de minutes ? C’est trop peu, je n’ai pas le temps. » Si j’en déterminais d’autres moins avides à me faire entendre quelques notes, c’étaient des voix souvent puissantes et d’un timbre admirable, mais d’une inculture inouïe ! Pas le moindre sentiment du rhythme ni de la tonalité. Un jour, accompagnant une femme qui avait commencé un air en mi bémol, j’ai, au retour du thème, modulé subitement en , et, sans s’en étonner le moins du monde, ma jeune barbare a continué dans le ton primitif. Chez les hommes c’est bien pis ; ils crient de toutes leurs forces à pleine voix. Quand ils possèdent une note plus sonore que les autres notes, ils cherchent, lorsqu’elle se présente dans la mélodie, à la prolonger autant que possible ; ils s’y arrêtent, ils s’y complaisent, ils la soufflent, la gonflent d’une abominable façon ; on croit entendre les cris sinistres d’un loup mélancolique. Et ces horreurs représentent seulement l’exagération modérée de la méthode des artistes chanteurs. Ceux-là crient un peu moins mal, voilà tout. C’est pourtant de l’Italie que nous vinrent il y a cinq cents ans, les Rubini, Persiani, Tacchinardi, Cruvelli, Pasta, Tamburini, ces dieux du chant orné ! Mais pour quoi et pour qui chanteraient-ils, s’ils revenaient au monde aujourd’hui ? Il faut voir une représentation des choses qu’on appelle opéra en Italie, pour croire à la possibilité d’une insulte pareille faite à l’art et au bon sens. Les théâtres sont des marchés, des rendez-vous d’affaires, où l’on parle tellement haut qu’il est presque impossible d’entendre un son venu de la scène. (Les anciens critiques prétendent qu’il en était ainsi au temps des grands compositeurs et des grands virtuoses chantants qui firent la gloire de l’Italie, mais je n’en crois rien. A coup sûr, des artistes n’eussent pas supporté une telle ignominie.) Pour distraire un peu ces marchands brutaux, après que leurs tripotages de Bourse sont finis, on a eu l’aimable idée de placer des billards au milieu du parterre, et ces messieurs jouent, avec de grands cris à chaque coup inattendu, pendant que le ténor et la prima donna s’époumonnent sur l’avant-scène. Avant-hier, on donnait à Palerme Il re Murate, espèce de pasticcio de vingt auteurs, de vingt époques différentes ; après souper (car chacun soupe dans sa loge, toujours pendant la représentation), les dames, impatientées de voir ces messieurs se disposer à aller fumer et jouer dans le parterre, se levèrent toutes, demandant instamment qu’on enlevât les billards pour improviser un bal ; ce qui fut fait. Quelques jeunes gens saisirent des violons et des trompettes, se mirent à sonner des valses dans le coin supérieur de l’amphithéâtre, et les groupes de valseurs tourbillonnèrent au parterre sans que la représentation fût en rien suspendue. Je crus que je mourrais de rire en voyant de mes yeux cet incroyable opéra-ballet.

    En conséquence de ce mépris profond des Italiens pour la musique, ils n’ont plus de compositeurs, et les noms des grands maîtres, de 1800 et de 1820 par exemple, ne sont connus que d’un très petit nombre de savants. Ils ont donné la dénomination assez plaisante d’operatori (opérateurs, ouvriers, auteurs) aux pauvres diables qui, pour quelques pièces d’argent, vont compiler, dans les bibliothèques, les airs, duos, chœurs et morceaux d’ensemble de tous les maîtres, de tous les temps, analogues ou non aux situations, au caractère des personnages et aux paroles, qu’ils assemblent au moyen de soudures grossièrement faites, pour former la musique des opéras. Ces gens-là sont leurs compositeurs, ils n’en ont plus d’autres. J’ai eu la curiosité de questionner un operatore pour savoir, pertinemment et avec détails de quelle manière se pratiquent leurs opérations, et voilà ce qu’il m’a répondu : « Quand le directeur veut une partition nouvelle, il assemble les chanteurs pour leur soumettre le scénario de la pièce et s’entendre avec eux sur les costumes qu’ils auront à porter. Les costumes sont, en effet, la chose principale pour les chanteurs, puisque c’est la seule qui attire un instant sur eux l’attention du public le jour de la première représentation. De là surgissaient autrefois des discussions terribles entre les virtuoses chantants et les directeurs. (Les auteurs ne sont jamais admis à ces séances, ni consultés au sujet de ces débats. On leur achète un libretto, comme on fait d’un pâté qu’on est libre de manger ou de jeter aux chiens après l’avoir payé.) Mais aujourd’hui les directeurs sont devenus plus raisonnables, ils ne tiennent plus à la vérité des costumes, ils ont senti qu’il ne fallait pas pour si peu mécontenter les artistes, et leur tâche se borne maintenant à les satisfaire tous à ce sujet, ce qui n’est pas aisé. On vient donc seulement, en lisant le scénario, savoir quel genre de costume les acteurs choisiront, et veiller à ce que deux d’entre eux n’aient pas l’intention de revêtir le même, car de cette coïncidence naissent souvent d’inexprimables fureurs ; et c’est alors que la position de l’impresario devient embarrassante. Ainsi, pour l’opéra nouveau Il re Murate, Cretionne, chargé du rôle de Napoléon, a voulu copier une statue antique et paraître sous la cuirasse de Pompée, un ancien général qui vécut plus de trois cents ans avant Napoléon, et qui fut tué d’un coup de canon à la bataille de Pharsale. (Tu vois que mon pauvre operatore n’est guère plus fort sur l’histoire ancienne que sur la musique.)

    Mais justement Caponetti, qui joue Murat, avait la même idée, et il n’y aurait jamais eu moyen de les mettre d’accord, si Luciola, notre prima donna, n’avait proposé le grand bonnet à poil d’ours avec un panache blanc pour Napoléon, et le turban bleu avec une croix en diamants pour Murat. Ces coiffures ont plu à nos virtuoses et leur ont paru établir entre eux une assez notable différence pour leur permettre de porter tous les deux la cuirasse romaine ; sans cela la pièce n’eût pas été représentée. Une fois la grande affaire des costumes terminée, on passe à celle des morceaux de chant. Alors commence pour l’operatore une tâche bien pénible, je vous assure, et bien humiliante pour lui, s’il a quelque connaissance de la musique et un peu d’amour-propre. Ces messieurs et ces dames examinent l’étendue et le tissu des mélodies, et d’après cette rapide inspection l’un dit : Je ne veux pas chanter en fa ma phrase du trio, ce n’est pas assez brillant. Operatore ! tu me la transposeras en fa dièze. — Mais, monsieur, c’est un trio, et les deux autres voix devant rester dans le ton primitif, comment faire ? — Fais comme tu voudras, module avant et après, ajoute quelques mesures, enfin arrange-toi, je veux chanter ce thème en fa dièze. — Cette mélodie ne me plaît pas, dit la prima donna, j’en veux une autre. — Signora, c’est le thème du morceau d’ensemble, et toutes les parties de chant le reprenant successivement après vous, il faut bien que vous daigniez le chanter. — Comment, il faut ! impertinent ! Il faut que tu m’en donnes un autre, et tout de suite ! Voilà ce qu’il faut. Fais ton métier et ne raisonne pas. — Hum ! hum ! Tromba ! tromba ! già ribomba la tromba, crie la basse sur le supérieur. Ah ! ah ! mon n’est pas si fort qu’à l’ordinaire depuis ma dernière maladie, je dois le laisser revenir. Operatore ! tu auras à m’ôter toutes ces notes, je ne veux plus de dans mes rôles jusqu’au mois de septembre ; tu mettras des do et des si à la place. — Dis donc, Facchino, gronde le baryton, est-ce que tu aurais envie de recevoir une application de la pointe de mon pied quelque part ? Je m’aperçois que tu oublies mon mi bémol ! Il ne paraît qu’une vingtaine de fois dans mon air ; fais-moi le plaisir d’ajouter au moins deux mi bémols dans toutes les mesures ; je n’ai pas envie de perdre ma réputation ! etc., etc. — Et pourtant, continue le malheureux operatore, il y a de bien jolis passages dans ma musique, je puis le dire. Tenez, voyez cette prière qu’on m’a toute gâtée, je n’ai jamais rien trouvé de mieux !

    Je regarde !... sa musique... juge de mon étonnement en reconnaissant la belle prière du Moïse de Rossini, que nous exécutons quelquefois le soir au jardin d’Euphonia, avec un si majestueux effet. Le vieux maître de Pesaro qui faisait si bon marché, dit-on, de ses compositions, eût donné la preuve d’une rare philosophie ou plutôt d’une bien coupable indifférence en matière d’art, s’il eût pu prévoir sans indignation quel monstre grotesque l’une de ses plus belles inspirations deviendrait un jour ! D’abord la simple et vibrante modulation de sol mineur en si bémol majeur, qui donne tant de splendeur au déploiement de la seconde phrase, a été changée pour celle horriblement dure et sèche de sol mineur en si naturel majeur ; puis, au lieu de l’accompagnement de harpe de Rossini, ils ont imaginé de placer une variation de flûte chargée de traits et de broderies ridicules, et enfin, à la dernière reprise du thème en sol majeur, on a jugé à propos de substituer... quoi ? Devine si tu peux et dis-le si tu l’oses !… le refrain de l’air national français : « Aux armes, citoyens ! » accompagné d’une douzaine de tambours et de quatre grosses caisses !!!

    Il est prouvé que ce vieux Rossini, à qui certes les idées ne faisaient pas faute, ne négligeait pas, dans l’occasion, de s’emparer de celles d’autrui, quand le hasard voulait qu’une mélodie heureuse fût tombée en partage à un malotru ; il l’avouait même sans façon, et se moquait encore de celui qu’il dépouillait. « E troppo buono per questo coglione ! » disait-il, et il faisait ainsi un morceau charmant ou magnifique, selon la nature de l’idée du malotru. C’étaient autant de canons (sans calembour) pris sur l’ennemi, avec lesquels, comme le grand empereur, il érigeait sa colonne. Hélas ! aujourd’hui, la colonne est brisée, et de ses fragments dont nous recueillons quelques-uns avec tant de respect, les Italiens fabriquent des ustensiles de cuisine et d’ignobles caricatures.

    C’est donc ainsi que passent certaines gloires, sur les peuples même qu’elles ont réchauffés de leurs rayons les plus ardents ! Nous conservons, il est vrai, nous autres Euphoniens, toutes celles que l’art a sérieusement consacrées ; mais nous ne sommes pas le peuple, dans la haute acception du mot ; nous formons même, il faut l’avouer, un très-petit fragment de peuple perdu dans la masse des nations civilisées. La gloire est un soleil qui illumine successivement certains points de notre mesquine sphère, mais qui, en se mouvant à travers l’espace, parcourt un cercle d’une telle immensité, que la science la plus profonde ne saurait prédire avec certitude l’époque de son retour aux lieux qu’il abandonne. Ainsi, pour emprunter encore à la nature une autre comparaison, ainsi en est-il des grandes mers et de leurs mystérieuses évolutions. Si, comme il est prouvé, les continents où s’agite à cette heure la triste humanité furent jadis submergés, n’en faut-il pas conclure que les monts, les vallées et les plaines, sur lesquels roulent depuis tant de siècles les sombres vagues du vieil Océan, furent un jour couverts d’une végétation florissante, servant de couche et d’abri à des millions d’êtres vivants, peut-être même intelligents ? Quand notre tour reviendra-t-il d’être de nouveau le fond de l’abîme ?

    Et le jour où cette catastrophe immense s’accomplira, y aura-t-il gloire ou puissance, feux de génie ou d’amour, force ou beauté, qui ne soient éteints et anéantis ?... Qu’importe tout ?…

    Pardonne-moi, cher Shetland, cette digression géologique et cet accès de philosophie découragée... Je souffre, j’ai peur, j’attends, je rougis, mon cœur bat, j’interroge de l’œil tous les points de l’espace ; le ballon de la poste n’arrive pas, et celui d’hier ne m’a rien apporté. Point de nouvelles de Mina ! que lui est-il arrivé ? Est-elle malade ou morte, ou infidèle !… Je l’aime si cruellement ! Nous souffrons tant, nous autres enfants de l’art aux ailes de flamme ; nous, élevés sur son giron brûlant ; nous, dont les passions poétisées labourent impitoyablement le cœur et le cerveau pour y semer l’inspiration, cette âpre semence qui doit les déchirer encore quand ses germes se développeront !... Nous mourons tant de fois avant la dernière !... Shetland ! Shetland ! je l’aime !... je l’aime, comme tu l’aimerais toi, si tu pouvais ressentir un amour autre que celui dont tu m’as fait la confidence ! Et pourtant, malgré la grandeur et l’éclat de son talent, Mina m’apparaît souvent comme une organisation vulgaire. Te le dirai-je ? Elle préfère le chant orné aux grands élans de l’âme ; elle échappe à la rêverie ; elle entendit un jour à Paris ta première symphonie d’un bout à l’autre sans verser une larme ; elle trouve les adagios de Beethoven trop longs !...

    Femelle d’homme !!!

    Le jour où elle me l’avoua, je sentis un glaçon aigu me traverser le cœur. Bien plus ! Danoise, née à Elseneur, elle possède une villa bâtie sur l’ancien emplacement et avec les saints débris du château d’Hamlet... et elle ne voit rien là d’extraordinaire... et elle prononce le nom de Shakspeare sans émotion ; il n’est pour elle qu’un poëte, comme tant d’autres... Elle rit, elle rit, la malheureuse, des chansons d’Ophélia, qu’elle trouve très-inconvenantes, rien de plus.

    Femelle de singe !!!

    Oh ! pardonne-moi, cher ; oui, c’est infâme ! Mais malgré tout, je l’aime, je l’aime ; et pour dire comme Othello, que j’imiterais si elle me trompait : « Her jesses are my dearest heart strings. » Meurent la gloire et l’art !... Elle m’est tout... je l’aime....

    Je crois la voir avec sa démarche ondoyante, ses grands yeux scintillants, son air de déesse ; j’entends sa voix d’Ariel, agile, argentine, pénétrante... Il me semble être auprès d’elle ; je lui parle… dans son dialecte scandinave : « Mina ! sare disiul dolle menos ? doer si men ? doer ? vare, Mina, vare, vare ! » Puis, sa tête inclinée sur mon épaule, nous murmurons doucement nos intimes confidences, et nous parlons des premiers jours, et nous parlons de toi...

    Elle est très-désireuse de te connaître ; elle voudrait aller à Euphonia, pour cela seulement. On lui a tant parlé de tes étonnantes compositions. Elle se fait de toi un portrait assez étrange, et qui ne te ressemble point, fort heureusement. Je me souviens de l’intérêt avec lequel elle recueillait, avant mon départ de Paris, tous les échos de tes récents triomphes. Je l’en plaisantai même un jour ; et comme elle faisait à ce sujet une observation sur mon humeur jalouse : « Moi jaloux de Shetland, répondis-je, oh non ! je ne crains rien ; il ne t’aimera jamais, celui-là ; il a au cœur un trop puissant amour qu’il faudrait éteindre d’abord, et c’est chose impossible. » Mina ferma les yeux et se tut... l’instant d’après les rouvrant plus beaux : « C’est moi qui ne l’aimerai jamais, dit-elle en m’embrassant. Quant à lui, si je voulais, monsieur, je vous prouverais peut-être... » Elle était si belle en ce moment que je me sentis heureux, je l’avoue, malgré la constance à toute épreuve de mon ami Shetland, de le savoir à trois cents lieues de nous, occupé de trombones, de flûtes et de saxophones. Tu ne m’en voudras pas de ma franchise ?...

    Hélas ! Et je suis seul ! Et après tant de protestations, tant de serments de ne pas laisser s’écouler huit jours sans m’écrire, pas une ligne de Mina ne m’est parvenue !

    Je vois descendre un autre ballon de poste... je cours…………… Rien !…

    Tu es presque heureux, toi ! Tu souffres, il est vrai, mais celle que tu aimes n’est plus ! Pas de jalousie ; tu n’espères ni ne crains ; tu es libre et grand. Ton amour est frère de l’art ; il appelle l’inspiration ; ta vie est la vie expansive ; tu rayonnes. Je... Oh ! mais, ne parlons plus de nous ni d’elles. Malédiction sur toutes les femmes belles… que nous n’avons pas !

    Je vais essayer de reprendre mon esquisse commencée des mœurs musicales de l’Italie. Il ne s’agit ici ni de passion, ni d’imagination, ni de cœur, ni d’âme, ni d’esprit : ce sont de plates réalités. Or donc, je poursuis. Dans toutes les salles de spectacle, il y a devant la scène une noire cavité remplie de malheureux soufflant et râclant, aussi indifférents à ce qui se crie sur le théâtre qu’à ce qui se bourdonne dans les loges et au parterre, et n’ayant qu’une idée, celle de gagner leur souper. La collection de ces pauvres êtres constitue ce qu’on appelle l’orchestre, et voici comment cet orchestre est en général composé : il y a deux premiers et deux seconds violons ordinairement, très-rarement un alto et un violoncelle, presque toujours deux ou trois contre-basses, et les hommes qui en jouent, pour quelque monnaie qu’on leur donne à la fin de la soirée, sont fort embarrassés quand il s’agit d’exécuter un morceau où leurs trois cordes à vide ne peuvent être employées ; en si naturel majeur, par exemple, où les trois notes naturelles sol, ré, la, ne figurent point. (Ils ont conservé les contre-basses à trois cordes accordées en quintes...) Ce formidable bataillon d’instruments à cordes a pour adversaires une douzaine de bugles à clefs, six trompettes à pistons, six trombones à cylindres, deux ténors-tubas, deux basses-tubas, trois ophicléides, un cor, trois petites flûtes, trois petites clarinettes en mi bémol, deux clarinettes en ut, trois clarinettes basses pour les airs gais, et un buffet d’orgue pour jouer les airs de ballets. N’oublions pas quatre grosses caisses, six tambours et deux tamtams. Il n’y a plus ni hautbois, ni bassons, ni harpe, ni timbales, ni cymbales. Ces instruments sont tombés dans l’oubli le plus profond. Et cela se conçoit ; l’orchestre n’ayant pour but que de produire un bruit capable de dominer de temps en temps les rumeurs de la salle, les petites clarinettes et les petites flûtes ont des sons bien plus perçants que ceux des hautbois ; les ophicléides et les tubas sont bien préférables aux bassons, les tambours aux timbales, et les tam-tams aux cymbales. Je ne vois même pas pourquoi on a conservé le cor unique qu’on se plaît à faire écraser par les autres instruments de cuivre ; il ne sert vraiment à rien ; et les quatre misérables violons, et les trois contre-basses, on les distingue à peine davantage. Cette singulière agglomération d’instruments nécessite un travail spécial des operatori, pour approprier aux exigences de l’orchestre moderne (phrase consacrée) l’instrumentation des maîtres anciens qu’ils opèrent, dépècent et accommmodent en olla podrida, selon le procédé que je t’ai fait connaître en commençant. Et ces opérations, bien entendu, sont faites d’une façon digne de tout ce qui se manipule ici sous le nom de musique. Les parties de hautbois sont confiées aux trompettes, celles de basson aux tubas, celles de harpe aux petites flûtes, etc.

    Les musiciens (les musiciens !!!) exécutent à peu près ce qui est écrit, mais sans nuance aucune ; le mezzo-forte est d’un usage invariable et permanent. Le forte a lieu quand les grosses caisses, les tambours et tam-tams sont employés, le piano quand ils se taisent : telles sont les nuances connues et observées. Le chef d’orchestre a l’air d’un sourd conduisant des sourds ; il frappe les temps à grands coups de bâton sur le bois de son pupitre, sans presser ni ralentir, qu’il s’agisse de retenir un groupe qui s’emporte (il est vrai qu’on ne s’emporte jamais) ou d’exciter un groupe qui s’endort ; il ne cède rien à personne ; il va mécaniquement comme la tige d’un métronome ; son bras monte et descend ; on le regarde si l’on veut, il n’y tient pas. Cet homme-machine ne fonctionne que dans les ouvertures, les airs de danse et les chœurs ; car pour les airs et duos, comme il est absolument impossible de prévoir les caprices rhythmiques des chanteurs et de s’y conformer, les chefs d’orchestre ont depuis longtemps renoncé à marquer une mesure quelconque ; les musiciens ont alors la bride sur le cou ; ils accompagnent d’instinct, comme ils peuvent, jusqu’à ce que le gâchis devienne par trop formidable. Les chanteurs alors leur font signe de s’arrêter, ce qu’ils s’empressent de faire, et on n’accompagne plus du tout. Je ne suis en Italie que depuis peu, et j’ai eu souvent déjà l’occasion d’admirer ce bel effet d’orchestre.

    Mais adieu pour ce soir, mon ami, je me croyais plus fort ; la plume s’échappe de ma main. Je brûle ; j’ai la fièvre. Mina ! Mina ! point de lettres ! Que me font les Italiens et leur barbarie !... Mina !... Je vois la lune pure se mirer dans l’Etna !... Silence !... Mina !... loin... seul... Mina !.. Mina !.. Paris !...

DEUXIÈME LETTRE.

Sicile, 8 juin 2344.

DU MÊME AU MÊME.

    Quel martyre notre ministre m’a infligé ! Rester ainsi en Italie, retenu par ma parole, trop légèrement donnée, de n’en point sortir avant d’avoir engagé le nombre de chanteurs qui nous manquent, quand le moindre navire me transporterait à travers les airs aux lieux où est ma vie !... Mais pourquoi son silence ?... Je suis bien malheureux ! Et m’occuper de musique dans cet état de brûlant vertige, avec ce trouble de tous les sens, au milieu de cet orageux conflit de mille douleurs !... Il le faut cependant. O mon ami, le culte de l’art n’est un bonheur que pour les âmes sereines ; je le sens bien à l’indifférence et au dégoût que j’éprouve à l’égard des choses mêmes qui, pour moi, furent en d’autres temps des objets d’un si haut intérêt. N’importe ! Continuons ma tâche.

    Sachant la mission dont je suis chargé et mes fonctions à Euphonia, les membres de l’Académie sicilienne m’ont écrit ce matin pour me demander des renseignements sur l’organisation de notre ville musicale ; ils ont beaucoup entendu parler d’elle, mais aucun d’eux cependant, malgré l’excessive facilité des voyages, n’a encore eu la curiosité de la visiter. Envoie-moi donc, par le prochain courrier, un exemplaire de notre charte, avec une description succincte de la cité conservatrice du grand art que nous adorons. J’irai lire l’une et l’autre à la docte assemblée ; je veux me donner le plaisir de voir de près l’étonnement de ces braves académiciens qui sont si loin de savoir ce qu’est la musique.

    Je ne t’ai rien dit des concerts ni des festivals en Italie, par la raison que ces solennités y sont tout à fait inusitées ; elles n’exciteraient parmi les populations aucune sympathie, et leur exécution, en tout cas, ne pourrait différer beaucoup de celle que j’ai observée dans les théâtres. Quant à la musique religieuse, il n’y en a pas davantage, eu égard aux idées que nous avons et que nous réalisons si grandement sur l’application de toutes les ressources de l’art au service divin. Les derniers papes ayant prohibé dans les églises toute autre musique que celle des anciens maîtres de la chapelle Sixtine, tels que Palestrina et Allegri, ont, par cette grave décision, fait disparaître à tout jamais le scandale dont se plaignaient si amèrement, il y a quelques siècles, les écrivains dont l’opinion nous paraît avoir eu de la valeur. On ne joue plus, il est vrai, des concertos de violon pendant la messe, on n’y entend plus des cavatines chantées en voix de fausset par un homme entier, l’organiste n’exécute plus des fugues grotesques ni des ouvertures d’opéras bouffons ; mais il n’en faut pas moins regretter que cette expulsion, trop bien motivée, de tant de monstruosités choquantes et ridicules, ait entraîné celle des productions nobles et élevées de l’art. Ces œuvres de Palestrina ne sauraient être pour nous, ni pour quiconque possède la connaissance aujourd’hui vulgaire du vrai style sacré, des œuvres complétement musicales, ni absolument religieuses. Ce sont des tissus d’accords consonants dont la trame est quelquefois curieuse pour les yeux ou pour l’esprit, en considérant les difficultés dont l’auteur s’est amusé à trouver la solution, dont l’effet doux et calme sur l’oreille fait naître souvent une profonde rêverie ; mais ce n’est point là la musique complète, puisqu’elle ne demande rien à la mélodie, à l’expression, au rhythme ni à l’instrumentation. Les savants siciliens seront fort surpris, j’imagine, d’apprendre avec quel soin il est défendu dans nos écoles de considérer ces puérilités de contre-point autrement que comme des exercices, de voir en elles un but au lieu d’un moyen de l’art, et, en les prenant ainsi au sérieux, de transformer les partitions en tables de logarithmes ou en échiquiers. En résumé cependant, s’il est regrettable qu’on ne puisse entendre dans les églises que des harmonies vocales calmes, au moins faut-il se féliciter de la destruction du style effronté, qui a été le résultat de cette décision. Entre deux maux, estimons-nous heureux de n’avoir que le moindre. Les papes, d’ailleurs, ont permis depuis longtemps aux femmes de chanter dans les temples, pensant que leur présence et leur participation au service religieux n’avaient rien que de naturel, et devaient paraître infiniment plus morales que le barbare usage de la castration, toléré et encouragé même par leurs prédécesseurs. Il a fallu des siècles pour découvrir cela ! Autrefois il était bien permis aux femmes de chanter pendant l’office divin, mais à la condition pour elles de chanter mal ; dès que leurs connaissances de l’art leur permettaient de chanter bien et de figurer en conséquence dans un chœur artistement organisé, défense était faite aux compositeurs de les y employer. Il semble, en lisant l’histoire, que dans certains moments notre art ait eu à subir l’influence despotique de l’idiotisme et de la folie.

    Les chœurs des églises d’Italie sont en général peu nombreux ; ils se composent de vingt à trente voix au plus, aux jours des grandes solennités. Les choristes m’ont paru assez bien choisis ; ils chantent sans nuances, il est vrai, mais juste et avec ensemble ; et il faut évidemment les placer à part fort au-dessus des malheureux braillards des théâtres, dont je m’abstiens de te parler.

    Adieu, je te quitte pour écrire encore à Mina ; serai-je plus heureux cette fois, et me répondra-t-elle enfin ?

Ton ami,      XILEF.

PARIS.

(Un salon splendidement meublé).

MINA (seule).

    Ah ça ! mais, il me semble que je vais m’ennuyer ! Ces messieurs se moquent-ils de moi ! Comment ! pas un d’eux n’a encore songé à me proposer quelque chose d’amusant pour aujourd’hui ! Me voilà seule, abandonnée depuis quatre longues heures. Le baron lui-même, le plus attentif, le plus empressé de tous, n’est pas encore venu !... Peut-être ont-ils bien fait, ma foi, de me laisser tranquille ; ils sont si cruellement sots tous ces beaux qui m’adorent. Ils ne savent jamais que parler que de fêtes, de courses, d’intrigues, de scandales, de toilette ; pas un mot qui décèle l’intelligence ou le sentiment de l’art, rien qui vienne du cœur. Et je suis artiste avant tout, moi, et artiste par... l’âme, par... le cœur. D’où vient que j’hésite à le dire ?... Suis-je bien sûre, dans le fait, d’avoir un cœur et une âme ?... Peuh ! Voilà déjà que je ne me sens plus le moindre amour pour Xilef. Je n’ai pas même répondu à ses brûlantes lettres. Il m’accuse, il se désespère, et je pense à lui... quelquefois, mais rarement. Allons, ce n’est pas ma faute, si, comme dit mon imbécile de baron, les absents ont toujours tort, et les présents sont toujours acceptés. Je ne suis pas chargée de refaire le monde. Pourquoi est-il parti ? Un homme qui aime bien ne doit jamais quitter sa maîtresse ; il doit ne voir qu’elle au monde, et compter tout le reste pour rien.

FANNY (entrant).

    Madame, voici vos journaux et deux lettres.

MINA (ouvrant un journal).

    Voyons !... Ah ! la fête de Gluck à Euphonia dans huit jours ! J’y veux aller, j’y chanterai. (Lisant.) « L’hymne composé par Shetland occupe toute la ville, est le sujet de toutes les conversations. On n’a jamais encore, pensons-nous, exprimé plus magnifiquement un plus noble enthousiasme. Shetland est un homme à part, un homme différent des autres hommes par son génie, par son caractère, par le mystère de sa vie. » Fanny, appelez ma mère.

FANNY (en sortant).

    Madame, vous ne lisez pas vos lettres ; je crois qu’il y en a une de votre fiancé, M. Xilef.

MINA (seule).

    Mon fiancé ! Le drôle de mot. Ah ! que c’est ridicule un fiancé ! Mais il peut aussi m’appeler sa fiancée ! Je suis donc ridicule ! Sotte fille, avec ses termes grotesques ! Tout cela me déplaît, me crispe, m’exaspère ........................... Elle n’a que trop bien deviné. Oui, cette lettre est de mon fidèle Xilef. C’est cela... des reproches... ses souffrances... son amour……… toujours la même chanson… Jeune homme ! tu m’obsèdes. Décidément, mon pauvre Xilef, te voilà flambé ! Eh ! au fait, ils sont insupportables, ces êtres éternellement passionnés ! Qui est-ce qui les prie d’être constants ?… Qui l’a prié de m’adorer ?... Qui ?... Eh ! mais, c’est moi, ce me semble. Il n’y songeait pas. Et maintenant qu’il a perdu pour moi le repos de sa vie (phrase de romans)... c’est un peu leste de le planter là ! Oui, mais... on ne vit qu’une fois.

    Voyons l’autre missive ! (Riant). Ah ! ah ! voilà une épître laconique ! Un cheval, très-bien dessiné, pardieu, et pas un mot. C’est à la fois une signature et une phrase hiéroglyphique ! Cela signifie que je suis attendue pour une course au bois par mon animal de baron. Il courra sans moi. (Madame Happer s’avance pesamment.) Mon Dieu, ma mère, que vous êtes lente à venir quand je vous appelle ! Je suis ici à me morfondre depuis plus d’une demi-heure. Je n’ai pas de temps à perdre cependant !

MADAME HAPPER.

    De quoi s’agit-il donc, ma fille ? quelle nouvelle folie allez-vous entreprendre ? Vous voilà bien agitée !

MINA.

    Nous partons !

MADAME HAPPER.

    Vous partez !

MINA.

    Nous partons, ma mère !

MADAME HAPPER.

    Mais je n’ai pas envie de quitter Paris, je m’y trouve fort bien ; surtout si, comme je le soupçonne, c’est pour aller rejoindre votre pâle amoureux. Je le répète, Mina, votre conduite est impardonnable, vous manquez à ce que vous me devez et à ce que vous devez à vous-même. Ce mariage ne nous convient en aucune façon, ce jeune homme n’a pas assez de fortune ! Et puis il a des idées, des idées si étranges sur les femmes ! Tenez, vous êtes folle, trois fois folle, pardonnez-moi de vous le dire, et même niaise, avec tout votre esprit et tout votre talent. On n’a jamais vu d’exemple d’un tel choix, ni d’une telle manie d’épousailles. Je pensais pourtant que la société brillante que vous voyez habituellement ici vous avait un peu remise sur la voie du bon sens ; mais il paraît que vos caprices sont des fièvres intermittentes et que voilà l’accès revenu.

MINA (s’inclinant avec un respect exagéré).

    Ma respectable mère, vous êtes sublime ! Je ne dirai pas que vous improvisez à merveille, car c’est, j’en suis sûre, pour préparer ce sermon que vous m’avez tant fait attendre ! N’importe, l’éloquence a son prix. Mais vous prêchiez une convertie. Or donc, nous partons ; nous allons à Euphonia ; je chante à la fête de Gluck ; je ne pense plus à Xilef ; nous changeons de nom pour nous mettre, dans le premier moment, à l’abri de ses poursuites ; je m’appelle Nadira, vous passez pour ma tante ; je suis une débutante autrichienne, et le grand Shetland me prend sous sa protection ; j’ai un succès fou ; je tourne toutes les têtes ; pour le reste... qui vivra verra.

MADAME HAPPER.

    Ah ! mon Dieu, bénissez-la ! Je retrouve ma fille. Enfin la raison... embrasse-moi, ma toute belle. Ah ! j’étouffe de joie ! Plus de ces sottes opinions sur de prétendues promesses ! A la bonne heure ! Oui, partons. Et ce petit niais de Xilef qui se permettait de songer à ma Mina et de vouloir me l’enlever. Ah ! que j’aie au moins le plaisir de lui dire son fait, à cet épouseur ; c’est moi que cela regarde, et je vais... Morveux ! une cantatrice de ce talent, et si belle ! Oui, mon garçon, elle est pour toi, va, compte là-dessus. En dix lignes je le congédie ; dans deux heures nos malles sont faites, notre navire de poste est prêt, et demain à Euphonia, où nous triomphons, pendant que le petit monsieur nous poursuivra dans la direction contraire. Ah ! je vais lui donner des nœuds à filer. (Madame Happer sort en soufflant comme une baleine, et en faisant des signes de croix.)

FANNY (qui est rentrée depuis quelques instants).

    Vous le quittez donc, madame ?

MINA.

    Oui, c’est fini.

FANNY.

    O mon Dieu, il vous aime tant, et il comptait tant sur vous ! Vous ne l’aimez donc plus, plus du tout ?

MINA.

    Non.

FANNY.

    Cela me fait peur. Il arrivera quelque malheur ; il se tuera, madame.

MINA.

    Bah !

FANNY.

    Il se tuera, cela est sûr !

MINA.

    Assez, voyons !

FANNY.

    Pauvre jeune homme !

MINA.

    Ah ça, vous tairez-vous, idiote ? Allez rejoindre ma mère et l’aider à faire nos préparatifs de départ. Et pas de réflexions, je vous prie, si vous tenez à rester à mon service. (Fanny sort.)

MINA (seule).

    Il se tuera !... Ne dirait-on pas que je suis obligée... D’ailleurs est-ce ma faute... si je ne l’aime plus ! »

    Elle se met au piano et vocalise pendant quelques minutes ; puis ses doigts, courant sur le clavier, reproduisent le thème de la première symphonie de Shetland qu’elle a entendue six mois auparavant. Et elle murmure en jouant : « Réellement c’est beau cela ! Il y a dans cette mélodie quelque chose de si élégamment tendre, de si capricieusement passionné !... » Elle s’arrête... Long silence... Elle reprend le thème symphonique : « Shetland est un homme à part !... différent des autres hommes... par son génie, son caractère (jouant toujours) et le mystère de sa vie... (elle prend le mode mineur) il ne m’aimera jamais, au dire de Xilef ! » Le thème reparaît fugué, disloqué, brisé. Crescendo. Explosion dans le mode majeur. Mina s’approche d’une glace, arrange ses cheveux en fredonnant les premières mesures du thème de la symphonie... Nouveau silence. Elle aperçoit la lettre du baron qui contient un cheval dessiné au trait ; elle prend une plume, trace sur le col de l’animal une bride flottante, et sonne. Un domestique en livrée paraît. « Vous rendrez ceci au baron, lui dit-elle, c’est ma réponse. (A part.) Il est assez bête pour ne pas la comprendre.

FANNY (entrant).

    Madame, tout est prêt.

MINA.

    Ma mère a-t-elle écrit à ... ?

FANNY.

    Oui, madame, je viens de porter sa lettre à la poste.

MINA.

    Montez toutes les deux dans le navire, je vous suis. »

    La femme de chambre s’éloigne. Mina va s’asseoir sur un canapé, croise ses bras sur sa poitrine et demeure un instant absorbée dans ses pensées. Elle baisse la tête, un imperceptible soupir s’échappe de ses lèvres, une légère rougeur vient colorer ses joues ; enfin saisissant ses gants, elle se lève et sort, en disant avec un geste de mauvaise humeur : « Eh ! ma foi, qu’il s’arrange ! »

TROISIÈME LETTRE.

Euphonia, 6 juillet 2344.

SHETLAND A XILEF.

    Voici, mon cher et triste ami, la charte musicale et la description d’Euphonia. Ces documents sont incomplets sous quelques rapports ; mais tes loisirs forcés te permettront de revoir mon rapide travail, et si tu veux consulter tes souvenirs, tu pourras sans trop de peine l’achever. Je ne pouvais t’envoyer simplement le texte de nos règlements de police musicale ; il fallait, par une description succincte, mais exacte, donner à tes académiciens de Sicile une idée approximative de notre harmonieuse cité. J’ai donc dû prendre la plume et portraire Euphonia tant bien que mal ; mais tu excuseras les incorrections de mon œuvre et ce qu’elle a de diffus et d’inachevé, en apprenant les étranges émotions qui depuis quelques jours m’ont troublé si violemment. Chargé, comme tu le sais, de tout ce qui concernait la fête de Gluck, j’ai eu à composer l’hymne qu’on devait chanter autour du temple. Il m’a fallu surveiller les répétitions d’Alceste qu’on a jouée dans le palais Thessalien, présider aux études des chœurs de mon hymne et te remplacer, en outre, dans l’administration des instruments à cordes. Mais c’était peu pour moi ; les noires préoccupations, les cruels souvenirs, le découragement profond où m’ont plongé d’anciens et incurables chagrins ont au moins, en le dégageant de toute influence passionnée, donné à mon caractère cette gravité calme qui, loin d’enchaîner l’activité, la seconde au contraire, et dont tu es malheureusement si dépourvu. C’est la souffrance qui paralyse nos facultés d’artiste, c’est elle seule qui par sa brûlante étreinte arrête les plus nobles élans de notre cœur, c’est elle qui nous éteint, nous pétrifie, nous rend fous et stupides. Et j’étais exempt, moi, tu le sais, de ces douleurs ardentes ; mon cœur et mes sens étaient en repos, ils dormaient du sommeil de la mort, depuis que... la... blanche étoile a disparu de mon ciel... et ma pensée et ma fantaisie n’en vivaient que mieux. Aussi pouvais-je utiliser à peu près tout mon temps et l’employer comme la raison d’art m’indiquait qu’il fallait le faire. Et je n’y ai point manqué jusqu’ici, moins par amour de la gloire que par amour du beau, vers lequel nous tendons instinctivement tous les deux, sans aucune arrière-pensée de satisfaction orgueilleuse.

    Ce qui m’a ému, troublé, ravagé ces jours derniers, ce n’est pas la composition de mon hymne, ce ne sont pas les acclamations dont notre population musicale l’a salué, ni les éloges du ministre ; ce n’est pas la joie de l’empereur que ma musique, à en croire Sa Majesté, a transporté d’enthousiasme ; ce n’est pas même l’effet vraiment très-grand que cette œuvre a produit sur moi, ce n’est rien de tout cela. Il s’agit d’un événement bizarre, qui m’a frappé plus que je ne croyais pouvoir être frappé d’aucune chose, et dont l’impression, par malheur, ne s’efface point.

    Comme je respirais la fraîcheur du soir, après une longue répétition, mollement couché dans mon petit navire, et regardant, de la hauteur où je m’étais élevé, s’éteindre le jour, j’entends sortir d’un nuage, dont je longeais les contours, une voix de femme stridente, pure cependant, et dont l’agilité extraordinaire, dont les élans capricieux et les charmantes évolutions semblaient, en retentissant ainsi au milieu des airs, être le chant de quelque oiseau merveilleux et invisible. J’arrêtai soudain ma locomotive... Après quelques instants d’attente, au travers des vapeurs empourprées par le soleil couchant, je vis s’avancer un élégant ballon dont la marche rapide se dirigeait vers Euphonia ; une jeune femme était debout à l’avant du navire, appuyée, dans une pose ravissante, sur une harpe dont, par intervalles, elle effleurait les cordes avec sa main droite étincelante de diamants. Elle n’était pas seule, car d’autres femmes passèrent plusieurs fois à l’intérieur devant les croisées du bord. Je crus d’abord que c’étaient quelques-unes de nos jeunes coryphées de la rue des Soprani, qui venaient, comme moi, de faire une promenade aérienne. Elle chantait, en l’ornant de toutes sortes de folles vocalises, le thème de ma première symphonie, qui n’est guère connue, pensais-je, que des Euphoniens. Mais bientôt, en examinant de plus près la charmante créature au brillant ramage, je dus reconnaître qu’elle n’était point des nôtres, et que jamais encore elle n’avait paru à Euphonia. Son regard, à la fois distrait et inspiré, m’étonna par la singularité de son expression, et je pensai tout de suite au malheur de l’homme qui aimerait une telle femme sans en être aimé. Puis je n’y songeai plus... Les hautes cimes du Hartz me dérobaient déjà la vue du soleil à l’horizon ; je fis monter perpendiculairement mon navire de quelques centaines de pied pour revoir l’astre fugitif, et je le contemplai quelques minutes encore, au milieu de ce silence extatique dont on n’a pas d’idée sur la terre. Enfin, las de rêver et d’être seul dans l’air, le vent d’ouest m’apportant les lointains accords de la Tour qui sonnait l’hymne de la nuit, je descendis, ou plutôt je fondis comme un trait sur mon pavillon, situé, comme tu le sais, hors des murs de la ville. J’y passai la nuit. Je dormis mal ; vingt fois, en quelques heures, je revis en songe cette belle étrangère appuyée sur sa harpe, sortant de son nuage rose et or. Je rêvai même en dernier lieu que je la maltraitais, que mes mauvais traitements, mes brutalités, l’avaient rendue horriblement malheureuse ; je la voyais à mes pieds, brisée, en larmes, pendant que je m’applaudissais froidement d’avoir su dompter ce gracieux mais dangereux animal. Étrange vision de mon âme, si éloignée de pareils sentiments !!! A peine levé, j’allai m’asseoir au fond de mon bosquet de rosiers, et, machinalement, sans avoir la conscience de ce que je faisais, j’ouvris à deux battants la porte de ma harpe éolienne. En un instant, des flots d’harmonie inondèrent le jardin ; le crescendo, le forte, le decrescendo, le pianissimo, se succédaient sans ordre au souffle capricieux de la folle brise matinale. Je vibrais douloureusement, et n’avais pas la moindre tentation cependant de me dérober à cette souffrance en fermant les cloisons de l’instrument mélancolique. Loin de là, je m’y complaisais, et j’écoutais immobile. Au moment où un coup de vent, plus fort que les précédents, faisait naître de la harpe, comme un cri de passion, l’accord de septième dominante, et l’emportait gémissant à travers le bosquet, le hasard voulut que du decrescendo sortit un arpége où se trouvait la succession mélodique des premières mesures du thème que j’avais entendu chanter la veille à mon inconnue, celui de ma première symphonie. Étonné de ce jeu de la nature, j’ouvris les yeux que je tenais fermés depuis le commencement du concert éolien... Elle était debout devant moi, belle, puissante, souveraine, Dea ! Je me levai brusquement. « Madame ! — Je suis heureuse, monsieur, de me présenter à vous au moment où les esprits de l’air vous adressent un si gracieux compliment ; ils vous disposeront sans doute à l’indulgence que je viens réclamer, et dont le grand Shetland, dit-on, n’est pas prodigue. — Qui a bien voulu, madame, venir si matin animer ma solitude ? — Je me nomme Nadira, je suis cantatrice, j’arrive de Vienne, je veux voir la fête de Gluck, je désire y chanter, et je viens vous prier de me donner place dans le programme. — Madame... — Oh ! vous m’entendrez auparavant, c’est trop juste. — C’est inutile, j’ai eu déjà le plaisir de vous entendre. — Et quand, et où donc ? —  Hier soir, au ciel. — Ah ! c’était vous qui voguiez ainsi solitaire, et que j’ai rencontré au sortir de mon nuage, justement quand je chantais votre admirable mélodie ? Cette belle phrase était prédestinée sans doute à servir d’introduction musicale à nos deux premières entrevues. — C’était moi. — Et vous m’avez entendue ? — Je vous ai vue et... admirée. — Oh ! mon Dieu ! c’est un homme d’esprit, il va me persifler, et il faudra que j’accepte ses railleries pour des compliments ! — Dieu me garde de railler, madame ; vous êtes belle. — Encore ! Oui, je suis belle, et à votre avis je chante ? — Vous chantez... trop bien. — Comment, trop bien ? — Oui, madame ; à la fête de Gluck le chant orné n’est point admis ; le vôtre brille surtout par la légèreté et la grâce des broderies, il ne saurait donc figurer dans une cérémonie éminemment grandiose et épique. — Ainsi vous me refusez ? — Hélas ! il le faut. — Oh ! c’est incroyable, dit-elle en rougissant de colère et en arrachant de sa tige une belle rose qu’elle froissa entre ses doigts. Je m’adresserai au ministre... (je souris), à l’empereur. — Madame, lui dis-je d’un accent fort calme, mais sérieux, le ministre de la fête de Gluck, c’est moi ; l’empereur de la fête de Gluck, c’est encore moi ; l’ordonnance de cette cérémonie m’a été confiée, je la règle sans contrôle, j’en suis le maître absolu ; et (la regardant avec la moitié de ma colère) vous n’y chanterez pas. » Là-dessus, la belle Nadira essuie en tressaillant ses yeux, où le dépit avait amené quelques larmes, et s’éloigne précipitamment.

    Ma demi-colère dissipée, je ne pus m’empêcher de rire de la naïveté de cette jeune folle, accoutumée sans doute à Vienne, au milieu de ses adorateurs, à tout voir plier devant ses caprices, et qui avait pensé venir sans résistance détruire l’harmonie de notre fête et me dicter ses volontés.

    Pendant quelques jours, je ne la revis point. La fête eut lieu. Alceste fut dignement exécutée ; après la représentation les six mille voix du cirque chantèrent mon hymne, que je n’ai fait accompagner que par cent familles de clarinettes et saxophones, cent autres de flûtes, quatre cents violoncelles et trois cents harpes. L’effet, je te l’ai déjà dit, fut très-grand. L’orage des acclamations une fois calmé, l’empereur se leva et me complimentant avec sa courtoisie ordinaire, voulut bien me céder son droit de désigner la femme qui aurait l’honneur de couronner la statue de Gluck. Nouveaux cris et applaudissements du peuple. En ce moment de radieux enthousiasme, mes yeux tombèrent sur la belle Nadira, qui, d’une loge éloignée, attachait sur moi un regard humble et attristé. Soudain l’attendrissement, la pitié, une sorte de remords même, me saisirent au cœur, à l’aspect de la beauté vaincue, éclipsée par l’art. Il me sembla que, vainqueur généreux, l’art devait maintenant rendre à la beauté une part de sa gloire, et je désignai Nadira, la frivole cantatrice viennoise, pour couronner le dieu de l’expression. L’étonnement général ne peut se dépeindre ; personne ne la connaissait. Rougissant et pâlissant tour à tour, Nadira se lève, reçoit des mains du prêtre de Gluck la couronne de fleurs, de feuilles et d’épis, qu’elle doit déposer sur le front divin, s’avance lentement dans le cirque, monte les degrés du temple, et, parvenue au pied de la statue, se tourne vers le peuple en faisant signe qu’elle veut parler. On se tait, on l’admire ; les femmes mêmes semblent frappées de son extrême beauté. « Euphoniens, dit-elle, je vous suis inconnue. Hier encore je n’étais qu’une femme vulgaire, douée d’une voix éclatante et agile, rien de plus. Le grand art ne m’avait point été révélé. Je viens, pour la première fois de ma vie, d’entendre Alceste, je viens d’admirer avec vous la splendide majesté de l’hymne de Shetland. Je comprends maintenant, j’entends, je vis : je suis artiste. Mais l’instinct du génie de Shetland pouvait seul le deviner. Souffrez donc qu’avant de couronner le dieu de l’expression, je prouve à vous, ses fidèles adorateurs, que je suis digne de cet honneur insigne, et que le grand Shetland ne s’est pas trompé. » A ces mots, arrachant les perles et les joyaux qui ornaient sa chevelure, elle les jette à terre, les foule aux pieds (abjuration symbolique), la main sur son cœur, s’incline devant Gluck, et d’une voix sublime d’accent et de timbre, elle commence l’air d’Alceste, « Ah ! divinités implacables ! »

    Impossible, cher Xilef, de te décrire avec quelque apparence de fidélité l’immense émotion produite par ce chant inouï. En l’écoutant, tous les fronts s’inclinaient peu à peu, tous les cœurs se gonflaient ; on voyait çà et là des auditeurs joindre les mains, les élever machinalement sur leurs têtes ; nos jeunes femmes fondaient en larmes, et à la fin, au retour de l’immortelle phrase :

« Ce n’est pas vous faire une offense
« Que de vous conjurer de hâter mon trépas. »

    Nadira, accoutumée à l’enthousiasme bruyant de ses Viennois, a dû éprouver un instant d’angoisse horrible : pas un applaudissement ne s’est fait entendre. Le cirque entier s’est tu, terrassé ; mais après une minute, chacun retrouvant la respiration et la voix (admire encore une fois le sens musical de nos Euphoniens), sans que le préfet des chœurs ni moi nous ayons fait le moindre signe pour désigner l’harmonie, un cri de dix mille âmes s’est élancé spontanément sur un accord de septième diminuée, suivi d’une pompeuse cadence en ut majeur. Nadira, chancelante d’abord, se redresse à cette harmonieuse clameur, et élevant ses bras antiques, belle d’admiration, belle de joie, belle de beauté, belle d’amour, elle dépose la couronne sur la tête puissante de Gluck l’Olympien. Alors, inspiré à mon tour par cette scène auguste, et pour adoucir un enthousiasme qui tournait à la passion, déjà jaloux peut-être, je fis le signe de la marche d’Alceste, et tous à genoux, Euphoniens fervents, nous saluâmes le souverain maître de sa religieuse mélopée.

    En nous relevant, nous cherchons Nadira : elle avait disparu. A peine retiré chez moi, je la vois entrer. Elle s’avance, s’incline et dit : « Shetland, tu m’as initiée à l’art, tu m’as donné une existence nouvelle ; je t’aime... Peux-tu m’aimer ? Je te fais don de tout mon être ; ma vie, mon âme et ma beauté sont à toi. » Je réponds après un instant de doute silencieux, et en songeant à mon ancien amour qui s’évanouissait : « Nadira, tu m’as fait voir hors de l’art un idéal sublime... Sincèrement je t’aime... je t’accepte... Mais si tu me trompes, aujourd’hui ou jamais, tu es perdue. — Aujourd’hui ni jamais je ne puis te tromper ; mais dussé-je payer par une mort cruelle le bonheur de t’appartenir, je le veux ce bonheur, je te le demande ... Shetland ! — Nadira !... » Nos bras... nos cœurs... nos âmes ... l’infini...

    Il n’y a plus de Nadira, Nadira c’est moi. Il n’y a plus de Shetland, Shetland c’est elle !

    J’ai honte, cher Xilef, de faire un tel récit à toi dont le cœur saigne, déchiré par l’absence ; mais la passion et le bonheur sont d’un égoïsme absolu. Pourtant mon bonheur a des intermittences, et sa lumineuse atmosphère est traversée quelquefois par d’affreux rayons d’obscurité. Je me souviens qu’au moment où j’ai dit à Nadira : « Sincèrement, je t’aime ! », trois cordes de ma harpe se sont rompues avec un bruit lugubre... J’attache à cet incident une idée superstitieuse. Serait-ce un adieu de l’art qui me perd ?... Il me semble en effet que je ne l’aime plus. Mais écoute encore :

    Hier, journée brûlante d’un été brûlant, nous planions, elle et moi, au plus haut des airs. Mon navire, sans direction, errait au gré d’un faible souffle du vent d’est ; éperdûment enlacés, ivres-morts d’amour, gisants sur la molle ottomane de ma nacelle embaumée, nous touchions au seuil de l’autre vie ; un seul pas, un seul acte de volonté, et nous pouvions le franchir ! « Nadira ! lui dis-je, en l’étreignant sur mon cœur. — Cher ! — Vois, il n’y a rien de plus pour nous en ce monde, nous sommes au faîte, redescendrons-nous ? Mourons ! » Elle me regarda d’un air surpris. « Oui, mourons, ajoutai-je, jetons-nous embrassés hors du navire ; nos âmes confondues, dans un dernier baiser, s’exhaleront vers le ciel avant que nos corps, tourbillonnant dans l’espace, aient pu toucher de nouveau la prosaïque terre. Veux-tu ? Viens ! — Plus tard, me répondit-elle, vivons encore ! » Plus tard ! Mais plus tard, pensai-je, retrouverons-nous un semblable moment ?... Oh ! Nadira, ne serais-tu qu’une femme ?... Je reste donc, puisqu’elle veut rester... Adieu, mon ami, depuis les deux heures employées à t’écrire, je ne l’ai pas vue, et pendant tout le temps que je passe maintenant loin d’elle, je crois sentir une main glacée m’arracher lentement le cœur de la poitrine.

SHETLAND.

    La lettre de madame Happer, dans laquelle cette respectable matrone, en déclarant cyniquement à Xilef que sa fille le dégageait de sa promesse et renonçait à lui, annonçait aussi le départ de Mina pour l’Amérique, où l’appelaient les offres avantageuses d’un directeur de théâtre et l’amitié d’un riche armateur. On ne peut guère se représenter que vaguement la secousse, le déchirement, l’indignation, la douleur, la rage infinie d’une âme à la fois tendre et terrible comme celle de Xilef, à la lecture d’un tel chef-d’œuvre de brutalité, d’insolence et de mauvaise foi. Il frémit de la tête aux pieds ; deux larmes et deux flammes jaillirent ensemble de ses yeux ; et l’idée d’une punition digne du crime s’empara immédiatement de son esprit. Il résolut donc aussitôt, après avoir prévenu Shetland de ce qui lui arrivait, de partir pour l’Amérique, où il se flattait de découvrir bientôt sa perfide maîtresse. Il brisait ainsi tous les liens qui l’attachaient à Euphonia, il perdait sa place, il anéantissait du même coup son présent et son avenir ; mais que lui importait ? Restait-il pour Xilef dans la vie un autre intérêt que celui de sa vengeance ?... La lettre de Shetland, et avec elle la description d’Euphonia, lui parvinrent au moment où il allait quitter Palerme ; et il n’eût que le temps d’adresser ce document à l’Académie sicilienne, avec quelques lignes dans lesquelles il s’excusait de ne pouvoir pas venir le présenter et le lire lui-même, ainsi qu’il l’avait promis.

    Voici le manuscrit de Shetland, tel que le président de l’Académie le lut en séance publique ; Xilef n’y avait rien changé.

DESCRIPTION D’EUPHONIA.

    Euphonia est une petite ville de douze mille âmes, située sur le versant du Hartz, en Allemagne.

    On peut la considérer comme un vaste conservatoire de musique, puisque la pratique de cet art est l’objet unique des travaux de ses habitants.

    Tous les Euphoniens, hommes, femmes et enfants, s’occupent exclusivement de chanter, de jouer des instruments, et de ce qui se rapporte directement à l’art musical. La plupart sont à la fois instrumentistes et chanteurs. Quelques-uns, qui n’exécutent point, se livrent à la fabrication des instruments, à la gravure et à l’impression de la musique. D’autres consacrent leur temps à des recherches d’acoustique et à l’étude de tout ce qui, dans les phénomènes physiques, peut se rattacher à la production des sons.

    Les joueurs d’instruments et les chanteurs sont classés par catégories dans les divers quartiers de la ville.

    Chaque voix et chaque instrument a une rue qui porte son nom, et qu’habite seule la partie de la population vouée à la pratique de cette voix ou de cet instrument. Il y a les rues des soprani, des basses, des ténors, des contralti, des violons, des cors, des flûtes, des harpes, etc., etc.

    Il est inutile de dire qu’Euphonia est gouvernée militairement et soumise à un régime despotique. De là l’ordre parfait qui règne dans les études, et les résultats merveilleux que l’art en a obtenus.

    L’empereur d’Allemagne fait tout, d’ailleurs, pour rendre aussi heureux que possible le sort des Euphoniens. Il ne leur demande en retour que de lui envoyer deux ou trois fois par an quelques milliers de musiciens pour les fêtes qu’il donne sur divers points de l’empire. Rarement la ville se meut tout entière.

    Aux fêtes solennelles dont l’art est le seul objet, ce sont les auditeurs qui se déplacent, au contraire, et qui viennent entendre les Euphoniens.

    Un cirque, à peu près semblable aux cirques de l’antiquité grecque et romaine, mais construit dans des conditions d’acoustique beaucoup meilleures, est consacré à ces exécutions monumentales. Il peut contenir d’un côté vingt mille auditeurs et de l’autre dix mille exécutants.

    C’est le ministre des beaux-arts qui choisit, dans la population des différentes villes d’Allemagne, les vingt mille auditeurs privilégiés auxquels il est permis d’assister à ces fêtes. Ce choix est toujours déterminé par le plus ou moins d’intelligence et de culture musicale des individus. Malgré la curiosité excessive que ces réunions excitent dans tout l’empire, aucune consideration n’y ferait admettre un auditeur reconnu, par son inaptitude, indigne d’y assister.

    L’éducation des Euphoniens est ainsi dirigée : les enfants sont exercés de très-bonne heure à toutes les combinaisons rhythmiques ; ils arrivent en peu d’années à se jouer des difficultés de la division fragmentaire des temps de la mesure, des formes syncopées, des mélanges de rhythmes inconciliables, etc. ; puis vient pour eux l’étude du solfége, parallèlement à celle des instruments, un peu plus tard celle du chant et de l’harmonie. Au moment de la puberté, à cette heure d’efflorescence de la vie où les passions commencent à se faire sentir, on cherche à développer en eux le sentiment juste de l’expression et par suite du beau style.

    Cette faculté si rare d’apprécier, soit dans l’œuvre du compositeur, soit dans l’exécution de ses interprètes, la vérité d’expression, est placée au-dessus de toute autre dans l’opinion des Euphoniens.

    Quiconque est convaincu d’en être absolument privé, ou de se complaire à l’audition d’ouvrages d’une expression fausse, est inexorablement renvoyé de la ville, eût-il d’ailleurs un talent éminent ou une voix exceptionnelle ; à moins qu’il ne consente à descendre à quelque emploi inférieur, tel que la fabrication des cordes à boyaux ou la préparation des peaux de timbales.

    Les professeurs de chant et des divers instruments ont sous leurs ordres plusieurs sous-maires destinés à enseigner des spécialités dans lesquelles ils sont reconnus supérieurs. Ainsi, pour les classes de violon, d’alto, de violoncelle et de contre-basse, outre le professeur principal qui dirige les études générales de l’instrument, il y en a un qui enseigne exclusivement le pizzicato, un autre l’emploi des sons harmoniques, un autre le staccato, ainsi de suite. Il y a des prix institués pour l’agilité, pour la justesse, pour la beauté du son et même pour la ténuité du son. De là les nuances de piano si admirables, que les Euphoniens seuls en Europe savent produire.

    Le signal des heures de travail et des repas, des réunions par quartiers, par rues, des répétitions par petites ou par grandes masses, etc., est donné au moyen d’un orgue gigantesque placé au haut d’une tour qui domine tous les édifices de la ville. Cet orgue est animé par la vapeur, et sa sonorité est telle qu’on l’entend sans peine à quatre lieues de distance. Il y a cinq siècles, quand l’ingénieux facteur A. Sax, à qui l’on doit la précieuse famille d’instruments de cuivre à anche qui porte son nom, émit l’idée d’un orgue pareil destiné à remplir d’un façon plus musicale l’office des cloches, on le traita de fou, comme on avait fait auparavant pour le malheureux qui parlait de la vapeur appliquée à la navigation et aux chemins de fer, comme on faisait encore il y a deux cents ans pour ceux qui s’obstinaient à chercher les moyens de diriger la navigation aérienne qui a changé la face du monde. Le langage de l’orgue de la tour, ce télégraphe de l’oreille, n’est guère compris que des Euphoniens ; eux seuls connaissent bien la téléphonie, précieuse invention dont un nommé Sudre entrevit, au XIX siècle, toute la portée, et qu’un des préfets de l’harmonie d’Euphonia a développée et conduite au point de perfection où elle est aujourd’hui. Ils possèdent aussi la télégraphie, et les directeurs des répétitions n’ont à faire qu’un simple signe avec une ou deux mains et le bâton conducteur, pour indiquer aux exécutants qu’il s’agit de faire entendre, fort ou doux, tel ou tel accord suivi de telle ou telle cadence ou modulation, d’exécuter tel ou tel morceau classique tous ensemble, ou en petite masse, ou en crescendo, les divers groupes entrant alors successivement.

    Quand il s’agit d’exécuter quelque grande composition nouvelle, chaque partie est étudiée isolément pendant trois ou quatre jours ; puis l’orgue annonce les réunions au cirque de toutes les voix d’abord. Là, sous la direction des maîtres de chant, elles se font entendre par centuries formant chacune un chœur complet. Alors les points de respiration sont indiqués et placés de façon qu’il n’y ait jamais plus d’un quart de la masse chantante qui respire au même endroit, et que l’émission de voix du grand ensemble n’éprouve aucune interruption sensible.

    L’exécution est étudiée, en premier lieu, sous le rapport de la fidélité littérale, puis sous celui des grandes nuances, et enfin sous celui du style et de l’EXPRESSION.

    Tout mouvement du corps indiquant le rhythme pendant le chant est sévèrement interdit aux choristes. On les exerce encore au silence, au silence absolu et si profond, que trois mille choristes Euphoniens réunis dans le Cirque, ou dans tout autre local sonore, laisseraient entendre le bourdonnement d’un insecte, et pourraient faire croire à un aveugle placé au milieu d’eux qu’il est entièrement seul. Ils sont parvenus à compter ainsi des centaines de pauses, et à attaquer un accord de toute la masse après ce long silence, sans qu’un seul chanteur manque son entrée.

    Un travail analogue se fait aux répétitions de l’orchestre ; aucune partie n’est admise à figurer dans un ensemble avant d’avoir été entendue et sévèrement examinée isolément par les préfets. L’orchestre entier travaille ensuite seul ; et enfin la réunion des deux masses vocale et instrumentale s’opère quand les divers préfets ont déclaré qu’elles étaient suffisamment exercées.

    Le grand ensemble subit alors la critique de l’auteur, qui l’écoute du haut de l’amphithéâtre que doit occuper le public ; et quand il se reconnaît maître absolu de cet immense instrument intelligent, quand il est sûr qu’il n’y a plus qu’à lui communiquer les nuances vitales du mouvement, qu’il sent et peut donner mieux que personne, le moment est venu pour lui de se faire aussi exécutant, et il monte au pupitre-chef pour diriger. Un diapason fixé à chaque pupitre permet à tous les instrumentistes de s’accorder sans bruit avant et pendant l’exécution ; les préludes, les moindres bruissements d’orchestre sont rigoureusement prohibés. Un ingénieux mécanisme qu’on eût trouvé cinq ou six siècles plus tôt, si on s’était donné la peine de le chercher, et qui subit l’impulsion des mouvements du chef sans être visible au public, marque, devant les yeux de chaque exécutant et tout près de lui, les temps de la mesure, en indiquant aussi d’une façon précise les divers degrés de forte ou de piano. De cette façon, les exécutants reçoivent immédiatement et instantanément la communication du sentiment de celui qui les dirige, y obéissent aussi rapidement que font les marteaux d’un piano sous la main qui presse les touches, et le maître peut dire alors qu’il joue de l’orchestre en toute vérité.

    Des chaires de philosophie musicale, occupées par les plus savants hommes de l’époque, servent à répandre parmi les Euphoniens de saines idées sur l’importance et la destination de l’art, la connaissance des lois sur lesquelles est basée son existence, et des notions historiques exactes sur les révolutions qu’il a subies. C’est à l’un de ces professeurs qu’est due l’institution singulière des concerts de mauvaise musique où les Euphoniens vont, à certaines époques de l’année, entendre les monstruosités admirées pendant des siècles dans toute l’Europe, dont la production même était enseignée dans les Conservatoires d’Allemagne, de France et d’Italie, et qu’ils viennent étudier, eux, pour se rendre compte des défauts qu’on doit le plus soigneusement éviter. Telles sont la plupart des cavatines et finales de l’école italienne du commencement du XIXe siècle, et les fugues vocalisées des compositions plus ou moins religieuses des époques antérieures au XXe. Les premières expériences faites par ce moyen sur cette population dont le sens musical est aujourd’hui d’une rectitude et d’une finesse extrêmes amenèrent d’assez singuliers résultats. Quelques-uns des chefs-d’œuvre de mauvaise musique, faux d’expression et d’un style ridicule, mais d’un effet cependant, sinon agréable, au moins supportable pour l’oreille, leur firent pitié ; il leur sembla entendre des productions d’enfants balbutiant une langue qu’ils ne comprennent pas. Certains morceaux les firent rire aux éclats, et il fut impossible d’en continuer l’exécution. Mais quand on en vint à chanter la fugue sur Kyrie eleison de l’ouvrage le plus célèbre d’un des grands maîtres de notre ancienne école allemande, et qu’on leur eut affirmé que ce morceau n’avait point été écrit par un fou, mais par un très-grand musicien, qui ne fit en cela qu’imiter d’autres maîtres, et qui fut à son tour fort longtemps imité, leur consternation ne peut se dépeindre. Ils s’affligèrent sérieusement de cette humiliante maladie dont ils reconnaissaient que le génie humain lui-même pouvait subir les atteintes ; et le sentiment religieux, s’indignant chez eux, en même temps que le sentiment musical, de ces ignobles et incroyables blasphèmes, ils entonnèrent d’un commun accord la célèbre prière Parce Deus, dont l’expression est si vraie, comme pour faire amende honorable à Dieu, au nom de la musique et des musiciens.

    Tout individu possédant toujours une voix quelconque, chacun des Euphoniens est tenu d’exercer la sienne et d’avoir des notions de l’art du chant. Il en résulte que les joueurs d’instruments à cordes de l’orchestre, qui peuvent chanter et jouer en même temps, forment un second chœur de réserve, que le compositeur emploie dans certaines occasions et dont l’entrée inattendue produit quelquefois les plus étonnants effets. Les chanteurs à leur tour sont obligés de connaître le mécanisme de certains instruments à cordes et à percussion, et d’en jouer au besoin, en chantant. Ils sont ainsi tous harpistes, pianistes, guitaristes. Un grand nombre d’entre eux savent jouer du violon, de l’alto, de la viole d’amour, du violoncelle. Les enfants jouent du sistre moderne et des cymbales harmoniques, instrument nouveau, dont chaque coup frappe un accord.

    Les rôles des pièces de théâtre, les solos de chant et d’instruments ne sont donnés qu’à ceux des Euphoniens dont l’organisation et le talent spécial les rendent les plus propres à les bien exécuter. C’est un concours fait publiquement et patiemment devant le peuple entier qui détermine ce choix. On y emploie tout le temps nécessaire. Lorsqu’il s’est agi de célébrer l’anniversaire décennal de la fête de Gluck, on a cherché pendant huit mois, parmi les cantatrices, la plus capable de chanter et de jouer Alceste ; près de mille femmes ont été entendues successivement dans ce but.

    Il n’y a point à Euphonia de priviléges accordés à certains artistes au détriment de l’art. On n’y connaît pas de premiers sujets, de droit en possession des premiers rôles, lors même que ces rôles ne conviennent en aucune façon à leur genre de talent ou à leur physique. Les auteurs, les ministres et les préfets, précisent les qualités essentielles qu’il faut réunir pour remplir convenablement tel ou tel rôle, représenter tel ou tel personnage ; on cherche alors l’individu qui en est le mieux pourvu, et fût-il le plus obscur d’Euphonia, dès qu’on l’a découvert, il est élu. Quelquefois notre gouvernement musical en est pour ses recherches et sa peine. C’est ainsi qu’en 2320, après avoir pendant quinze mois cherché une Eurydice, on fut obligé de renoncer à mettre en scène l’Orphée de Gluck, faute d’une jeune femme assez belle pour représenter cette poétique figure et assez intelligente pour en comprendre le caractère.

    L’éducation littéraire des Euphoniens est soignée ; ils peuvent jusqu’à un certain point apprécier les beautés des grands poëtes anciens et modernes. Ceux d’entre eux dont l’ignorance et l’inculture à cet égard seraient complètes ne pourraient jamais prétendre à des fonctions musicales un peu élevées.

    C’est ainsi que, grâce à l’intelligente volonté de notre empereur et à son infatigable sollicitude pour le plus puissant des arts, Euphonia est devenue le merveilleux conservatoire de la musique monumentale.

    Les académiciens de Palerme croyaient rêver en écoutant la lecture de ces notes rédigées par l’ami de Xilef, et se demandaient si le jeune préfet euphonien n’aurait point eu l’intention de se jouer de leur crédulité. En conséquence il fut décidé, séance tenante, qu’une députation de l’Académie irait visiter la ville musicale, afin de juger par elle-même de la vérité des faits extraordinaires qui venaient d’être exposés.

    Nous avons laissé Xilef ne respirant que la vengeance, et prêt à monter en ballon pour aller à la poursuite de son audacieuse maîtresse, en Amérique, où il croyait naïvement qu’elle s’était rendue. Il partit, en effet, silencieux et sombre comme ces nuages porteurs de la foudre, qui se meuvent rapidement au ciel à l’instant précurseur des horribles tempêtes. Il dévorait l’espace ; jamais sa locomotive n’avait fonctionné avec une si furieuse ardeur. Le navire rencontrait-il un courant d’air contraire, il le fendait intrépidement de sa proue, ou, s’élevant à une zone supérieure, allait chercher soit un courant moins défavorable, soit même cette région du calme éternel où nul être humain, avant Xilef, n’était sans doute encore parvenu. Dans ces solitudes presque inaccessibles, limites de la vie, le froid et la sécheresse sont tels, que les objets en bois contenus dans le navire se tordaient et craquaient. Quant au pilote sinistre, quant à Xilef, il demeurait impassible, à demi-mort par la raréfaction de l’atmosphère, regardant tranquillement le sang lui sortir par le nez et la bouche, jusqu’à ce que l’impossibilité de résister plus longtemps à une douleur pareille le forçât de descendre chercher l’air respirable, et voir si la direction des vents lui permettait de ne le plus quitter. L’impétuosité de sa course fut telle, que quarante heures après son départ de Palerme, il débarquait à New-York. Impossible de dire toutes les recherches auxquelles il se livra, non seulement dans les villes, mais dans les villages, dans les hameaux même des États-Unis, du Canada, du Labrador, puis dans l’Amérique du Sud, jusqu’au détroit de Magellan, et dans les îles de l’Atlantique et de l’océan Pacifique. Ce ne fut qu’après un an de ce labeur insensé qu’il en reconnut l’inutilité et que l’idée lui vint enfin d’aller chercher les deux scélérates en Europe, où elles étaient peut-être restées pour le dépister plus aisément. Il avait d’ailleurs besoin de revoir son ami Shetland, pour lui demander les ressources qui bientôt allaient lui manquer. On se doute bien en effet, que dans cette furibonde exploration, l’argent n’avait pas été ménagé. Il se décida, en conséquence, à retourner à Euphonia, où il arriva après trois jours de navigation, précisément un soir où Nadira et Shetland donnaient une fête dans leur villa. Les jardins et les salons étaient somptueusement illuminés. Xilef, ne voulant se montrer qu’à son ami, attendit, caché dans un bosquet, l’occasion de le rencontrer seul, et de là, écoutant les bruits de la fête, tressaillit aux accents d’une voix qui lui rappelait celle de Mina. « Imagination, délire ! » se dit-il. Shetland sortit enfin, et en apercevant l’exilé qui s’offrait subitement à ses yeux : « Dieu ! c’est toi ! quel bonheur ! Ah ! rien ne manquera donc à notre fête, puisque te voilà. — Silence, je t’en prie, Shetland ; je ne puis me montrer. Je ne suis plus Euphonien ; j’ai perdu mon emploi ; je viens seulement t’entretenir d’une grave affaire. — A demain les affaires sérieuses, répliqua Shetland ; ton emploi te sera rendu, j’en réponds ; tu es toujours des nôtres. Suis-moi, suis-moi  ; il faut que je te présente à Nadira, qui sera ravie de te connaître enfin. » Et avec cette cruelle légèreté des gens heureux, incapables de comprendre chez autrui la souffrance, il entraîna bon gré malgré Xilef vers le lieu de la réunion. Le hasard voulut qu’au moment où les deux amis entraient dans la salle où se trouvait Nadira, celle-ci, occupée sans doute de quelque coquetterie, ne les aperçût point. Elle n’eut pas le temps d’être préparée à la foudroyante apparition de Xilef. Quant à lui, il avait en entrant reconnu sa perfide maîtresse ; mais la haine et la souffrance avaient, depuis un an, donné à son caractère une telle fermeté, il était devenu tellement maître de ses impressions, qu’il sut à l’instant même dominer son trouble et le cacher entièrement. Xilef et Nadira furent donc mis en présence brusquement et de la façon la plus propre à déconcerter deux êtres moins extraordinaires. La belle cantatrice, en rencontrant l’amant qu’elle avait si indignement abandonné et trompé, et voyant au premier coup d’œil qu’il ne voulait pas la reconnaître, pensa qu’elle n’avait rien de mieux à faire que de l’imiter, et le salua d’une façon polie, mais froide, sans le plus léger symptôme de surprise ni de crainte : telle était la prodigieuse habitude de dissimulation de cette femme. Shetland n’eut donc aucun soupçon de la vérité, et s’il remarqua une certaine froideur dans la manière dont Xilef et Nadira s’abordèrent, il l’attribua d’un côté, à une sorte de jalousie instinctive, capable de faire voir de mauvais œil à Nadira quiconque pouvait lui enlever la moindre part des affections de son amant, et de l’autre, au douloureux retour que Xilef n’avait pu manquer de faire sur son malheur, en contemplant à l’improviste l’ivresse et le bonheur d’autrui. La fête continua sans que le moindre nuage vint en tenir l’éclat. Mais, longtemps avant sa fin, la pénétration de Xilef avait reconnu à certains signes imperceptibles pour tout autre observateur, à certains gestes, à l’accentuation de certains mots, la vérité irrécusable de ce fait : Nadira trompait déjà Shetland. Dès ce moment, l’idée d’une résignation stoïque, à laquelle Xilef s’était d’abord arrêté, pour ne pas détruire le bonheur de son ami et le laisser dans l’ignorance des antécédents de Nadira, cette idée généreuse, dis-je, fit place à des pensées sinistres qui illuminèrent tout d’un coup les plus sombres profondeurs de son âme, et lui dévoilèrent des horizons d’horreur encore inconnus. Son parti fut bientôt pris. Déclarant le lendemain à Shetland qu’il renonçait à continuer son voyage, qu’il était inutile en conséquence de l’entretenir de l’affaire dont il avait d’abord voulu lui parler, il lui annonça son intention de rester à Euphonia, mais caché, mais obscur, mais inactif. Il le pria de ne tenter aucune démarche pour lui faire rendre sa préfecture, le calme et le repos étant les seuls biens nécessaires à sa vie désormais.

    Nadira, malgré sa finesse, se laissa prendre à ce faux semblant de douleur résignée, et enjoignit à sa mère d’imiter sa réserve à l’égard de Xilef, qui paraissait vouloir oublier un secret qu’elles et lui connaissaient seuls à Euphonia.

    Pour rendre cette situation moins dangereuse, Xilef, sortant rarement, en apparence, de la retraite qu’il avait choisie, ne voulut voir son ami qu’à certains intervalles peu rapprochés, s’accusant lui-même d’une sauvagerie que d’incurables chagrins pouvaient faire excuser. Mais caché sous divers déguisements, et avec la prudence cauteleuse du chat dans ses expéditions nocturnes, il épiait les démarches de Nadira, la suivait dans ses plus secrets rendez-vous, et il parvint ainsi, au bout de quelques mois, à tenir le fil de toutes ses intrigues et à mesurer l’étendue de son infamie. Dès lors, le dénoûment du drame fut arrêté dans son esprit. Shetland devait être arraché à tout prix à une existence ainsi souillée et déshonorée ; sa mort même dût-elle être la suite de son désillusionnement, il fallait que le grand amour, l’amour noble et enthousiaste, le plus sublime sentiment du cœur humain, qui avait embrasé deux artistes éminents pour une si indigne créature, fût vengé, et vengé d’une manière terrible, effroyable, à nulle autre pareille. Et voici comment Xilef sut remplir ce devoir.

    Il y avait alors à Euphonia un célèbre mécanicien dont les travaux faisaient l’étonnement général. Il venait de terminer un piano gigantesque dont les sons variés étaient si puissants que, sous les doigts d’un seul virtuose, il luttait sans désavantage avec un orchestre de cent musiciens. De là le nom de piano-orchestre qu’on lui avait donné. Le jour de la fête de Nadira approchait ; Xilef persuada sans peine à son ami qu’un présent magnifique à faire à sa belle aimée serait le nouvel instrument dont chacun s’entretenait avec admiration. « Mais si tu veux compléter sa joie, ajouta-t-il, joins-y le délicieux pavillon d’acier que le même artiste vient de construire, et dont l’élégance originale ne saurait se comparer à rien de ce que nous connaissons en ce genre. Ce sera un ravissant boudoir d’été, aéré, frais, sans prix dans notre saison brûlante ; tu pourras même l’inaugurer en y donnant un bal que Nadira radieuse présidera. » Shetland, plein de joie, approuva fort l’idée de son ami, et le chargea même de faire l’acquisition de ces deux chefs-d’œuvre. Celui-ci n’eut garde de retarder sa visite au célèbre mécanicien. Après lui en avoir fait connaître l’objet, il lui demanda s’il serait possible d’ajouter au pavillon un mécanisme énergique et spécial dont il lui indiqua la nature et l’effet, et dont l’existence ne devait être connue que d’eux seuls. Le mécanicien, étonné d’une telle proposition, mais séduit par sa nouveauté et par la somme considérable que Xilef lui offrait pour la réaliser, réfléchit un instant, et avec l’assurance du génie, répondit : « Dans huit jours cela sera. — Il suffit, dit Xilef. » Et le marché fut conclu.

    Huit jours après, en effet, l’heureux Shetland put offrir à sa maîtresse le double présent qu’il lui destinait.

    Nadira le reçut avec des transports de joie. Le pavillon surtout la ravissait ; elle ne pouvait se lasser d’admirer sa structure à la fois élégante et solide, les ornements curieux, les arabesques dont il était couvert, et son ameublement exquis, et sa fraîcheur qui le rendait si précieux pour les ardentes nuits caniculaires. « C’est une idée charmante de Xilef, s’écria-t-elle, de l’inaugurer par un bal d’amis intimes, bal dont mon cher Shetland sera l’âme en improvisant de brillants airs de danse sur le nouveau piano géant. Mais ce magique instrument est d’une trop grande sonorité pour rester ainsi rapproché de l’auditoire ; Xilef aura donc la bonté de le faire enlever du pavillon et porter à l’extrémité du jardin, dans le grand salon de la villa, d’où nous l’entendrons encore à merveille. Je vais faire mes invitations. » Cet arrangement, qui paraissait naturel et entrait d’ailleurs parfaitement dans le plan de Xilef, fut bientôt terminé. Le soir même, Nadira, parée comme une fée, et son énorme mère, couverte de riches oripeaux, recevaient dans le pavillon les jeunes femmes, bien dignes sous tous les rapports de l’intimité dont Nadira les honorait, et les jeunes hommes qu’elle avait distingués. Le piége était tendu ; Xilef voyait avec un sang-froid terrible ses victimes venir s’y prendre successivement. Shetland, toujours sans méfiance, leur fit le plus cordial accueil ; mais il se sentait dominé par un sentiment de tristesse singulier en pareille circonstance, et s’approchant de Nadira : « Que tu es belle ! chère, lui dit-il avec extase. Pourquoi ce soir suis-je donc triste ? Je devrais être si heureux ! Il me semble que je touche à quelque grand malheur, à quelque affreux événement... C’est toi, méchante péri, dont la beauté me trouble et m’agite ainsi jusqu’au vertige. — Allons, vous êtes fou, trêve de visions ! Vous feriez mieux d’aller vous mettre au piano, le bal au moins pourrait commencer. — Oui sans doute, ajouta Xilef, la belle Nadira a raison comme toujours, au piano ! Chacun brûle ici d’en venir aux mains. » Bientôt les accents d’une valse entraînante retentissent dans le jardin, les groupes de danseurs se forment et tourbillonnent. Xilef, debout, la main sur un bouton d’acier placé dans la paroi extérieure du pavillon, les suit de l’œil. Quelque chose d’étrange semble se passer en lui ; ses lèvres sont pâles, ses yeux se voilent ; il porte de temps en temps une main sur son cœur, comme pour en contenir les rudes battements. Il hésite encore. Mais il entend Nadira, passant près de lui au bras de son valseur, jeter à celui-ci ces mots rapides : « Non, ce soir, impossible ; ne m’attends que demain. » La rage de Xilef, à cette nouvelle preuve de l’impudeur de Nadira, ne se peut contenir, il appuie de tout son poids sur le bouton d’acier en disant : « Demain ! Misérables, il n’y a plus de demain pour vous ! » et court à Shetland, qui, tout entier à ses inspirations, inondait la villa et le jardin d’harmonies tantôt douces et tendres, tantôt d’un caractère farouche et désespéré. « Allons donc, Shetland, lui crie-t-il, tu t’endors, on se plaint de la lenteur de ton mouvement. Plus vite ! plus vite ! Les valseurs sont très-animés ! à la bonne heure ! Oh ! la belle phrase, l’étonnante harmonie ! Quelle pédale menaçante ! Comme il grince et gémit ce thème dans le mode mineur ! On dirait d’un chant de furies ! Tu es poëte, tu es devin. Entends leurs cris de joie ; oh ! ta Nadira est bien heureuse ! » Des cris affreux partaient en effet du pavillon ; mais Shetland, toujours plus exalté, tirait du piano-orchestre un orage de sons qui couvraient les clameurs et pouvaient seuls lui en dérober le caractère.

    Au moment où Xilef avait pressé le ressort destiné à faire mouvoir le mécanisme secret du pavillon, les parois d’acier de ce petit édifice de forme ronde avaient commencé à se rouler sur elles-mêmes lentement et sans bruit ; de sorte que les danseurs, voyant l’espace où ils s’agitaient moins grand qu’auparavant, crurent d’abord que leur nombre s’était accru. Nadira étonnée s’écria : « Quels sont donc les nouveaux venus ? Évidemment nous sommes plus nombreux, on n’y tient plus, on va étouffer, il semble même que les fenêtres plus étroites donnent maintenant moins d’air ! » — Et madame Happer, rouge et pâle successivement : « Mon Dieu, messieurs, qu’est-ce que cela ! Emportez-moi hors d’ici ! Ouvrez, ouvrez ! » Mais au lieu de s’ouvrir, le pavillon se roulant sur lui-même par un mouvement qui s’accélère tout à coup, les portes et les fenêtres sont à l’instant masquées par une muraille de fer. L’espace intérieur se rétrécit rapidement ; les cris redoublent ; ceux de Nadira surtout dominent ; et la belle cantatrice, la poétique fée, se sentant pressée de toutes parts, repousse ceux qui l’entourent avec des gestes et des paroles d’une horrible brutalité, sa basse nature dévoilée par la peur de la mort se montrant alors dans toute sa laideur. Et Xilef, qui a quitté Shetland pour voir de près cet infernal spectacle, Xilef pantelant comme un tigre qui lèche sa proie abattue, tourne autour du pavillon en criant de toute sa force : « Eh bien ! Mina, qu’as-tu donc, chère belle, à t’emporter de la sorte ? Ton corset d’acier te serrerait-il trop ? Prie un de ces messieurs de le délacer, ils en ont l’habitude ! Et ton hippopotame de mère, comment se trouve-t-elle ? Je n’entends plus sa douce voix ! » En effet, aux cris d’horreur et d’angoisse, sous l’étreinte toujours plus vive des cloisons d’acier, vient de succéder un bruit hideux de chairs froissées, un craquement d’os qui se brisent, de crânes qui éclatent ; les yeux jaillissent hors des orbites, des jets d’un sang écumant se font jour au-dessous du toit du pavillon ; jusqu’à ce que l’atroce machine s’arrête épuisée sur cette boue sanglante qui ne résiste plus.

    Shetland cependant joue toujours, oubliant la fête et les danses, quand Xilef, l’œil hagard, l’arrache du clavier et, l’entraînant vers le pavillon qui vient de se rouvrir en laissant retomber sur les dalles ce charnier fumant où ne se distinguent plus de formes humaines : « Viens maintenant, viens, malheureux, viens voir ce qui reste de ton infâme Nadira qui fut mon infâme Mina, ce qui reste de son exécrable mère, ce qui reste de ses dix-huit amants ! Dis si justice est bien faite, regarde ! » A ce coup d’œil d’une horreur infinie, à cet aspect que les vengeances divines épargnèrent aux damnés du septième cercle, Shetland s’affaisse sur lui-même. En se relevant, il rit, il court éperdu au travers du jardin, chantant, appelant Nadira, cueillant des fleurs pour elle, gambadant : il est fou.

    Xilef s’était calmé au contraire, il avait repris tout d’un coup son sang-froid : « Pauvre Shetland ! il est heureux, dit-il. Maintenant je crois que je n’ai plus rien à faire, et qu’il m’est permis de me reposer. Othello’s occupation’s gone ! » Et respirant un flacon de cyanogène qui ne le quittait jamais, il tomba foudroyé.

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    Six mois après cette catastrophe, Euphonia encore en deuil était vouée au silence. L’orgue de la tour élevait seul au ciel d’heure en heure une lente harmonie dissonante, comme un cri de douleur épouvantée.

    Shetland était mort deux jours après Xilef, sans avoir retrouvé sa raison un seul instant ; et aux funérailles des deux amis, dont la terrible fin demeura, comme tout le reste de ce drame, incompréhensible pour la ville entière, la consternation publique fut telle, que non-seulement les chants, mais même les bruits funèbres furent interdits.

    Corsino roule son manuscrit et sort.

    ….. Après quelques minutes de silence, les musiciens se lèvent. Le chef d’orchestre, invité par eux au banquet d’adieux qu’ils veulent me donner, les salue en passant et leur dit : « A demain ! » — (Bacon). « Savez-vous que Corsino me fait peur ? — (Dimski). Pour écrire des horreurs pareilles, il faut être atteint de la rage. — (Winter.) C’est un Italien ! — (Dervinck.) C’est un Corse ! — (Turuth.) C’est un bandit ! — (Moi.) C’est un musicien ! — (Schmidt.) Oh ! il est clair que ce n’est point un homme de lettres. Quand on n’a en tête que des contes aussi prétentieusement extravagants on ferait mieux d’écrire... — (Kleiner l’interrompant.) Une visite à Tom-Pouce, n’est-ce pas ? Envieux ! — (Schmidt.) Timbalier ! — (Kleiner.) Bouffon ! — (Schmidt.) Bavarois ! — (Moi.) Messieurs ! messieurs ! pas de ces vérités-là maintenant. Nous avons le temps de nous les dire demain soir, inter pocula. — (Bacon, en s’en allant.) Décidément avec son grec, notre hôte me fatigue. Que le diable l’emporte ! ..... »

 

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