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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 21 FÉVRIER 1852 [p. 1-2].

THÉATRE DE L’OPÉRA-NATIONAL.

Reprise des Visitandines. — Devienne et Mozart. — Philidor et Gluck. — Une victime du tack.

    Le vent est aux reprises ; une véritable passion pour l’ancienne musique s’empare de nos impresarii. On sait avec quel succès M. Perrin a remis en scène Joseph et Nina ; M. Seveste n’a qu’à se louer d’avoir introduit dans son répertoire ma Tante Aurore et plusieurs autres ouvrages d’une moindre valeur. Je crois devoir seulement lui faire observer qu’une notable différence existe entre l’exécution de ma Tante Aurore et celle des Visitandines, dont nous allons nous occuper ; différence qui n’est pas, tant s’en faut, à l’avantage de ce dernier ouvrage. Jusqu’à présent ces messieurs ont fait un bon choix parmi les productions de l’ancienne école ; qu’ils prennent garde de n’en pas faire maintenant de mauvais, qui suffiraient à déconsidérer dans l’opinion publique toutes les tentatives du même genre qu’on voudrait faire à l’avenir.

    Les Visitandines, que l’affiche de l’Opéra-National appelle le Pensionnat des Demoiselles, furent, on le sait, représentées pour la première fois en 1792, et durent aux idées antireligieuses une grande partie de leur succès. Le public d’alors se pâmait d’aise aux scènes où les nonnes et leur aumônier sont tournés en ridicule, et aux situations gravelleuses dont la pièce est émaillée. Toutes les fois qu’elle a été remise en scène depuis lors on a essayé de la moraliser, en changeant et son titre, et le caractère de ses personnage, et une partie de son dialogue. Seulement nous ne voyons pas ce qu’il pouvait y avoir d’immoral à laisser à la jeune fille son nom précieux d’Euphémie devenu aujourd’hui Amélie, et au jeune homme celui de Belfort, qui, en changeant seulement d’initiale, est devenu Melfort.

    La pièce est de Picard et un peu aussi d’Andrieux, qui ne s’en est jamais vanté. Devienne, l’auteur de la musique, fut un virtuose flûtiste très célèbre ; on lui doit une méthode de flûte, insuffisante aujourd’hui, mais qui, pendant les vingt années qui suivirent sa publication, fut ce qu’il y avait de mieux en ce genre, et jouit d’une grande popularité. Il écrivit aussi pour cet instrument plusieurs jolis concertos avec orchestre. Ses opéras le Valet à deux maîtres, les Comédiens ambulans, Rose et Aurèle, bien qu’écrits avec une facilité élégante, sont comme non avenus aujourd’hui, et le nom de Devienne n’eût pas survécu sans les Visitandines. Le succès exceptionnel de cet ouvrage est dû sans doute au mérite réel de plusieurs morceaux de la partition, à la grâce de quelques mélodies promptement devenues populaires, mais aussi, je le répète, au sujet de la pièce, sujet peu édifiant et par cela même si charmant pour le public.

    Cet opéra n’a pas d’ouverture, il débute, comme celui d’Iphigénie en Tauride, par un orage avec chœur de femmes ; l’orage de Devienne offre même au début beaucoup de ressemblances harmoniques avec celui de Gluck. Mais il n’en a ni l’énergie, ni le sombre coloris, ni l’intérêt toujours renaissant. Je n’y puis voir que la pâle imitation d’un chef-d’œuvre. La proposition musicale, j’en conviens, pouvait paraître séduisante à Devienne, et l’on conçoit qu’il ait pu être tenté de la résoudre ; seulement c’était de l’orchestre et non de la flûte qu’il fallait savoir jouer pour y parvenir. Gluck d’ailleurs était pour Devienne un trop rude jouteur.

l’abeille a passé, le moucheron demeure.

    L’air de Frontin : Qu’on est heureux de trouver en voyage, est bien fait, bien modulé ; il a de l’entrain, mais un peu trop de turbulence dans les accompagnemens. Le trio suivant n’est qu’un caquetage musical assez ordinaire. Le rondo Enfant chéri des dames, morceau le plus connu de la partition, doit moins sa célébrité à sa valeur propre qu’aux querelles qu’il a suscitées parmi les musiciens et aux chagrins qu’il a causés à Devienne. Les quatre premières mesures de son thème sont absolument les mêmes que celles de la chanson de Papageno dans la Flûte enchantée, de Mozart, chanson que nous connaissons en France par la traduction qu’on en a faite dans le pastiche des Mystères d’Isis en ces termes :

La vie est un voyage,
Tâchons de l’embellir.

    Le thème de Mozart reparaît note pour note dans les Visitandines. Les amis de Devienne soutinrent qu’il n’y avait là qu’une rencontre fortuite ; les autres, que c’était un plagiat manifeste et sans circonstances atténuantes ; partout on poursuivit l’auteur des Visitandines en lui chantant, en lui jouant, en lui sifflant l’air de la Flûte enchantée. On lui reprocha d’avoir changé quelques notes à la seconde partie de ce thème ; on le lui rappela à tout propos dans son intégrité, on le tourmenta, on l’obséda tant et tant, que le pauvre Devienne en devint fou. Ce malheur semblerait prouver sa bonne foi. On ne devient pas fou de chagrin d’être coupable ; les voleurs sont plus philosophes, et bien des gens d’une probité douteuse à qui on reproche une mauvaise action productive, ne perdent en général la raison que de regret de ne l’avoir point commise.

    D’ailleurs, si tous les musiciens du second ordre qui ont pris la liberté d’emprunter des idées à ceux du premier devenaient fous, nous ne verrions pas tant d’imbéciles. Il y en a même qui restent pourvus d’une très bonne tête, témoin Philidor, le célèbre joueur d’échecs, le compositeur énergique de l’opéra d’Ernelinde, du Carmen seculare, etc., qui, pour sa petite partition du Sorcier, trouva bon de prendre sans façon à Gluck la romance d’Orphée : « Objet de mon amour », en se bornant à la transposer d’ut en fa.

    L’Orfeo venait d’être représenté en Italie ; il n’y avait pas d’apparence, à cette époque, qu’il fût jamais traduit en français ; on n’annonçait pas l’arrivée de Gluck à Paris ; Philidor, en trouvant sous sa main ce beau fruit de mélodie, ne put résister à la tentation de le cueillir. Le Sorcier, grâce à ce morceau, eut un petit succès de deux ou trois mois. Il n’en était plus question quand l’auteur d’Orfeo vint en France ; Gluck ignora le plagiat ; Philidor eut la modestie de ne point lui faire hommage de sa partition ; il ne fut point inquiété, conserva toute sa tête, et resta parmi les musiciens le premier joueur d’échecs qu’on eût jamais vu. D’ailleurs cet acharnement avec lequel on fustige les petits qui volent les grands, rend plus injuste encore l’inqualifiable indulgence avec laquelle sont accueillis les vols commis trop souvent par les grands au préjudice des petits. On n’ose pas les dénoncer ; ou, s’ils deviennent de notoriété publique, on dit du ravisseur : « Eh ! tant mieux ! il a raison ! il prend son bien où il le trouve. Væ victis ! » Si je voulais… j’aurais ici maint bon tour de cette espèce à dévoiler. Et pourtant je n’en ferai rien. Vous le voyez, je n’ose pas….. La Fontaine a raison :

    On n’ose trop approfondir
Du tigre, ni de l’ours, ni des autres puissances
    Les moins pardonnables offenses ;

et les jugemens du public, comme ceux de la critique, ressemblent fort aux jugemens de cour.

    La romance des Visitandines : « Dans l’asile de l’innocence », n’a jamais été contestée à Devienne ; on la connaît donc moins que le rondo en question. Elle vaut pourtant, à mon sens, mille chansonnettes de cette sorte, et beaucoup plus même que tout le reste de la partition. C’est une mélodie fraîche, élégante, pleine de sensibilité, vraie d’expression, bien conduite, et relevée par un délicieux accompagnement de harpe, un peu trop brillant peut-être pour la dernière strophe ; on n’y trouve à reprendre que deux ou trois fautes de prosodie qu’on ferait disparaître d’un trait de plume. Ce charmant morceau eût aussi gagné, ce me semble, à être écrit par l’auteur une tierce plus bas (dans le ton de fa au lieu du ton de la bémol). Il serait plus facile à chanter avec douceur par les voix ordinaires, qui, pour faire bien sortir les notes hautes, sont toujours obligées de forcer un peu l’émission du son, et il laisserait ainsi agir sur l’auditeur tout son charme attendrissant. Le grand air d’Euphémie : « O toi dont ma mémoire a conservé les traits ! » avec accompagnement d’orchestre et d’un cor principal, dénote chez l’auteur un vrai talent de facture ; ce n’est pas très neuf, mais c’est bien senti et bien agencé : chanté par une femme de talent, cet air produirait de l’effet.

    Je citerai encore comme de jolies choses, bien venues et bien tournées, les couplets de la tourière : « Ah ! de quel souvenir affreux », dont l’accent larmoyant augmente le comique, et le duettino : « J’ai bien souvent juré d’être fidèle », où se trouvent encore, par malheur, plusieurs de ces fautes de prosodie que les compositeurs français, mettant en musique leur propre langue, furent et sont, il faut le dire, les seuls à commettre. Le reste de l’œuvre n’a pas beaucoup de valeur. Si j’ai indiqué en commençant un contraste criant entre l’exécution de Ma Tante Aurore et celle des Visitandines dans le même théâtre, c’est qu’en effet, autant j’ai trouvé l’une fidèle, convenable, et même fine sous plusieurs rapports, autant l’autre m’a semblé pécher par les défauts contraires. Dans les Visitandines, l’orchestre lui-même ne va pas, il laisse à désirer pour l’ensemble, et dans l’exécution des traits (très rapides, il est vrai), qui se trouvent à chaque instant dans les accompagnemens de Devienne, il manque souvent de netteté. Ribes s’est fait applaudir dans le rôle de Frontin ; il a de la voix et de la méthode. Les femmes choristes, pendant l’orage du premier acte, se tiennent à la fenêtre du couvent avec des bougies allumées ; on devrait bien leur dire que cet accessoire n’est pas de rigueur, vu qu’en tout pays les flambeaux de cette espèce, exposés à un vent de tempête, s’éteignent immédiatement.

    La triste fin de Devienne, rendu fou par ses pérsécuteurs, me rappelle celle d’un modeste artiste que nous avons tous connu il y a quelque vingt ans. Celui-ci ne perdit point la raison, mais le repos, le sommeil, la santé, et enfin la vie, pour une cause fort originale : je veux parler de Moreau, le souffleur de l’Opéra. Cet excellent homme remplissait depuis longtemps, avec une exactitude exemplaire et une parfaite tranquillité d’esprit, ses fonctions, plus difficiles qu’on ne pense, quand Habeneck, pour suppléer à l’insuffisance de ses signes télégraphiques que les exécutans du théâtre ne daignaient plus regarder, imagina le tack, ce signe téléphonique dont j’ai parlé dernièrement, et qui consiste à prévenir de leur entrée chanteurs et danseurs par un coup du bois de l’archet frappé sur le bois de la carapace du souffleur placée au-devant du chef d’orchestre.

    Le jour où celui-ci, enivré de sa découverte, en fit usage pour la première fois, Moreau qui, à chaque coup du savant archet, rebondissait dans son antre, fut plus surpris que fâché. Il supposa qu’une série d’accidens dans l’exécution avaient motivé chez Habeneck des mouvemens d’impatience dont la manifestation insolite le faisait souffrir, et que c’était là seulement un désagrément momentané que lui, souffleur, devait supporter sans mot dire. Mais aux représentations suivantes, le tack continua ; il redoubla même, tant l’inventeur était charmé de son efficacité. Chaque coup ébranlait le crâne du malheureux qui, blotti dans son gîte, sautant de droite et de gauche, avançant la tête, la reculant, se tordant le cou, s’interrompait au milieu de ses périodes, comme un merle chantant qui reçoit un coup de fusil.

Mon fils ! tu ne l’es plus ; va, ma haine est trop (tack !)…
Dans mon âme ulcérée, oui, la (tack !) nature est (tack !)…
    D’EtéocIe et de toi tous les droits sont (tack !)…

    Ainsi de suite. Le pauvre homme souffrit toute la soirée un martyre qui ne se décrit point, mais que les personnes affligées comme lui d’une organisation nerveuse comprennent à merveille. Il n’eut garde de se plaindre ; tel était le respect que chacun, avec juste raison, ressentait pour Habeneck. Reconnaissant alors pourtant qu’il ne s’agissait pas là d’un caprice, d’une fantaisie, d’une suite d’accès d’impatience, mais d’une institution nouvelle fondée à l’Opéra, Moreau sentit que le sang-froid, la présence d’esprit, l’attention indispensables pour les fonctions qu’il avait à remplir lui deviendraient impossibles sous la menace permanente de cet archet de Damoclès. Il alla trouver le machiniste, et après lui avoir conté sa peine : « Si tu ne trouves pas un moyen de me garantir de ce tack infernal, lui dit-il, je suis un homme perdu ; il retentit jusque dans la moelle de mes os, il me trépane, il me décroche le cervelet ! — Ah ! diable, c’est ma foi vrai, répond le machiniste, il est impossible que tu y tiennes. Attends ! il me vient une idée ; apporte-moi ton couvercle. » Moreau enlève le toit de son réduit, le porte dans le cabinet du machiniste, et tous les deux, après avoir soigneusement fermé leur porte, se mettent à le tamponner, à le rembourrer, à le matelasser avec force coussinets gonflés de laine, à le rendre enfin sourd comme un édredon. Voilà notre souffleur rassuré, réconforté, ravi, qui rentre chez lui et dort tout d’un somme jusqu’au lendemain, ce qui depuis longtemps ne lui était arrivé. Le soir de la représentation suivante, il revient au théâtre avec un calme où 1’on ne pouvait voir qu’une douce satisfaction exempte d’ironie. C’était un homme si bon, si inoffensif ! Pauvre Moreau !

    On ne jouait pas Œdipe ce soir-là, mais Robert-le-Diable. Cet opéra, récemment monté, était alors admirablement exécuté ; le chef d’orchestre, en conséquence, n’était point obligé de recourir si souvent au moyen nouveau contre lequel le souffleur venait de se mettre en garde. Habeneck, pendant toute la première moitié du premier acte, resta donc chef d’orchestre pour les yeux seulement. Moreau respirait et soufflait avec une verve et un bonheur incomparables ; il en était même venu à regretter ses précautions, qu’il commençait à trouver calomnieuses, quand, au milieu de la scène du Jeu, les choristes n’étant pas partis à temps, Habeneck étend le bras, et frappe un coup violent sur le toit rembourré de la maisonnette : Pouf ! plus de son, plus de tack, rien. Moreau sourit doucement, et continue à dicter leurs paroles aux choristes distraits :

Nous le tenons ! nous le tenons !

    Mais Habeneck étonné redoublant : Pouf ! « Qu’est ceci ? dit-il. La planche ne sonne plus ! le drôle aurait-il fait rembourrer sa carapace ! Ah malheureux ! tu me la donnes belle ! nous allons voir beau jeu. » Et se penchant de coté, il frappe sur la paroi latérale de l’étui de Moreau, que l’imprudent avait négligé de matelasser, et qui rend aussitôt un tack plus clair, plus net, plus triomphant que n’en rendit jamais la paroi supérieure, et d’autant plus terrible pour le souffleur que les coups tombaient directement contre son oreille. Habeneck, avec un sourire de Méphistophélès, se vengea de sa déconvenue d’un instant en redoublant d’énergie toute la soirée, et fit subir à sa victime un supplice auprès duquel celui de la goutte d’eau des Persans ne doit être qu’un enfantillage. Bien plus, la représentation terminée, et sans avoir l’air de comprendre l’intention qu’avait eue le souffleur en faisant tapisser son appartement, il enjoignit tranquillement au machiniste d’ôter à la carapace sa doublure et de remettre la chose dans son premier état.

    Moreau vit, entendit, et comprit que toute résistance était désormais inutile, et qu’il assistait aux commencemens de sa fin. Il rentra chez lui, si résigné, qu’il dormit encore. Mais ce fut son avant-dernier sommeil. Aux représentations suivantes, le tack redoubla, par-dessus, par côté, par devant, par derrière ; le bourreau ne voulut laisser aucun point invulnéré. Moreau, abruti, énervé, brisé, stupéfié, cessa bientôt de s’agiter ; il compta les tack, non en Mucius Scevola, qui tient sans tressaillement sa main dans la flamme, mais en soldat autrichien recevant sur le torse son cent douzième coup de bâton. Habeneck resta le maître, l’institution du tack, un moment ébranlée, se consolida. Dès lors Moreau devint triste, taciturne ; ses cheveux, de blonds qu’ils étaient, devinrent blancs ; peu après ils tombèrent. Avec les cheveux la mémoire disparut, la vue s’affaiblit. Alors le souffleur en vint à commettre des fautes énormes. Le jour de la reprise d’Iphigénie en Aulide, au lieu de souffler : « Que de grâces ! que de majesté ! » il s’écria : « Grâce ! que de cruauté ! » Dans un autre ouvrage, au lieu de : « Bonheur suprême ! » il laissa échapper : « Douleur extrême ! » et depuis ce lapsus, de mauvais plaisans sans cœur l’appelèrent le souffle douleur de l’Opéra. Puis il devint tout à fait malade, il dut garder le lit ; son état empira rapidement : il cessa complétement de parler. Nul médecin ne put obtenir de lui l’aveu de ce qu’il ressentait. On le voyait seulement, pendant ses longs assoupissemens, faire par intervalles un petit soubresaut de la tête, comme s’il eût reçu un coup sur l’occiput. Enfin un soir, après avoir été parfaitement calme pendant plusieurs heures, quand ses amis commençaient à croire à une amélioration dans son état, il fit encore une fois le petit soubresaut dont je viens de parler, et prononçant d’une voix douce ce seul mot : tack ! il expira.

CONCERTS. — Le Conservatoire, la Société de Sainte-Cécile, Ernst, Léopold de Mayer, Mlle Clauss, Léonard, Bazzini. Concours des musiques militaires.

    La Société du Conservatoire continue à exécuter, avec la même incontestable supériorité qu’on lui reconnaît, son même admirable répertoire. Les années contre elle sont sans force ; elles sont sans force aussi pour elle. Elle ne vieillit point et ne rajeunit pas davantage. Elle est parce qu’elle a été. Elle se conserve belle. Elle rend des sons harmonieux, regarde toujours du même côté, et reste immobile, ne plus ne moins que la statue de Memnon.

    La Société de Sainte-Cécile, au contraire, fait de constans efforts pour vaincre les nombreux obstacles qui s’opposent à son accroissement. Elle n’a point de priviléges, point de salle gratuite ouverte pour elle seulement, point de Conservatoire pour augmenter sans frais son personnel ; elle n’a rien enfin d’officiel. Et pourtant, à force de dévouement de la part de son chef et de tous ses membres, à force de sobriété et de patience, elle vit, et sa vie même devient chaque jour plus intense. Loin de n’avoir l’œil fixé que sur un seul point de l’horizon, comme sa monumentale aînée, son regard en interroge toute la circonférence ; elle cherche, elle écoute, et découvre souvent de fraîches oasis cachées dans les profondeurs du désert. J’ai déjà parlé de la belle symphonie de Schubert qu’elle nous a fait connaître ; elle a révélé depuis lors plusieurs œuvres remarquables de compositeurs nouveaux qui sans elle fussent restés dans l’ombre. Son dernier concert a été fort beau ; au milieu des chefs-d’œuvre de Mozart et de Weber qu’on y a entendus, l’auditoire a remarqué et vivement applaudi d’abord un chœur de M. Gounod « Le vin des Gaulois et la danse de l’épée », morceau original, franc, entraînant, plein d’une robuste et sauvage énergie, et superbement conçu dans ses détails comme dans son ensemble ; ensuite la belle ouverture de Naïm de M. Reber, dont les idées et les développemens ont, dans l’allegro surtout, autant de grandeur que d’éclat. Mme Ugalde a chanté avec sa verve ordinaire le joli air de Betly de Donizetti et le solo de la scène des gardes du sérail dans Obéron. L’assemblée était nombreuse et attentive. A part deux ou trois accidens, qui n’arrivent dans ces concerts que faute d’avoir pu faire les répétitions nécessaires, l’exécution de l’orchestre et des chœurs, sous la direction de M. Seghers, a été excellente.

    Le second concert donné par Ernst a été pour lui, comme le premier, une série d’ovations ; son magnifique concerto a peut-être même produit encore plus d’effet qu’auparavant. Ce jour-là Léopold de Mayer s’est fait entendre pour la première fois depuis son retour à Paris. C’est toujours le pianiste puissant et original que nous avons tant applaudi il y a sept ou huit ans. Il se joue des plus grandes difficultés et trouve le moyen de répandre du charme sur les plus stériles aspérités du mécanisme. Son morceau « Souvenirs d’Italie », plein d’agaçantes mélodies et de traits excentriques, n’est pas en réalité aussi injouable qu’on pourrait le croire ; il ne laissera pas toutefois de causer des insomnies aux trois quarts des pianistes de Paris qui voudront s’en rendre maîtres, et à tous leurs voisins. Mlle Miolan a dit ce soir-là, de sa voix la plus douce et la plus pure, deux airs qui lui ont valu un brillant succès. Ernst donnera le 1er mars prochain un troisième et dernier concert sans orchestre dans lequel on pourra juger de sa supériorité dans l’interprétation de la musique dite classique. Il y exécutera plusieurs quatuors.

    Je n’ai rien dit encore cette année de Mlle Clauss. Elle vient pourtant de donner, elle aussi, deux concerts. Pour moi, cette jeune personne, musicienne comme une Bohême, douée du sentiment musical le plus élevé, d’un goût parfaitement pur, dont le mécanisme est prodigieux, la mémoire encyclopédique, le style d’une élégance incomparable, l’organisation enfin complète, est, parmi les femmes pianistes, la première. Et sa supériorité consiste moins encore, à mon avis, dans la magnificence de son talent d’exécution que dans l’intelligence profonde qu’elle a de tous les chefs-d’œuvre, et dans la religieuse et poétique fidélité qu’elle met à les interpréter. Mlle Clauss est une artiste d’une valeur rare, dont le talent est en ce moment dans sa plus splendide floraison, et elle n’a que dix-huit ans.

    Deux violonistes distingués viennent d’arriver à Paris : M. Léonard, dont les succès en Allemagne ont depuis longtemps retenti jusqu’à nous, et M. Bazzini, l’un des premiers virtuoses de l’école moderne italienne. Ils se feront entendre prochainement. Le concert de M. Léonard est même déjà annoncé ; il aura lieu le 25 de ce mois. Celui de M. Fumagalli, le brillant pianiste milanais, est également annoncé pour un des jours de la semaine prochaine.

    La question des musiques militaires est de nouveau mise à l’ordre du jour. Cette fois c’est au sujet de l’organisation de la musique de la garde nationale. En 1845, M. Sax écrivit sur cette question un Mémoire dans lequel il examinait la valeur des instrumens alors en usage, la position des chefs de musique et celle des musiciens de régimens.

    M. le maréchal Soult, à cette époque ministre de la guerre, nomma une commission chargée de la réorganisation. Un concours public eut lieu devant elle au Champ-de-Mars entre les bandes militaires de l’ancien système et celles du nouveau. Le succès se déclara de prime abord pour les deux musiques d’infanterie et de cavalerie proposées par M. Sax. Aujourd’hui, pour la garde nationale, cette question est encore soulevée ; seulement on met en présence la musique d’infanterie et celle de cavalerie, organisées l’une et l’autre d’après le système présenté par M. Sax en 1845, à cette seule différence près que la musique d’infanterie est un peu plus nombreuse.

    M. Sax se plaint avec raison, ce me semble, du bruit accrédité parmi les auditeurs de ce nouveau concours qui vient d’avoir lieu au Palais-Royal. On l’accusait hautement de demander la suppression des instrumens en bois dans les musiques d’infanterie, quand c’étaient au contraire ses deux systèmes à lui qu’on mettait en présence. M. Sax ne propose aujourd’hui que l’admission de quelques élémens nouveaux introduits par lui dans l’instrumentation, et leur adjonction aux flûtes, hautbois, bassons, petites et grandes clarinettes de la musique d’infanterie. Il ne songe donc point à supprimer les instrumens de bois, et je ne saurais assez l’engager à se défendre d’une telle intention. Il dit seulement : « Où en serait l’orchestre de symphonie s’il n’y avait pas la famille des instrumens à archet pour faire le fond de cet ensemble ?… » et il propose maintenant, pour remplir le même office dans la musique d’infanterie, une famille complète, celle des saxhorns, instrumens dont la sonorité est la plus puissante. Or, si la première condition d’une musique militaire est d’être belliqueuse et entraînante, si, pour éviter ensuite la monotonie, elle doit offrir une grande variété de timbres, on possède, dans le système d’organisation dont M. Sax présente le nouveau plan, tout ce qui se trouve dans l’orchestre de symphonie, moins les instrumens à archet et les cors, et plus les petites clarinettes et les deux familles de saxophones et de saxhorns. Il était important pour l’habile facteur de repousser une imputation absurde à laquelle, d’après les explications que nous avons reçues de lui, il est évident qu’il n’a point donné lieu.

    M. Lemmens, célèbre organiste de Bruxelles, vient d’arriver à Paris. On espère l’entendre prochainement sur le bel instrument construit dans l’église de Saint-Vincent-de-Paul par M. Cavaillé-Coll. C’est là ma dernière nouvelle.

HECTOR BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er décembre 2010.

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