FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 3 NOVEMBRE 1852 [p. 1].
THÉATRE-LYRIQUE.
Flore et Zéphire, opéra-comique en un acte, de M. de
Leuven, musique de M. Gautier.
Je suis bien en retard avec le Théâtre-Lyrique, d’autant plus en retard qu’il avance, lui, dans la production des œuvres nouvelles avec une rapidité effrayante. Il nous a donné dans le même mois trois opéras tout neufs, sans compter la reprise de la Gazza ladra. Sur ces trois opéras tout neufs, deux sont de MM. de Leuven et Gautier, et tous les deux ont réussi, et tous les deux contiennent de fort jolies choses.
Flore et Zéphire ne justifie peut-être pas complétement l’éloge de nouveauté que je viens de lui adresser, s’il est vrai, comme le prétendent les érudits en matière théâtrale, que le sujet en soit emprunté à un ancien vaudeville intitulé : les Vieux Péchés. Mais je suis assez peu familier avec les chefs-d’œuvre de cet intéressant répertoire pour n’avoir jamais entendu parler des Vieux Péchés ; grâce à cette heureuse ignorance, le sujet de Flore et Zéphire donc conserve pour moi sa fleur de nouveauté.
M. et Mme Derbois habitent une petite ville de province où ils se font remarquer par la rigidité de leurs principes religieux et leur sévérité dans le choix des personnes avec lesquelles ils consentent à avoir des relations. Ils professent pour les artistes surtout le plus profond mépris. Une jeune nièce qu’ils ont et qu’ils élèvent comme une servante est aimée d’un garçon nommé Saturnin, qui occupe le pupitre de première clarinette à l’orchestre du théâtre de la petite ville. Il a eu la hardiesse de demander la main de Mariette à ses grands parens, et depuis le jour où il a commis cette démarche malséante, l’entrée de la maison lui est interdite. « Un musicien ! Fi donc ! » Les deux vieux époux n’ont garde, on le pense bien, de mettre jamais les pieds au théâtre ; ils se compromettraient sous tous les rapports. Pourtant on annonce un ancien ballet de l’Opéra Flore et Zéphire ! et les deux vieillards ne peuvent résister au désir de voir cette œuvre chorégraphique dont le titre seul parait les émouvoir vivement. Ils font l’un et l’autre une toilette rétrospective si fort en désaccord avec les modes actuelles, que leur apparition dans la salle de spectacle est le signal d’une rumeur peu flatteuse pour leur amour-propre et qui va toujours croissant. Ils finissent par s’en apercevoir, et quittent leur loge bouffis d’indignation. A peine rentrés, ils donnent carrière à leur colère et se livrent en outre à la plus impitoyable critique du talent des deux danseurs chargés des rôles de Flore et de Zéphire. « Quelle pitié! disent-ils, comme ils nous ont défiguré ces personnages délicieux ! Point de grâces, point de souplesse. Ah ! que vous étiez différente, ma chère, quand je voltigeais autour de vous à l’Opéra ! — Ah ! que vous étiez séduisant, mon cher, quand vous m’enleviez sur un nuage ! — Et notre pas de deux ! Tra, la, la, la ! quelle divine musique ! Vous partiez de la coulisse gauche, troisième plan. — Et vous, de la droite, cinquième plan. — Et nous nous rejoignions ainsi sur le milieu de la scène. Tra, la, la, la ! » Et nos deux vieillards de se livrer aux plus essoufflantes gambades en fredonnant de leurs voix cassées l’air du pas de deux de Flore et Zéphire, le fameux solo de clarinette. Mais quoi ! est-ce une illusion, est-ce un effet de leur imagination exaltée par de si chers souvenirs ! Voici le son de la clarinette elle-même qui se fait entendre, voici l’illustre solo parfaitement exécuté !
Bien plus, voici le pavillon du mélodieux instrument qui s’avance horizontalement, à demi caché par le tapis d’une table. Les deux danseurs s’arrêtent, en voyant se lever devant eux, sa clarinette aux dents, le brave Saturnin. Il avait profité d’un entr’acte pour venir dire un petit bonsoir à Mariette, en l’absence des deux vieillards aperçus par lui dans leur loge. Le retour précipité de ceux-ci a brusquement interrompu l’amoureux tête-à-tête, Mariette s’est enfuie, et Saturnin s’est caché sous la table, d’où, en assistant à la scène que nous venons de décrire, il a surpris le secret de l’ancienne profession des deux viellards. Ces fiers contempteurs des artistes ne sont que des danseurs émérites, des pensionnaires de l’Académie royale de Musique de Paris. C’est bon à savoir et meilleur encore à faire savoir. M. et Mme Derbois comprennent l’importance du faux pas qu’ils viennent de faire, et, pour s’en relever convenablement, ils ont recours à une assemblée de famille, prient Mariette d’oublier les flic-flac qu’elle a si souvent reçus sur les deux joues, Saturnin de ne plus songer qu’il fut jeté battu à la porte de la maison, et unissent les deux amans, dont les accens de tendresse, renforcés des sons de la clarinette de Saturnin, ont enfin éveillé un écho dans leur cœur.
Il y a de la fraîcheur dans la partition de M. Gautier ; le style mélodique y est souvent élégant, vif et dramatique ; l’orchestre y est traité d’une façon adroite et avec une réserve pleine de bon sens. Ce n’est pas une instrumentation somptueuse (elle ne doit pas l’être pour un pareil sujet) ; elle n’est point mesquine ou pauvre non plus : elle est aisée.
L’ouverture, dont la première partie est en vieux style, a de la verve et un entrain de bon goût. Le premier duo « Cet instrument, ce modeste trésor », manque un peu d’originalité. Il y en a davantage dans le quatuor « Qu’ai-je vu ! » Les couplets de Mariette « Pauvre garçon » sont pleins de distinction, et les rafales d’orchestre, mêlées de temps en temps au solo de clarinette de Saturnin, qui joue au dehors l’air : « Il pleut, bergère », produisent un contraste d’un comique excellent. Le thème piteux de la clarinette est ramené à la fin avec beaucoup de bonheur. On a redemandé ce morceau. Je citerai encore des couplets à trois temps dont le style est élégant, et le duo très bien fait en style rococo :
Avec mon habit de satin.
L’autre opéra qu’ont donné, quinze jours après Flore et Zéphire, MM. de Leuven et Gautier se nomme Choisy-le-Roi. Mme de Pompadour est en disgrâce ; elle s’est retirée à sa campagne de Choisy, où elle fait la connaissance d’un marquis surintendant des plaisirs secrets de Louis XV. S. M., en chassant, a entrevu une bachelette qui lui plaît ; notre marquis est chargé de la trouver et de la conduire à une audience particulière que le roi veut bien lui accorder. Il confie ce louable projet à sa voisine de campagne, qui en profite pour se déguiser en paysanne, se présenter au roi je ne sais plus comment, et rentrer en grâce en mystifiant l’imprudent marquis.
Les qualités que j’ai signales dans la partition de Flore et Zéphire se retrouvent dans celle-ci. L’ouverture contient un joli solo de hautbois, un peu trop long, un curieux effet d’instrumens à vent bien groupés, et un piquant allegro à trois temps. L’air : « Colas ! Colas ! » de Mme de Pompadour ne manque pas d’originalité. Il y a peu de caractère dans celui de Colas : « Je suis gentil », et le chœur des paysans se fait remarquer par sa franchise rhythmique et de jolies modulations. Mlle Petit-Brière débutait dans le rôle de Mme de Pompadour : sa voix est fraîche, assez étendue ; elle chante juste. Mlle Petit-Brière a complétement réussi.
Il me reste à raconter maintenant ce qui se passe à la Ferme de Kilmoor. Tel est le titre de l’opéra en deux actes que nous ont donné la semaine dernière MM. Deslys et Woestin, et dont M. Varney, l’ex-chef d’orchestre du Théâtre-Lyrique, a écrit la partition.
Il y a là un gros paysan, un de ces abcès de vertu et de générosité qu’on ne voit poindre que dans les romans et les opéras-comiques. D’ailleurs il se nomme Bob. Ce Bob a la rage de recueillir des orphelines et de leur servir de père… en attendant. Il en a déjà recueilli deux, dont l’une mendiait sur les grandes routes, et l’autre est fille du ministre du village. Le révérend, à son lit de mort, a fait comme le Spartiate Eudamidas, il a légué sa fille à Euryclée, c’est-à-dire à Bob, pour prendre soin d’elle et la marier avec la plus forte dot qu’il pourra lui donner. Bob-Euryclée a noblement accepté le legs, et le voilà occupé de l’éducation et de l’établissement des deux orphelines. La ferme de Bob est proche du château d’un baronnet quelconque. Ce baronnet a un neveu, sir Francis Mac-Yvor, riche en lettres de change protestées, pauvre d’esprit, et amoureux de l’une des orphelines, de Suzannah, l’ex-mendiante. Il refuse pour elle d’épouser sa cousine, la charmante Lucy, qui joint à une foule de dons naturels et acquis la séduction de deux mille livres sterling de rente. Et pourtant Suzannah est incorruptible. L’oncle baronnet, indigné du refus de son neveu, le met brutalement à la porte de son château, et l’engage à épouser sa mendiante et à se faire paysan, laboureur, conducteur de bestiaux pour gagner sa vie. Sir Francis prend la raillerie au bond, court à la ferme de Kilmoor et demande à Bob de le recevoir parmi ses garçons de ferme. Il veut devenir un homme utile, un honnête paysan, et épouser Suzannah. Une charrue et son cœur ! s’écrie-t-il plein d’enthousiasme.
Hélas ! ce qui enrage ne dure pas, dit le proverbe. Sir Francis est bientôt las de se lever à quatre heures du matin pour aller faucher, faner, panser ses bêtes, sans pouvoir seulement trouver une bonne heure de loisir à bien employer auprès de sa bien-aimée. Suzannah, de son côté, est toujours occupée avec ses vaches, ses poules, ses pigeons ; elle bat le beurre, elle nettoie le colombier, et ne trouve jamais à dire en passant à son amoureux que des douceurs comme celles-ci : « Paresseux ! laissez-moi donc ! on vous attend au pré. Vous perdez votre temps ! » L’autre se lasse à la fin ; il peste, il tempête contre l’innocente vie des champs et pense aux beaux yeux bleus de sa cousine Lucy et aux beaux yeux d’or de sa cassette. Justement voici venir un message de l’oncle baronnet, lequel, persuadé que son neveu est un peu moins épris maintenant des charmes de la vie champêtre, renouvelle ses offres à sir Francis. Celui-ci trouve la proposition d’autant plus acceptable, que certaines gens à mine de recors rôdent depuis deux jours autour de la ferme, et que lui, sir Francis, croit déjà voir s’entrebâiller les portes de la prison. En conséquence, il n’accepte pas. Francis a de 1’honneur, bien qu’il ne paie pas ses dettes : il a promis d’épouser Suzannah, il remplira son devoir. Ce mot devoir est recueilli par la pauvre fille ; elle en comprend la portée. Reproches, larmes, sanglots, yeux rouges et tout ce qui s’ensuit. Sir Francis est fort sot ; il ne sait sur quel pied danser, quand l’autre orpheline, la fille d’Eudamidas, qui a deviné le secret d’Euryclée, vient mettre tout le monde d’accord. « Vous n’aimez pas Suzannah, dit-elle à Francis, vous aimez moins encore la vie, les mœurs et les travaux des paysans ; retournez à votre cousine et à son beau château. Quant à Suzannah, qui croit avoir un attachement sérieux pour vous, elle se trompe, et je vais le lui prouver. Voilà Bob, un vrai paysan, un vrai travailleur, un vrai cœur fidèle, il t’aime, lui. — Il m’aime ? — Oui, et de telle force, que si je ne l’eusse retenu, il voulait hier, par désespoir d’amour, s’embarquer pour l’Australie en nous laissant sa ferme. Il n’est pas homme à abuser des droits que ses bienfaits lui donnent sur nous. Il n’ignore pas que chez les montagnards écossais l’hospitalité se donne et ne se vend jamais. Voilà le mari qui te convient, tu l’aimeras tout à l’heure ; allons, vite la main ! » Suzannah regarde Bob, Bob regarde Suzannah, ils se tendent la main, et sir Francis court au château épouser sa cousine.
Ce drame n’a rien d’immoral, et pourtant il ne confirme point la vérité du vieil adage : « Un bienfait n’est jamais perdu » ; car Bob a commis deux bienfaits : il a recueilli deux orphelines et il n’en épouse qu’une ; donc il y a un bienfait de perdu. Heureusement le Théâtre-Lyrique s’occupe un peu plus de musique que de morale, à l’inverse du Grand-Opéra, qui a pris pour devise : La morale avant tout !
La partition de M. Varney contient
plusieurs morceaux bien faits, qui ne seront pas perdus. Ce sont les
couplets de Suzannah, un sextuor sans accompagnement au premier acte et un
air de Bob au second. Le reste m’a paru d’un style incertain, qui
dénote chez le compositeur peu d’habitude d’écrire, et peu de
confiance en lui-même. Le temps et l’exercice du talent réel qu’il
possède lui feront acquérir l’une et l’autre. Grignon fils, Mlle
Rouvroy et Mlle Guichard se sont bien acquittés des rôles de
Bob et des deux orphelines. On leur a jeté force bouquets !
— On parle depuis quelques jours d’une nouvelle réorganisation des musiques militaires. M. le général Saint-Arnaud est du très petit nombre d’hommes d’Etat qui s’intéressent à l’art musical, qui l’aiment réellement et cherchent à le protéger. Il faut donc espérer beaucoup de son bon vouloir et de ses connaissances spéciales, dans cette occasion. On songerait, dit-on, à introduire définitivement dans les orchestres militaires, les instrumens doux de Sax, tels que les saxophones grands et petits, que l’on confond trop souvent avec les saxhorns et toute leur famille de stentors en cuivre à embouchures. Nous souhaitons vivement que cette addition soit adoptée, et surtout maintenue si on l’adopte, et qu’il en soit de même pour divers projets proposés à M. le ministre de la guerre dans le but de rendre meilleure et moins précaire la position des musiciens dans l’armée.
H. BERLIOZ.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er novembre 2010.
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