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Voyez aussi Textes et Documents; Berlioz et sa musique: auto-emprunts
L’histoire de la composition et des exécutions de l’ouverture du Carnaval romain est bien documentée dans les écrits de Berlioz; il est donc commode de commencer avec quelques citations extraites de la correspondance du compositeur.
À l’éditeur A. J. Benacci-Peschier (CG no. 850; 24 septembre 1843):
J’écris en ce moment une ouverture brillante et peu difficile intitulée: ouverture du Carnaval Romain; si par hasard il vous convenait de l’éditer cet hiver après que je l’aurai fait entendre ici dans un de mes concerts, je serais charmé de pouvoir m’arranger avec vous pour cela.
À George Hogarth, secrétaire de la Royal Philharmonic Society de Londres (CG no. 1567; 13 février 1853):
Je suis presque honteux, mon cher monsieur Hogarth, de vous entretenir de pareils détails, d’autant plus que c’est une véritable joie pour moi de savoir cette ouverture entre les mains de M. Costa qui est bien l’homme du monde le plus propre à en faire comprendre le caractère et à lui donner ce fuoco transteverino sans lequel elle ne produit pas le quart de son effet.
Vous saurez aussi qu’il faut pour exécuter ce morceau (en outre des instruments que l’orchestre de la Société Philharmonique possède) deux cornets à piston très forts (Kœnig et un autre par exemple) plus un tambour de basque (tambourin) un triangle et une paire de cymbales. Mais il ne faut pas d’ophicléide ni de grosse caisse.
Le solo de cor anglais n’exige pas un artiste spécial il doit être joué par le 1er Hautbois (qui change d’instrument). M. Barré le jouera à merveille.
À George Hogarth (CG no. 1571; 23 février 1853):
Cette ouverture, je suis bien aise de vous en informer, est celle du deuxième acte de mon opéra de Benvenuto Cellini; elle est faite avec deux thèmes de cette partition: L’Andante est tiré du Duo entre Benvenuto et Teresa, l’allegro est fait avec le double chœur des Saltimbanques et des masques, chœur chanté et dansé sur la place Colonne, au dernier soir du Carnaval. Mais le mélange des deux thèmes que vous remarquerez dans le milieu de l’allegro, n’existe que dans l’ouverture.
Ces lettres méritent quelques mots de commentaire. Berlioz commence à écrire l’ouverture à l’automne de 1843, à un moment où il est toujours en train de rédiger pour le Journal des Débats ses lettres sur ses récents voyages in Allemagne. La composition de l’ouverture prend plusieurs mois, et est achevée au début de janvier 1844, comme il ressort d’une lettre datée du 10 janvier à son éditeur Maurice Schlesinger (CG no. 878) dans laquelle il déclare ‘Me voilà débarrassé de mon ouverture; je la finis à l’instant’. Il est frappant que, plusieurs mois avant d’avoir achevé l’ouverture, et bien avant d’avoir eu l’occasion de la faire entendre (la première exécution aura lieu le 3 février 1844), Berlioz est sûr d’avance de son succès et est déjà en quête d’un éditeur (alors que plus tôt dans sa carrière il avait tenu à retarder la publication de ses symphonies). L’ouverture est publiée la même année (1844), pas par l’éditeur auquel il s’était adressé (CG no. 850), mais par Schlesinger. Elle est dédiée au Prince de Hohenzollern-Hechingen, qui l’avait invité pendant l’hiver de 1842-3 à sa résidence à Hechingen pour y donner un concert; Berlioz raconte sa visite dans sa deuxième lettre sur son voyage en Allemagne (Journal des Débats, 20 août 1843, qu’il reprendra dans ses Mémoires). Berlioz avait raison d’avoir confiance dans les mérites de son ouvrage: le Carnaval romain est la plus brillante de ses ouvertures, et la plus fréquemment exécutée de son vivant (voir la liste des exécutions ci-dessous). Elle est restée populaire après sa mort et a fait l’objet de nombreux enregistrements.
L’ouverture est un chef-d’œuvre d’instrumentation et d’imagination, et la partition mérite d’être étudiée de près. Comme toujours Berlioz est judicieux dans le choix et l’utilisation de ses instruments. L’ouvrage est écrit pour un orchestre symphonique normal, comme Berlioz le souligne dans sa première lettre à George Hogarth (CG no. 1567), mais il y ajoute plusieurs instruments. La sonorité très caractéristique du cor anglais est employée pour présenter la mélodie de l’andante (mesure 21 et suivantes), et plus tard pour fournir un contrepoint à sa deuxième exposition par les altos (mesure 45 et suivantes); mais l’instrument reste silencieux pour tout l’allegro, pour lequel le joueur prend à sa place le premier hautbois. Les deux cornets à piston sont choisis en partie pour leur capacité à jouer toute la gamme chromatique de leur étendue (par exemple mesures 152-8, 249-55), à l’encontre des trompettes naturelles dont Berlioz disposait à l’époque, et en partie pour leur grande agilité dans le mouvement rapide de l’allegro (mesures 343-8, 352-5. 397-400): d’où l’exigeance de Berlioz pour des instrumentistes de première force. Berlioz omet à dessein l’ophicléïde, pour maintenir la légèreté de l’ensemble et éviter d’alourdir la basse. Les trombones sont utilisées avec beaucoup de retenue mais aussi de façon éclatante: elles restent silencieuses pendant tout l’andante et la première partie de l’allegro, puis commencent à se faire entendre par petites touches brèves (mesures 158-60, 255-6, 274-5), entrent à nouveau plus tard, mais discrètement d’abord (mesure 315 et suivantes), puis dans un crescendo entraînant qui mène au retour triomphal du thême principal dans un tutti ponctué par le contrepoint éclatant des trombones dans leur registre aigu (mesure 344 et suivantes). On pourrait poursuivre cette analyse jusqu’à la fin de l’ouverture (mesures 372-87, 403-46). Le rôle de la percussion n’est pas moins caractérisé: Berlioz omet la grosse caisse, trop lourde et sans doute déplacée dans cette musique leste, mais outre les cymbales il ajoute le triangle et le tambour de basque avec ses grelots, instruments légers parfaitement adaptés pour rythmer et faire scintiller la musique dansante de carnaval. Comme souvent chez Berlioz, la percussion est utilisée dans la nuance piano et pas seulement pour renforcer l’éclat des tutti. Voir par exemple le magnifique passage dans l’andante où la percussion accompagne de façon inattendue la mélodie en canon (mesures 53-60), ou dans l’allegro la gradation des nuances, de ppp à pp puis p et subitement ff (mesures 194-225).
L’ouverture du Carnaval romain est sans doute aussi le plus bel exemple de l’art de Berlioz dans la transposition de musique vocale à des fins instrumentales. Comme la lettre à Hogarth le dit (CG no. 1571), l’ouverure est construite essentiellement à partir de deux thèmes, ou groupes de thèmes, tirés de l’opéra Benvenuto Cellini. L’andante initial dérive du duo entre Cellini et Teresa au premier acte, et l’allegro de la musique du carnaval au deuxième acte. Mais Berlioz modifie à sa manière les tonalités de l’original: le duo est transposé de la bémol en (successivement) ut majeur, mi majeur, et finalement la majeur; la musique du carnaval est transposée de fa majeur à la majeur, qui a plus d’éclat à l’orchestre. On pourrait avancer que la version pour orchestre renchérit sur l’original. Le développment du thème de l’andante a beacoup plus de couleur et de variété que la version dans l’opéra, et de même pour la musique du carnaval. Dans l’opéra le carnaval est lancé forte et n’amène des contrastes de nuance que plus tard, alors que dans l’ouverture la musique commence p sur les cordes en sourdine avec des répliques délicates des instruments à vent (mesure 78 et suivantes), créé par ce moyen une atmosphère d’attente, puis surprend l’auditeur avec l’arrivée subite de la ritournelle principale fortissimo (mesure 128 et suivantes). Berlioz utilise les ressources multiples de l’orchestre pour donner plus de variété et de contrastes que dans l’opéra. Il surprend aussi l’auditeur en ramenant le thème de l’andante au milieu de l’allegro, d’abord p dans un fugato lancé par les bassons (mesure 304 et suivantes), plus tard forte avec les trombones (mesure 372 et suivantes). Combien d’auditeurs se doutent que la musique du saltarello était à l’origine dans l’opéra un chœur chanté avec des paroles? L’utilisation d’instruments d’orchestre permet d’articuler la musique avec beaucoup plus de clarté qu’il n’est possible avec un chœur sur la scène.
On a dit ci-dessus que Berlioz avait raison d’être persuadé d’avance du succès de son ouvrage, qui devint populaire presque immédaitement, et reçut pas moins de six exécutions dans les premiers mois de 1844, dont deux dans une transcription pour deux pianos. La publication ne se fit pas attendre, et d’autres chefs d’orchestre furent donc tentés de diriger eux-mêmes l’ouvrage. Dans les tables ci-dessous les exécutions non dirigées par Berlioz sont signalées par an *astérisque.
Exécutions à Paris et en France
(Sauf indication contraire toures les exécutions eurent lieu à Paris)
1844: 3 février (Salle Herz; Mémoires chapitre 48); *1er avril (arrangement pour 2 pianos par Pixis); 6 avril (Opéra-Comique); 12 avril (Salle Herz); 4 mai (Salle Ventadour): *11 mai (arrangement pour 2 pianos par Pixis)
1845: 19 janvier (Cirque Olympique; voir les commentaires (en anglais) de Charles Hallé sur cette exécution; 20 & 24 juillet (Lyon; CG no. 977)
1849: *16 avril (CG no. 1256)
1850: *20 janvier (Société Sainte-Cécile. dirigé par Seghers; selon Peter Bloom, Mémoires de Berlioz [2019] p. 800 n. 51. c’est cette exécution à laquelle Berlioz fait allusion dans le Post-Scriptum de ses Mémoires
1853: *20 février (dirigé par Pasdeloup); *4 décembre (chef d’orchestre pas connu)
1859: *17 février (dirigé par Mohr); 8 June (Bordeaux)
1862: *2 mars (dirigé par Pasdeloup)
1863: 8 février & 22 février (Salle Martinet; CG no. 2699)
1865: *8 avril (Liège; chef d’orchestre pas connu)
1866: *4 février (dirigé par Pasdeloup)
1869: *7 février (dirigé par Pasdeloup)
1845: 16, 23 & 29 novembre, 17 décembre (Vienne; CG no. 1011; Mémoires, chapitre 56)
1846: 11 janvier & 1er février (Vienne); 19 & 25 janvier, 31 mars (Prague; CG no. 1031; 15 & 20 février (Pesth); 20 mars (Breslau); 24 avril (Brunswick)
1847: 15 & 25 mars, 5 mai (St. Pétersbourg; Mémoires, chapitre 56); 29 mai (Riga; CG no. 1113)
1848: 7 & 9 février, 29 juin (Londres; CG no. 1162)
1853: 30 mai (Londres; CG nos. 1567, 1568, 1571, 1598; 11 août (Bade); 23 ou 30 octobre (Brunswick; CG nos. 1636, 1644); 22 novembre (Brême); 1er décembre (Leipzig)
1854: 29 avril & 1er mai (Dresde)
1855: 17 mars (Bruxelles)
1856: *13 avril (New York; dirigé par Carl Bergmann)
1857: *24 janvier (Boston; chef d’orchestre pas connu)
1861: *9 novembre (New York; dirigé par Carl Bergmann)
1862: Mars (Londres; chef d’orchestre pas connu)
1863: 19 avril (Löwenberg)
1864: *date? (New York; chef d’orchestre pas connu)
1866: *11 février (Bruxelles; dirigé par Adolphe Samuel; CG no. 3100); *15 décembre (New York; dirigé par Carl Bergmann)
1867: 14 décembre (St Pétersbourg); *28 décembre (Philadelphie; dirigé par Theodore Thomas)
1868: 8 janvier (Moscou)
Pour conclure, donnons la parole à une admiratrice de Berlioz, Félicie Houry, qui lui écrit après avoir entendu une des dernières exécutions de l’ouverture données à Paris par Berlioz en février 1863 (CG no. 2699; 3 mars 1863):
L’ouverture du Carnaval Romain qu’on pourrait plus justement nommer la grande Symphonie Romaine (et que j’ai entendue aussi au concert Pasdeloup) [2 mars 1862] est un vrai chef d’œuvre. Quelle véhémence d’inspiration, quelle fougue, quelle spontanéité — comme c’est émouvant à entendre! — cette musique-là ne vieillira jamais!
L’allegro principal porte l’indication de métronome: noire pointée = 156. Comme l’a suggéré Hugh Macdonald il s’agit sans doute d’une erreur, et le chiffre véritable devrait être 152, comme dans la musique du carnaval dans l’opéra. D’ailleurs, le chiffre de 156 n’existe pas sur l’échelle du métronome (voyez Berlioz Studies, ed. Peter Bloom [Cambridge University Press, 1992], p.22). Cette interprétation a été adoptée ici.
Ouverture:
Le Carnaval Romain (durée 8'38")
— Partition en grand format
— Partition en format pdf
(fichier créé le 11.06.2000; révision le 18.09.2001)
© Michel Austin pour toutes partitions et texte sur cette page
Cette page revue et augmentée le 1er mars 2022.