FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 12 JUIN 1842 (p. 1-3)
THÉATRE DE L’OPÉRA-COMIQUE.
Première représentation du Code Noir, opéra en trois actes de M. Scribe, musique de M. Clapisson.
Dans cette pièce l’homme libre devient esclave, l’esclave devient libre, le noir achète le blanc. Voici comment :
La scène se passe dans l’une des Antilles françaises, je ne sais laquelle. Le gouverneur de la colonie, homme dur et cruel, a une femme blonde fort tendre et peu cruelle, qui s’est romantiquement éprise d’un bel étranger français, militaire et brun. Donatien, c’est son nom, rêve souvent, au clair de lune, sur les rochers voisins de l’habitation du gouverneur. Mais la gouvernante a une jeune esclave, Zoë, qui s’est assez vite aperçue aussi des circonvolutions de l’étranger, et, se croyant aimée de lui, s’est hâtée de l’adorer. D’un autre côté, le nègre Palème aime en secret la petite Zoë ; puis M. Denambuc, un brave homme tout rond, oncle de la femme du gouverneur, idolâtre cette même Zoë, et enfin M. le gouverneur, bien que fort jaloux de sa femme, se permet de courtiser Zamba, négresse, devineresse, tigresse, qui se moque de lui. Voilà un assez bon nombre d’amours et de contre-amours ; il est probable qu’ils vont s’entre-dévorer; car rien n’est féroce surtout comme ces amours de noire à blanc ; j’aimerais mieux inspirer une passion délirante à trois blanches les plus blanches du monde, qu’un tiède amour à une seule négresse, voire même à une mulâtresse. M. Denambuc s’ennuie horriblement dans ses plantations, depuis qu’il a vu Zoë ; les champs de maïs, les bois d’orangers, de cafiers, de cocotiers, les cannes de sucre même n’ont plus de douceur pour lui ; il lui faut Zoë à tout prix. Malheureusement, dans un beau mouvement d’humanité, le bon planteur a déjà demandé à sa nièce le nègre Palème qu’il a obtenu et immédiatement affranchi, et il lui semble un peu indiscret de prier la gouvernante de lui céder encore Zoë, à qui elle est fort attachée. Il faudra bien en venir là pourtant ; mais auparavant Denambuc croit prudent d’avertir la négresse de ses intentions. Il lui offre sa fortune, son cœur et sa main. O surprise ! Zoë refuse tout, sous prétexte qu’elle aime un autre que le généreux planteur. Sans se décourager de l’aveu, Denambuc assure que cet amour passera, et donne à la jeune fille vingt-quatre heures pour réfléchir. Le pauvre homme a du malheur dans ses noires inclinations ; on assure dans la colonie qu’il aima, il y a quelques vingt ans, une esclave quarteronne dont il eut un fils, et qui disparut un beau jour avec son enfant, sans qu’on ait pu découvrir pourquoi ni comment. Fort inquiet sur le sort de son nouvel amour, Denambuc retourne à son habitation, malgré l’heure avancée et les signes précurseurs d’un ouragan. Eclairs, coups de foudre, tempête ; M. Denambuc, sur le point de se noyer dans un torrent, est sauvé par un inconnu ; c’est Donatien, on le devine, qui rôdait encore ce soir-là autour de la maison du gouverneur. Denambuc amène son sauveur chez sa nièce, qui frémit de joie en voyant Donatien. — Zoë ! Zoë ! viens donc, c’est lui ! c’est le bel étranger qui m’aime ! — Qui t’aime, maîtresse ? (A part.) O mon Dieu, ce n’est donc pas pour moi qu’il est ici.
Le gouverneur, qui depuis quelques jours soupçonne sa femme d’une intrigue avec l’officier mystérieux, ne doute plus à l’aspect de son trouble. La devineresse Zamba vient augmenter encore sa fureur, en répondant avec dédain à ses sollicitations amoureuses et en prédisant à Donatien le plus brillant avenir. Mais une lettre qu’il surprend, et qui contient la secret de la naissance du jeune homme, lui fournit l’occasion d’une double vengeance. Donatien est le fils de Zamba. Après une dernière et inutile tentative pour séduire la devineresse qui, à en juger par l’âge de son fils, doit avoir bien près de quarante ans, l’enragé gouverneur n’hésite plus : il réclame Donatien comme esclave, le fait arrêter, et annonce qu’il va le mettre en vente.Voilà nos trois femmes bien désespérées ; il faut acheter l’esclave blanc. Donatien, en effet, malgré la couleur de sa mère, est presque aussi blanc qu’un blanc dont la peau ne serait qu’un peu noire. La gouvernante, n’osant enchérir elle-même, donne pour cela deux mille francs à Palème, qui se charge d’autant plus volontiers de la commission de son ancienne maîtresse, qu’il lui paraît drôle à lui, homme libre et noir, d’acheter un esclave blanc, et qu’il a d’ailleurs une idée vague de l’amour de Zoë pour Donatien.
Le gouverneur, après avoir fait avouer à Palème que madame la gouvernante désirait acquérir le nouvel esclave, lui déclare qu’il veut faire une agréable surprise à sa femme et qu’il faut que lui, Palème, achète Donatien pour le compte du gouverneur. Il confie, en conséquence, au noir une somme considérable, en lui ordonnant de surenchérir jusqu’à ce que l’objet de la vente lui soit adjugé. Sur ces entrefaites, on vient remettre au gouverneur les clefs de la prison où Donatien est enfermé. Zamba voit tout, entend tout, cachée dans un coin de l’appartement, et forme aussitôt le projet de s’en emparer. Elle ose pénétrer dans la chambre du gouverneur dès qu’elle le croit bien endormi; mais Son Excellence a le sommeil léger ; le gouverneur s’éveille, et surprenant Zamba à son chevet, croit que la tigresse accepte enfin les offres qu’il lui a faites tant de fois. Le coup est manqué, Zamba n’a pu mettre la main sur les clefs ; que faire ? Profiter de l’erreur du maître, obtenir un présent magnifique qui servira à acheter Donatien. Elle demande des diamans. Dans son transport amoureux, le gouverneur saisit le riche écrin de sa femme et le donne à Zamba. Ceci assurément est fort peu délicat ! Encore si cette mauvaise action avait sa récompense ! Mais point. Zamba a calculé sa résistance de manière à la faire durer jusqu’au jour ; déjà on s’éveille dans les cases ; on chante dans la plantation, et voici les membres du conseil colonial qui viennent s’entendre avec le malencontreux gouverneur au sujet de la vente annoncée pour ce jour même.
Zamba n’en emporte pas moins les diamans ; c’est de bonne guerre ; d’ailleurs ici la fin justifie le moyen.
Scène de vente. Magnifique décoration représentant le jardin du gouverneur, couvert de l’éblouissante végétation tropicale. Les colons, hommes et femmes, se rangent autour du poteau où le malheureux esclave est attaché. Palème a rapidement offert jusqu’à deux mille cinq cent fr. ; les autres enchérisseurs se retirent, et Donatien va lui être livré, quand Zamba, qui vient de vendre les diamans qu’elle a reçus du gouverneur, fend la foule et offre soudain la somme de cinq mille francs. Palème surenchérit encore plusieurs fois ; mais bientôt à bout de l’argent qu’il avait en mains, et excité par l’idée que s’il réussit à acheter l’esclave, le gouverneur s’est engagé à lui faire épouser Zoë, il se précipite sur Zamba le couteau à la main en la menaçant si elle persiste ; celle-ci, furieuse comme une lionne qui défend son lionceau, tire son poignard et le porte au visage de Palème, toute prête à frapper s’il ne cède. Cette scène de menaces a produit un grand effet. Zamba l’emporte enfin ; les soldats la garantissent de l’exaspération de Palème ; elle va triompher, quand le gouverneur déclare que, d’après le Code noir, une esclave ne peut acheter un autre esclave, et que Zamba n’étant pas libre, le marché doit être annulé. On va reprendre et terminer la vente dans la salle du conseil. Sur ces entrefaites Denambuc reparaît ; Zoë, se jetant pour ainsi dire à son cou, le prie, le conjure d’acheter Donatien ; lui seul parmi les colons est assez riche pour l’emporter sur le gouverneur, dont on connaît les projets de vengeance sur le malheureux fils de Zamba. Zoë promet d’épouser Denambuc, de l’aimer, s’il est possible, et de le suivre au bout du monde. Tant d’exaltation ouvre les yeux du digne homme, qui reconnaît enfin dans l’esclave blanc l’objet de la passion de Zoë. On peut lui pardonner un instant de perplexité qui toutefois ne dure guère, car en relevant Zamba qui le prend aussi pour son fils, il reconnaît en elle l’esclave jadis aimée, dont la fuite mystérieuse l’avait tant affligé. Zamba, pour soustraire son fils à l’esclavage, l’avait abandonné sur un navire français qui faisait voile pour l’Europe. Adopté et élevé par l’équipage, l’orphelin était ainsi parvenu au grade d’enseigne de vaisseau. Rien de plus facile maintenant que de déjouer les projets du gouverneur. Denambuc, invoquant l’article du Code noir qui lui donne des droits incontestables à la propriété de Donatien, le réclame comme fils de son esclave, l’affranchit et le marie à Zoë, au grand désappointement du noir Palème et de la blanche épouse du gouverneur. Ce livret, riche de situations musicales a toujours intéressé et souvent ému le public.
La partition est une œuvre de mérite qui dénote partout le soin que mit l’auteur à l’écrire. Le sentiment expressif en est généralement bon ; on y trouve du mouvement, de la chaleur ; c’est instrumenté avec talent. On désire quelquefois plus de largeur dans la mélodie, une forme plus grande et plus précise, un style plus coloré. Dans les morceaux d’ensemble on a de la peine à saisir l’idée musicale, qui voltige incertaine d’une voix à une autre sans se fixer nulle part.
L’introduction de l’ouverture est d’un beau caractère ; on remarque dans l’allegro un chant de clarinette plein de mélancolie ; mais à la première audition ce morceau instrumental semble manquer d’homogénéité et de liaison entre ses diverses parties. Le duo oh ! quel bon maître ! n’a pas produit une grande sensation ; il rend bien cependant la double expression de haine vraie et de fausse affection de ces deux esclaves faisant tout haut l’éloge de leur maître, et racontant à voix basse ses traits de cruauté.
C’est à coup sûr une des choses les plus difficiles à faire en musique qu’un trio pour trois soprani ; tout l’art du compositeur ne peut empêcher la monotonie de ces trois timbres semblables, ni la fatigue qui résulte pour l’auditeur de cette continuelle succession de sons aigus ; il reste d’ailleurs bien peu de latitude pour le mouvement des parties, obligées ou de se croiser en de continuels dialogues, ou de se maintenir dans les régions sourdes de la voix pour accompagner une mélodie toujours perchée à l’extrémité opposée de l’échelle, et roulant par conséquent sur les notes les plus perçantes et les plus dures. Eu égard à l’étendue beaucoup plus grande que possèdent ces instrumens, il est sans contredit incomparablement moins malaisé d’écrire un trio pour trois flûtes ou pour trois violons. Il y a bien peu de musiciens cependant qui se soient proposé de vaincre cette difficulté, d’ailleurs sans but. Mais les exigences de la scène, jointes à la rareté des voix de contralto, mettent quelquefois les compositeurs dramatiques dans l’impossibilité d’éviter les ensembles de trois soprani. Il faut alors leur savoir gré de l’adresse avec laquelle ils savent pallier les défauts du genre, et ne pas leur en vouloir de l’effet disgracieux qui en résulte.
M. Clapisson s’est habilement tiré de ce mauvais pas. Grétry s’y prenait autrement ; il faisait des trios à deux parties ; exemple, le morceau : « Veillons, mes sœurs », dans Zémire et Azor, où une voix chante seule pendant que les deux autres marchent à l’unisson. J’ai même entendu dans certains vaudevilles trois femmes chanter tout bonnement la même partie ; méthode assurément fort commode et fort simple ! Ce qui ne veut pas dire que le vain désir de montrer sa science harmonique dût empêcher le compositeur d’employer ce moyen expéditif quand il est forcé de faire chanter trois femmes, si l’effet en était beaucoup meilleur ; mais on sait qu’outre la platitude d’un pareil procédé, la réunion continue de trois voix égales est chose en général fort désagréable et au fond un trio à une partie aura toujours l’air d’une mauvaise plaisanterie.
Il faut signaler dans la partition du Code noir, comme les meilleurs passages, presque tous ceux qui se rattachent aux scènes les plus dramatiques du livret. Ainsi le moment où Zamba va entrer dans la chambre du gouverneur pour lui dérober ses clefs est d’un grand intérêt musical et semé de beaux effets d’orchestre ; la querelle de Zamba et de Palème, se menaçant du poignard, dans la scène de la vente, est supérieurement traitée. En somme, ce rôle de la devineresse et celui de son fils Donatien, remplis l’un et l’autre d’élans passionnés, sont les plus importans et les mieux composés. Les chœurs sont rares dans cet ouvrage, et ceux qu’on y trouve ont semblé confus et peu saillans. Comptons encore parmi les morceaux applaudis la chanson du nègre, et celle à plusieurs voix chantée dans la coulisse, qui rappelle, par son instrumentation vocale, les charmans couplets, aujourd’hui populaires, de la Reine de Chypre. Roger et Mme Rossi ont eu beaucoup de succès dans les rôles de Donatien et de Zamba ; il faut pourtant dire à Mme Rossi que ces tremblemens de voix qu’elle fait, à dessein ou involontairement, dans les momens d’expansion de sa tendresse maternelle, ne rendent pas son chant plus expressif, au contraire, et dépassent toutes les limites accordées à la passion par le goût et la nature même de l’art musical. Mlle Darcier a besoin d’apprendre à mieux poser sa voix ; elle fait de sensibles progrès cependant ; son intelligence dramatique se développe. L’accent pathétique avec lequel Mlle Darcier a dit la scène du troisième acte, où elle supplie Denambuc de sauver Donatien, a ému toute la salle ; l’actrice a produit là, sans efforts, une véritable et profonde impression sur le public. Mention honorable à Mocker et à Grignon pour leur jeu, et à Grard pour sa voix, la plus belle voix grave de l’Opéra-Comique, et dont il se sert en véritable chanteur. Le moins avantageux des trois rôles de femme était échu à Mlle Revilly, qui l’a rempli néanmoins avec soin et talent.
Après une représentatien de Guillaume Tell, dans laquelle Duprez, Baroilhet et Levasseur se sont surpassés, la débâcle du chant a commencé. Duprez est parti pour six semaines, Baroilhet pour trois mois ; Mme Gras-Dorus les a devancés l’un et l’autre en Angleterre ; Mlle Nau et Mlle Elian ne sont plus à l’Opéra ; Wartel va en Allemagne pour prêcher le Schubert et donner des concerts avec Mme Wartel, une des meilleures pianistes qu’ait produites le Conservatoire ; Dérivis chante à Milan où le bruit de ses succès au Théâtre Italien de Vienne l’avait devancé. Il n’est pas facile, on peut le croire, de combler dans la troupe chantante une si énorme lacune ; aussi voyons-nous depuis quelque temps le même acteur remplir deux rôles dans un opéra ; Octave, par exemple, joue maintenant le pêcheur et Rodolphe dans Guillaume Tell ! Ce double emploi, qui rappelle trop celui du maître Jacques de Molière, n’est pas heureux. Octave a une voix douce, mais faible, aussi bien placée dans la romance du pêcheur que peu convenable aux accens de menace, aux phrases violentes du rôle de Rodolphe. Ce procédé économique est-il d’ailleurs bien digne de l’Opéra ?…..
Rodolphe était ordinairement joué par Massol, qui ne veut plus maintenant, avec sa belle voix de second ténor, chanter que des barytons, et qui a cru devoir, en conséquence, abandonner le rôle de Cortez, le plus beau de son répertoire et où il excellait. Il faut espérer que Massol ne sera pas long-temps à revenir de cette erreur.
Canaple, ancien élève du Conservatoire, occupait depuis plusieurs années un rang distingué parmi les chanteurs de Bruxelles ; il vient de débuter avec succès à l’Opéra par le rôle de Guillaume Tell. Sa voix, un vrai baryton, d’un beau timbre, pleine, forte, égale et assez agile, est en même temps d’une grande étendue ; elle a près de deux octaves. Les notes graves manquent un peu de caractère, mais le sol haut sort sans peine et avec éclat. La taille élevée du débutant le rend en outre très propre aux rôles de cette nature, et son jeu est satisfaisant. Il ne faudrait à Canaple qu’un peu plus d’élan, de spontanéité, de feu, enfin un peu de ce je ne sais quoi qui remue le public et dont Baroilhet est si bien pourvu. Il a chanté purement et tel que l’auteur l’écrivit tout le rôle de Guillaume ; le bel air du dernier acte : Sois immobile ! qu’il a eu la bonté de dire en mesure, chose à laquelle nous n’étions plus accoutumés, lui a valu de bruyans suffrages qui doivent lui donner confiance et courage pour les représentations prochaines. Marié était en voix ce soir-là ; il a eu de beaux momens dans le rôle d’Arnold.
Une jolie Suédoise, Mlle Nielsen, paraissait dans le ballet du troisième acte, pour la seconde fois, si je ne me trompe. Sa danse est élégante et correcte, sa physionomie a une expression vague propre aux beautés du Nord, et fait involontairement penser à la Seraphita de M. de Balzac ; Mlle Nielsen réussira.
M. AD. SAX.
L’art de l’instrumentation, long-temps stationnaire, a fait depuis vingt ans de véritables progrès, grâce au mouvement imprimé par quelques grands maîtres. On a étrangement abusé de leurs inventions, il est vrai, et les excès des imitateurs ont souvent fait regretter à d’excellens esprits le temps où cette puissance musicale était encore inconnue. Mais de quoi n’abuse-t-on pas ?… et quelle est la force dont l’emploi n’offre des dangers ?… Est-ce à dire pour cela qu’il faille regretter l’invention de la poudre, des métaux fulminans, celle des machines à vapeur, et la domination que l’homme est parvenu à exercer sur le fluide électrique ? Philosophiquement, la thèse des avantages de l’ignorance peut se soutenir ; mais il n’en est pas moins évidemment aujourd’hui dans la nature de l’esprit humain de chercher l’inconnu, d’enregistrer chaque importante découverte et de la conserver à tout prix.
On a donc beau abuser à cette heure des instrumens de musique, les employer hors de propos, sans réserve et sans art, la nature des beaux effets qu’ils peuvent produire étant connue, le public et les artistes sont fatalement entraînés à les désirer, à les exiger même dans toute production nouvelle. Cet art de l’instrumentation devait nécessairement, en se développant, entraîner et déterminer les progrès de la fabrication des instrumens. On peut juger du pas immense qu’il lui a fait faire, en comparant, par exemple les pianos d’Erard et de Pape aux clavecins du siècle dernier ; les flûtes dont on se servait au temps de Devienne à la flûte actuelle de Boëhm ; les anciennes clarinettes à celles que fabrique aujourd’hui M. Adolphe Sax, et l’informe et horrible serpent de nos cathédrales au magnifique instrument grave que ce jeune et habile artiste vient d’inventer.
Les instrumens à archet sont loin d’avoir suivi la même marche ; nous n’avons guère aujourd’hui de luthiers qu’on puisse comparer aux Amati, aux Stradivarius, etc. ; cela tient sans doute à la nature même de leur art, qui fut poussé dès l’abord à un haut degré de perfection. La fabrication des instrumens à vent était à peu près, au contraire, demeurée dans l’enfance, elle est aujourd’hui sur une voie qui ne peut manquer de la conduire à de magnifiques résultats. M. Ad. Sax, de Bruxelles, dont nous venons d’examiner les travaux, aura sans doute puissamment contribué à la révolution qui se prépare. C’est un homme d’un esprit pénétrant, lucide, obstiné, d’une persévérance à toute épreuve, d’une grande adresse, toujours prêt à remplacer, dans leur spécialité, les ouvriers incapables de comprendre et de réaliser ses plans ; à la fois calculateur, acousticien et au besoin fondeur, tourneur et ciseleur. Il sait penser et agir ; il invente et il exécute. Avant de parler de son nouvel instrument, disons quels perfectionnemens il vient d’apporter à la famille des clarinettes.
En allongeant un peu le tube de la clarinette soprano vers le pavillon, il lui a fait gagner un demi-ton au grave ; elle peut en conséquence donner maintenant le mi bémol. Le si bémol du medium, mauvais sur l’ancienne clarinette, est une des meilleures notes sur la nouvelle. Les trilles du si bémol au si naturel ou à l’ut du medium, de la à si du bas, de mi à fa dièze, les arpéges en octaves de fa à fa, et une foule d’autres passages inexécutables, sont devenus faciles et d’un bon effet. On sait que les notes du registre suraigu étaient l’épouvantail des compositeurs et des exécutans, qui n’osaient en faire usage que rarement et avec des précautions extrêmes. Grâce à une petite clef placée tout près du bec de la clarinette, M. Sax a rendu ces sons aussi purs, aussi moelleux et aussi aisés que ceux du medium. Ainsi le contre si bémol haut, qu’on n’osait jamais écrire, sort maintenant sans exiger ni préparations ni efforts de la part de l’exécutant ; on peut l’attaquer pianissimo sans le moindre danger, et il est au moins aussi doux que celui de la flûte. Pour remédier aux inconvéniens que la sécheresse d’une part et l’humidité de l’autre amenaient nécessairement dans l’emploi des becs de bois, selon que l’instrument demeurait quelques jours sans être joué ou servait au contraire trop long-temps, M. Sax a donné à la clarinette un bec de métal doré qui augmente l’éclat du son et ne subit aucune des variations propres aux becs en bois. Cette clarinette a plus d’étendue, d’égalité, de facilité et de justesse que l’ancienne, sans que le doigté en ait été changé, si ce n’est pour le simplifier dans un petit nombre de cas.
La nouvelle clarinette-basse de M. Sax ne conserve de l’ancienne que le nom. Dans celle-ci les trous sont supprimés et remplacés par des clefs qui vont s’adapter aux points correspondans aux nœuds des vibrations ; elle a vingt-deux clefs. Ce qui la distingue surtout, c’est une parfaite justesse et un tempérament identique dans toutes les nuances de l’échelle chromatique. Son diamètre augmenté produit un plus grand volume de son sans que l’exécution des octaves et des quintes en soit paralysée ni même contrariée ; cet avantage résulte encore d’une clef percée près du bec de l’instrument. Son étendue est de trois octaves et une sixte ; mais ce n’est pas à l’immensité de cette échelle qu’il faut attacher beaucoup de prix ; évidemment la clarinette-basse n’est pas destinée à figurer dans les registres aigus, et la beauté de ses sons graves lui donne seule un si grand prix. Comme le tube est fort long, l’exécutant étant debout, le pavillon de l’instrument touche presque la terre ; de là un étouffement très fâcheux de la sonorité, si l’habile facteur n’eût songé à y remédier au moyen d’un réflecteur métallique concave qui, placé au dessous du pavillon, empêche le son de se perdre, le dirige où l’on veut et en augmente considérablement le volume.
Le Saxophon, ainsi appelé du nom de l’inventeur est un instrument de cuivre assez semblable à l’ophicléïde par sa forme, et armé de dix-neuf clefs. Il se joue non pas avec une embouchure, comme les autres instrumens de cuivre, mais avec un bec semblable à celui de la clarinette-basse. Le Saxophon serait ainsi le chef d’une nouvelle famille, celle des instrumens de cuivre à anche. Son étendue est de trois octaves, en partant du si bémol grave au-dessous des portées (clef de fa) ; son doigté est à peu près le même que celui de la flûte ou de la deuxième partie de la clarinette. Quant à la sonorité, elle est de telle nature que je ne connais pas un instrument grave actuellement en usage qui puisse, sous ce rapport, lui être comparé. C’est plein, moelleux, vibrant, d’une force énorme, et susceptible d’être adouci. C’est fort supérieur, à mon sens, aux notes graves des ophicléïdes pour la justesse, pour la fixité du son dont le caractère d’ailleurs est tout-à-fait neuf et ne ressemble à aucun des timbres qu’on entend dans l’orchestre actuel, si ce n’est un peu à celui du mi et du fa grave de la clarinette-basse. Grâce à l’anche dont il est pourvu, le Saxophon peut enfler et diminuer le son ; il produit, dans le haut, des notes d’une vibration pénétrante qui pourraient même être heureusement appliquées à l’expression mélodique. Sans doute il ne sera jamais propre aux traits rapides, aux arpéges compliqués ; mais les instrumens graves ne sont point destinés aux évolutions légères ; il faut donc au lieu de s’en plaindre, se réjouir de l’impossibilité où l’on sera d’abuser du Saxophon et de détruire son majestueux caractère en lui donnant des futilités musicales à exécuter.
Les compositeurs devront beaucoup à M. Sax, quand ses nouveaux instrumens seront devenus d’un usage général. Qu’il persévère ; les encouragemens des amis de l’art ne lui manqueront pas.
H. BERLIOZ.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er octobre 2014.
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