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MÉMOIRES

de

HECTOR BERLIOZ

POST-SCRIPTUM

Lettre adressée avec le manuscrit de mes mémoires à M. *** qui me demandait
des notes pour écrire ma biographie
.

Monsieur,

    Vous désirez connaître les causes de l’opposition que j’ai rencontrée à Paris comme compositeur pendant vingt-cinq ans. Ces causes furent nombreuses ; fort heureusement elles ont en partie disparu. La bienveillance de toute la presse (en exceptant la Revue des Deux-Mondes, dont la critique musicale est confiée à un monomane, et dont le directeur m’honore de sa haine) à l’occasion de mon dernier ouvrage l’Enfance du Christ, semble le prouver. Plusieurs personnes ont cru voir dans cette partition un changement complet de mon style et de ma manière. Rien n’est moins fondé que cette opinion. Le sujet a amené naturellement une musique naïve et douce, et par cela même plus en rapport avec leur goût et leur intelligence, qui, avec le temps, avaient dû en outre se développer. J’eusse écrit l’Enfance du Christ de la même façon il y a vingt ans.

    La principale raison de la longue guerre qu’on m’a faite est dans l’antagonisme existant entre mon sentiment musical et celui du gros public parisien. Une foule de gens ont dû me regarder comme un fou, puisque je les regarde comme des enfants ou des niais. Toute musique qui s’écarte du petit sentier où trottinent les faiseurs d’opéras-comiques fut nécessairement, pendant un quart de siècle, de la musique de fou pour ces gens-là. Le chef-d’œuvre de Beethoven (la 9e symphonie) et ses colossales sonates de piano, sont encore pour eux de la musique de fou.

    Ensuite j’ai eu contre moi les professeurs du Conservatoire ameutés par Cherubini et par Fétis, dont mon hétérodoxie en matière de théories harmoniques et rhythmiques avait violemment froissé l’amour-propre et révolté la foi. Je suis un incrédule en musique, ou, pour mieux dire, je suis de la religion de Beethoven, de Weber, de Gluck, de Spontini, qui croient, professent et prouvent par leurs œuvres que tout est bon ou que tout est mauvais ; l’effet produit par certaines combinaisons devant seul les faire condamner ou absoudre.

    Maintenant les professeurs même les plus obstinés à soutenir l’autorité des vieilles règles s’en affranchissent plus ou moins dans leurs œuvres.

    Il faut compter encore parmi mes adversaires les partisans de l’école sensualiste italienne, dont j’ai souvent attaqué les doctrines et blasphémé les dieux.

    Aujourd’hui je suis plus prudent. J’abhorre toujours, comme je les abhorrais autrefois, ces opéras proclamés par la foule des chefs-d’œuvre de musique dramatique, mais qui sont pour moi d’infâmes caricatures du sentiment et de la passion ; seulement j’ai la force de n’en plus parler.

    Toutefois ma position de critique continue à me faire de nombreux ennemis. Et les plus ardents dans leur haine sont moins encore ceux dont j’ai blâmé les œuvres, que ceux dont je n’ai pas parlé ou que j’ai mal loués. D’autres ne me pardonneront jamais certaines plaisanteries. J’eus l’imprudence, il y a dix-huit ou vingt ans, de faire la suivante à propos d’un très-plat petit ouvrage de Rossini. Ce sont trois cantiques intitulés : la Foi, l’Espérance et la Charité. Après les avoir entendus, j’écrivis je ne sais où, en parlant de l’auteur : Son Espérance a déçu la nôtre, sa Foi ne transportera pas des montagnes, et quant à la Charité qu’il nous a faite elle ne le ruinera pas.

    Vous jugez de la fureur des rossinistes ; bien que j’eusse écrit ailleurs une longue analyse admirative de Guillaume Tell, et répété à satiété que le Barbier est un des chefs-d’œuvre du siècle.

    M. Panseron m’ayant envoyé un prospectus ridicule où il annonçait en français de portière, l’ouverture d’un cabinet de consultations musicales, où les amateurs auteurs de romances pouvaient aller faire corriger leurs productions pour la somme de 100 francs ; je publiai la chose dans le Journal des Débats ; j’insérai même en entier le prospectus de M. Panseron, mais sous ce titre :

CABINET DE CONSULTATIONS POUR LES MÉLODIES SECRÈTES.

    Quelques années auparavant M. Caraffa avait fait représenter un opéra intitulé la Grande-Duchesse. Cet ouvrage n’eut que deux représentations. Après la deuxième, ayant à en rendre compte, je me bornai à citer les paroles célèbres de Bossuet dans son oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre : Madame se meurt, Madame est morte ! M. Caraffa ne m’a pas pardonné. Il faut avouer que je lâchais aussi parfois dans la conversation des paroles qu’on pouvait prendre pour de véritables coups de poignard. Un soir, j’étais chez mon ami d’Ortigue avec quelques personnes, parmi lesquelles se trouvaient M. de Lamennais et un sous-chef du ministère de l’Intérieur. La conversation s’établit sur le mécontentement que chacun éprouve de la condition dans laquelle il est placé. M. P..., le sous-chef, ne se trouvait pas mécontent de la sienne : « J’aime mieux, dit-il, être ce que je suis que toute autre chose. — Ma foi, répliquai-je étourdiment, je ne suis pas comme vous, et j’aimerais mieux être toute autre chose que ce que vous êtes. »

     Mon interlocuteur eut la force de ne rien répondre, mais je suis bien sûr que nos éclats de rire et ceux de M. de Lamennais surtout lui sont restés sur le cœur.

     J’ai, depuis quelques années, de nouveaux ennemis dus à la supériorité qu’on veut bien m’accorder dans l’art de diriger les orchestres. Les musiciens, par le talent exceptionnel qu’ils déploient sous ma direction, par leurs démonstrations chaleureuses et par les paroles qu’ils laissent echapper, m’ont rendu hostiles en Allemagne presque tous les chefs d’orchestre. Il en fut longtemps ainsi à Paris. Vous verrez dans mes Mémoires les étranges effets du mécontentement d’Habeneck et de M. Girard. Il en est de même à Londres, où M. Costa me fait une guerre sourde partout où il a le pied.

    J’ai dû combattre une belle phalange, vous en conviendrez. N’oublions pas les chanteurs et les virtuoses, que je rappelle à l’ordre d’une assez rude façon, quand ils se permettent d’irrévérencieuses libertés en interprétant les chefs-d’œuvre ; ni les envieux, toujours prêts à se courroucer si quelque chose se manifeste avec un certain éclat.

    Mais cette vie de combat, l’opposition se trouvant réduite, comme elle l’est aujourd’hui, à des proportions raisonnables, offre un certain charme. J’aime à faire de temps en temps craquer une barrière, en la brisant au lieu de la franchir. C’est l’effet naturel de ma passion pour la musique, passion toujours incandescente et qui n’est jamais satisfaite qu’un instant. L’amour de l’argent ne s’est en aucune circonstance allié à cet amour de l’art ; j’ai toujours, au contraire, été prêt à faire toute espèce de sacrifices pour courir à la recherche du beau ou me garantir du contact des mesquines platitudes couronnées par la popularité. On m’offrirait cent mille francs pour signer certaines œuvres dont le succès est immense, que je refuserais avec colère. Je suis ainsi fait. Il vous sera aisé de tirer les conséquences d’une semblable organisation placée dans un milieu tel qu’était, il y a vingt ans, le monde musical de Paris.

    S’il fallait maintenant ici esquisser la contrepartie du tableau, je le pourrais, en prenant mon parti de manquer carrément de modestie. Les sympathies que j’ai rencontrées en France, en Angleterre, en Allemagne et en Russie m’ont consolé de bien des peines. Je pourrais même citer des manifestations d’enthousiasme fort singulières. Ai-je besoin d’attirer votre attention sur l’épisode du royal présent de Paganini et sur la lettre si cordialement artiste qu’il y joignit ?...

    Je me bornerai à vous faire connaître un joli mot de Lipinski, le concert-meister du théâtre de Dresde. Je me trouvais, il y a trois ans, dans cette capitale de la Saxe. Après un splendide concert où l’on venait d’exécuter ma légende de la Damnation de Faust, Lipinski me présenta un musicien désireux, disait-il, de me complimenter, mais qui ne savait pas un mot de français. Or, comme je ne sais pas l’allemand, lui, Lipinski, s’offrait pour servir d’interprète, quand l’artiste l’interrompant, s’avance vivement, me prend la main, balbutie quelques mots et éclate en sanglots qu’il ne pouvait plus contenir. Alors Lipinski, se tournant vers moi et me montrant les larmes de son ami : « Vous comprenez ! » me dit-il...

    Et cet autre encore, un mot antique. A Brunswick, dernièrement, on allait, dans un concert au théâtre, exécuter plusieurs parties de ma symphonie avec chœurs de Roméo et Juliette.  Le matin du jour de ce concert, un inconnu assis à côté de moi à la table d’hôte m’apprit qu’il avait fait un long voyage pour venir entendre à Brunswick cette partition.

     « — Vous devriez écrire un opéra sur ce sujet, me dit-il, à la manière dont vous l’avez traité en symphonie et dont vous comprenez Shakespeare, vous feriez quelque chose d’inouï, de merveilleux.

     — Hélas, monsieur, lui répondis-je, où sont les deux artistes capables de chanter et de jouer les deux rôles principaux ? Ils n’existent pas ; et, existassent-ils, grâce aux mœurs musicales et aux usages qui règnent à cette heure dans tous les théâtres lyriques, si je mettais à l’étude un pareil opéra je serais sûr de mourir avant la première représentation. »

        Le soir, mon amateur va au concert, et, dans un entr’acte, causant avec un de ses voisins, lui répète ma réponse du matin à propos d’un opéra de Roméo et Juliette. Le voisin garde un instant le silence, puis frappant violemment le rebord de sa loge, s’écrie : « Eh bien, qu’il meure ! mais qu’il le fasse ! »

      Recevez, monsieur, l’assurance de ma vive gratitude pour la bienveillance que vous me témoignez et pour votre désir de me venger (selon votre expression) de tant de gens et de tant de choses injustes. Je crois qu’en fait de vengeance, il faut laisser faire le temps. C’est le grand vengeur ; les gens et les choses dont j’eus et j’ai encore à me plaindre, ne sont pas d’ailleurs dignes de votre colère.

    Je m’aperçois que je n’ai rien dit de technique sur ma manière d’écrire, et peut-être désirez-vous quelques détails à ce sujet.

    En général mon style est très-hardi, mais il n’a pas la moindre tendance à détruire quoi que ce soit des éléments constitutifs de l’art. Au contraire, je cherche à accroître le nombre de ces éléments. Je n’ai jamais songé, ainsi qu’on l’a si follement prétendu en France, à faire de la musique sans mélodie. Cette école existe maintenant en Allemagne et je l’ai en horreur. Il est aisé de se convaincre que, sans même me borner à prendre une mélodie très-courte pour thème d’un morceau, comme l’ont fait souvent les plus grands maîtres, j’ai toujours soin de mettre un vrai luxe mélodique dans mes compositions. On peut parfaitement contester la valeur de ces mélodies, leur distinction, leur nouveauté, leur charme, ce n’est pas à moi qu’il appartient de les apprécier : mais nier leur existence, c’est, je le soutiens, mauvaise foi ou ineptie. Seulement ces mélodies étant souvent de très-grande dimension, les esprits enfantins, à courte vue, n’en distinguent pas la forme clairement ; ou mariées à d’autres mélodies secondaires qui, pour ces mêmes esprits enfantins, en voilent les contours ; ou enfin ces mélodies sont si dissemblables des petites drôleries appelées mélodies par le bas peuple musical, qu’il ne peut se résoudre à donner le même nom aux unes et aux autres.

    Les qualités dominantes de ma musique sont l’expression passionnée, l’ardeur intérieure, l’entraînement rhythmique et l’imprévu. Quand je dis expression passionnée, cela signifie expression acharnée à reproduire le sens intime de son sujet, alors même que le sujet est le contraire de la passion et qu’il s’agit d’exprimer des sentiments doux, tendres, ou le calme le plus profond. C’est ce genre d’expression qu’on a cru trouver dans l’Enfance du Christ, et surtout dans la scène du Ciel de la Damnation de Faust et dans le Sanctus du Requiem.

    A propos de ce dernier ouvrage il est bon de vous signaler un ordre d’idées dans lequel je suis à peu près le seul des compositeurs modernes qui soit entré, et dont les anciens n’ont pas même entrevu la portée. Je veux parler de ces compositions énormes désignées par certains critiques sous le nom de musique architecturale, ou monumentale, et qui a fait le poëte allemand Henri Heine m’appeler un rossignol colossal, une alouette de grandeur d’aigle, comme il en a existé, dit-on, dans le monde primitif. « Oui, continue le poëte, la musique de Berlioz, en général, a pour moi quelque chose de primitif sinon d’antédiluvien, elle me fait songer à de gigantesques espèces de bêtes éteintes, à des mammouths, à de fabuleux empires aux péchés fabuleux, à bien des impossibilités entassées ; ces accents magiques nous rappellent Babylone, les jardins suspendus de Sémiramis, les merveilles de Ninive, les audacieux édifices de Mizraïm, tels que nous en voyons sur les tableaux de l’Anglais Martin. »

    Dans le même paragraphe de son livre (Lutèce), H. Heine, continuant à me comparer à l’excentrique Anglais, affirme que j’ai peu de mélodie et que je n’ai point de naïveté du tout. Trois semaines après la publication de Lutèce eut lieu la première exécution de l’Enfance du Christ ; et le lendemain je reçus une lettre de Heine où il se confondait en expressions de regrets de m’avoir ainsi mal jugé. « Il me revient de toutes parts, m’écrivait-il de son lit de douleurs, que vous venez de cueillir une gerbe de fleurs mélodiques les plus suaves, et que dans son ensemble votre oratorio est un chef-d’œuvre de naïveté. Je ne me pardonnerai jamais d’avoir été ainsi injuste envers un ami. » J’allai le voir, et comme il recommençait ses récriminations contre lui-même. « Mais aussi, lui dis-je, pourquoi vous être laissé aller, comme un critique vulgaire, à exprimer une opinion absolue sur un artiste dont l’œuvre entière est si loin de vous être connue ? Vous pensez toujours au Sabbat, à la Marche au supplice de ma Symphonie fantastique, au Dies irae et au Lacrymosa de mon Requiem. Je crois pourtant avoir fait et pouvoir faire des choses d’un tout autre caractère... »

    Ces propositions musicales que j’ai essayé de résoudre et qui ont causé l’erreur de Heine, sont exceptionnelles par l’emploi de moyens extraordinaires. Dans mon Requiem par exemple, il y a quatre orchestres d’instruments de cuivre séparés les uns des autres, et dialoguant à distance autour du grand orchestre et de la masse des voix. Dans le Te Deum c’est l’orgue qui, d’un bout de l’église, converse avec l’orchestre et deux chœurs placés à l’autre bout, et avec un troisième chœur très-nombreux de voix à l’unisson, représentant dans l’ensemble le peuple qui prend part de temps en temps à ce vaste concert religieux. Mais c’est surtout la forme des morceaux, la largeur du style et la formidable lenteur de certaines progressions dont on ne devine pas le but final, qui donnent à ces œuvres leur physionomie étrangement gigantesque, leur aspect colossal. C’est aussi l’énormité de cette forme qui fait, ou qu’on n’y comprend absolument rien, ou qu’on est écrasé par une émotion terrible. Combien de fois, aux exécutions de mon Requiem, à côté d’un auditeur tremblant, bouleversé jusqu’au fond de l’âme, s’en trouvait-il un autre ouvrant de grandes oreilles sans bien saisir. Celui-là était dans la position des curieux qui montent dans la statue de saint Charles Borromée à Como et qu’on surprend fort en leur disant que le salon où ils viennent de s’asseoir est l’intérieur de la tête du saint.

    Ceux de mes ouvrages qualifiés par les critiques de musique architecturale, sont : ma Symphonie funèbre et triomphale pour deux orchestres et chœur ; le Te Deum, dont le finale (Judex crederis) est sans aucun doute ce que j’ai produit de plus grandiose ; ma cantate à deux chœurs l’Impériale, exécutée aux concerts du palais de l’Industrie en 1855, et surtout mon Requiem. Quant à celles de mes compositions conçues dans des proportions ordinaires, et pour lesquelles je n’ai eu recours à aucun moyen exceptionnel, ce sont précisément leur ardeur interne, leur expression et leur originalité rhythmique qui leur ont fait le plus de tort, à cause des qualités d’exécution qu’elles exigent. Pour les bien rendre, les exécutants, et leur directeur surtout, doivent sentir comme moi. Il faut une précision extrême unie à une verve irrésistible, une fougue réglée, une sensibilité rêveuse, une mélancolie pour ainsi dire maladive, sans lesquelles les principaux traits de mes figures sont altérés ou complétement effacés. Il m’est en conséquence excessivement douloureux d’entendre la plupart de mes compositions exécutées sous une direction autre que la mienne. Je faillis avoir un coup de sang en écoutant, à Prague, mon ouverture du Roi Lear dirigée par un maître de chapelle dont le talent est pourtant incontestable. C’était à peu près juste... mais ici l’à-peu-près est tout à fait faux. Vous verrez au chapitre sur Benvenuto Cellini, ce que les erreurs, même involontaires, d’Habeneck, pendant le long assassinat de cet opéra aux répétitions, m’ont fait souffrir.

    Si vous me demandez maintenant quel est celui de mes morceaux que je préfère, je vous répondrai : Mon avis est celui de la plupart des artistes, je préfère l’adagio (la scène d’amour) de Roméo et Juliette. Un jour, à Hanovre, à la fin de ce morceau, je me sens tirer en arrière sans savoir par qui, je me retourne, c’étaient les musiciens voisins de mon pupitre qui baisaient les pans de mon habit. Mais je me garderais de faire entendre cet adagio dans certaines salles et à certains publics.

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    Je pourrais vous rappeler encore, à propos des préventions françaises contre moi, l’histoire du chœur des bergers, de l’Enfance du Christ, exécuté dans deux concerts sous le nom de Pierre Ducré, maître de chapelle imaginaire du dix-huitième siècle. Que d’éloges pour cette simple mélodie ! combien de gens ont dit : « Ce n’est pas Berlioz qui ferait une pareille chose ! »

    On chanta un soir dans un salon une romance sur le titre de laquelle était inscrit le nom de Schubert, devant un amateur pénétré d’une horreur religieuse pour ma musique. « A la bonne heure ! s’écria-t-il, voilà de la mélodie, voilà du sentiment, de la clarté et du bon sens ! Ce n’est pas Berlioz qui eût trouvé cela ! » C’était la romance de Cellini, au second acte de l’opéra de ce nom.

    Un dilettante se plaignit, dans une assemblée, d’avoir été mystifié d’une façon inconvenante dans la circonstance que voici :

    « J’entre un matin, dit-il, à une répétition du concert de Sainte-Cécile, dirigée par M. Seghers. J’entends un morceau d’orchestre brillant, d’une verve extrême, mais essentiellement différent, par le style et l’instrumentation, des symphonies à moi connues. Je m’avance vers M. Seghers :

    » — Quel est donc, lui demandai-je, cette entraînante ouverture que vous venez d’exécuter ?
    » — C’est l’ouverture du Carnaval romain, de Berlioz.
    » — Vous conviendrez....
    » — Oh ! oui, dit un de mes amis, lui coupant la parole, nous devons convenir qu’il est indécent de surprendre ainsi la religion des honnêtes gens. »

    On m’accorde sans contestation, en France comme ailleurs, la maestria dans l’art de l’instrumentation, surtout depuis que j’ai publié sur cette matière un traité didactique. Mais on me reproche d’abuser des instruments de Sax (sans doute parce que j’ai souvent loué le talent de cet habile facteur). Or, je ne les ai employés jusqu’ici que dans une scène de la Prise de Troie, opéra dont personne encore ne connaît une page. On me reproche aussi l’excès du bruit, l’amour de la grosse caisse, que j’ai fait entendre seulement dans un petit nombre de morceaux où son emploi est motivé, et, seul parmi les critiques, je m’obstine à protester, depuis vingt ans, contre l’abus révoltant du bruit, contre l’usage insensé de la grosse caisse, des trombones, etc., dans les petits théâtres, dans les petits orchestres, dans les petits opéras, dans les chansonnettes, où l’on se sert maintenant même du tambour.

     Rossini, dans le Siége de Corinthe, fut le véritable introducteur en France de l’instrumentation fracassante, et les critiques français s’abstiennent, à ce sujet, de parler de lui, de reprocher l’odieuse exagération de son système à Auber, à Halévy, à Adam, à vingt autres, pour me la reprocher à moi, bien plus, pour la reprocher à Weber ! (Voyez la Vie de Weber dans la Biographie universelle de Michaut) à Weber qui n’employa qu’une fois la grosse caisse de son orchestre, et usa de tous les instruments avec une réserve et un talent incomparables !

     En ce qui me concerne, je crois cette erreur comique causée par les festivals où l’on m’a vu souvent diriger des orchestres immenses. Aussi le prince de Metternich me dit-il, un jour à Vienne :

     « — C’est vous, monsieur, qui composez de la musique pour cinq cents musiciens ? »

    Ce à quoi je répondis :

     « — Pas toujours, monseigneur, j’en fais quelquefois pour quatre cent cinquante. »

    Mais qu’importe ?... mes partitions sont aujourd’hui publiées ; il est facile de vérifier l’exactitude de mes assertions. Et quand on ne la vérifierait pas, qu’importe encore !...

    Recevez, Monsieur, l’assurance de mes sentiments distingués.

HECTOR BERLIOZ.

Paris, 25 mai 1858

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1. Il s’est bien gardé d’en profiter  ; son livre est rempli de contes absurdes et d’extravagantes appréciations.

2. Elles sont revenues maintenant, et l’opposition est plus acharnée que jamais. 1864.

3. C’était M. le baron de Donop, chambellan du prince de Lippe-Dettmold.

La date devrait être plutôt 1856 [note de l’éditeur]

 

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