de
HECTOR BERLIOZ
PREMIER VOYAGE EN ALLEMAGNE
1841–1842
PREMIÈRE LETTRE
BRUXELLES, MAYENCE, FRANCFORT
Oui, mon cher Morel, me voilà revenu de ce long voyage en Allemagne, pendant lequel j’ai donné quinze concerts et fait près de cinquante répétitions. Vous pensez qu’après de telles fatigues, je dois avoir besoin d’inaction et de repos, et vous avez raison ; mais vous auriez peine à croire combien ce repos et cette inaction me paraissent étranges ! Souvent, le matin, à demi réveillé, je m’habille précipitamment, persuadé que je suis en retard et que l’orchestre m’attend... puis, après un instant de réflexion, revenant au sentiment de la réalité, quel orchestre, me dis-je ? je suis à Paris, où l’usage est toujours au contraire que l’orchestre se fasse attendre ! D’ailleurs, je ne donne pas de concert, je n’ai pas de chœurs à instruire, pas de symphonie à diriger ; je ne dois voir ce matin ni Meyerbeer, ni Mendelssohn, ni Lipinski, ni Marschner, ni A. Bohrer, ni Schlosser, ni Mangold, ni les frères Müller, ni aucun de ces excellents artistes allemands qui m’ont fait un si gracieux accueil et m’ont donné tant de preuves de déférence et de dévouement !... On n’entend guère de musique en France à cette heure, et vous tous, mes amis, que j’ai été heureux de revoir, vous avez un air si triste, si découragé, quand je vous questionne sur ce qui s’est fait à Paris en mon absence, que le froid me saisit au cœur avec le désir de retourner en Allemagne, où l’enthousiasme existe encore. Et pourtant quelles ressources immenses nous possédons dans ce vortex parisien, vers lequel tendent inquiètes les ambitions de toute l’Europe ! Que de beaux résultats on pourrait obtenir de la réunion de tous les moyens dont disposent et le Conservatoire, et le Gymnase musical, et nos trois théâtres lyriques, et les églises, et les écoles de chant ! Avec ces éléments dispersés et au moyen d’un triage intelligent, on formerait, sinon un chœur irréprochable (les voix ne sont pas assez exercées), au moins un orchestre sans pareil ! Pour parvenir à faire entendre aux Parisiens un si magnifique ensemble de huit à neuf cents musiciens, il ne manque que deux choses : un local pour les placer, et un peu d’amour de l’art pour les y rassembler. Nous n’avons pas une seule grande salle de concert ! Le théâtre de l’Opéra pourrait en tenir lieu, si le service des machines et des décors, si les travaux quotidiens, rendus indispensables par les exigences du répertoire, en occupant la scène presque chaque jour, ne rendaient à peu près impossibles les dispositions nécessaires aux préparatifs d’une telle solennité. Puis trouverait-on les sympathies collectives, l’unité de sentiment et d’action, le dévouement et la patience, sans lesquels on ne produira jamais, en ce genre, rien de grand ni de beau ? Il faut l’espérer, mais on ne peut que l’espérer. L’ordre exceptionnel établi dans les répétitions de la Société du Conservatoire, et l’ardeur des membres de cette société célèbre, sont universellement admirés. Or, on ne prise si fort que les choses rares... Presque partout en Allemagne, au contraire, j’ai trouvé l’ordre et l’attention joints à un véritable respect pour le maître et pour les maîtres. Il y en a plusieurs, en effet : l’auteur d’abord, qui dirige lui-même presque toujours les répétitions et l’exécution de son ouvrage, sans que l’amour-propre du chef d’orchestre en soit en rien blessé, — le maître de chapelle, qui est généralement un habile compositeur et dirige les opéras du grand répertoire, toutes les productions musicales importantes dont les auteurs sont ou morts ou absents, — et le maître de concert qui, dirigeant les petits opéras et les ballets, joue en outre la partie de premier violon, quand il ne conduit pas, et transmet, en ce cas, les ordres et les observations du maître de chapelle aux points extrêmes de l’orchestre, surveille les détails matériels des études, a l’œil à ce que rien ne manque à la musique ni aux instruments, et indique quelquefois les coups d’archet ou la manière de phraser les mélodies et les traits, tâche interdite au maître de chapelle, car celui-ci conduit toujours au bâton.
Sans doute, il doit y avoir aussi en Allemagne, dans toutes ces agglomérations de musiciens d’inégale valeur, bien des vanités obscures, insoumises et mal contenues ; mais je ne me souviens pas (à une seule exception près) de les avoir vues lever la tête et prendre la parole ; peut-être est-ce parce que je n’entends pas l’allemand.
Pour les directeurs de chœurs, j’en ai trouvé très peu d’habiles ; la plupart sont de mauvais pianistes ; j’en ai même rencontré un qui ne jouait pas du piano du tout, et donnait les intonations en frappant sur les touches avec deux doigts de la main droite seulement. Et puis on a encore en Allemagne, comme chez nous, conservé l’habitude de réunir toutes les voix du chœur dans le même local et sous un seul directeur, au lieu d’avoir trois salles d’études et trois maîtres de chant pour les répétitions préliminaires, et d’isoler ainsi pendant quelques jours, les soprani et les contralti, les basses et les ténors ; procédé qui économise le temps et amène dans l’enseignement des diverses parties chorales d’excellents résultats. En général, les choristes allemands, les ténors surtout, ont des voix plus fraîches et d’un timbre plus distingué que celles que nous entendons dans nos théâtres ; mais il ne faut pas trop se hâter de leur accorder la supériorité sur les nôtres, et vous verrez bientôt, si vous voulez bien me suivre dans les différentes villes que j’ai visitées, qu’à l’exception de ceux de Berlin, de Francfort, et de Dresde peut-être, tous les chœurs de théâtre sont mauvais ou d’une grande médiocrité. Les Académies de chant doivent, au contraire, être regardées comme une des gloires musicales de l’Allemagne ; nous tâcherons plus tard de trouver la raison de cette différence.
Mon voyage a commencé sous de fâcheux auspices ; les contretemps, les malencontres de toute espèce se succédaient d’une façon inquiétante, et je vous assure, mon cher ami, qu’il a fallu presque de l’entêtement pour le poursuivre et le mener à fin et à bien. J’étais parti de Paris me croyant assuré de donner trois concerts dès le début : le premier devait avoir lieu à Bruxelles, où j’étais engagé par la Société de la Grande Harmonie ; les deux autres étaient déjà annoncés à Francfort par le directeur du théâtre, qui paraissait y attacher beaucoup d’importance et mettre le plus grand zèle à en assurer l’exécution. Et cependant, de toutes ces belles promesses, de tout cet empressement, qu’est-il résulté ? Absolument rien ! Voici comment : Mme Nathan-Treillet avait eu la bonté de me promettre de venir exprès de Paris pour chanter au concert de Bruxelles. Au moment de commencer les répétitions, et après de pompeuses annonces de cette soirée musicale, nous apprenons que la cantatrice venait de tomber assez gravement malade et qu’il lui était, en conséquence, impossible de quitter Paris. Mme Nathan-Treillet a laissé à Bruxelles de tels souvenirs du temps où elle y était prima-donna au théâtre, qu’on peut dire, sans exagération, qu’elle y est adorée ; elle y fait fureur, fanatisme, et toutes les symphonies du monde ne valent pas pour les Belges une romance de Loïsa Puget chantée par Mme Treillet. A l’annonce de cette catastrophe, la Grande Harmonie tout entière est tombée en syncope, la tabagie attenant à la salle des concerts est devenue déserte, toutes les pipes se sont éteintes comme si l’air leur eût subitement manqué, les Grands Harmonistes se sont dispersés en gémissant. J’avais beau leur dire pour les consoler : « Mais le concert n’aura pas lieu, soyez tranquilles, vous n’aurez pas le désagrément d’entendre ma musique, c’est une compensation suffisante, je pense, à un malheur pareil ! » Rien n’y faisait :
Leurs yeux fondaient en pleurs de bière, et nolebant consolari, parce que Mme Treillet ne venait pas. Voilà donc le concert à tous les diables ; le chef d’orchestre de cette société si grandement harmonique, homme d’un véritable mérite, plein de dévouement à l’art, en sa qualité d’artiste éminent, bien qu’il soit peu disposé à se livrer au désespoir, lors même que les romances de Mlle Puget viendraient à lui manquer, Snel enfin, qui m’avait invité à venir à Bruxelles, honteux et confus,
Jurait, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus.
Que faire alors ? s’adresser à la société rivale, la Philharmonie, dirigée par Bender, le chef de l’admirable musique des Guides ; composer un brillant orchestre, en réunissant celui du théâtre aux élèves du Conservatoire ? La chose était facile, grâce aux bonnes dispositions de MM. Henssens, Mertz, Wéry, qui tous, dans une occasion antérieure, s’étaient empressés d’exercer en ma faveur leur influence sur leurs élèves et amis ! Mais c’était tout recommencer sur nouveaux frais, et le temps me manquait, me croyant attendu à Francfort pour les deux concerts dont j’ai parlé. Il fallut donc partir, partir plein d’inquiétude sur les suites que pouvait avoir l’affreux chagrin des dilettanti belges, et me reprochant d’en être la cause innocente et humiliée. Heureusement ce remords-là est de ceux qui ne durent guère, autant en emporte la vapeur, et je n’étais pas depuis une heure sur le bateau du Rhin, admirant le fleuve et ses rives, que déjà je n’y pensais plus. Le Rhin ! ah ! c’est beau ! c’est très beau ! Vous croyez peut-être, mon cher Morel, que je vais saisir l’occasion de faire à son sujet de poétiques amplifications ? Dieu m’en garde ! Je sais trop que mes amplifications ne seraient que de prosaïques diminutions, et d’ailleurs j’aime à croire pour votre honneur que vous avez lu et relu le beau livre de Victor Hugo.
Arrivé à Mayence, je m’informai de la musique militaire autrichienne qui s’y trouvait l’année précédente, et qui avait, au dire de Strauss (le Strauss de Paris), exécuté plusieurs de mes ouvertures avec une verve, une puissance et un effet prodigieux. Le régiment était parti, plus de musique d’harmonie (celle-là était vraiment une grande harmonie !), plus de concert possible ! (je m’étais figuré pouvoir faire en passant cette farce aux habitants de Mayence). Il faut essayer cependant ! Je vais chez Schott, le patriarche des éditeurs de musique. Ce digne homme a l’air, comme la Belle-au-bois-dormant, de dormir depuis cent ans, et à toutes mes questions il répond lentement en entremêlant ses paroles de silences prolongés : « Je ne crois pas... vous ne pouvez... donner un concert... ici... il n’y a pas... d’orchestre... il n’y a pas de... public... nous n’avons pas d’argent !... »
Comme je n’ai pas énormément de... patience, je me dirige au plus vite vers le chemin de fer, et je pars pour Francfort. Ne fallait-il pas quelque chose encore pour compléter mon irritation !... Ce chemin de fer, lui aussi, est tout endormi, il se hâte lentement, il ne marche pas, il flâne, et, ce jour-là surtout, il faisait d’interminables points d’orgue à chaque station. Mais enfin tout adagio a un terme, et j’arrivai à Francfort avant la nuit. Voilà une ville charmante et bien éveillée ! Un air d’activité et de richesse y règne partout ; elle est en outre bien bâtie, brillante et blanche comme une pièce de cent sous toute neuve, et des boulevards plantés d’arbustes et de fleurs dans le style des jardins anglais, forment sa ceinture verdoyante et parfumée. Bien que ce fût au mois de décembre et que la verdure et les fleurs eussent dès longtemps disparu, le soleil se jouait d’assez bonne humeur entre les bras de la végétation attristée ; et, soit par le contraste que ces allées si pleines d’air et de lumière offraient avec les rues obscures de Mayence, soit par l’espoir que j’avais de commencer enfin mes concerts à Francfort, soit pour toute autre cause qui se dérobe à l’analyse, les mille voix de la joie et du bonheur chantaient en chœur au-dedans de moi, et j’ai fait là une promenade de deux heures délicieuse. A demain les affaires sérieuses ! me dis-je en rentrant à l’hôtel.
Le jour suivant donc, je me rendis allégrement au théâtre, pensant le trouver déjà tout préparé pour mes répétitions. En traversant la place sur laquelle il est bâti, et apercevant quelques jeunes gens qui portaient des instruments à vent, je les priai, puisqu’ils appartenaient sans doute à l’orchestre, de remettre ma carte au maître de chapelle et directeur Guhr. En lisant mon nom ces honnêtes artistes passèrent tout à coup de l’indifférence à un empressement respectueux qui me fit grand bien. L’un d’eux, qui parlait français, prit la parole pour ses confrères :
« — Nous sommes bien heureux de vous voir enfin ; M. Guhr nous a depuis longtemps annoncé votre arrivée, nous avons exécuté deux fois votre ouverture du Roi Lear. Vous ne trouverez pas ici votre orchestre du Conservatoire ; mais peut-être cependant ne serez-vous pas mécontent ! » Guhr arrive. C’est un petit homme, à la figure assez malicieuse, aux yeux vifs et perçants ; son geste est rapide, sa parole brève et incisive ; on voit qu’il ne doit pas pécher par excès d’indulgence quand il est à la tête de son orchestre ; tout annonce en lui une intelligence et une volonté musicales ; c’est un chef. Il parle français, mais pas assez vite au gré de son impatience, et il l’entremêle, à chaque phrase, de gros jurons, prononcés à l’allemande, du plus plaisant effet. Je les désignerai seulement par des initiales. En m’apercevant :
« — Oh ! S.N.T.T... c’est vous, mon cher ! Vous
n’avez donc pas reçu ma lettre ?
— Quelle lettre ?
— Je vous ai écrit à Bruxelles
pour vous dire... S.N.T.T... Attendez... je ne parle pas bien... un malheur... c’est un grand malheur !... Ah ! voilà notre régisseur qui me servira d’interprète. »
Et continuant à parler français :
« — Dites à M. Berlioz combien
je suis contrarié ; que je lui ai écrit de ne pas encore venir ;
que les petites Milanollo remplissent le théâtre tous
les soirs ; que nous n’avons jamais vu une pareille fureur du public, S.N.T.T.,
et qu’il faut garder pour un autre moment la grande musique et les grands
concerts.
— Le Régisseur : M. Guhr me charge de
vous dire, monsieur que...
— Moi : Ne vous donnez pas la peine de le
répéter ; j’ai très-bien, j’ai trop bien compris, puisqu’il n’a pas parlé
allemand.
— Guhr : Ah ! ah ! ah ! j’ai parlé français,
S.N.T.T., sans le savoir !
— Moi : Vous le savez très-bien, et je
sais aussi qu’il faut m’en retourner, ou poursuivre témérairement
ma route, au risque de trouver ailleurs quelques autres enfants prodiges
qui me feront encore échec et mat.
— Guhr : Que faire, mon cher, les enfants font
de l’argent, S.N.T.T., les romances françaises font de l’argent,
les vaudevilles français attirent la foule ; que voulez-vous ? S.N.T.T.,
je suis directeur, je ne puis pas refuser l’argent ; mais restez au moins jusqu’à demain,
je vous ferai entendre Fidelio, par Pischek et Mlle
Capitaine, et, S.N.T.T., vous me direz votre sentiment sur nos artistes.
— Moi : Je les crois excellents, surtout sous votre
direction ; mais mon cher Guhr, pourquoi tant jurer, croyez-vous que cela
me console ?
— Ah ! ah ! S.N.T.T., ça se dit en famille. »
(Il voulait dire familièrement.)
Là-dessus le fou rire s’empare de moi, ma mauvaise humeur s’évanouit, et lui prenant la main :
« — Allons, puisque nous sommes en famille, venez boire quelque vin du Rhin, je vous pardonne vos petites Milanollo, et je reste pour entendre Fidelio et Mlle Capitaine, dont vous m’avez tout l’air de vouloir être le lieutenant. »
Nous convînmes que je partirais deux jours après pour Stutgard, où je n’étais point attendu cependant, pour tenter la fortune auprès de Lindpaintner et du roi de Wurtemberg. Il fallait ainsi donner aux Francfortois le temps de reprendre leur sang-froid et d’oublier un peu les délirantes émotions à eux causées par le violon des deux charmantes sœurs, que j’avais le premier applaudies et louées à Paris, mais qui alors, à Francfort, m’incommodaient étrangement.
Et le lendemain, j’entendis Fidelio. Cette représentation est une des plus belles que j’aie vues en Allemagne ; Guhr avait raison de me la proposer pour compensation à mon désappointement ; j’ai rarement éprouvé une jouissance musicale plus complète.
Mlle Capitaine, dans le rôle de Fidelio (Léonore) me parut posséder les qualités musicales et dramatiques exigées par la belle création de Beethoven. Le timbre de sa voix a un caractère spécial qui la rend parfaitement propre à l’expression des sentiments profonds, contenus, mais toujours prêts à faire explosion, comme ceux qui agitent le cœur de l’héroïque épouse de Florestan. Elle chante simplement, très-juste, et son jeu ne manque jamais de naturel. Dans la fameuse scène du pistolet, elle ne remue pas violemment la salle, comme faisait, avec son rire convulsif et nerveux, Mme Schrœder-Devrient, quand nous la vîmes à Paris, jeune encore, il y a seize ou dix-sept ans ; elle captive l’attention, elle sait émouvoir par d’autres moyens. Mlle Capitaine n’est point une cantatrice dans l’acception brillante du mot ; mais de toutes les femmes que j’ai entendues en Allemagne, dans l’opéra de genre, c’est à coup sûr celle que je préférerais ; et je n’avais jamais ouï parler d’elle. Quelques autres m’ont été citées d’avance comme des talents supérieurs, que j’ai trouvées parfaitement détestables.
Je ne me rappelle pas malheureusement le nom du ténor chargé du rôle de Florestan. Il a certes de belles qualités, sans que sa voix ait rien de bien remarquable. Il a dit l’air si difficile de la prison, non pas de manière à me faire oublier Haitzinger, qui s’y élevait à une hauteur prodigieuse, mais assez bien pour mériter les applaudissements d’un public moins froid que celui de Francfort. Quant à Pischek que j’ai pu apprécier mieux quelques mois après dans le Faust de Spohr, il m’a réellement fait connaître toute la valeur de ce rôle du gouverneur que nous n’avons jamais pu comprendre à Paris ; et je lui dois pour cela seul une véritable reconnaissance. Pischek est un artiste ; il a sans doute fait des études sérieuses, mais la nature l’a beaucoup favorisé. Il possède une magnifique voix de baryton, mordante, souple, juste et assez étendue ; sa figure est noble, sa taille élevée, il est jeune et plein de feu ! Quel malheur qu’il ne sache que l’allemand ! Les choristes du théâtre de Francfort m’ont semblé bons, leur exécution est soignée, leurs voix sont fraîches, ils laissent rarement échapper des intonations fausses, je les voudrais seulement un peu plus nombreux. Dans ces chœurs d’une quarantaine de voix réside toujours une certaine âpreté qu’on ne trouve pas dans les grandes masses. Ne les ayant pas vus à l’étude d’un nouvel ouvrage, je ne puis dire si les choristes francfortois sont lecteurs et musiciens ; je dois reconnaître seulement qu’ils ont rendu d’une façon très-satisfaisante le premier chœur des prisonniers, morceau doux qu’il faut absolument chanter, et mieux encore le grand finale où dominent l’enthousiasme et l’énergie. Quant à l’orchestre, en le considérant comme un simple orchestre de théâtre, je le déclare excellent, admirable de tout point ; aucune nuance ne lui échappe, les timbres divers s’y fondent dans un harmonieux ensemble tout à fait exempt de duretés, il ne chancelle jamais, tout frappe d’aplomb ; on dirait d’un seul instrument. L’extrême habileté de Guhr à le conduire, et sa sévérité aux répétitions, sont pour beaucoup, sans doute, dans ce précieux résultat. Voici comment il est composé : 8 premiers violons, — 8 seconds, — 4 altos, — 5 violoncelles, — 4 contre-basses, — 2 flûtes, — 2 hautbois, — 2 clarinettes, — 2 bassons, — 4 cors, — 2 trompettes, — 3 trombones, — 1 timbalier. Cet ensemble de 47 musiciens se retrouve, à quelques très petites différences près, dans toutes les villes allemandes du second ordre ; il en est de même de sa disposition, qui est celle-ci : Les violons, altos et violoncelles réunis, occupent le côté droit de l’orchestre ; les contre-basses sont placées en ligne droite, dans le milieu, tout contre la rampe ; les flûtes, hautbois, clarinettes, bassons, cors et trompettes, forment au côté gauche, le groupe rival des instruments à archets ; les timbales et les trombones sont relégués seuls à l’extrémité du côté droit. N’ayant pas pu mettre cet orchestre à la rude épreuve des études symphoniques, je ne puis rien dire de sa rapidité de conception, de ses aptitudes au style accidenté, humoristique, de sa solidité rhythmique, etc., etc., mais Guhr m’a assuré qu’il était également bon au concert et au théâtre. Je dois le croire, Guhr n’étant pas de ces pères disposés à trop admirer leurs enfants. Les violons appartiennent à une excellente école ; les basses ont beaucoup de son ; je ne connais pas la valeur des altos, leur rôle étant assez obscur dans les opéras que j’ai vu représenter à Francfort. Les instruments à vent sont exquis dans l’ensemble ; je reprocherai seulement aux cors le défaut, très commun en Allemagne, de faire souvent cuivrer le son en forçant surtout les notes hautes. Ce mode d’émission du son dénature le timbre du cor ; il peut dans certaines occasions, il est vrai, être d’un bon effet, mais il ne saurait, je pense, être adopté méthodiquement dans l’école de l’instrument.
A la fin de cette excellente représentation de Fidelio, dix ou douze auditeurs daignèrent, en s’en allant, accorder quelques applaudissements... et ce fut tout. J’étais indigné d’une telle froideur, et comme quelqu’un cherchait à me persuader que si l’auditoire avait peu applaudi, il n’en admirait et n’en sentait pas moins les beautés de l’œuvre :
« — Non, dit Guhr, ils ne comprennent rien, rien du tout, S.N.T.T. ; il a raison, c’est un public de bourgeois. »
J’avais aperçu, ce soir-là, dans une loge, mon ancien ami Ferdinand Hiller, qui a longtemps habité Paris, où les connaisseurs citent encore souvent sa haute capacité musicale. Nous eûmes bien vite renouvelé connaissance et repris nos allures de camarades. Hiller s’occupe d’un opéra pour le théâtre de Francfort ; il écrivit, il y a deux ans, un oratorio, la Chute de Jérusalem, qu’on a exécuté plusieurs fois avec beaucoup de succès. Il donne fréquemment des concerts, où l’on entend, avec des fragments de cet ouvrage considérable, diverses compositions instrumentales qu’il a produites dans ces derniers temps, et dont on dit le plus grand bien. Malheureusement, quand je suis allé à Francfort, il s’est toujours trouvé que les concerts d’Hiller avaient lieu le lendemain du jour où j’étais obligé de partir, de sorte que je ne puis citer à son sujet que l’opinion d’autrui, ce qui me met tout à fait à l’abri du reproche de camaraderie. A son dernier concert il fit entendre, en fait de nouveautés, une ouverture qui fut chaudement accueillie et plusieurs morceaux pour quatre voix d’hommes et un soprano, dont l’effet, dit-on, est de la plus piquante originalité.
Il y a à Francfort une institution musicale qu’on a citée devant moi plusieurs fois avec éloges : c’est l’Académie de chant de Sainte-Cécile. Elle passe pour être aussi bien composée que nombreuse ; cependant, n’ayant point été admis à l’examiner, je dois me renfermer, à son sujet, dans une réserve absolue.
Bien que le bourgeois domine à Francfort dans la masse du public, il me semble impossible, eu égard au grand nombre de personnes de la haute classe qui s’occupent sérieusement de musique, qu’on ne puisse réunir un auditoire intelligent et capable de goûter les grandes productions de l’art. En tout cas, je n’ai pas eu le temps d’en faire l’expérience.
Il faut maintenant, mon cher Morel, que je rassemble mes souvenirs sur Lindpaintner et la chapelle de Stutgard. J’y trouverai le sujet d’une seconde lettre, mais celle-là ne vous sera point adressée ; ne dois-je pas répondre aussi à ceux de nos amis qui se sont montrés comme vous avides de connaître les détails de mon exploration germanique ?
Adieu.
P.-S. — Avez-vous publié quelque nouveau morceau de chant ? On ne parle partout que du succès de vos dernières mélodies. J’ai entendu hier le rondeau syllabique Page et mari, que vous avez composé sur les paroles du fils d’Alexandre Dumas. Je vous déclare que c’est fin, coquet, piquant et charmant. Vous n’écrivîtes jamais rien de si bien en ce genre. Ce rondeau aura une vogue insupportable, vous serez mis au pilori des orgues de Barbarie et vous l’aurez bien mérité.
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1. M. A. Morel est un de mes meilleurs amis, et l’un des plus excellents musiciens que je connaisse. Ses compositions ont un mérite réel. Il est aujourd’hui directeur du conservatoire de Marseille.
2. Le nom de Strauss est célèbre
aujourd’hui dans toute l’Europe dansante ; il est attaché à
une foule de valses capricieuses, piquantes, d’un rhythme neuf, d’une désinvolture
gracieusement originale, qui ont fait le tour du monde. On conçoit
donc qu’on tienne beaucoup à ne pas voir de telles valses contrefaites,
un pareil nom contreporté.
Or, voici ce qui arrive. Il y a un Strauss
à Paris, ce Strauss a un
frère ; il y a un Strauss à Vienne, mais ce Strauss n’a point de frère ! c’est la seule différence
qui existe entre les deux Strauss. De là des quiproquos fort désagréables
pour notre Strauss, qui dirige avec une verve digne de son nom les bals
de l’Opéra-Comique et tous les bals particuliers donnés par l’aristocratie. Dernièrement, à
l’ambassade d’Autriche, un Viennois, quelque faux Viennois, à coup sûr, aborde Strauss
et lui dit en langue autrichienne : « Eh ! bonjour, mon cher Strauss ; que je suis
aise de vous voir ! Vous ne me reconnaissez pas ? — Non, monsieur. — Oh !
je vous reconnais bien, moi, quoique vous ayez un peu engraissé ;
il n’y a d’ailleurs que vous pour écrire de pareilles valses. Vous
seul pouvez diriger et composer ainsi un orchestre de danse, il n’y a qu’un
Strauss. — Vous êtes bien bon ; mais je vous assure que le Strauss
de Vienne a aussi du talent. — Comment ! le Strauss de Vienne ? Mais c’est
vous ; il n’y en a pas d’autre. Je vous connais bien ; vous êtes pâle,
il est pâle ; vous parlez autrichien ; il parle autrichien ; vous faites
des airs de danse ravissants. — Oui. — Vous accentuez toujours le temps
faible dans la mesure à trois temps. — Oh ! le temps faible, c’est
mon fort ! — Vous avez écrit une valse intitulée le Diamant ? — Étincelante ! — Vous parlez hébreu ? — Very well. — Et anglais ?
— Not at all. — C’est cela même, vous êtes Strauss ; d’ailleurs votre nom est sur
l’affiche ? — Monsieur, encore une fois, je
ne suis pas le Strauss de Vienne ; il n’est pas le seul qui sache syncoper
une valse et rhythmer une mélodie à contre-mesure. Je suis
le Strauss de Paris ; mon frère, qui joue très bien du violon
et que voilà là-bas, est également Strauss. Le Strauss
de Vienne est Strauss. Ce sont trois Strauss. — Non, il n’y a qu’un Strauss,
vous voulez me mystifier. » Là-dessus le Viennois incrédule,
de laisser notre Strauss fort irrité et très en peine
de faire constater son identité ; tellement qu’il est venu me trouver
afin que je le débarrasse de cette sosimie. Donc pour cela faire, j’affirme que
le Strauss de Paris, très-pâle, parlant
à merveille l’autrichien et l’hébreu, et assez mal le français
et pas du tout l’anglais, écrivant des valses entraînantes,
pleines de délicieuses coquetteries rhythmiques, instrumentées
on ne peut mieux, conduisant d’un air triste, mais avec un talent incontestable,
son joyeux orchestre de bal ; j’affirme dis-je, que ce Strauss habite Paris
depuis fort longtemps, qu’il a, depuis dix ans, joué de l’alto à
tous mes concerts ; qu’il fait partie de l’orchestre du
Théâtre-Italien ; qu’il va tous les étés gagner beaucoup d’argent à
Aix, à Genève, à Mayence, à Munich, partout
excepté à Vienne, où il s’abstient d’aller par égard
pour l’autre Strauss, qui pourtant, lui, est venu une fois à Paris.
En conséquence, les Viennois n’ont qu’à se le tenir pour dit, garder leur Strauss et nous laisser le
nôtre. Que chacun rende enfin à Strauss ce qui n’est pas à
Strauss, et qu’on n’attribue plus à Strauss ce qui est à Strauss ; autrement on finirait, telle est la force des préventions,
par dire que le strass de Strauss vaut mieux que le diamant de Strauss,
et que le diamant de Strauss n’est que du stras.