FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 1er AVRIL 1845 [p. 1-3]
DE LA RÉORGANISATION DES MUSIQUES MILITAIRES.
On s’occupe beaucoup en ce moment, à Paris, d’une proposition dont le simple énoncé a causé, parmi les artistes, les facteurs d’instrumens à vent et dans les bureaux du ministère de la guerre, une rumeur extraordinaire. Il s’agit d’examiner l’état de nos corps de musique militaire et de les réorganiser sur un nouveau plan, s’il y a lieu. De là des inquiétudes, des terreurs, des menaces, des protestations d’une vivacité singulière, qui surgissent de la foule des intérêts lésés ou compromis par cette mesure, si elle est adoptée, mettent aux prises les rivalités industrielles, les plus âpres de toutes, et placent face à face la force motrice des idées nouvelles et la force d’inertie de la routine et des préjugés. Ces luttes violentes sont toujours un sujet d’étonnement pour les esprits droits et placés en dehors du cercle plus ou moins vaste où elles ont lieu. Il semble, en effet, que ce soit la chose du monde la plus naturelle que d’adopter, soit une invention dont l’utilité est démontrée et qui augmente la somme des forces humaines, soit un simple perfectionnement de ce qui existe. Mais l’histoire des efforts du génie moderne surtout, dans chacune de ses tentatives, quel qu’en ait été le but, est là pour démontrer l’existence de la loi inexorable et pour ainsi dire primordiale qui lui impose de si rudes épreuves et rend si pénible son développement. Et pour citer un fait qui se rapproche du sujet qui nous occupe, n’a-t-il pas fallu des années de débats pour que les fusils à piston fussent admis à remplacer les fusils à pierre ? et ceux-ci n’eurent-ils pas autrefois plus de peine encore à remplacer les mousquets à mèche et à rouet ?….
En musique, l’esprit moderne se heurte encore chaque jour contre des théories nées aux époques de l’enfance de l’art, et que le temps, la raison, l’expérience, soutenus d’une masse écrasante de faits contradictoires, n’ont pu détruire entièrement. Dans les conflits de cette nature, il n’y a pour la puissance qu’à se résigner pendant quelque temps, en faisant sa part à la résistance, et à persévérer ensuite avec une infatigable énergie, sans quitter son point d’appui.
Dès qu’il a été sérieusement question d’étudier l’organisation actuelle des corps de musique militaire de France, M. le ministre de la guerre a chargé de ce travail une commission spéciale, sous la présidence de M. le général de Rumigny, qui aura besoin sans doute de la fermeté et de la rectitude d’esprit qu’on lui connaît pour mener l’affaire à bonne fin.
Des modifications importantes sont jugées nécessaires par la plupart des hommes compétens et désintéressés. Elles devront porter principalement sur la nature des instrumens à vent actuellement en usage, sur les divers systèmes d’après lesquels on les fabrique, et sur la manière de les grouper. De là l’opposition des musiciens, obligés de se livrer à de nouvelles études, et des facteurs, dont les magasins sont pleins de produits anciens, désormais peu utiles, et qui ne sont pas sûrs de réussir dans la confection des nouveaux.
Les orchestres militaires, on ne saurait trop le répéter, se trouvent placés dans des circonstances tout à fait exceptionnelles. Ils ne sont point destinés à se faire entendre dans les salles de concerts ni dans les théâtres ; c’est en plein air qu’ils doivent retentir.
Or on sait que, pour l’immense majorité des moyens sonores dont l’art dispose, il faut absolument un lieu fermé et des réflecteurs, sans lesquels le nombre colossal d’exécutans ne produirait aucun effet. Mille musiciens chantant ou jouant des instrumens à cordes, par exemple, dans une plaine ouverte, s’entendront à peine à une petite distance et n’auront point action sur des auditeurs placés auprès d’eux ; tandis que quatre seulement peuvent avoir, dans un salon, une action excessive. Voilà pourquoi il est vrai de dire, en général, que la musique en plein air n’existe pas. Celle qu’on entend parfois sur de grandes places fermées de toutes parts ou plantées de grands arbres servant de réflecteurs, n’infirme point ce que j’avance. Le plein air, c’est en rase campagne, c’est là où manœuvrent les armées. Il faut donc, pour les orchestres destinés à s’y faire entendre, une organisation toute particulière, qui leur permette de combattre aussi avantageusement que possible les chances défavorables où ils se trouvent placés.
En ce cas les instrumens dont le son est de courte portée, quelque beau qu’en soit le timbre et quelle qu’en soit l’utilité partout ailleurs, n’y doivent point figurer. De ce nombre sont les bassons, les cors, les flûtes ordinaires, et les clarinettes dans le registre inférieur. Le grand défaut des musiques militaires françaises résulte de la force disproportionnée accordée jusqu’ici chez elles aux deux points extrêmes de l’échelle des sons. Les basses, confiées à un grand nombre d’ophicléides jouant plus ou moins juste à l’unisson, et les petites flûtes doublant à l’octave haute les petites clarinettes, se font entendre presque exclusivement, quand tout l’intérieur de l’orchestre et l’intervalle immense qui sépare les sons les plus graves des sons les plus aigus paraît à peu près vide. Point d’harmonie intermédiaire, partant point de connexion entre les extrémités ; cette musique semble écrite pour les basses et les dessus seulement. Le nombre des parties moyennes est très grand cependant, puisqu’il y a jusqu’à cinq parties de clarinette, au moins quatre parties de cors et deux parties de basson. Mais, à l’exception des premières clarinettes en si bémol, jouant à l’octave basse des petites clarinettes en mi bémol, toutes les autres sont perdues, et ces parties de deuxièmes, troisièmes et quatrièmes clarinettes jouant nécessairement dans le médium et le chalumeau, produisent, quand on les écoute de fort près, une sorte de bourdonnement confus, au moins inutile et absolument imperceptible à quelque distance. Il en est de même des bassons, dont le nombre d’ailleurs est toujours fort restreint, et des cors, dont le son est de très courte portée, et qui n’ont qu’un petit nombre de notes à peu près retentissantes.
Les instrumens à longue portée, ceux qui projettent le son au loin, même dans les nuances de demi-force, sont les trompettes, les cornets, les bugles, les tubas, les ophicléides, les clarinettes dans le haut, et les petites flûtes. Les hautbois, il est vrai, ont une sonorité assez vive quand ils sont en nombre suffisant, et elle pourrait être probablement encore augmentée. Les pifferi, sorte de grands hautbois dont se servent les paysans des Abbruzes, retentissent à d’énormes distances, et l’on sait la violence de sonorité de la cornemuse écossaise ; mais, outre que ce second timbre, ajouté à celui des clarinettes dans nos orchestres militaires, serait du luxe, quand nous nous occupons avant tout du nécessaire, son caractère, il faut en convenir, est plutôt champêtre que martial, et rappelle beaucoup mieux les joies pastorales que l’enthousiasme guerrier. En tout cas, il n’est pas nécessaire, et devient utile seulement par sa fusion avec les autres timbres, aussi bien que les bassons et les cors, dans les grands orchestres de cent musiciens et plus. Et quels sont les régimens qui peuvent avoir un orchestre de cent musiciens ?
Il me semble donc que si une réforme dans l’organisation des corps de musique militaire était adoptée, elle devrait avoir pour objet 1° La suppression des instrumens inutiles en plein air, tels que les bassons, les hautbois et les cors, et les secondes, troisièmes et quatrièmes clarinettes en si bémol ; 2° l’emploi exclusif des instrumens à longue portée, éclatans et doux néanmoins, quand ils sont bons et bien joués ; 3° l’admission de la famille entière des bugles à cylindres, aigus, moyens et graves ; 4° l’augmentation du nombre des trompettes à cylindres dans différens tons, des cornets à pistons, et des trombones à coulisse et à cylindres ; 5° la substitution graduée, car on ne peut la faire tout d’un coup, des tubas graves à la plupart des ophicléides et peut-être l’introduction d’un certain nombre de flûtes quintes, aujourd’hui tombées en désuétude, mais qui s’entendraient fort bien et corrigeraient un peu, en les doublant à l’octave et à l’unisson, l’âpreté du son des petites flûtes neuvièmes, vulgairement appelées en mi bémol. La réforme devrait encore porter sur les instrumens de mauvaise qualité qu’on met entre les mains des élèves, et dont un seul, faux ou incomplet, suffit à dénaturer un ensemble du reste satisfaisant.
J’ai parlé plusieurs fois déjà de la magnificence des orchestres militaires de la Prusse ; leur supériorité sur les nôtres est incontestable ; néanmoins nous pourrions la leur enlever avant peu, grâce à l’excellence des instrumens de cuivre à cylindres, aujourd’hui fabriqués à Paris par Adolphe Sax. Cet ingénieux facteur, dont les inventions et les perfectionnemens apportés aux instrumens déjà connus sont d’une valeur considérable, est peut-être la première cause de la tentative de réforme qui se fait en ce moment. Le succès qui a couronné ses essais a eu beaucoup de retentissement, et chaque jour son œuvre se complète. Ses nouveaux instrumens, les bugles à cylindres surtout, qu’il appelle des sax-horns, sont d’une justesse et d’une sonorité rares ; l’éclat de ses trompettes chromatiques est incomparable ; il a importé le tuba de Berlin, en modifiant avantageusement son mécanisme, et en donnant à son diapason un peu plus de gravité. Le tuba prussien est en fa, il a construit le sien en mi bémol, en lui donnant des corps de rechange qui permettent de le mettre en ré, en ré bémol et en ut. Cet instrument, qui n’est qu’une trompette gigantesque à cylindres, nous a toujours paru de beaucoup supérieur à l’ophicléide. Voici pourquoi de même que le bugle à clef, le plus faux des instrumens de cuivre, l’ophicléide a son tube percé de trous énormes, dont la fermeture s’opère par un corps étranger et des plus dissemblables avec la matière de l’instrument ; la peau épaisse qu’on emploie pour cela, en s’appliquant sur l’ouverture à laquelle la clef correspond, produit naturellement l’effet d’une sourdine. En outre le tube de l’instrument subit à chaque instant de nouvelles modifications qui rendent sa sonorité inégale, à cause du plus ou moins grand nombre de clefs qui restent ouvertes ; et la cavité assez considérable qui existe au-dessous de chaque ouverture, empêchant la paroi intérieure d’être plane et unie, doit rendre encore plus chanceuse la justesse des sons. De là l’excessive rareté des artistes qui jouent juste sur cet instrument, rareté telle qu’on en compte à peine trois à Paris, en tête desquels il faut placer M. Caussinus, professeur au Gymnase musical. Le son du tuba de Sax est non seulement plus fixe que celui de l’ophicléide, mais plus fort et plus beau ; ses vibrations cuivrées s’harmonisent tout à fait avec celles des trombones, et n’ont point le son mat de l’ophicléide le mieux joué ; en un mot, il est à la trompette comme la contrebasse est au violon. Il faudrait au moins, je crois, conserver quelques ophicléides pour l’exécution de certains traits qui exigent plus d’agilité que n’en possède réellement le tuba.
La composition de l’orchestre militaire dernièrement proposée à la commission par M. Sax se rapproche beaucoup de celle que j’indiquerais, et rentre tout à fait dans les idées que je viens d’émettre. La voici :
6 trompettes à cylindres.
2 petits sax-horns (bugles à cylindres) en mi bémol.
4 grands sax-horns en si bémol.
4 grands sax-horns ténors en mi bémol bas.
2 grands sax-horns barytons en si bémol bas à trois cylindres.
8 grands sax-horns basses en si bémol bas à quatre cylindres.
4 contrebasses d’harmonie (tubas à trois cylindres) en mi bémol.
6 cornets à cylindres.
2 trombones à cylindres.
2 trombones ténors ordinaires (à coulisse).
2 ophicléides en si bémol.
1 petite flûte en ré bémol (dite en mi bémol).
1 petite clarinette en mi bémol.
6 grandes clarinettes soprani en si bémol jouant à l’unisson, et rarement à deux parties.
2 paires de cymbales et triangle.
1 caisse roulante.
1 caisse claire.
1 grosse caisse.
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45 instrumens.
Dans une partition ainsi ordonnée il y a équilibre des forces musicales et connexion entre les diverses parties de la masse instrumentale. Evidemment les lacunes que je signalais tout à l’heure dans l’échelle harmonique de nos orchestres militaires actuels, se trouvent ici comblées. Les contrebasses se joignent bien aux basses, celles-ci aux barytons, les barytons aux ténors, les ténors aux contralti et les contralti aux soprani. Les timbres, sans être tous semblables, se marient ensemble parfaitement, et le voisinage des divers membres de la famille des bugles, dont la sonorité est tout à fait homogène, permet au compositeur l’emploi de phrases parcourant une échelle d’une longueur extraordinaire ; les différens bugles, hauts, moyens et graves exécutent alors successivement les fragmens du trait ou de la mélodie qui conviennent le mieux à leur diapason respectif, se les transmettent de l’un à l’autre sans qu’on puisse apercevoir entre ces lambeaux mélodiques la moindre solution de continuité, et la totalité du dessin paraît rendue par un seul et même instrument d’une immense étendue. On a vu maintes fois, dans les symphonies de Beethoven, le parti que ce grand maître a su tirer d’enchaînemens pareils confiés aux violons, altos et violoncelles, dont les timbres, toutefois, sont loin d’avoir l’identité qui se remarque entre ceux des bugles grands et petits. Je trouve seulement insuffisante l’unique petite flûte que M. Sax adjoint aux huit clarinettes, et c’est là que manquerait, à mon sens un certain nombre des flûtes quintes, dont j’ai parlé plus haut. C’est dire de nouveau que je ne suis point partisan du système qui tendrait à exclure des orchestres militaires tous les instrumens de bois. Loin de là, leur timbre, celui des clarinettes surtout, possède, même dans la force, un caractère de douceur pénétrante, une certaine tendresse fière dont on conçoit, sans pouvoir l’expliquer, l’analogie secrète avec les accens belliqueux des voix cuivrées.
Un pareil orchestre de quarante cinq musiciens habiles et armés d’instrumens de Sax ou d’un autre facteur qui en ferait d’aussi bons, ne laisserait à désirer qu’une chose dont personne ne s’inquiète et vers laquelle jusqu’à présent aucune recherche, que je sache, n’a été dirigée. Je veux parler des instrumens à percussion. Parmi ceux que nous possédons, les timbales seules donnent des sons fixes et appréciables, les autres ne font que des bruits servant à accentuer le rhythme avec plus ou moins d’énergie. Or les timbales, et c’est vraiment fâcheux, ne sont même plus admises dans les orchestres militaires. Mais les y trouvât-on encore, elles seraient d’une médiocre importance, en comparaison de l’instrument inconnu qui reste à trouver et dont je me représente ainsi l’effet : supposez un grand nombre de cymbales de différentes dimensions produisant chacune, au lieu de leur frémissement grêle et confus, un son juste et d’un beau timbre, bien que fort, et essentiellement métallique comme celui des cymbales ordinaires ; il résulterait de leur percussion simultanée une harmonie soudaine assez semblable, avec une énergie de vibrations incomparablement plus grande, à un accord frappé sur plusieurs harpes et pianos, dans un petit local fermé. Maintenant supposons un instrument capable de produire, non pas seulement une note ni un accord, mais plusieurs accords frappés de la sorte avec retentissement, et le problème sera résolu. Que ce soit d’un assemblage de barres d’acier, de lames, de plateaux métalliques ou de tout autre corps sonore frappé que cette sonorité spéciale puisse s’obtenir, je ne sais ; mais je crois à la possibilité d’un tel résultat, et j’imagine qu’on trouvera plus tard la famille entière des grands instrumens à percussion, qui seront alors à ceux que nous possédons, comme la flûte de Pan est à l’orgue, le tympanon au piano.
Sax n’a-t-it pas rêvé aussi un orgue à vapeur de dimensions antédiluviennes, destiné à chanter du haut des tours les joies ou les douleurs d’une capitale, et à inonder d’harmonie un peuple tout entier ? Seulement le plan de son instrument titanique existe dans sa tête, il ne lui manque que des millions pour l’exécuter ; tandis que pour le mien le plan est encore dans le vague. Mais ce n’est pas mon état ; en fait d’instrumens et de voix, les compositeurs sont moins aptes à créer qu’à détruire.
Certains historiens citent dans les fêtes de l’antiquité de grands effets produits en plein air par la musique instrumentale. L’un d’eux fait un récit pompeux du luxe musical étalé aux noces de Ptolémée Philadelphe, où le cortège royal était précédé, dit-il, d’un chœur de trois cents voix accompagnées par cinq cents citharistes (ou harpistes). Je suppose à Hérodote lui-même un peu de cette facilité de style qui fait raconter tant de belles choses à nos confrères de la presse et qui nous a valu l’incrédulité publique dont nous jouissons. Bien certainement les cinq cents harpistes égyptiens hors des murs de Thèbes ou de Memphis ne pouvaient répandre qu’une assez faible harmonie ; mais dans les avenues des palais de ces cités royales leur ensemble pourtant devait être beau. En tout cas je voudrais bien les avoir ; il est à croire qu’avec un pareil accompagnement on pourrait chanter un assez joli épithalame.
Pour en revenir à la discussion soulevée par le Mémoire de Sax au sujet de la réforme projetée, et me résumer, il me reste à approuver l’adoption qu’il propose des familles complètes des instrumens de cuivre à cylindres, comme fond et principe constitutif des orchestres militaires, en admettant quelques autres instrumens seulement pour varier les timbres, mais à la condition qu’aucun de ces instrumens ne sera sourd ni d’un sonorité terne ou concentrée. Tous ses bugles, cornets, tubas, toutes ses trompettes, tous ses trombones à cylindres ayant le même doigté, il en résulte aussi l’avantage pour le musicien de pouvoir changer d’instrument sans être astreint à faire de nouvelles études. S’habituer à l’embouchure si elle est d’une grandeur différente, voilà toute sa tâche, et il suffit de quelques jours, souvent même de quelques heures, pour cela.
Il va sans dire qu’il combat de toutes ses forces l’emploi de ces abominables clairons, ou bugles simples, qui ne font au plus que cinq notes et marchent en tête de nos régimens d’infanterie en soufflant les plus sottes fanfares qu’on puisse entendre, à l’unisson le plus faux qu’une oreille humaine puisse supporter. Ceci est de la barbarie : on conçoit une pareille musique en tête d’un régiment de cosaques seulement. Il est étrange que nous ayons à en signaler l’existence chez nous.
Si la réforme dont je viens d’indiquer la nécessité, et pour laquelle nous faisons des vœux depuis longtemps, est adoptée, il est clair que les chefs de musique compositeurs auront fort à faire pour former un répertoire instrumenté d’après la nouvelle organisation. L’on devrait bien, en ce cas, profiter de l’occasion pour faire écrire des morceaux d’ordonnance et des fanfares d’un style meilleur que celui en usage jusqu’à présent. Tout se tient dans l’art comme dans la science, et il n’y a point de nécessité de conserver aux signaux et aux plus simples marches militaires le style ridicule et bas des appels de saltimbanques.
La nouvelle de l’examen qu’on fait subir en ce moment à la question que nous venons d’aborder cause une grande agitation, surtout parmi les facteurs d’instrumens à vent. Non seulement ceux de Paris se sont réunis, mais même des députations des facteurs de province se sont jointes à eux pour aviser aux moyens de détourner le danger dont ils se croient menacés. Il est vrai, je l’ai dit en commençant, que si la réforme est adoptée dans le sens indiqué, ils auront de la peine à écouler leurs anciens produits, et ce sera pour eux une perte ; mais il est également vrai, en ce cas, qu’un nombre indéterminable de nouveaux instrumens devant nécessairement être fabriqués pour les besoins de l’armée, cette circonstance peut être très favorable à leur commerce.
On n’a promis le monopole des bugles, des trombones, des trompettes et des tubas à personne ; on examinera les nouveaux instrumens : si ceux de Sax sont les meilleurs, ils devront être adoptés ; mais s’il arrive au contraire que ses émules l’emportent sur lui, c’est à eux qu’on s’adressera, rien n’est plus évident. D’ailleurs cette question est tout à fait secondaire ; il ne s’agit pas des intérêts des facteurs, mais bien de ceux de l’art et de l’armée. L’agitation des chefs d’ateliers où se confectionnent les instrumens à vent se conçoit, mais elle ne doit ni ne peut avoir plus d’influence sur la décision à prendre par la commission que n’en aura sans doute la joie des marchands de cuivre, assurés, si la réorganisation s’opère, d’un subit accroissement de leurs bénéfices. Avec des considérations pareilles, nous arriverions, en suivant la chaîne des intérêts, jusqu’aux ouvriers mineurs qui extraient le minerai.
Le torrent des concerts coule toujours ; on ne sait quand il sera à sec. En attendant, son bruit est tel qu’il faut à toute force s’occuper de lui. Et cependant le nombre des matinées, des journées et des soirées musicales, ou réputées telles, n’a pas encore atteint le chiffre qu’il atteignit l’an passé. Nous ne sommes encore, à cette heure, qu’au cent trente-huitième concert, et l’on vit affiché l’année dernière le deux cent vingt-et-unième. Il y a des variétés nombreuses à signaler parmi ces réunions d’amateurs et d’artistes. Les concerts de bienfaisance d’abord. On veut enlever un jeune homme à la conscription ou faire entrer en pension une jeune fille : on monte un concert ridicule dont les billets sont à un prix exorbitant ; deux ou trois dames patronesses parcourent les salons et placent une cinquantaine de stalles, en les imposant d’une ou d’autre façon à d’honnêtes gens fort désagréablement surpris de subir cet impôt inattendu ; la plupart d’entre eux, curieux de voir ensuite ce qu’on leur donnera pour leur argent, vont au concert, subissent une mystification, et reviennent en maudissant d’avance tout ce qui pourra la leur rappeler.
Nous avons les concerts de pure spéculation, donnés par des artistes d’un talent ordinaire, organisés d’une façon ordinaire, et produisant des recettes extraordinaires. Ceux-là sont préparés pendant dix à douze mois. Le nombre des billets qu’on vendra est connu d’avance ; on a des cliens qui les prendront, on les a amenés pendant l’année à s’y résigner ; c’est un champ qu’on cultive et dont la moisson se fait en hiver.
Viennent ensuite les concerts des marchands de musique, c’est-à-dire ceux qu’on donne dans le seul but de faire connaître de petites compositions faciles qui, une fois connues, se vendent comme des petits pâtés.
N’oublions pas les concerts des journaux ; concerts gratuits, pour lesquels on n’obtient des billets qu’en donnant de l’argent sous un autre prétexte. Ces concerts-là sont bien réellement gratuits, non pas pour ceux qui y assistent, mais pour les entrepreneurs. Ils ne leur coûtent rien en effet, à part le modeste loyer d’une petite salle, qu’ils se gardent d’éclairer et de chauffer. Ils n’affichent point, ne paient pas les exécutans, chanteurs ou virtuoses qui redoutent leur critique, s’abstiennent d’orchestre et de chœurs, et esquivent le droit des pauvres. Ces concerts sans frais sont donc véritablement gratuits pour ceux qui les donnent, il ne s’agit que de s’entendre.
Les concerts de compositeurs désireux de se faire connaitre, forment avec les précédens le plus triste contraste. Ah ! certes ceux-là ne sont pas gratuits ! F. David, Reber, Elwart, Schneitzoeffer, et deux ou trois autres, en savent quelque chose ! Ici il faut payer la salle, l’éclairage, le bois, le copiste, l’imprimeur, l’afficheur, le timbre, le lithographe, le tapissier, l’orchestre, le chœur, le luthier et le droit des pauvres, sans oublier la garde à pied et à cheval. Il est évident qu’un homme atteint et convaincu d’avoir voulu donner un concert sérieux, pour produire quelque grand ouvrage, est considéré comme coupable d’un délit par nos institutions qui s’appliquent à l’en punir, par tous les moyens, de la façon la plus sévère.
Enfin nous avons les concerts d’art et d’argent, de gloire et de fortune, où l’action de la mode se fait plus ou moins sentir, mais qui, en somme, sont les plus beaux qu’on puisse entendre ; car la mode ne s’attache guère à un artiste, virtuose ou compositeur, sans qu’il y ait dans son talent quelque mérite éminent qui l’élève très haut au-dessus de la foule. A moins qu’il ne fasse des romances, auquel cas il lui est parfaitement loisible d’être un crétin.
A propos de concerts d’art et d’argent, j’annonce aux admirateurs de Thalberg qu’on l’entendra le 3 avril au Théâtre-Italien, où il exécutera ses fantaisies sur la Muette et Don Pasquale, une barcarolle, une marche funèbre variée et un caprice sur le Barbier de Séville. Grand monde, énorme recette, succès éclatant, bouquets, couronnes, émotions, bonheur de tous.
Mlle Sophie Bohrer donnera son concert au Théâtre-Italien le 17 avril. Nous ne connaissons pas encore la composition du programme.
Le concert de Herz aura lieu le 2 avril ; Batta, Hauman, Mayer et Ronconi s’y feront entendre avec le bénéficiaire.
Celui d’Osborne a eu lieu déjà ; il ne m’a pas été possible d’y assister, mais j’ai su par la rumeur publique que son nouveau trio, entendu là pour la première fois, faisait fureur, et que l’ensemble de la séance avait été splendide. Celui de M. Desmarest et de Mlle Irma Seuriot a droit à une mention particulière pour le talent très remarquable des deux bénéficiaires. M. Desmarest est un de nos plus excellens violoncellistes, il fait la difficulté et il chante, il est musicien comme la musique ; il était digne depuis longtemps de la place de premier violoncelle de l’Opéra qu’il vient d’obtenir. Mlle Irma Seuriot a pris rang parmi les pianistes très jeunes et très fortes qui deviennent ensuite d’autant plus fortes qu’elles sont moins jeunes, à l’inverse de quelques enfans prodiges destinés à faire précisément le contraire, ou à rester au même point en vieillissant sans grandir. M. Desmarest s’est fait surtout applaudir dans un morceau compliqué de Kummer, et dans une charmante cantilène toute simple et pleine d’expression, de Félicien David.
Nous avons applaudi dans ce concert, pour la troisième fois en quelques jours, le morceau aujourd’hui populaire de M. A. Morel, qui a pour titre le Fils du Corse. Ce chant, d’une énergie sauvage, aussi remarquable par la forme que par l’expression, convient on ne peut mieux à la voix de M. Saint-Denis, qui, du reste, le phrase avec beaucoup d’art. De tous les morceaux de ce genre écrits depuis un an et plus, le Fils du Corse est celui qui a obtenu le plus de succès, et dont la vogue sera la plus longue et la mieux soutenue. C’est qu’indépendamment du mérite de la pensée, celui du style s’y trouve ; c’est un morceau magistralement écrit.
J’ai entendu encore ces jours-ci, en fait de choses rares, un ténor !… Quoi ! un ténor ?…. Oui, un vrai ténor vivant ! un Italien maître d’une voix fraîche et pure, juste et expressive, qu’il émet sans efforts, qu’il dirige avec adresse ; un chanteur qui a du style, sinon une grande force de poumons ; c’est M. Marras. Il m’a fait un très grand plaisir.
La soirée donnée chez Pleyel, par Mlle de Dietz, pianiste de la Reine, a été aussi fort remarquable. Mlle de Dietz a un talent essentiellement distingué, un jeu d’une netteté extrême et plein d’expression ; elle s’est fait applaudir très chaudement dans un concerto de Mozart et une brillante fantaisie de Kalkbrenner. Géraldy a chanté en maître, comme toujours, plusieurs morceaux. Mlle Recio a dit deux romances d’une façon charmante ; Mlle Bockoltz nous a fait connaître une sicilienne fort intéressante de Pergolèse, et a dit avec âme et beaucoup de feu le Roi des Aulnes de Schubert. Le reste du programme se composait d’une ouverture et d’un lied allemand de la composition de M. Hamel, artiste de l’Opéra, morceaux purement écrits, dont l’un, le lied, a été très bien rendu par M. Menghis ; enfin d’un solo de violoncelle, exécuté par Mlle Cristiani, et d’un solo de violon, joué d’une manière éclatante et hardie par M. Herman.
Les deux réunions des orphéonistes, dans la salle du Cirque, ont produit un effet immense. L’ensemble parfait de ces douze cents élèves, les nuances très fines que leur habile maître, M. Hubert, a su obtenir d’eux, plusieurs morceaux bien choisis, l’aspect vraiment majestueux de la salle, la présence de la Reine, de Mme la duchesse d’Orléans et des princes, ont fait de ces séances quelque chose de grandiose et d’inaccoutumé dont on conservera longtemps le souvenir.
Il faut féliciter M. Gallois d’avoir enfin ouvert aux élèves chanteurs des écoles primaires le seul local convenable pour les réunir tous et les faire entendre à un nombreux auditoire. C’est un important service qu’il a rendu à la ville de Paris, et pour lequel la Reine lui a adressé les plus flatteuses paroles, suivies bientôt après d’un fort beau présent.
Les séances de la Société de musique ancienne, fondée et dirigée par M. le prince de la Moskowa, sont de jour en jour plus brillantes. L’exécution de ces nombreux amateurs, aidés de quelques artistes, se raffermit et se colore. On sait que l’ancienne musique vocale des maîtres, tels que Palestrina, Allegri, Orlando Lassus, Gallus, Jean Mouton, Josquin Desprez, forme le fond du répertoire de ces concerts. Leurs partitions sont bien écrites pour les voix, mais l’absence de tout accompagnement, la complexité du tissu harmonique et le style qui leur est propre, en font néanmoins de la musique difficile à rendre convenablement dans son vrai sens. M. le prince de la Moskowa a résolu un problème très ardu en parvenant à faire exécuter de telles œuvres, de façon à en rendre l’audition attrayante et agréable pour un public d’ordinaire assez frivole.
Maintenant veut-on des nouvelles de Londres ?… La réouverture du Théâtre-Italien a eu lieu avec l’Ernani de Verdi et un nouveau ballet de Perrot, intitulé la Dryade. Les deux ouvrages, les chanteurs, Moriani, Fornasari et Mme Rita Borio surtout, ont eu le plus grand succés. De plus, Mme Grahn, cette charmante danseuse que nous avons laissée s’envoler de Paris, a excité l’enthousiasme dans une mazurka fantastique, création des plus originales, où elle a déployé un talent de mime qu’on ne lui connaissait pas. M. Lumley, on le voit, emploie les grands moyens pour rajeunir son répertoire !
H. BERLIOZ.
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