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Berlioz en Allemagne

BERLIN

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Contenu de cette page:

Chronologie
Présentation
1842: préparatifs
1843: premier séjour
1845: les célébrations en l’honneur de Beethoven à Bonn
1847: deuxième séjour
Après 1847
    Berlioz et Berlin
    Berlioz et la cour de Prusse

Berlin en images:
   Vue générale de Berlin
   L’Opéra de Berlin
   Sans-Souci: palais et jardins

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Chronologie

1829

Mai-juillet: Berlioz écrit des comptes-rendus et articles pour la Berliner Allgemeine Musikalische Zeitung

1833

Décembre: projet de voyage à Berlin avec Harriet Smithson qui échoue

1842

8 décembre: Berlioz rencontre Alexander von Humboldt à Paris

1843

Vers le 25 mars: Berlioz se rend de Hambourg à Berlin
8 avril: premier concert au théâtre de l’Opéra
18 avril: concert avec Marie Recio dans la salle de l’Hôtel de Russie
23 avril: deuxième concert au théâtre de l’Opéra
26 avril: Berlioz quitte Berlin
8 octobre: publication dans le Journal des Débats de la 7ème lettre du Voyage musical en Allemagne (Berlin)
21 octobre: publication dans le Journal des Débats de la 8ème lettre du Voyage musical en Allemagne (Berlin)
8 novembre: publication dans le Journal des Débats de la 9ème lettre du Voyage musical en Allemagne (Berlin)
Décembre: publication à Paris du Grand traité d’instrumentation, dédié au Roi de Prusse

1845

13 août: le roi de Prusse invite Berlioz à un concert dans son château de Brühl près de Bonn

1847

18-20 février: arrêt de Berlioz à Berlin en route vers la Russie; le roi de Prusse envoie une lettre de recommandation à l’Impératrice de Russie
Vers le 4 juin: Berlioz arrive à Berlin en provenance de Riga
19 juin: exécution de l’intégrale de la Damnation de Faust au théâtre de l’Opéra
21 juin: Berlioz est invité par le roi de Prusse à son palais de Sans Souci
25 juin: Berlioz quitte Berlin pour Paris en passant par Cologne

1863

8 avril: la princesse (maintenant reine) de Prusse assiste à une représentation de gala de Béatrice et Bénédict à Weimar
14 et 15 août: la reine de Prusse assiste à deux réprésentations de Béatrice et Bénédict à Bade

1867

14-15 novembre: Berlioz s’arrête à Berlin en route vers St Pétersbourg

Notes

  Dans la lettre Correspondance Générale no. 822 du 15 mars (ci-après CG tout court) Berlioz écrit qu’il sera à Berlin le 24, mais il a pu être retardé. CG no. 823bis [tome VIII], écrite à Berlin, est datée du 24 mars par l’éditeur, ce qui ne peut être exact: (1) CG nos. 823ter et 824, toutes deux écrites à Berlin le 30 mars, laissent entendre que Berlioz était arrivé récemment de Hambourg (où son concert avait eu lieu le 22 mars); (2) CG no. 823bis évoque l’enthousiasme du roi pour le deuxième mouvement de Roméo, qui n’a été exécuté qu’au deuxième concert de Berlioz, sans doute le 23 avril. Cette lettre a donc été datée peut-être un mois trop tôt et doit dater du 24 avril.

CG no. 827 du 9 avril dit que le deuxième concert va avoir lieu le 15 avril; d’un autre côté CG no. 830 du 24 avril et CG no. 831 du 27 avril laissent toutes deux entendre que le deuxième concert avait eu lieu très récemment.

Présentation

Il est peu de capitales, s’il en est toutefois, qui puissent s’enorgueillir de trésors d’harmonie comparables aux siens [c’est à dire Berlin]. La musique y est dans l’air, on la respire, elle vous pénètre. On la trouve au théâtre, à l’église, au concert, dans la rue, dans les jardins publics, partout. […] C’est que la musique à Berlin est honorée de tous. Les riches et les pauvres, le clergé et l’armée, les artistes et les amateurs, le peuple et le roi, l’ont en égale vénération. Le roi surtout apporte à son culte cette ferveur réelle dont il est animé pour le culte des sciences et des autres arts, et c’est dire beaucoup. […]

Berlioz, Mémoires, Premier voyage en Allemagne, Neuvième lettre (en 1843)

    Pour Berlioz, Berlin est la destination de choix du moment où l’idée lui vient de faire le voyage en Allemagne. En fait Berlin a sans doute attiré son attention dès ses premiers temps comme étudiant à Paris: Spontini, une de ses idoles, s’est établi à Berlin depuis 1820 comme directeur artistique de l’Opéra de Berlin sous le roi de Prusse Frédéric Guillaume III (1770-1840), position qu’il va continuer à occuper jusqu’à 1841 sous son successeur Frédéric Guillaume IV (1795-1861), qui lui accorde d’ailleurs le droit de résider à Paris. Vers la fin des années 1820 de nouveaux liens vont se créer. Dans une lettre à sa mère datée du 10 mai 1829 Berlioz écrit (CG no. 125):

[…] Le propriétaire de la Gazette musicale de Berlin [Berliner Allgemeine Musikalische Zeitung] est venu me prier aussi dernièrement d’être le correspondant français de son journal, je rendrai compte de ce qui se fait à Paris en musique, mes articles seront traduits en allemand, et tous les six mois on me payera 25 fr par feuille d’impression; une feuille fait 16 petites colonnes ainsi ce n’est guère payé, mais ceci peut m’être fort utile en me faisant un peu connaître en Prusse. […]

    Quelques semaines plus tard Berlioz écrit à son ami Humbert Ferrand (CG no. 126, 3 juin):

[…] On me tourmente pour des articles de journaux. Je suis chargé de la correspondance, à peu près gratuite, de la Gazette Musicale de Berlin. On me traduit en allemand; le propriétaire est à Paris en ce moment, et il m’ennuie. […]

    Berlioz rédige plusieurs articles pour ce journal, qui paraissent en traduction allemande entre mai et juillet 1829 (on les trouvera, avec version française reconstituée, dans Critique musicale I pages 17-45 – les originaux sont perdus). Le directeur de la gazette de Berlin, que Berlioz ne nomme pas dans ses lettres, est Adolph Marx (1795-1886). Berlioz le nomme en fait dans ses Mémoires mais dans un contexte différent qui est évidemment lié à la collaboration de Berlioz au journal berlinois. En 1828 Berlioz vient de découvrir le Faust de Goethe dans la traduction française de Gérard de Nerval; selon le récit des Mémoires (chapitre 26):

Le merveilleux livre me fascina de prime abord; je ne le quittai plus; je le lisais sans cesse, à table, au théâtre, dans les rues, partout.
Cette traduction en prose contenait quelques fragments versifiés, chansons, hymnes, etc. Je cédai à la tentation de les mettre en musique, et à peine au bout de cette tâche difficile, sans avoir entendu une note de ma partition, j’eus la sottise de la faire graver... à mes frais. Quelques exemplaires de cet ouvrage publié à Paris sous le titre de: Huit scènes de Faust, se répandirent ainsi. Il en parvint un entre les mains de M. Marx, le célèbre critique et théoricien de Berlin, qui eut la bonté de m’écrire à ce sujet une lettre bienveillante. Cet encouragement inespéré et venu d’Allemagne me fit grand plaisir, on peut le penser. […]

    Une lettre de Berlioz à son père y fait allusion (CG no. 145, 3 décembre 1829):

[…] J’ai reçu il y a 8 jours, par Schlesinger le marchand de musique, un numéro de la Gazette musicale de Berlin, dans lequel se trouve une longue analyse de ma partition de Faust. On m’en a fait une traduction verbale, et l’article est fort avantageux à mon ouvrage. Si vous voulez le voir, je vous en enverrai une copie française. C’est extrêmement curieux. Il est de M. Marx, dont je reçus le mois dernier une lettre si étrangement écrite en français. […]

    Maurice Schlesinger, l’éditeur de musique dont le magasin était situé au no. 97 rue de Richelieu, avait un frère  à Berlin du nom de Heinrich, actif lui aussi dans l’édition de musique: Berlioz correspondra avec lui par la suite (cf. CG nos. 1110bis, 2064).

    Au mois de juillet de l’année suivante (1830), Berlioz remporte le concours du Prix de Rome après plusieurs tentatives. Le réglement exige que le candidat heureux fasse un séjour d’étude en Italie et en Allemagne. Dans les premiers mois de 1832, alors qu’il est toujours en Italie, Berlioz fait part à plusieurs correspondants de son intention de faire le voyage de Berlin aussitôt après son retour à Paris (CG nos. 256, 258, 272, 276, 282). Le 29 mars, par exemple, écrivant de Rome à Spontini, il se plaint de l’état pitoyable de la musique en Italie (CG no. 268 [texte complet au tome VIII]):

[…] Où sont les partitions de La Vestale, Cortez, e tante altre divine sorelle [et tant d’autres divines sœurs], aux accents nobles, aux élans passionés, aux allures de reine? où sont les chœurs sublimes et le fougueux orchestre dont les frémissements ont tant de fois fait vibrer tout mon être?…. À Berlin, à Berlin, je retrouverai toutes mes adorations, toutes mes idoles plus parées encore qu’à Paris; à Berlin je pourrai enfin étancher en pleine eau cette soif de vrai beau qui me dévore et que le soleil d’Italie n’a fait qu’irriter! […]

    De retour à Paris en novembre de la même année, Berlioz voit ses projets de voyage mis en veille contre toute attente – Harriet Smithson se trouve par hasard à Paris juste à ce moment et les sentiments de Berlioz pour elle s’enflamment de nouveau. Après une période mouvementée Berlioz épouse finalement Harriet Smithson le 3 octobre 1833. Mais ses pensées se retournent bientôt vers Berlin; toujours pendant leur lune de miel à Vincennes il écrit à sa sœur Adèle (CG no. 347, 6 octobre):

[…] Dans un mois ou deux, j’irai peut-être à Lyon en donner un énorme [sc. concert], Henriette m’y accompagnera et cet hiver nous irons l’un et l’autre en Prusse où ma pension m’oblige d’aller et où on vient de proposer à ma femme un engagement assez avantageux pour y jouer la tragédie anglaise. […]

    Quelques jours plus tard, toujours de Vincennes, il écrit à Humbert Ferrand (CG no. 351, 11 octobre):

[…] Cet hiver, nous partirons ensemble pour Berlin, où m’appellent mes affaires musicales et où l’on va établir un théâtre anglais pour lequel on vient de faire des propositions à Henriette.
Spontini voudrait-il nous aider, ou, du moins, ne pas nous entraver? Je l’espère. […]

    Avec cette pensée en tête, et fort de la réaction favorable de Spontini à la première exécution de la Symphonie fantastique au Conservatoire le 5 décembre 1830 (cf. CG no. 191), Berlioz lui écrit à Berlin pour solliciter son appui (CG no. 364, 7 décembre 1832):

Les témoignages flatteurs d’intérêt et d’amitié que j’ai reçus de vous pendant votre dernier voyage en France [en décembre 1830] m’engagent à m’adresser à vous directement pour un service éminent, que l’influence dont vous jouissez à si juste titre auprès du roi de Prusse vous met dans le cas de pouvoir me rendre […] Les réglements de l’Institut m’obligent à faire l’année prochaine un voyage en Allemagne; le choix de la capitale sur laquelle je dois me diriger ne peut être douteux: c’est Berlin, puisque vous y présidez en personne aux destinées de l’art musical. En conséquence, comme il est de la plus haute importance pour moi que le talent admirable de ma femme puisse paraître dans son éclat auprès du public de Berlin et qu’une troupe d’acteurs anglais, sous la direction de Mr. Livius, parcourt en ce moment l’Allemagne, se dirigeant sur la Prusse, j’ose espérer de votre obligeance que vous nous protégerez l’un et l’autre à cette occasion. […]

    Réponse décevante de Spontini, s’il y en eut, comme le montre une lettre à Adèle le 26 décembre (CG no. 370):

[…] Nous n’allons pas en Prusse, l’entreprise sur laquelle nous comptions n’a pas réussi, et nous restons à Paris où je vois que ma carrière se dessine de jour en jour. […]

    Bien des années vont s’écouler avant que Berlin reparaisse sur l’horizon de Berlioz. Quant à Harriet Smithson, jamais elle ne se produira de nouveau sur une scène étrangère après son mariage, et plus tard elle s’opposera résolument aux projets de Berlioz de faire connaître sa musique à l’étranger.

    Au cours des années 1830 la réputation de Berlioz en Allemagne s’étend peu à peu. En mars 1838 il reçoit une lettre de Ludwig Rellstab (1799-1860), écrivain et musicologue bien connu à Berlin (Schubert avait mis en musique plusieurs de ses poèmes, comme le fera Liszt plus tard): Rellstab est en quête d’informations sur Berlioz, qui lui répond longuement. Berlioz met Rellstab en guarde contre l’article de la Biographie Universelle de Fétis et le renvoie à un livre de son ami Joseph d’Ortigue, auquel il ajoute d’importants compléments concernant ses idées sur la musique, ses goûts, ses œuvres, et son travail de critique musical. Il conclut (CG no. 549, 31 mars);

[…] Je vous remercie, Monsieur, de vos offres amicales pour l’exécution de ma musique instrumentale à Berlin; je n’ai rien laissé graver que l’ouverture des Francs-Juges (composée il y a quinze ans) dans le but d’échapper aux exhibitions publiques dans les mauvais lieux où certains spéculateurs traînent malgré eux les compositeurs dont les œuvres sont la propriété du public. Cette ouverture a été exécutée déjà à Weimar, à Leipzig, à Aix-la-Chapelle, à Vienne et je serais bien flatté si elle était accueillie à Berlin. Elle est fort difficile, mais les orchestres prussiens sont si habiles et par vos soins je ne doute pas qu’elle soit bien rendue. Je suis heureux, Monsieur, que cette circonstance m’ait procuré l’avantage d’être avec vous dans des relations, qui pourront, si vous le voulez bien, devenir plus intimes et qui seront pour moi, je vous assure, aussi flatteuses qu’agréables. […]

    En l’occurrence les espoirs de Berlioz seront déçus. Rellstab publiera certes une notice biographique sur Berlioz (cf. CG no. 811, 2 février 1843), mais à l’occasion de la visite de Berlioz en 1847 il lui prodiguera face à face force bonnes paroles mais seulement pour éreinter ensuite la Damnation de Faust dans un article critique. Berlioz pourra au moins se consoler d’être en bonne compagnie: Rellstab s’était comporté de manière identique avec les deux directeurs artistiques de l’Opéra de Berlin, Spontini d’abord puis après lui Meyerbeer (cf. CG no. 660, 6 août 1839).

1842: préparatifs

    Les Mémoires (chapitre 51) donnent peu d’informations sur les préparations de Berlioz pour son premier voyage en Allemagne de 1842-1843, sauf pour le voyage d’exploration qu’il fait à Bruxelles en septembre et octobre 1842. La correspondance du compositeur ajoute quelques compléments mais reste assez lacunaire pour cette époque.

    L’année 1842 est marquée cependant par deux faits nouveaux. D’abord la place de Spontini comme directeur artistique de l’Opéra de Berlin échoit maintenant et jusqu’à 1848 à Meyerbeer (on remarquera que les lettres officielles de Berlioz sur le séjour de 1843 ne disent presque rien sur Spontini). Berlioz connaît Meyerbeer à Paris depuis plusieurs années, et estime avec raison que la nouvelle situation de Meyerbeer à Berlin et son prestige sur la scène musicale d’Europe peuvent lui être d’un grand secours dans son entreprise allemande. Diverses allusions dans la correspondance du compositeur montrent que Berlioz avait espéré persuader Meyerbeer d’assister à ses concerts à Bruxelles à l’automne, mais sans succès (CG nos. 772bis, 776); que Meyebeer avait envoyé à l’avance des lettres à Francfort pour annoncer l’arrivée de Berlioz après ses concerts de Bruxelles, lettres malheureusement égarées en cours de route (CG no. 784); et qu’en plus du soutien qu’il fournira à Berlin il intervient aussi pour appuyer Berlioz dans d’autres villes (Munich: CG no. 795 [cf. David Cairns, Hector Berlioz II (2002), p. 291-2]; Dresde: CG no. 807).

    Deuxième élément nouveau: pendant l’été de 1842 Berlioz termine la rédaction de son Grand Traité d’instrumentation et d’orchestration modernes, développé sous forme de livre à partir d’une série d’articles publiés dans la Revue et Gazette Musicale entre novembre 1841 et juillet 1842 (Critique musicale IV, pages 555-60, 567-85, 603-7; V, pages 1-15, 19-21, 51-62, 101-4, 136-52, 159-84). Le 10 août il écrit à son beau-frère Marc Suat (CG no. 772):

[…] Vous me demandez ce que je fais, mon cher Suat; en vérité je travaille beaucoup. Je mets en ordre et je parachève en ce moment un Grand traité d’Instrumentation, qui, je l’espère, me sera passablement payé; c’est un ouvrage qui manque dans l’enseignement et qu’on m’a engagé de toutes parts à entreprendre. Mes articles dans la Gazette musicale sur ce sujet n’en étaient que la superficie, la fleur, et maintenant il faut reprendre tout cela en sous-œuvre et s’occuper des moindres détails techniques. […]

    L’argent servira à financer le voyage en Allemagne. Le 9 décembre, la veille de son départ, il écrit à sa sœur Nancy et lui fait part de ses espoirs pour la publication du Traité en France et à l’étranger, y compris l’Allemagne (CG no. 791; cf. 775 sur la Russie):

[…] Avant de partir je tenais à terminer mon grand ouvrage sur l’instrumentation. C’est fait et vendu. L’éditeur de Paris me l’a acheté cinq mille francs, dont une moitié payable aujourd’hui et l’autre au moment de la mise en vente dans huit mois si nous parvenons à un nombre déterminé de souscripteurs (200). Il s’agira alors de me faire payer aussi des éditeurs Anglais, Italiens et Allemands; je n’ai pas encore vendu la propriété en Allemagne, je compte terminer cette affaire en passant à Mayence. […]

    Le voyage en Allemagne a aussi un autre but pratique: le Ministère de l’Intérieur a chargé Berlioz d’étudier les institutions musicales de l’Allemagne, d’où l’intérêt porté aux ressources instrumentales et vocales des villes qu’il visite dans nombre des lettres qu’il publiera plus tard en 1843 sur son voyage.

    La même lettre ajoute ensuite un détail intéressant:

[…] J’ai fait hier la connaissance de M. de Humboldt qui part dans trois semaines pour Berlin où il parlera de moi dans la Chambre du roi. Il est conseiller intime; tout le monde est conseiller dans ce pays-là. […]

    Humboldt est nul autre que le célèbre naturaliste et explorateur Alexander von Humboldt (1769-1859), ‘cette éblouissante illustration de la science lettrée, ce grand anatomiste du globe terrestre’ comme Berlioz l’appellera plus tard. Humboldt venait d’être rattaché intimement à la cour du roi Frédéric Guillaume IV de Prusse à l’avènement de ce souverain en 1840. L’admiration de Berlioz pour Humboldt remonte à sa jeunesse et à sa passion pour la géographie et les pays étrangers qu’il évoque dans ses Mémoires (chapitres 2 et 12), passion stimulée par la lecture de tous les livres qu’il peut dénicher dans la bibliothèque paternelle. Selon David Cairns (Hector Berlioz II [2002], p. 292) l’un de ces livres aurait été les Tableaux de la Nature de Humboldt de 1808 (cf. CG no. 1279). Cairns affirme aussi que c’est Meyerbeer qui a présenté Berlioz à Humboldt en décembre 1842 (Meyerbeer lui-même avait eu le soutien de Humboldt pour sa nomination à la tête de l’Opéra de Berlin). Humboldt fournit à Berlioz une lettre de recommandation pour le roi de Prusse (CG no. 791quater [tome VIII]). C’est peut-être aussi Humboldt qui donne à Berlioz le conseil de dédier son Traité d’instrumentation au roi de Prusse (H. Macdonald, Berlioz’s Orchestration Treatise [2002], page xix).

    Berlin occupe donc une place de choix dans l’esprit de Berlioz au départ de son voyage. Le 24 novembre il écrit à sa sœur Adèle ‘Je viens de faire un petit voyage musical en Belgique et à Francfort, me voilà prêt à y retourner. Mais cette fois ce sera pour plus longtemps il faut que je fasse la grande tournée, que je voie Vienne et Berlin’ (CG no. 789).

1843: premier séjour

    En l’occurrence le séjour de Berlin sera retardé. Le 5 janvier 1843 Berlioz écrit à Meyerbeer à Berlin concernant ses projets (CG no. 798); Meyerbeer répond et plus tard en janvier Berlioz s’attend à donner deux concerts à Berlin en mars (CG no. 803, 23 janvier; cf. 815, 18 février). Mais le 28 février, de séjour à Leipzig, il est prévenu par Meyerbeer d’un retard dans ses concerts pour cause de fêtes à la cour de Prusse (CG no. 816). Il se détourne donc vers Brunswick (cf. CG no. 817), d’où il écrit le 14 mars à son père (CG no. 820):

[…] Je vais demain à Hambourg où l’on m’attend et de là à Berlin où j’ai deux concerts annoncés sans frais et avec la moitié de la recette brute assurée. Ce voyage sera très important, j’ai à y voir le Roi de Prusse pour lui offrir la dédicace de mon traité d’Instrumentation. M. De Humboldt sera mon introducteur. Mais il va s’agir de concerts immenses, dont je redoute la fatigue. […]

    Pendant son passage à Brunswick Berlioz est en correspondance avec l’éditeur de Berlin Heinrich Schlesinger (frère du Maurice Schlesinger de Paris) concernant des œuvres qui vont être jouées dans ses concerts (CG no. 822, 15 mars). À Hambourg il reçoit une lettre de Meyerbeer l’informant des préparatifs en cours à Berlin (CG no. 823).

    Berlioz arrive à Berlin en provenance de Hambourg dans la dernière semaine de mars (la date exacte n’est pas connue), et restera presque un mois jusqu’au 26 avril. Il loge à l’Hôtel de St Pétersbourg, dont l’emplacement exact ne semble pas connu (CG no. 829). Le récit le plus développé de son séjour est celui des Mémoires, qui se fonde sur les lettres qu’il publie la même année sur son voyage en Allemagne dans le Journal des Débats; les lettres sur Berlin paraissent le 8 octobre, le 21 octobre, et le 8 novembre (Critique musicale V, pages 329-37, 347-57, 359-71). La version des Mémoires les reproduit essentiellement sans changements, sauf pour quelques coupures minimes. Berlin, comme il se faut, est traitée royalement: pas moins de trois lettres (Lettres 7-9) sont consacrées à la capitale prussienne, alors que toutes les autres villes ne font chacune l’objet que d’une seule lettre au plus. La première lettre décrit en détail les ressources instrumentales et vocales de l’Opéra de Berlin par rapport à celles de Paris, comparaison que n’est pas toujours à l’avantage de Paris, notamment en ce qui concerne les chœurs. La deuxième donne un compte-rendu détaillé de deux exécutions d’opéras sous la direction de Meyerbeer: Les Huguenots de Meyerbeer et l’Armide de Gluck (chantés en traduction allemande, comme c’était la pratique en Allemagne pour les œuvres vocales; cf. CG no. 2273). La troisième complète le tableau des richesses musicales de Berlin: l’Académie de chant dans une exécution de la Passion selon St Mathieu de Bach, les nombreuses bandes militaires, la cour royale et l’intérêt qu’elle voue à la musique, surtout dans la personne du roi et de la princesse de Prusse (femme du frère du roi). À la fin de la lettre Berlioz rend compte des deux concerts donnés sous sa propre direction au théâtre de l’Opéra, le 8 et (probablement) le 23 avril.

    Seules quelques lettres ont survécu de l’époque du premier séjour de Berlioz à Berlin, et elles ne donnent que quelques aperçus sur ses expériences dans la capitale prussienne. Le 30 mars Berlioz écrit à son oncle Félix Marmion (CG no. 823ter [tome VIII]):

[…] J’aurai ces jours-ci une audience du roi de Prusse à qui je veux dédier mon Traité d’instrumentation qu’on publie en ce moment à Paris. Tout le monde, Meyerbeer en tête, m’a fait l’accueil le plus empressé et le plus amical; mais je vois devant moi deux cents sauvages à civiliser, c’est-à-dire deux cents musiciens nouveaux à instruire et j’en sue d’avance. […]

    Le 3 avril Berlioz écrit à J.-B. Chélard à Weimar une lettre de recommandation pour le harpiste Parish-Alvars. ‘Je suis au milieu de mes répétitions, et très préoccupé de tout ce monde à instruire’, écrit-il (CG no. 826). La lettre suivante, à Ferdinand Friedland à Breslau, date du 9 avril, le lendemain du premier concert, et y fait brièvement allusion: ‘Je donne mon second concert ici samedi prochain (15), le premier a eu lieu hier avec très grand succès’ (CG no. 827; sur la date du deuxième concert voir la note ci-dessus). Le 24 avril, juste après le deuxième concert, il écrit une lettre pour remercier les musiciens (CG no. 830):

[…] Je ne puis résister, avant de partir, au besoin de vous exprimer ma reconnaissance pour l’accueil que j’ai reçu de vous. Accablés de travaux comme vous l’étiez, vous avez néanmoins apporté tout le zèle et toute la patience imaginables aux études de mes compositions et vous les avez exécutées avec une intelligence et une verve au-dessus de tout éloge. Soyez persuadés, messieurs, que je n’oublierai jamais ce que je vous dois et que j’emporte la plus vive admiration pour vos talents. […]

    Le 27 avril, après avoir quitté Berlin il fait escale à Magdebourg en route pour Hanovre; il écrit de nouveau à J.-B. Chélard à Weimar (CG no. 831):

[…] Je viens de finir mes concerts à Berlin, où j’ai eu le bonheur de réussir grandement. Le roi et toute la Cour et la Princesse de Prusse m’ont fêté à qui mieux mieux. Je vais de ce pas donner un concert à Hanovre où je serai jusqu’au 6 mai, après quoi je reprendrai le chemin de Paris en repassant à Weimar. […]

    Berlioz évoque ensuite la possibilité d’un concert à Weimar (qui n’aura pas lieu):

[…] J’aurais un programme très curieux à vous donner, surtout si M. Genast était assez bon pour chanter (en allemand) ma Cantate du 5 mai qui a tant réussi à Dresde à Hambourg et à Berlin. Nous monterons trois morceaux de Roméo et Juliette entre autres celui de la Reine Mab, dont la Princesse de Prusse a été si étonnée qu’il m’a fallu lui expliquer d’où venait la singulière sonorité de l’instrumentation et lui dire ce que l’orchestre avait dans le ventre. […]

    Le 4 ou 5 juin, maintenant de retour à Paris, Berlioz donne à son père une vue d’ensemble de ses expériences en Allemagne, y compris sa réception à la cour de Prusse (CG no. 838):

[…] J’ai été accueilli partout avec une hospitalité cordiale, dévouée, touchante par les artistes et avec l’empressement le plus flatteur par plusieurs souverains. La cour de Prusse entre autres m’a comblé de gracieusetés de toute espèce. M. de Humboldt, qui gravit avec toujours le même courage les Cordilières de la science, s’est occupé avec un véritable intérêt de mes travaux d’art à Berlin. C’est un admirable et aimable vieillard, qui paraît singulièrement emprunté sous son harnais de courtisan; (il est conseiller intime du Roi et doit en porter le costume). […]

    La correspondance nous renseigne cependant sur un concert qui est presque totalement passé sous silence dans les Mémoires (sauf pour une allusion très indirecte): en effet les Mémoires évitent à dessein d’évoquer la participation de Marie Recio aux concerts de Berlioz en Allemagne (la première version de la lettre sur Dresde dans les Débats du 12 septembre 1843 mentionne sa participation à un concert dans cette ville, mais la phrase disparaît dans la version définitive des Mémoires). Il existe une lettre datée du 12 avril adressée au pianiste et compositeur Karl Taubert (1811-1891), qui à l’époque était sous-chef d’orchestre et directeur de l’Opéra (CG no. 829):

[…] J’ai à peine l’honneur d’être connu de vous et déjà je viens vous demander une faveur.

Voici ce dont il s’agit: Melle Recio, jeune cantatrice récemment arrivée à Berlin, va donner un concert dans la salle de l’Hôtel de Russie (mardi 18) elle voudrait obtenir de vous l’appui de votre beau talent et me charge de vous le demander. Soyez assez bon pour jouer avec les MM. Ganz un trio de Beethoven et pour accompagner les morceaux de chant parmi lesquels se trouve un air de votre composition chanté par M. Mantius [ténor à l’Opéra de Berlin]. Je vous serai personnellement obligé de cette faveur. […]

    La lettre fait allusion ici aux frères Ganz: le violoniste Leopold Ganz (1820-1869), qui était (avec Ries) à la tête des premiers violons de l’orchestre de l’Opéra, et Moritz Ganz (1806-1868), qui menait les violoncelles. Ils appartenaient à une famille de musiciens qui allait nouer des liens avec Berlioz: un troisième frère (Adolph Ganz, 1796-1870) jouera sous la baguette de Berlioz dans ses concerts à Londres, et son petit-fils William publiera bien des années plus tard (en 1950) un livre sur Berlioz à Londres.

    Les Mémoires évoquent longuement les difficultés rencontrées par Berlioz aux répétitions, tant l’orchestre que le chœur: Berlioz est à un moment donné sur le point de tout abandonner et de quitter Berlin… Pour finir, à force de patience et de ténacité, et avec l’appui de Leopold Ganz et de Ries, les deux concerts remportent un succès magnifique. Le premier comprend l’ouverture de Benvenuto Cellini, Harold en Italie (Leopold Ganz tient la partie d’alto), Le Cinq Mai (Boetticher est l’excellente basse), l’Invitation à la valse de Weber dans l’instrumentation de Berlioz, et les grands mouvements du Requiem, y compris le Dies Irae et Tuba mirum, le Lacrymosa, et l’Offertoire (se fiant aux vastes ressources musicales de Berlin Berlioz avait prévu des mois à l’avance d’inscrire le Requiem au programme; cf. CG no. 782, octobre 1842). Le deuxième concert reprend certains des morceaux du premier (y compris l’ouverture de Cellini, cf. CG no. 2273), mais comprend aussi des nouveautés: l’ouverture du Roi Lear et les cinq mouvements instrumentaux de Roméo et Juliette (soit l’Introduction, les deuxième, troisième, quatrième et sixième mouvements). Informé de l’inscription au deuxième concert des mouvements de Roméo, le Roi de Prusse insiste pour revenir d’un voyage pour ne pas manquer le concert. On remarquera que Marie Recio, qui avait participé à de nombreux concerts de Berlioz pendant le voyage d’Allemagne, ne joue aucun rôle dans les deux concerts de Berlin, mais chante dans un autre concert à l’Hôtel de Russie (voyez ci-dessus).

    Un troisième concert, à une date non déterminée, est organisé par le Prince de Prusse, frère du roi, pour un auditoire restreint qui comprend Berlioz. Il est exécuté par une vaste bande militaire sous la direction de leur chef Wiprecht (320 exécutants en tout) et donne une démonstration impressionante des prouesses des bandes militaires de Berlin. À la surprise de Berlioz, le programme comprend un arrangement de son ouverture des Francs-Juges, morceau maintenant bien connu en Allemagne, ainsi que des œuvres de Meyerbeer, Wiprecht, et une symphonie-bataille par le nouvel Ambassadeur d’Angleterre à Berlin, le comte de Westmoreland (1784-1859). Berlioz a déjà entretenu une correspondance avec lui du temps qu’il était encore Lord Burgersh (cf. CG no. 593, 5 décembre 1838); il le reverra par la suite.

    Outre le luxe de ses ressources musicales, ce qui frappe Berlioz à Berlin est le raffinement exceptionnel de la cour de Prusse: la haute culture y est à l’honneur, à témoin Alexander von Humboldt conseiller intime du roi, le comte de Redern, premier chambellan du roi mais aussi musicien consommé, et surtout le roi de Prusse en personne, sans doute des monarques de son époque le plus ouvert aux choses de l’esprit, comme le souligne Berlioz:

Il (sc. le roi) suit d’un œil curieux les mouvements, je dirai même les soubresauts progressifs de l’art nouveau, sans négliger la conservation des chefs-d’œuvre de l’école ancienne. Il a une mémoire prodigieuse, embarrassante même pour ses bibliothécaires et ses maîtres de chapelle, quand il leur demande à l’improviste l’exécution de certains fragments des vieux maîtres que personne ne connaît plus. Rien ne lui échappe dans le domaine du présent ni dans celui du passé; il veut tout entendre et tout examiner. De là le vif attrait qu’éprouvent pour Berlin les grands artistes; de là l’extraordinaire popularité en Prusse du sentiment musical; de là les institutions chorales et instrumentales que sa capitale possède, et qui m’ont paru si dignes d’admiration.

    La princesse de Prusse n’est pas moins remarquable; dans l’intervalle du concert organisé par son mari, dit Berlioz:

[…] J’ai eu l’honneur de causer quelques instants avec Mme la princesse de Prusse, dont le goût exquis et les connaissances en composition rendent le suffrage si précieux. S.A.R. parle en outre notre langue avec une pureté et une élégance qui intimidaient fort son interlocuteur. Je voudrais pouvoir tracer ici un portrait shakespearien de la princesse, ou faire entrevoir au moins l’esquisse voilée de sa douce beauté; je l’oserais peut-être... si j’étais un grand poète.

    Le séjour à Berlin, vers la fin de la tournée en Allemagne, marquera, après Brunswick et Dresde, l’un des hauts sommets du voyage de Berlioz.

    De retour à Paris Berlioz est en mesure d’acquitter quelques unes des dettes contractées par lui pendant son voyage. Le Traité d’instrumentation paraît vers la fin de l’année, avec la dédicace promise au Roi de Prusse. Le 23 décembre Berlioz envoie plusieurs exemplaires de l’ouvrage à Meyerbeer à Berlin (CG no. 873):

[…] Voici l’exemplaire destiné à l’académie de Berlin avec une lettre de présentation de l’ouvrage. J’en ajoute un autre que je vous prie de vouloir bien accepter. C’est une dette que j’acquitte, vos œuvres m’ayant fourni tant de beaux exemples dont j’ai profité de toutes manières.
L’exemplaire du Roi vous sera remis par M. Lard, qui s’en est chargé. […]

    Le 5 janvier 1844 il écrit à sa sœur Nancy (CG no. 877):

[…] Je viens d’envoyer au Roi de Prusse mon Traité d’Instrumentation; voyons s’il (le Roi) se mettra en frais de diamants. C’est Meyerbeer qui l’a emporté (le traité) et M. A. De Humboldt le présentera. […]

    Quelques mois plus tard (le 23 mars) le roi répond avec une lettre personnelle à Berlioz (CG 891bis [tome VIII]), comme Berlioz le dit à Nancy (CG no. 902, 19 mai):

[…] Le Roi de Prusse m’a écrit, j’ai reçu hier sa lettre dans laquelle il m’annonce l’envoi d’une Tabatière d’or et de la Grande médaille d’or du mérite scientifique; il me remercie, de cette façon, de lui avoir dédié mon traité d’instrumentation. […]

    Berlioz est désormais en possession d’une lettre autographe adressée à lui personnellement par l’un des souverains les plus prestigieux d’Europe – fait rare, puisque d’ordinaire les rois déléguent leur correspondance à leurs subalternes (cf. par exemple CG nos. 991, 1106, 1108). Il est intéressant de constater qu’à au moins deux reprises, en 1852 et en 1854, des amateurs d’autographes à Paris écriront à Berlioz pour s’enquérir de la lettre du roi de Prusse (CG nos. 1444bis [tome VIII] et 1759); dans les deux cas Berlioz affirme ne pouvoir mettre la main sur elle, mais la vérité est sans doute que Berlioz ne veut pas se séparer d’un tel témoignage de soutien royal. La lettre se trouve maintenant au Musée Berlioz à La Côte-Saint-André (voir l’image sur ce site).

1845: les célébrations en l’honneur de Beethoven à Bonn

    En août 1845 Berlioz assiste aux célébrations à Bonn pour l’inauguration de la statue de Beethoven. Parmi les nombreux visiteurs qui affluent à cette occasion se trouve un fort contingent de Berlin, dont plusieurs rencontrés pour la première fois à Berlin par Berlioz en 1843 ou revus par lui: entre eux le roi et la reine de Prusse, le prince et la princesse de Prusse, le comte von Redern, Alexander von Humboldt, le comte de Westmoreland, Meyerbeer, le violoncelliste Moritz Ganz, le ténor Mantius, la basse Boetticher et Rellstab le critique musical.

    Face aux manifestations officielles la cour de Prusse garde une certaine distance. Le début d’un long concert le matin du 13 août est même retardé pour leur commodité, et le roi de Prusse établit son propre choix pour raccourcir le programme. ‘Le roi de Prusse s’entend fort bien à faire des programmes’, observe Berlioz dans son rapport officiel sur les célébrations. La cour se retire ensuite, mais seulement pour se préparer pour un autre concert plus exclusif organisé par elle au château de Brühl pas loin, indépendamment des manifestations officielles en l’honneur de Beethoven. Berlioz reçoit une invitation à ce concert du comte de Redern au nom du roi (CG no. 990, 12 août), puis le jour du concert une de Meyerbeer: (CG no. 991, 13 août):

Sa Majesté le roi m’a fait ordonner par l’entremise de Monsieur le Baron de Humboldt, de vous faire savoir que vous serez invité d’assister au Concert de la Cour que le Roi donne ce soir à son château de Brühl. Vous recevrez encore dans la journée une invitation officielle de M. le Comte de Redern dans laquelle il vous indiquera l’heure à laquelle vous devez être rendu à Brühl ce soir. […]

    Le rapport officiel de Berlioz décrit l’éblouissante cérémonie au palais royal (publié d’abord dans le Journal des Débats du 3 septembre 1845, repris plus tard dans les Soirées de l’orchestre). Une lettre à sa sœur Nancy presque deux semaines plus tard donne un point de vue plus personnel sur la réunion (CG no. 992, 26 août):

[…] Le Roi de Prusse a été pour moi très aimable, il m’a reconnu dans la foule des invités au château de Brühl; Mme la princesse de Prusse a causé avec moi aussi quelques instants, mais sans me reconnaître, ce qui est peu flatteur pour mes extérieurs, car nous avions eu à Berlin une fort longue conversation. Et, ce qu’il y a de plaisant, c’est qu’à la fin de la soirée elle a reproché à Meyerbeer de ne m’avoir pas présenté à elle. Cette altesse malheureuse ne se doutait pas de l’avantage qu’elle avait eu de me parler en personne. […]

1847: deuxième séjour

    Le second séjour de Berlioz à Berlin en juin 1847 résulte de son voyage en Russie au cours des mois précédents; le voyage en Russie est lui-même lié à Berlin. Dans une lettre au violoniste Ernst du 28 janvier (CG no. 1095) Berlioz laisse entendre qu’en route pour la Russie il va s’arrêter à Berlin (à l’Hôtel de Russie où Marie Recio a chanté dans un concert en 1843 – mais cette fois Berlioz semble faire le voyage seul). Son intention est de demander au roi de Prusse une lettre de recommandation pour sa sœur, l’Impératrice de Russie: le roi se montre obligeant, ce qui facilitera grandement le séjour de Berlioz en Russie (Mémoires, chapitre 55; CG no. 1100). Les deux premières parties de la Damnation de Faust remportent un vif succès; l’œuvre avait échoué à Paris en décembre de l’année précédente, laissant Berlioz ruiné – et donc obligé d’aller en Russie pour rétablir ses finances. La nouvelle de ce succès parvient sans doute aux oreilles du roi de Prusse; de séjour à St Pétersbourg Berlioz écrit à sa sœur Adèle (CG no. 1106, 25 avril/7 mai):

[…] Maintenant je me dirige sur Berlin où tu pourras me répondre Poste restante. Le Roi de Prusse m’a fait écrire il y a peu de jours par son Intendant général que le théâtre de l’Opéra était à ma disposition pour monter en entier Faust qu’il veut entendre; je profiterai donc de cette nouvelle bonté du Roi. C’est vraiment pour les artistes un Souverain modèle, Dieu veuille que les Députés dont il vient de s’encanailler ne le fassent pas tourner, comme le nôtre, en Souverain Constitutionnel. […]

    Deux jours plus tard Berlioz, évidemment toujours sous le choc de la brève idylle avec une choriste russe, écrit à Liszt (CG no. 1108):

[…] Maintenant, le roi de Prusse vient de me faire écrire par le comte Roedern que l’Opéra de Berlin était à ma disposition pour monter Faust entier; je vais donc en Prusse. Mais je n’ai pas le cœur à l’œuvre… Cela viendra-t-il? Allons, voilà que je retombe dans mes lamentations! Quel malheur d’être machine électrique électrisable!… […]

    Environ dix jours plus tard, toujours à St Pétersbourg, il commence à préparer le terrain pour sa visite à Berlin et écrit à l’éditeur Heinrich Schlesinger (CG no. 1110bis [tome VIII], vers le 8/20 mai):

[…] J’arriverai à Berlin dans une quinzaine de jours, j’ai encore un concert à donner à Riga en passant puis je vous retrouverai à Berlin. Voulez-vous être assez bon pour faire annoncer mon arrivée dans les journaux de Berlin, en faisant entrevoir la possibilité que je monte chez vous mon dernier ouvrage La Damnation de Faust, dont le succès ici a été encore plus violent qu’à Paris. Le comte de Roederer [sic] m’a fait l’honneur de m’écrire que le Roi de Prusse avait donné l’ordre à M. l’Intendant de Kistner [ou Küstner, cf. CG 1114] de mettre le grand théâtre à ma disposition pour faire exécuter cet ouvrage. […]
J’ai écrit, il y a quelques semaines, à M. de Kistner pour lui demander son bienveillant concours, comme s’il n’y avait pas d’ordre du roi, car c’est un mot qu’il ne faut pas prononcer pour ne pas indisposer l’autocrate. […]

    Berlioz s’arrête à Riga vers la fin mai, puis se rend à Berlin où il va séjourner environ du 4 au 25 juin; il loge à l’Hôtel du Nord, dont l’emplacement exact ne semble pas connu (CG no. 1115). Les arrêts à Riga puis à Berlin sont racontés dans le chapitre (non numéroté) des Mémoires qui porte le titre ‘Suite du voyage en Russie’ (publié d’abord dans le Magasin des Demoiselles en 1855-56). Mais il existe deux lettres très détaillées, écrites après le concert du 19 juin, qui correspondent pour l’essentiel au récit des Mémoires. Pour Berlioz l’occasion est d’importance: c’est la première exécution intégrale de la Damnation de Faust en dehors de Paris, et c’est la première fois que l’œuvre est entendue en Allemagne.

    À Auguste Morel, le 20 juin (CG no. 1114):

[…] J’ai donné Faust hier, l’exécution a été merveilleuse sous le double rapport de l’orchestre et des chœurs, des chœurs surtout, Boetticher est un Méphistophélès excellent mais le Faust [Krause] et la Marguerite [Brexendorf] étaient d’une faiblesse extrême. Le chœur du Pandaemonium et celui du ciel sont fort différents, exécutés avec cette verve et ces voix franches et exercées, de ce qu’ils ont dû paraître à Paris; le chœur des Sylphes ainsi rendu a une sonorité que les exécutions même de Pétersbourg ne m’avaient pas laissé entrevoir, on l’a redemandé comme toujours, mais faute de saisir ce mot de Da capo en usage ici, au lieu du cri de bis qui se distingue sur les bravos, je n’ai pas recommencé; ce qui a fort choqué, m’a-t-on dit, les Berlinois. J’avais dans l’orchestre un parti hostile à cause de quelques critiques qu’ils prétendent que j’ai faites d’eux dans mes lettres sur mon premier voyage d’Allemagne. Cela a valu à quelques uns une forte amende, et à tous une rude admonestation de la part de l’Intendant, qui en cette occasion a fait son devoir. Il n’en a rien paru à l’exécution, l’orchestre au contraire a été merveilleux. (Ne dites rien de cet incident). Le roi m’a invité à dîner à Sans-Souci et nous avons ensuite beaucoup causé ensemble en nous promenant dans le Jardin; j’étais le seul artiste de la réunion. Le lendemain la princesse de Prusse m’a envoyé inviter à son thé où je suis allé cette fois avec Meyerbeer, mais comme elle voulait causer plus longuement avec moi cette visite a été suivie d’une autre en très petit comité où j’ai dû lui raconter mon voyage et lui donner une foule de détails musicaux. Elle prenait un si vif intérêt à Faust que malgré l’heure matinale des répétitions elle est venue aux deux dernières.

Le roi m’a envoyé complimenter par son intendant en attendant qu’il me le dise lui-même combien il a été satisfait de cet ouvrage.

Mais (entre nous) il m’a joué un très mauvais tour, en me faisant demander, la veille du concert, de commencer à 6 heures, ce qui a été cause tout naturellement que le public précédemment averti d’une heure plus convenable n’est arrivé en partie que vers le milieu du second acte.
Mais comment refuser? […]

    À sa sœur Nancy, le 22 juin (CG no. 1115):

Je suis ici depuis une quinzaine de jours; je suis arrivé encore à temps pour pouvoir monter Faust, le théâtre ferme à la fin de la semaine. L’exécution a été merveilleuse pour les chœurs et l’orchestre, mais les chanteurs!… il n’y a décidément plus de chanteurs. J’avais la moitié de la recette après le prélèvement des frais; l’intendant, malgré ce qu’on m’avait écrit de la part du Roi, a tenu à ce prélèvement; et je n’ai pas voulu faire une affaire de cette liardise auprès du roi qui avait été si admirablement bon pour moi. Il m’a invité à dîner chez lui à Sans-Souci, j’étais le seul artiste de la réunion; après le dîner, pendant que la Reine et le Prince de Prusse entretenaient les convives sous les orangers, le Roi m’a appelé et nous avons eu ensemble en promenant dans le jardin une longue conversation où nous avons ri tous les deux de manière à attirer l’attention des courtisans, qui sont venus aussitôt après se faire présenter à moi successivement. Une homme qui fait rire le roi et qui rit avec lui!… C’était vraiment plaisant. J’ai eu bien des amis ce jour là, sur lesquels je ne comptais pas. La princesse de Prusse m’avait fort gracieusement reproché à dîner de n’être pas encore venu la voir; elle m’a invité à un thé chez elle le lendemain soir et à une conversation tout à fait intime le surlendemain, où j’ai dû encore, comme Othello, raconter mes voyages. Elle a voulu assister aux deux répétitions générales de Faust. Enfin, malgré ses tristes préoccupations politiques, la cour a été, comme tu vois, d’une grandissime amabilité. Meyerbeer est resté très gracieux et très serviable, malgré ses chagrins domestiques; il a son frère et sa belle-mère gravement malades et sa femme obligée d’aller prendre des eaux pour éviter de tomber dans le même état.

Lord Westmoreland, Ambassadeur d’Angleterre, savant amateur de musique est charmant aussi, nous nous connaissions depuis longtemps […]. Faust a produit ici une grande sensation sur toutes les classes musicales. Avant hier, Meyerbeer venant me voir, rencontre sur l’escalier le propriétaire de l’Hôtel du Nord où je suis logé; ce brave amateur l’arrêtant au passage lui dit: « O, Monsieur le directeur général, quel homme que ce Berlioz! et que je suis malheureux de l’avoir logé au troisième!… » voilà un suffrage de maître… d’hôtel!

Le palais de Sans-Souci et les jardins qui l’entourent m’ont tout à fait ravi, il est difficile de voir quelque chose de plus délicieux; l’intérieur décoré par le Grand Frédéric est beau sans doute, mais quand on vient de Russie et qu’on a vu l’intérieur du palais d’hiver et surtout les appartements de la Grande Duchesse Marie, cela paraît d’un plat et d’un mesquin incroyables. M. De Humboldt, l’aimable et spirituel savant, dont tu connais la célébrité, m’a fait les honneurs de Sans-Souci en ami intime et conseiller du Roi, pendant que nous promenions ensemble dans ce beau parc, le Journal des Débats imprimait à Paris que M. de Humboldt était dangeureusement malade et qu’on désespérait de ses jours.
Il faut lire loin de Paris nos journaux français pour bien apprécier l’énormité des bourdes qu’on leur transmet sur les pays étrangers. […]

    Le 24 juin Berlioz écrit au premier violon Leopold Ganz pour exprimer ses remerciements, mais aussi pour renvoyer avec insistence au passage malencontreux de la 7ème lettre du Voyage en Allemagne qui avait été si mal pris par les flûtes de Berlin, indignées d’apprendre que celles de Paris leur étaient supérieures… (CG no. 1116):

[…] Je pars demain et ne vous ayant pu faire aujourd’hui mes adieux je dois vous écrire quelques lignes pour vous remercier personnellement et vous prier de transmettre mes remerciements à MM. les artistes de la Chapelle Royale pour l’admirable manière dont ils ont exécuté mon ouvrage La Damnation de Faust. Soyez assez bon pour dire à M. Essler combien je suis reconnaissant des peines qu’il a prises pour les chœurs et que le résultat qu’il a obtenu est le plus satisfaisant qu’un compositeur puisse désirer. Je joins à ma lettre un exemplaire de mes lettres sur l’Allemagne; vous pourrez voir et faire voir à MM. les artistes de l’orchestre en quels termes j’ai parlé d’eux et si les quelques observations de détail que j’ai consignées sont de nature à les blesser et à être prises en mauvaise part. […]

    De retour à Paris Berlioz écrit à sa sœur Nancy le 31 juillet (CG no. 1120):

[…] Tu sais que le Roi de Prusse m’a décoré de l’aigle Rouge de 3e classe… cela a fait une rumeur extraordinaire à Berlin; cette décoration ne se donnant que très rarement et toujours en commençant par le 4e classe. […]

Après 1847

Berlioz et Berlin

    La visite à Berlin de juin 1847 sera la dernière faite par Berlioz (sauf pour un bref arrêt en 1867). On remarquera que malgré le soutien et l’intérêt constamment manifestés par le roi de Prusse, il ne semble jamais avoir été question d’offrir à Berlioz un poste permanent dans la capitale de Prusse (à l’encontre de Vienne en 1846 et Dresde en 1854). Les critiques bien anodines exprimées par Berlioz sur les flûtes de Berlin en 1843 lui auront décidément fait bien du tort: Berlioz évoque encore le malentendu en octobre 1854 quand il termine le chapitre 59 des Mémoires. L’exécution de l’intégrale de la Damnation de Faust en juin 1847 donne aussi un avant-goût des préjugés que l’œuvre va rencontrer dans certains cercles en Allemagne: un compositeur français a osé mettre en musique l’œuvre d’un poète allemand… Il semblerait en fait qu’à Berlin Berlioz a manqué de partisans actifs en dehors des cercles de la cour du roi: il n’y a pas d’équivalent à Berlin de, entre autres, Robert Griepenkerl à Brunswick dès 1843, ou Hans von Bülow à Dresde en 1853-1854. La presse berlinoise paraît dans l’ensemble tiède. L’écrivain et critique Ludwig Rellstab, qui en 1838 s’intéressait au jeune compositeur, affiche en 1847 une politesse de pure forme puis éreinte la Damnation de Faust dans un compte-rendu (cf. aussi CG nos. 1704, 2065).

    On remarquera dans ce contexte qu’au cours des années 1852-1855, quand Berlioz est très recherché dans nombre de villes allemandes, entre autres certaines qu’il n’avait pas visité auparavant (Brême, Gotha) et d’autres où des visites projetées n’auront finalement pas lieu (Elberfeld, Oldenburg [CG nos. 1664, 1668, 1669, 1672, 1698, 1703, 1706], Munich), il ne semble pas être question dans la correspondance du compositeur d’éventuels projets de voyage à Berlin.

    En 1856 une occasion semble cependant se présenter. Hans von Bülow, élève de Liszt et fervent admirateur de Berlioz (ils se rencontrent pour la première fois à Weimar en novembre 1852), obtient un poste à Berlin d’où il écrit à Berlioz à Weimar (CG no. 2098, 10 février):

[…] Je suis d’autant plus affligé de ne pouvoir me rendre aux bienheureux pauvres petits duchés de Saxe, qu’il semble peu probable de vous voir bientôt entrer à Berlin, pour y triompher selon les vœux des admirateurs de votre génie.
La cohorte en est encore petite mais elle forme cependant déjà une ombre de parti, dont l’enthousiasme, je l’espère suppléera au commencement au peu de nombre.
C’est au nom de cette réunion de jeunes artistes qui s’est constituée en club, que je vais vous adresser une prière.
Un des buts principaux de notre société est de nous instruire par les chefs-d’œuvre de la musique moderne. C’est pourquoi nous avons résolu de nous procurer peu à peu à frais communs vos partitions, si peu accessibles au public allemand. Nous voudrions commencer par le Faust. On m’a chargé de faire venir la partition d’orchestre. J’ose vous demander, si dans le cas que le prix en serait très élevé, vous ne pourriez avoir l’insigne bonté de nous faire avoir la partition par votre éditeur à un prix plus modique, c’est-à-dire plus proportionné à nos faibles moyens du moment. Nous avons fixé quarante francs à peu près pour cette première dépense.
Il s’entend que si vous trouviez ma demande trop indiscrète, vous la regardiez comme non-avenue. […]

    On remarquera qu’il ne vient jamais à l’esprit de Bülow et de ses amis de chercher un appui auprès de la cour de Prusse, malgré sa bienveillance bien connue pour Berlioz, et Berlioz de son côté se garde bien d’avancer une telle proposition: un abîme social infranchissable les sépare des monarchies. Berlioz répond longuement deux jours plus tard (CG no. 2100):

Merci d’abord de votre charmante lettre si pleine de cordialité; elle m’a fait du bien à l’âme et à l’esprit. Vous écrivez le français avec une grâce et une pureté irritantes pour nous qui avons tant de peine à sortir des difficultés de cette langue infernale. […]
Remerciez de ma part les membres de la Société musicale dont vous faites partie, de leur désir d’avoir mes partitions, et transmettez-leur la réponse que voici:
Liszt se propose de leur envoyer en présent un exemplaire de la grande partition de Faust. À mon arrivée à Paris, je m’empresserai de vous adresser (ou de leur adresser) la grande partition de l’Enfance du Christ dont j’ai à moi quelques exemplaires ainsi que la grande partition de ma nouvelle cantate à deux chœurs, l’Impériale, que nous venons d’exécuter plusieurs fois aux concerts de l’Exposition universelle.
Maintenant, commes mes éditeurs sont très peu conciliants, si votre Société veut acquérir un de mes ouvrages qu’il m’est impossible de lui donner, je lui indiquerai la partition de mon Te Deum, qui vient aussi de paraître (chez Brandus et Cie, à Paris), celle-là ne devant coûter que 40 francs, si vous la demandiez comme souscripteurs, soyez persuadé que je saisirai toutes les occasions de vous aider à compléter la collection sans frais pour la Société, ou aux moindres frais possibles.

Je serais bien heureux que vous pussiez organiser, avec les chanteurs que dirige M. Stern, une exécution à Berlin de ce Te Deum. J’enverrais les parties de chœur aussi longtemps à l’avance qu’il le faudrait, et en ajoutant à cette œuvre, qui ne [dure] que trois quarts d’heure, une autre composition de la même étendue, nous pourrions faire un concert grandiose, capable d’attirer l’attention du public de Berlin. Je ne sais quelle serait la combinaison qui conviendrait à M. Stern pour sauvegarder ses intérêts dans cette petite entreprise et me couvrir de mes frais de voyage et de séjour, si je venais de Paris. Veuillez examiner cette question avec lui; les obstacles ne viendront pas de moi. Si nous parvenions à organiser l’exécution de ce Te Deum, je crois qu’il en résulterait quelque chose d’heureux et de très important pour la cause. Tout dépend des chœurs. Il n’y a là-dedans qu’un solo (ténor) qui peut être chanté au besoin par un soprano. On a, je pense, un orgue à l’Académie de chant; et quant à l’orchestre, deux répétitions suffiraient pour le faire marcher sous ma direction.
Le moment n’est pas venu de tenter cela; il faut s’y prendre un peu de loin. Soyez assez bon pour m’écrire ici, à Weimar, ce que vous pensez de ce projet et ce qu’en pense M. Stern. […]

    Le projet d’exécuter le Te Deum à Berlin n’aura pas de suite.

    Deux ans plus tard, au début de 1858, Bülow écrit de nouveau à Berlioz à Paris au sujet d’un concert qu’il a donné à Berlin. Berlin répond longuement (CG no. 2273, 20 janvier; cf. no. 2279):

[…] Vous avez donc osé entreprendre une série de concerts, et à Berlin encore! une ville, non pas glaciale (un bloc de glace est beau, cela rayonne, cela a du caractère), mais une ville qui dégèle, froide, humide. Et puis des luthériens!… des gens qui ne rient jamais, des blonds sans être doux… Voyez comment je divague, j’ai été blond et je ne suis pas doux… Riez, je vous le permets, tout m’est égal.
Votre programme était fort beau: vous m’avez fait l’injure de supposer que rien autre que le sort de mes deux morceaux ne pouvait m’intéresser dans le récit que vous m’avez fait des suites de ce concert. Nous ne m’avez parlé ni de votre Ouverture, ni des morceaux de Liszt; vous m’avez calomnié. Mais je vous pardonne. Encore une fois, tout m’est égal, excepté que l’on m’attribue la musique des chefs de l’école parisienne. Ce n’est pas la première fois (comme vous le pensez) que les Berlinois ont subi mon ouverture de Cellini; je la leur fis avaler deux fois, il y a quinze ou seize ans, à mes concerts du théâtre [en 1843]. Je me rappelle même que notre ami [Heinrich] Schlesinger, après la second audition, vint tout étonné me demander si cela était beau… Comme je ne voulais pas le tromper, je lui répondis que oui. Mais il ne me crut pas. Les critiques luthériens n’ont pas trop éreinté, dites-vous, le Pâtre breton. Ce sont des gens honnêtes, après tout, et en entendant l’accord de mi b:

accord

ils sont franchement convenus que cet accord, bien qu’écrit par moi, n’était pas devenu faux. Notre maniaque de la Revue des Deux Mondes [Pierre Scudo] n’est pas de cette probité-là, et quand on lui fait entendre un accord de mi b sorti de ma plume, il déclare l’accord intolérable.
Baisez la main, de ma part, je vous prie, à mademoiselle [Rosa von] Milde quand vous la verrez, et remerciez-la de son courage à chanter l’accord de mi b quand même.
Les parties d’orchestre et de chœur de l’Impériale sont à vos ordres, et je vous les enverrai quand vous le désirerez; seulement je n’ai pas la traduction allemande du texte de cette cantate, et je ne suppose pas qu’on puisse faire chanter du français par des choristes allemands. Comment tournerez-vous cette difficulté? Répondez-moi à ce sujet; après quoi, je ferai ce que vous voudrez et je vous donnerai quelques indications pour l’exécution du morceau.
Je fais des vœux pour la prospérité de votre pieuse entreprise; mais, entre nous, je tremble qu’elle ne vous coûte de l’argent; à moins que votre orchestre ne soit d’un bon marché extrême. Ici, une pareille crainte serait déraisonnable: il n’y a rien à craindre, on est sûr de ne pas faire les frais.
Il faut que je vous dise que Brandus vient de faire une espèce de nouvelle édition de Roméo et Juliette, grande partition et parties séparées, contenant une foule de corrections et quelques petits changements de détail assez importants. C’est d’après ces corrections qu’a été rédigée la partition de piano et chant, avec double texte allemand et français, qu’on va publier prochainement à Leipzig. Si jamais vous aviez envie d’exécuter quelque fragment de Roméo et Juliette à vos concerts, ne le faites pas sans me prévenir; je vous indiquerai les morceaux où il y a des changements. […]

    On verra que dans cette lettre Berlioz ne soulève même pas l’éventualité d’une visite à Berlin. La composition des Troyens, les longs efforts pour les faire monter à Paris, sa santé qui s’aggrave, tout concourt maintenant à restreindre considérablement ses possibilités de voyages à l’étranger. Par la suite les rapports avec Bülow qui avaient pris un si bon départ vont se distendre, pour des raisons qui sont évoquées ailleurs sur ce site.

Berlioz et la cour de Prusse

    Par contre Berlioz n’oubliera jamais l’accueil chaleureux qu’il reçut à Berlin des cercles de la cour de Prusse, comme on peut le voir au fil de sa correspondance. En janvier 1848 à Londres il oppose l’accueil qu’on lui fait à l’étranger avec l’indifférence du public de Paris (CG no. 1162, à Auguste Morel):

[…] Ai-je jamais vu à Paris dans mes concerts, des gens du monde, hommes et femmes, émus comme j’en ai vu en Allemagne et en Russie? Ai-je vu des princes du sang s’intéresser à mes compositions au point de se lever à huit heures du matin pour venir, dans une salle froide et obscure, les entendre répéter, comme faisait à Berlin la Princesse de Prusse? […]

    Le 1er septembre de l’année suivante (1849) il écrit à sa sœur Nancy (CG no. 1279):

[…] Je viens de me donner le second volume du Cosmos de M. de Humboldt, magnifique ouvrage dont notre pauvre père avait la première partie. C’est une lecture impérieuse et despotique, dont je dirais qu’elle me fait perdre beaucoup de temps gagné. Le troisième volume sera bientôt sous presse en Allemagne, et l’illustre vieillard aura ainsi accompli la magnifique tâche au milieu de laquelle il craignait tant d’être interrompu par la mort. Le fait est qu’on meurt quelquefois précisément alors qu’on commence à savoir quelque chose et à entrer dans l’âge de la vraie raison. […]

    On trouve une allusion malicieuse par Berlioz à sa propre lecture de l’ouvrage de Humboldt dans les Soirées de l’orchestre, parues pour la première fois en 1852. Dans le Prologue Berlioz souligne les possibilités d’étude offertes aux musiciens de l’orchestre par les exécutions de mauvais opéras: ‘J’en sais un qui, pendant les quinze premières représentations d’un opéra célèbre, a lu, relu, médité et compris les trois volumes du Cosmos de Humboldt’ (voir aussi le début de la sixième soirée: un des musiciens ‘étudie toujours le Cosmos de Humboldt’).

    Les révolutions qui balayent l’Europe en 1848 ébranlent gravement nombre des monarchies de l’époque. Berlioz y fait allusion dans une lettre à Nancy de décembre 1849 et ajoute ce commentaire (CG no. 1285bis [tome VIII]):

[…] Le roi de Prusse commence à reprendre un peu son équilibre. Dieu veuille qu’il le conserve!… il est

    Le seul roi dont notre art gardera la mémoire. […]

    Ceci fut écrit avant que Berlioz puisse apprécier le dévouement à la musique du roi de Hanovre et du Grand-Duc de Weimar. Mais quand Berlioz retourne à Hanovre en 1853 après une absence de dix ans, il établit la comparaison qui s’impose (CG no. 1644, 10 novembre): ‘Il faut savoir que le roi de Hanovre […] est en outre musicien très distingué, et lettré et artiste comme le Roi de Prusse.’

    En 1855 Berlioz publie son Te Deum et une souscription est ouverte: Berlioz vise les cours royales. En décembre il écrit à Heinrich Schlesinger à Berlin (CG no. 2064):

[…] Voici une lettre pour le Roi de Prusse que l’ambassadeur Prussien à Paris n’a pas voulu se charger de faire parvenir. Soyez plus obligeant que ce grand Diplomate, et veuillez me rendre le service de mettre à mon épître une belle enveloppe et de la faire parvenir au roi par le moyen que vous jugerez le meilleur.
Si l’on demandait quel est le prix de la souscription pour l’ouvrage dont il s’agit, vous saurez que c’est 40 fr. ni plus ni moins; cela ne ruinera pas sa majesté si elle n’en prend qu’un exemplaire. […]

    Le roi de Prusse souscrira effectivement, comme on l’apprend d’une lettre du 25 février 1857 à Adèle dans laquelle Berlioz se plaint du manque d’intérêt manifesté par Napoléon III pour la musique (CG no. 2211):

[…] On n’a pas idée de cette harmoniphobie! Pourtant le ministre d’Etat vient de souscrire pour 10 exemplaires de mon Te Deum. Le roi de Prusse, les rois de Saxe et de Hanovre ont souscrit également. J’espère que la cour de Russie ne restera pas en arrière; mais je n’espère rien du Prince Albert à qui cet ouvrage est dédié. Il est capable de m’envoyer ce qu’il a envoyé à Meyerbeer dans une circonstance semblable: ses œuvres complètes. […]

    Plus tard dans l’année on reçoit des nouvelles inquiétantes de la santé du roi. Le 21 décembre Berlioz écrit à Auguste Morel (CG no. 2266):

[…] D’un autre côté voilà ce pauvre excellent roi de Prusse qui perd la tête; je ne sais si son frère aura autant que lui le sentiment des arts. Les petites cours allemandes où l’on aime la musique ne sont pas riches, et la Russie (comme l’Angleterre) est toute acquise aux Italiens.
Reste la reine Pomaré; mais Taïti est bien loin. Encore assure-t-on que la gracieuse Aïmata-Pomaré préfère à tout les jeux de cartes, les cigares et l’eau de vie. Le Brésil est à Verdi. Si nous allions en Chine!… […]

    Le roi de Prusse étant hors d’action son frère le prince de Prusse devient d’abord régent en 1858 avant de lui succéder finalement à sa mort en 1861 (le roi était mort sans enfants). Le nouveau roi s’intéresse effectivement moins à la musique que son frère, mais sa femme la princesse, devenue maintenant reine de Prusse, reste tout aussi acquise à la musique de Berlioz qu’elle l’était en 1843 et 1847. Elle visite déjà fréquemment le festival annuel de Bade, que Berlioz dirige en 1853 puis régulièrement de 1856 à 1861 (Berlioz la voit à Bade en 1853, 1857 et 1861). Elle insiste pour assister à des exécutions de Béatrice et Bénédict à Weimar le 8 avril 1863, puis de nouveau à Bade le 14 et le 18 août de la même année, et prodigue ses compliments. Le 9 avril, le lendemain de l’exécution en soirée de gala à Weimar, Berlioz raconte l’événement à plusieurs amis; à Fiorentino (CG no. 2709):

[…] Leurs altesses après la pièce m’ont fait appeler dans leur loge où elles m’ont chaudement complimenté; la reine de Prusse a été bien plus enthousiaste encore, en sa qualité de musicienne accomplie. […]

    Aux Massarts (CG no. 2710; cf. aussi 2711, 2712, 2713, 2715, 2716, 2745):

[…] Le succès de Béatrice a été flambant, l’exécution excellente dans son ensemble. Le grand-duc et la grande-duchesse et la reine de Prusse m’ont accablé de compliments. La reine surtout m’a dit des choses, oh! mais des choses que je n’ose vous répéter. Le morceau qu’elle aime le plus, c’est le trio des femmes, tout en avouant que le duo est une invention ravissante, et que l’air de Béatrice et la fugue comique lui plaisent infiniment. […]

    Après les exécutions de Bade, et de retour à Paris, Berlioz écrit à son oncle Félix Marmion le 23 août (CG no. 2762):

[…] La reine de Prusse m’a envoyé chercher, et j’ai causé d’art avec elle pendant une demi-heure. Elle est toujours bien gracieuse, mais sa douce beauté qu’est-elle devenue! Le temps est un grand scélérat! […]

    C’est la dernière fois que Berlioz la verra. Il s’arrêtera à Berlin le 14 et 15 novembre 1867 en route pour St Pétersbourg au cours de son dernier voyage en Russie (CG nos. 3293, 3299, 3304), mais sans chercher à prendre contact avec la cour de Prusse.

Berlin en images

    Toutes les images sur cette page ont été saisies à partir de gravures, cartes postales et autres publications dans notre collection. Tous droits de reproduction réservés.

1. Vue générale de Berlin

Berlin en 1858
Berlin 1858

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Cette gravure parut dans l’Illustrated London News du 20 février 1858.

2. L’Opéra de Berlin

    L’histoire de l’Opéra de Berlin (appellé aussi Opéra de la Cour) remonte à 1740: peu après son avènement le roi Frédéric le Grand (1712-1786) demande à l’architecte Georg Wenzeslaus von Knobelsdorff (1699-1753) de construire une nouvelle salle d’opéra dans la ville; sous le nom d’Opéra Royal elle ouvre ses portes le 7 décembre 1742 avec Caesar und Cleopatra de Graun. Le 18 août 1843, peu après la première visite de Berlioz, l’opéra est détruit dans un incendie; pendant sa reconstruction on donne les exécutions au Schauspielhaus. Le nouvel opéra, équippé d’un éclairage au gaz et agrandi par Carl Ferdinand Langhans le jeune (1782-1869), ouvre le 7 décembre 1844 avec Ein Feldlager in Schlesien de Meyerbeer – et donc avant la deuxième visite de Berlioz.

    L’histoire de l’Opéra de la Cour prend fin en même temps que la monarchie prussienne; en novembre 1919 l’opéra est placé sous l’administration du Ministère de la Culture et rebaptisé Staatsoper (Opéra d’État). Il est détruit deux fois pendant la deuxième guerre mondiale par des bombardements alliés. Avec l’établissement de la République Démocratique Allemande en 1949 l’administration de l’opéra, situé à Berlin-Est, est placée sous la direction du Ministère de la Culture de la RDA. En 1955 une nouvelle salle d’opéra, reconstruite d’après les plans d’origine de Knobelsdorff, ouvre ses portes le 4 septembre avec Les Maîtres Chanteurs de Nüremberg de Wagner. Après la réunification de l’Allemagne en 1990 l’opéra est officiellement rebaptisé Staatsoper Unter den Linden (Opéra d’État sous les tilleuls).

L’Opéra Royal au 18ème siècle
Opéra Royal

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Cette gravure du 18ème siècle est reproduite sur une carte postale de 1920.

L’Opéra Royal au début du 19ème siècle
Opéra Royal

(Image plus grande)

L’image ci-dessus fut publiée dans The New Grove Dictionary of Music and Musicians (1980), tome 2.

L’Intérieur de l’Opéra Royal en 1844
Opéra Royal

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L’image ci-dessus fut publiée dans The New Grove Dictionary of Music and Musicians (1980), tome 2.

L’Opéra Royal en 1886
Opéra Royal

(Image plus grande)

L’Opéra Royal vers 1901
Opéra Royal

(Image plus grande)

L’Opéra Royal vers 1905
Opéra Royal

(Image plus grande)

L’Opéra national allemand vers 1968
Opéra national

(Image plus grande)

Cette carte-postale montre l’Opéra à Berlin-Est, à ce moment la capitale de la République Démocratique Allemande.

3. Sans-Souci: palais et jardins

    Sans-Souci est situé à Potsdam, à une trentaine de kilomètres à l’ouest de Berlin. C’est ici que Frédéric le Grand aménage les célèbres jardins (d’une superficie de presque 300 hectares) avec leurs palais: le premier palais (Schloß Sanssouci), construit comme résidence d’été pour le roi du côté est des jardins par l’architecte Knobelsdorff en 1745-1747 (le même architecte que pour l’opéra), et le Nouveau Palais (Neues Palais) du côté ouest, construit en 1763-1769 non comme résidence principale mais pour accueillir les visites de monarques et de dignitaires. D’autres bâtiments seront ajoutés au 19ème siècle. Berlioz ne parle que d’un seul palais où il a été reçu, sans doute le Palais de Sanssouci plutôt que le Nouveau Palais. L’ensemble des jardins et des palais attire de nos jours une foule de touristes.

Le Palais de Sans-Souci au 19ème siècle
Sans-Souci

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Le Nouveau Palais vers 1901
Sans-Souci

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Vue des jardins de Sans-Souci vers 1901
Sans-Souci

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Le Palais de Sans-Souci et son jardin en terrasses vers 1914
Sans-Souci

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Site Hector Berlioz créé par Michel Austin et Monir Tayeb le 18 juillet 1997.

Page Berlioz à Berlin créée le 1er avril 2007; mise à jour le 1er août 2010. Révision le 1er février 2024.

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