Présentation
La symphonie
Les extraits pour orchestre
Exécutions
Les partitions
Cette page est disponible aussi en anglais
Voyez aussi Textes et documents; Livrets de Berlioz; Berlioz et sa musique: auto-emprunts; Lettre de Paganini à Berlioz
Berlioz a raconté comment il fit la découverte de Shakespeare au Théâtre de l’Odéon à Paris en septembre 1827 (Mémoires, chapitre 18): il assiste à une représentation de Hamlet le 11, puis à une de Roméo et Juliette le 15, avec Harriet Smithson dans le rôle d’Ophélie, puis dans celui de Juliette. À partir de ce moment il fallait s’attendre à ce que tôt ou tard Berlioz soit tenté de mettre en musique, sous une forme ou une autre, le sujet de Roméo et Juliette; quelques indices laissent supposer que Berlioz y songeait depuis quelque temps. Au cours de son voyage en Italie, en mars-avril 1831, il fait un séjour à Florence; dans une lettre à son père datée du 2 mars 1831 Berlioz écrit (CG no. 211):
J’ai vu ici un opéra nouveau du jeune Bellini sur Roméo et Juliette; ignoble, ridicule, impuissant, nul; ce petit sot n’a pas eu peur que l’ombre de Shakespeare ne vînt le fatiguer pendant son sommeil; il le mériterait bien. Et on met sur l’affiche: Il celebre Maëstro Bellini! Il faut pourtant rendre justice aux Florentins: c’était la première représentation, et ils ont été d’un froid admirable, pas un applaudissement.
Les Mémoires donnent un récit plus développé de ses réactions (chapitre 35):
Les conversations de table d’hôte m’apprirent que le nouvel opéra de Bellini (I Montecehi ed i Capuletti) allait être représenté. On disait beaucoup de bien de la musique, mais aussi beaucoup du libretto, ce qui, eu égard au peu de cas que les Italiens font pour l’ordinaire des paroles d’un opéra, me surprenait étrangement. Ah ! ah ! c’est une innovation !!! je vais donc, après tant de misérables essais lyriques sur ce beau drame, entendre un véritable opéra de Roméo, digne du génie de Shakespeare ! Quel sujet ! Comme tout y est dessiné pour la musique !...
Berlioz s’étend ensuite sur les possibilités musicales de la pièce; il se hâte d’assister à la représentation, et poursuit:
Quel désappointement !!! dans le libretto il n’y a point de bal chez Capulet, point de Mercutio, point de nourrice babillarde, point d’ermite grave et calme, point de scène au balcon, point de sublime monologue pour Juliette recevant la fiole de l’ermite, point de duo dans la cellule entre Roméo banni et l’ermite désolé ; point de Shakespeare, rien ; un ouvrage manqué.
Des années plus tard, en 1859, Berlioz rédigera un compte-rendu détaillé de l’ouvrage de Bellini, à l’occasion de sa première représentation à Paris; il saisit l’occasion de passer en revue d’un œil critique les différentes versions de la pièce de Shakespeare (Journal des Débats, 13 septembre 1859, reproduit dans À Travers chants).
Un autre passage des Mémoires (chapitre 36), qui concerne aussi le voyage en Italie, s’inscrit dans le même contexte. Berlioz y racnte comment, dans ses conversations avec Mendelssohn à Rome en 1831, il avait évoqué l’idée d’un scherzo instrumental sur le sujet de la Reine Mab, mais pour regretter tout de suite d’avoir mentionné la possibilité, de crainte que Mendelssohn ne reprenne l’idée à son compte.
En l’occurrence des années se passeront avant que le sujet de Roméo et Juliette ne se présente de nouveau; c’était grâce à la générosité du grand virtuose Paganini, grand admirateur de Berlioz, dont l’idée d’une œuvre pour alto solo et orchestre avait inspiré la composition de la symphonie Harold en Italie. En entendant l’ouvrage pour la première fois à un concert le 16 décembre 1838, Paganini rendit à Berlioz un hommage public, et deux jours plus tard lui envoya un don de 20,000 francs avec une lettre dans laquelle il saluait en Berlioz l’héritier de Beethoven. Cet événement, l’un des épisodes les plus célèbres de toute la carrière de Berlioz, suscita une publicité considérable à l’époque et plus tard (Mémoires, chapitre 49; CG nos. 602, 616; voir la page Lettre de Paganini à Berlioz). La générosité de Paganini permit à Berlioz de liquider les dettes de sa femme et de jouir de plusieurs mois de tranquillité relative, et ainsi de pouvoir se consacrer à la composition (il publia néanmoins pas moins de 19 articles dans le Journal des Débats au cours de 1839). Conscient sans doute de l’embarras qu’il avait causé à Berlioz en 1834 avec sa suggestion d’un ouvrage pour alto et orchestre, Paganini cette fois laissa à Berlioz une liberté totale dans le choix et le traitement de son sujet. Après une période de réflexion Berlioz se décida pour le Roméo et Juliette de Shakespeare. Les Mémoires donnent un récit de la composition de l’ouvrage, qui prit sept mois en tout (chapitre 49); mais Berlioz se rendit compte rapidement qu’il était à revoir et attendit patiemment plusieurs années pour soumettre son œuvre à un examen critique grâce à des exécutions au concert. Il prêta attention aux conseils de ses amis, mais se fia en définitive à son propre jugement. Un moment décisif dans la révision de son ouvrage fut une exécution de la symphonie le 2 janvier 1846 à Vienne, la première intégrale depuis les exécutions à Paris de 1839. Pour cette exécution Berlioz, qui avait dirigé lui-même avec grand soin toutes les répétitions, prit la décision inattendue d’écouter son œuvre dans l’auditoire, en confiant au premier violon la direction du concert. D’importantes modifications furent alors décidées: les deux prologues furent réduits à un seul, une nouvelle coda plus longue fut ajoutée au scherzo de la Reine Mab, une large coupure fut pratiquée dans le récit du Père Laurence dans le finale, plus quelques autres changements moins importants dans le détail. Ce n’est donc qu’en 1846 Berlioz se prononça finalement satisfait de son ouvrage et put autoriser sa publkation; Roméo et Juliette parut en 1847, et fut dédié comme il se devait à Paganini, qui, au grand chagrin de Berlioz, ne put jamais entendre l’ouvrage qu’il avait rendu possible.
Berlioz raconte qu’il traversa une assez longue période d’indécision avant de pouvoir commencer son travail (Mémoires, chapitre 49). Le sujet qu’il avait choisi, un ouvrage sur le Romeo and Juliet de Shakespeare, présentait un dilemme. Une possibilité pour mettre le sujet en musique était un opéra. Quelques années plus tard le Baron von Donop, l’un de ses grands admirateurs en Allemagne, suggéra à Berlioz qu’il serait capable d’écrire un opéra merveilleux sur le sujet, vu ce qu’il avait déjà réalisé avec sa symphonie. Berlioz ne repoussa pas l’idée d’emblée; un opéra sur Roméo et Juliette lui semblait donc admissible. Mais il objecta qu’il serait impossible de trouver des chanteurs capables de jouer dignement les rôles principaux (Mémoires, Post-Scriptum). La même idée se retrouve dans une lettre à la princesse Sayn-Wittgenstein du 10 mars 1859: ‘Oh! oui! on ferait encore un merveilleux opéra de Roméo, à côté de la symphonie. Mais pour qui? qui le chanterait? qui le monterait? qui le goûterait? Ne parlons pas de cela’ (CG no. 2361).
Mais en 1839 il y avait un obstacle plus immédiat: toute velléité de faire un nouvel opéra se heurtait à l’échec récent de Benvenuto Cellini à l’Opéra de Paris. Berlioz se décida donc pour une symphonie, mais une symphonie d’un genre tout à fait neuf. Ses deux précédentes symphonies, la Symphonie fantastique et Harold en Italie, étaient des œuvres d’une grande originalité, mais Roméo et Juliette était encore plus novatrice. La neuvième symphonie de Beethoven, avec son finale avec chœurs, n’offrait qu’un précédent partiel. Dans la préface de son ouvrage Berlioz s’efforce de prévenir les critiques et de justifier sa démarche:
On ne se méprendra pas sans doute sur le genre de cet ouvrage. Bien que les voix y soient souvent employées, ce n’est ni un opéra de concert, ni une cantate, mais une symphonie avec chœurs.
Et Berlioz de développer toutes les raisons musicales pour son traitement du sujet, traitement très personnel avec son mélange constant de musique instrumentale et vocale. À l’encontre de la symphonie pour chœurs de Beethoven, les voix interviennent peu à peu au cours de l’ouvrage, d’abord en petits groupes séparés (dans le Prologue), puis en plus grand nombre (dans les troisième et cinquième mouvements), puis tous ensemble dans le finale, où le Père Laurence joue le premier rôle, scène ‘trop belle et trop musicale’, dit Berlioz, pour être traitée autrement par le compositeur. Il consacre ensuite un paragraphe pour s’expliquer sur l’absence des deux protagonistes de la pièce, Roméo et Juliette, et le recours à la langue purement instrumentale, ‘langue plus riche, plus variée, moins arrêtée, et, par son vague même, incomparablement plus puissante en pareil cas’.
Le titre complet de l’ouvrage dans la partition autographe est ‘Symphonie dramatique avec chœurs, Solos de chant et Prologue en récitatif choral, Dédiée à Nicolo Paganini et composée d’’après la tragédie de Shakespeare Par Hector Berlioz Paroles de M Emile Deschamps’.
Il va sans dire qui les extraits d’orchestre présentés ici, qui sont souvent joués indépendamment au concert (en particulier les nos. 2, 3 et 4), ne peuvent donner qu’une idée incomplète de l’ampleur et de l’originalité de l’œuvre, et encore moins de son effet cumulatif quand il est exécuté intégralement comme Berlioz l’a conçu.
I: Introduction
II: Roméo seul – Tristesse – Concert et bal – Grande fête chez Capulet
III: Scène d’amour
IV: La reine Mab ou la fée des songes – Scherzo
VI: Roméo au tombeau des Capulets
I. Introduction. La précision presque mimétique du prélude orchestral, qui caractérise Roméo et Juliette plus encore peut-être que les deux précédentes symphonies de Berlioz, plonge l’auditeur d’emblée dans le feu de l’action (on pense aussi au début des Troyens). Un fugato électrique évoque les combats des Capulets et Montagus (mesures 1-66), maîtrisés par l’intervention du Prince, représenté par un imposant récitatif des cuivres (mesures 79-163). Les combats s’apaisent, du moins pour l’instant (mesures 164-200). Berlioz esquisse ainsi un thème qui parcourt l’œuvre, celui du conflit entre les deux familles ennemies qui mènera pour finir à leur réconciliation. En même temps il affirme le caractère double de la symphonie, à la fois instrumental et vocal: le prélude orchestral est immédiatement suivi d’un récitatif du petit chœur qui résume les principaux éléments de l’action et donne lieu à deux numéros chantés, l’un pour contralto solo, l’autre pour ténor et petit chœur. Le prélude pour orchestre contient aussi en germe le matériau thématique de l’œuvre: on remarquera dans le thème des altos (mesures 1-5) notamment l’arpège ascendant et l’alternance d’un demi-ton, soit avec la note supérieure, soit avec la note inférieure, éléments développés par la suite (le récitatif des cuivres dans l’Introduction dérive évidemment du thème des altos en augmentation). Pour l’arpège ascendant voir par exemple le thème principal du Scherzo de la reine Mab (mesures 11-14, 35-9, 78-82 etc) ou l’Invocation de Roméo au tombeau des Capulets (mesures 48-9, 53-4 etc.), et pour l’intervalle d’un demi-ton voir l’Introduction (mesures 36-43, 108, 110, 112-15), Roméo seul (mesures 2, 11, 16, 30, 32-4, 87, 131, 134-6, 150-3 etc.), la Scène d’amour (mesures 3, 7, 8, 11, 24, 26, 35, 37, 82-6, 92-3, 131, 135-6, 152 etc.) ou le début de Roméo au tombeau des Capulets (mesures 2-3, 6, 8, 24, 26, 27). La démarche tonale de l’Introduction est aussi significative: dans Roméo et Juliette si mineur est la tonalité de conflit, et si majeur représente le retour à l’ordre par l’intervention d’une autorité supérieure. Le fugato commence en si mineur. Le récitatif du Prince parcourt une suite de tonalités pour aboutir à un si majeur retentissant (mesures 138, 160), mais seulement pour retomber rapidement sur si mineur puis sur la dominante de fa dièse. Ce n’est qu’avec l’intervention du père Laurence dans le Finale que si majeur sera enfin rétabli et l’œuvre se terminera avec le serment de réconciliation des Capulets et Montagus, serment lui-même construit à partir d’un arpège ascendant.
Ici comme ailleurs tous les triolets et sextolets ont été notés intégralement pour obtenir la durée correcte du jeu.
II. Roméo seul – grande fête chez Capulet. Ce mouvement, l’une des plus belles créations symphoniques de Berlioz, se distingue par la variété de son instrumentation et par l’ampleur de son champ expressif, du début en pénombre et à mi-voix au déluge de rythme et de couleur à la fin. Le mouvement est en deux parties principales, mais soudées ensemble par de multiples liens. La phrase chromatique des violins, point de départ de l’andante, est intégrée dans le thème du bal (mesures 128 et suivantes) et fournit plus tard un ostinato à la basse sur lequel la fin du mouvement est construite (à partir de la mesure 278; on peut reconnaître ici un écho possible de la fin du premier mouvement de la 7ème symphonie, ainsi que de la fin du premier mouvement de la 9ème symphonie, de Beethoven). Le thème principal de l’allegro fait lui-même une apparition anticipée au cours de l’andante (mesures 63-66). La mélodie expressive du hautbois (déjà utilisée par Berlioz dans sa cantate Sardanapale qui lui valut le Prix de Rome de 1830) est discrètement accompagnée à la percussion par le rythme du bal à venir (mesures 81-95). Cette même mélodie, amplification diatonique de la phrase chromatique du début, réapparaît au cours de l’allegro (mesures 206-14) pour être ensuite réunie avec le thème du bal dans un magnifique tutti (mesures 225-65) – procédé cher à Berlioz et qu’il avait déjà utilisé auparavant (voyez par exemple la fin de sa cantate Herminie pour le Prix de Rome de 1828, le dernier mouvement de la Symphonie Fantastique ou l’ouverture de Benvenuto Cellini). Il fait une dernière et brève apparition au hautbois avant le tutti qui conclut (mesures 386-95).
Dans ce mouvement tous les triolets ont été notés intégralement pour obtenir la durée correcte.
III. Scène d’amour. “Si vous me demandez maintenant quel est celui de mes morceaux que je préfère, je vous répondrai: Mon avis est celui de la plupart des artistes: je préfère l’adagio (la scène d’amour) de Roméo et Juliette” (Berlioz, Mémoires, Post-Scriptum daté du 25 mai 1856). Dans cette transcription on a dû omettre le prélude vocal, qui prive le mouvement de son contexte (les jeunes Capulets, sortant de la fête, passent en chantant des réminiscences de la musique du bal); le reste du mouvement est purement instrumental. Dans une préface à l’ouvrage Berlioz s’explique là-dessus:
“Si, dans les scènes célèbres du jardin et du cimetière, le dialogue des deux amants, les apartés de Juliette et les élans passionés de Roméo ne sont pas chantés, si enfin les duos d’amour et du désespoir sont confiés à l’orchestre, les raisons en sont nombreuses et faciles à saisir. C’est d’abord, et ce motif seul suffirait à la justification de l’auteur, parce qu’il s’agit d’une symphonie et non d’un opéra. Ensuite, les duos de cette nature ayant été traités mille fois vocalement et par les plus grands maîtres, il était prudent autant que curieux de tenter un autre mode d’expression. C’est aussi parce que la sublimité de cet amour en rendait la peinture si dangereuse pour le musicien, qu’il a dû donner à sa fantaisie une latitude que le sens positif des paroles chantées ne lui eût pas laissée, et recourir à la langue instrumentale, langue plus riche, plus variée, moins arrêtée, et, par son vague même, incomparablement plus puissante en pareil cas” (Berlioz, Préface à Roméo et Juliette; texte intégral dans Textes et documents).
Outre l’inspiration de Shakespeare on peut reconnaître dans ce mouvement l’influence des grands adagios de Beethoven, tant admirés par Berlioz – par exemple le 4ème mouvement du quatuor en ut dièse mineur (op. 131), qui fit une profonde impression sur Berlioz, comme on l’apprend par une lettre à sa sœur Nancy datée du 29 mars 1829, quelques jours après une exécution de l’ouvrage (CG no. 120), et par un article publié par lui dans Le Correspondant du 6 octobre de la même année (Critique Musicale I p. 55-57).
Dans ce mouvement plus que dans tout autre il va de soi que les sonorités électroniques ne peuvent donner qu’une faible idée de l’original; le logiciel ne peut, par exemple, reproduire exactement les nombreuses notes d’agrément qui jouent un rôle expressif si important dans ce mouvement (mesures 8, 9, 24, 26, 28, 34, 36, 50, 52, 54, 131, 137, 140, 143, 157, 164, 188, 200, 223-5, 239-41, 242, 245).
IV. La reine Mab ou la fée des songes – Scherzo. Le monde féerique avait déjà stimulé l’imagination de compositeurs avant Berlioz (notamment Weber dans Obéron, et Mendelssohn dans son ouverture au Songe d’une nuit d’été, ainsi que dans sa musique de chambre). On peut aussi reconnaître l’écho de plusieurs scherzi des symphonies et quatuors de Beethoven. Mais le brillant tour de force qu’est le Scherzo de la reine Mab dépasse par sa virtuosité instrumentale et le raffinement de ses sonorités tout ce qui avait été fait dans ce genre auparavant.
Quelques notes techniques:
1. A l’exception des contrebasses, très discrètes dans ce mouvement, les
cordes sont souvent divisées pendant ce scherzo. Dans cette version, pour
maintenir l’équilibre sonore, les cordes ont été écrites divisi
pendant tout le mouvement sauf pour la première page (ce qui a certes l’inconvénient
d’une mise en page un peu alourdie).
2. Les limites du logiciel utilisé ont pour résultat qu’on
ne peut, sans faire violence au texte de Berlioz, donner leur durée voulue aux
points d’orgue qui comportent des trémolos des cordes (mesures 610-15 et
720).
3. Il n’existe pas d’équivalent Midi pour plusieurs instruments ou
sonorités utilisés par Berlioz: les cymbales antiques aux mesures 621-62,
721-3 et 730-8 (on y a substitué le jeu de timbres), et les sons harmoniques
des harpes et des violins aux mesures 361-418 (on a utilisé les sonorités
ordinaires des harpes et des instruments à cordes).
VI. Roméo au tombeau des Capulets. “Le public n’a point d’imagination; les morceaux qui s’adressent seulement à l’imagination n’ont donc point de public. La scène instrumentale suivante est dans ce cas, et je pense qu’il faut la supprimer toutes les fois que cette symphonie ne sera pas exécutée devant un auditoire d’élite auquel le cinquième acte de la tragédie de Shakespeare avec le dénouement de Garrick est extrèmement familier, et dont le sentiment poétique est très élevé. C’est dire qu’elle doit être retranchée quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent. Elle présente d’ailleurs au chef d’orchestre qui voudrait la diriger des difficultés immenses. En conséquence, après le Convoi funèbre de Juliette [le cinquième mouvement de la symphonie], on fera un instant de silence et on commencera le Final.” (Note de Berlioz dans la partition de ce mouvement).
On se souviendra que la version de Roméo et Juliette que Berlioz vit en 1827 n’était pas l’original de Shakespeare mais une version due à David Garrick, acteur anglais du XVIIIème siècle, et Berlioz comme toujours resta fidèle à ses premières impressions. La version de Garrick ajoute au début du 5ème acte un convoi funèbre de Juliette, présumée morte mais seulement droguée (le 5ème mouvement de la symphonie), et laisse Roméo encore vivant quand Juliette se réveille. La précision presque graphique de la musique de Berlioz, divisée en sections fortement contrastées, laisse aisément suivre le déroulement des évènements. Roméo se précipite au tombeau des Capulets (mesures 1-33), où il trouve Juliette qu’il croit morte (mesures 34-47). Il l’invoque dans un passage solennel en ut dièse mineur (mesures 48-69), tonalité que Berlioz utilise rarement mais toujours pour des invocations solennelles (l’Invocation à la nature de la Damnation de Faust; le chœur des prêtres de Pluton au 5ème acte des Troyens). Roméo s’empoisonne, mais à ce moment Juliette se réveille, avec un rappel de la musique de la Scène d’amour (mesures 70-89). Dernière étreinte des deux amants, mais Roméo meurt et Juliette se poignarde (mesures 90 à la fin), avec un dernier et pitoyable écho par le hautbois de la phrase chromatique du début du 2ème mouvement, Roméo seul (mesures 215-25).
Par rapport aux autres symphonies de l’époque, Roméo et Juliette nécessite des effectifs d’une ampleur inusitée: un grand orchestre, un chœur important (divisé en trois groupes), et trois chanteurs dont un, le Pere Laurence, a un rôle étendu. Berlioz insiste sur les difficultés de l’ouvrage (Mémoires, chapitre 49 [fin]:
Elle présente des difficultés immenses d’exécution, difficultés de toute espèce, inhérentes à la forme et au style, et qu’on ne peut vaincre qu’au moyen de longues études faites patiemment et parfaitement dirigées. Il faut, pour la bien rendre, des artistes du premier ordre, chef d’orchestre, instrumentistes et chanteurs, et décidés à l’étudier comme on étudie dans les bons théâtres lyriques un opéra nouveau, c’est-à-dire à peu près comme si on devait l’exécuter par cœur.
La conséquence de ces impératifs était que les exécutions de l’œuvre dans son intégralité allaient être sans doute peu fréquentes. Pour les premières exécutions de l’ouvrage Berlioz ne ménagea ni sa peine ni les dépenses pour assurer la qualité du jeu et du chant, et résolut de faire entendre la symphonie non une seule fois mais trois fois de suite, ce qui n’avait jamais été fait pour une seule symphonie (24 novembre, 1er et 15 décembre 1839). Le résultat fut sans doute décevant du point de vue financier, mais un succès considérable du point de vue artistique, très remarqué par l’élite intellectuelle de Paris (CG nos. 683, 688, 697, 700). Des années plus tard Berlioz se souviendra de l’enthousiasme provoqué par l’ouvrage en 1839, l’un des hauts moments de sa carrière artistique, par rapport avec l’indifférence avec laquelle les premières exécutions de la Damnation de Faust furent accueillies en 1846 (Mémoires, chapitre 54).
Présent dans l’auditoire au 3ème concert le 15 décembre 1839 était Richard Wagner, récemment arrivé à Paris, qui fut profondément impressionné par l’ouvrage. Bien des années plus tard, en 1860, Wagner fit don à Berlioz d’un exemplaire de la partition de son Tristan und Isolde avec l’inscription: ‘Au cher et grand auteur de Roméo et Juliette l’auteur reconnaissant de Tristan et Yseult’ (cf. CG no. 2468), témoignage de sa dette envers l’œuvre du maître français qui avait influencé la sienne.
Les trois exécutions de 1839 furent en l’occurrence les dernières à Paris de l’œuvre dans son intégralité du vivant de Berlioz. Par la suite Berlioz n’en donna que cinq en tout, deux en 1846 (une à Vienne et une à Prague), deux en 1847 à St Pétersbourg, et une en 1852 à Weimar. Toutes furent des occasions exceptionnelles. L’exécution à Vienne (2 janvier 1846) a été mentionnée ci-dessus; Berlioz dirigea les répétitions avec le plus grand soin, mais confia la direction du concert au premier violon, tandis qu’assis parmi l’auditoire il écoutait d’une oreille critique son propre ouvrage, et put décider des changements à faire à la version originale. L’exécution à Prague (17 avril 1846) fut le dernier d’une série de pas moins de six concerts qu’il donna dans cette ville en janvier, mars et avril 1846. La veille du concert il écrivit à son ami Joseph d’Ortigue lui faisant part du succès des répétitions, de la qualité du chant des chœurs, de l’impression que l’ouvrage avait fait sur Liszt qui ne le connaissait pas encore, et des changements qu’il fit à la partition (CG no. 1034). Les deux exécutions à St Pétersbourg (5 et 12 mai 1847) furent encore meilleures. On accorda à Berlioz toutes les répétitions qu’il demandait, et le résultat fut au delà de toutes ses espérances. ‘L’exécution devait être, et elle fut merveilleuse’, écrit Berlioz dans ses Mémoires (chapitre 56). ‘Je me la rappelle comme une des grandes joies de ma vie.’ Ses lettres de St Pétersbourg à l’époque témoignent de sa profonde émotion à cette occasion (CG nos. 1106, 1108). La dernière exécution complète sous la direction de Berlioz eut lieu le 20 novembre 1852 à Weimar; quoique excellente elle n’eut sans doute pas le même retentissement. La visite de Berlioz à cette occasion avait pour but principal d’assister aux représentations de Benvenuto Cellini, qu’il entendait pour la première dans sa nouvelle version et sous la direction de Franz Liszt (CG nos. 1532, 1533, 1542).
Les mouvements purement instrumentaux de Roméo et Juliette (II, III et IV) se prêtaient parfaitement à être exécutées séparément au concert, particulièrement le deuxième mouvement, et, avec à l’occasion des extraits des solos de chant, figuraient très souvent au programme des concerts de Berlioz tout au long de sa carrière de chef d’orchestre. À Paris il fait souvent entendre des extraits de Roméo, en 1840, 1843, 1844, 1845, 1848 [Versailles], 1851, 1857, 1858 et 1861. (Jules Pasdeloup commence aussi à les inscrire au programme de ses Concerts populaires en 1868.) Ils figurent aussi souvent dans ses concerts à l’étranger, en 1843 (Dresde, Brunswick, Berlin, Darmstadt), 1846 (Vienne, Prague, en plus des exécutions intégrales), 1847 (St Pétersbourg, en plus des exécutions intégrales), 1852 (Londres), 1853 (Brunswick, Leipzig), 1854 (Hanovre, Dresde), 1855 (Weimar, Bruxelles, Londres), 1858 (Bade), 1859 (Bordeaux, Bade), 1863 (Löwenberg), et dans la dernière tournée de Berlioz en Russi en 1868 (Moscou, St Pétersbourg).
Roméo
et Juliette I: Introduction (durée 3’57")
— Partition en grand format
(fichier créé le 2.7.2001)
— Partition en format pdf
Roméo
et Juliette II: Roméo seul – Fête chez Capulet
(durée 11'17")
— Partition en grand format
(fichier créé le 13.5.2001)
— Partition en format pdf
Roméo
et Juliette III: Scène d’amour (durée 13'1")
— Partition en grand format
(fichier créé le 13.4.2001)
— Partition en format pdf
Roméo
et Juliette IV: Scherzo La reine Mab (durée 7'6")
— Partition en grand format
(fichier créé le 28.2.2001; révision le
11.12.2001)
— Partition en format pdf
Roméo
et Juliette VI: Roméo au tombeau des Capulets (durée 6'15")
— Partition en grand format
(fichier créé le 15.6.2001)
— Partition en format pdf
© Michel Austin pour toutes partitions et texte sur cette page.
Cette page revue et augmentée le 1er janvier 2022.