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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 7 JANVIER 1853 [p. 1-2].

THÉATRE-LYRIQUE.

Dernières premières représentations.

    Ce théâtre occupe beaucoup en ce moment ses amis et ses protecteurs. On s’agite, on sollicite en sa faveur, on espère obtenir les influences subventionnelles. Il les obtiendra, tout porte à le croire. Son directeur fait d’ailleurs ce qu’il peut pour les mériter : il ouvre sa porte aux jeunes compositeurs de tout âge, aux Français de tous les mérites et de toutes les nations, et, à mon sens, il a raison de recourir même aux auteurs déjà connus. Ceux-ci d’ailleurs ne se font pas trop tirer l’oreille pour livrer leurs produits. Ils n’ont pas tort non plus. Entrez tous, travaillez tous, amusez-nous tous. Mais, pour Dieu trouvez le moyen d’obtenir au moins une exécution qui ne vous compromette pas. Nous vous demandons cela, jeunes compositeurs, membres de l’Institut, étrangers de Paris, Français de Lisbonne ou de Mexico, pour vous seulement, dans l’intérêt de vos œuvres et non pour nous qui sommes faits à la douleur. Sans doute, en allant au troisième théâtre lyrique (au quatrième, s’il vous plaît), on n’espère pas y entendre Mme Sontag, Jenny Lind, Johanna Wagner, Mme Viardot (dont la voix est aujourd’hui plus belle que jamais), ni la charmante Mlle Lagrua ; on ne compte ni sur Mario, ni sur Roger, ni sur Tamberlick pour les ténors ; on sait bien que Pischeck n’y chante pas les barytons, que Lablache est en Russie, qu’Obin et Depassio sont engagés pour les basses à l’Opéra. On pense que l’exécution de vos œuvres sera suffisante, mais rien de plus. On sait qu’elle ne paraîtra point assez fascinatrice pour qu’on puisse lui attribuer la plus large part du succès, quand il y a succès, et dire qu’elle en est la cause unique. Non, en faisant ce long voyage au boulevard du Temple, on réfléchit aux mérites intrinsèques des compositeurs, on va pour eux, rien que pour eux, on va goûter le charme de leurs inspirations sans prétendre à rien de ce qui pourrait détourner l’attention de l’auditeur de son véritable objet. Mais on se flatte aussi de ne pas avoir les oreilles trop brutalement traitées, de ne pas subir de trop horribles discordances harmoniques et rhythmiques. Or, cet espoir, que le public conserve pendant ce voyage, il faut tout faire pour qu’il ne s’éteigne pas, il faut le ranimer quand il s’affaiblit, l’exciter par tous les moyens, lui donner même, s’il se peut, l’apparence de la certitude. Il ne faut pas que le directeur imite en rien l’un de ses grands confrères qui s’aperçoit des cacophonies le surlendemain des soirées où elles ont éclaté. Non ; il doit avoir de l’oreille d’abord, et tenir cette oreille au guet, écouter lui-même ce qui se dit, ce qui se chante, ce qui se joue, devant, derrière et sur son théâtre ; ne pas permettre qu’une partie du chœur chante un demi-ton plus bas que l’autre, car cela déplaît généralement. Il doit veiller à ce qu’aucun de ses acteurs ne fasse de trop longues excursions dans le genre bête ; car ce genre, qui fut longtemps en honneur sur le boulevard, a perdu beaucoup de son prestige ; il n’y faut plus guère recourir qu’aux jours de spectacle gratis ; et c’est lui faire encore une part assez large, ces jours-là devenant de plus en plus nombreux.

    Non, M. le directeur du quatrième théâtre lyrique ne peut laisser aucun de ces usages s’établir chez lui. Il doit songer qu’il n’est pas riche, qu’il a besoin du public, qu’il n’a pas encore de subvention, qu’il a une mission musicale à remplir, qu’il est obligé de travailler, de marcher, de frapper fort, de frapper souvent, de frapper juste, de chanter juste même, de faire enfin des efforts extraordinaires pour sortir de l’ornière profonde où l’a engagé le besoin qui se faisait généralement sentir d’un quatrième théâtre lyrique. Il doit méditer sur cette expression : lyrique, et se rendre bien compte de ce qu’elle contient de promesses et de menaces. Lyrique vient de lyre. La lyre, qui fut dans l’antiquité, et sans qu’on puisse à cet égard conserver le moindre doute, un fort stupide et fort ridicule instrument, n’en a pas moins été prise pour le symbole musical par excellence. Les Grecs avaient nommé Euménides (douces) les Furies. Prenons garde que nos institutions musicales ne méritent jamais d’être appelées lyriques par la même raison, c’est-à-dire parce qu’on voudra les flatter, parce qu’on aura peur d’elles ; d’autant plus que cette peur s’évanouirait bien vite. En notre temps de scepticisme, la terreur religieuse n’est pas de longue durée, et les citoyens mettraient peu d’empressement à apporter leur offrande pour bâtir un temple aux Furies.

    Mon Dieu ! qu’est-ce qu’on demande à un théâtre lyrique musical ? Parlons de bonne foi, tranquillement, sans passion, sans enthousiasme. Qu’est-ce que le public, qu’est-ce que les compositeurs, qu’est-ce que les critiques mêmes, qu’on dit si exigeans (les malheureux !), prétendent y trouver ? Demande-t-on qu’il posséde un chœur de cent vingt personnes, comme l’Opéra de Berlin, que chacun de ces nombreux choristes sache vocaliser et puisse en conséquence exécuter rondement le final du second acte des Huguenots, toujours comme à l’Opéra de Berlin ? Pense-t-on à exiger de lui un orchestre comparable à l’orchestre du théâtre de Kœrntnerthore à Vienne ? Se fâchera-t-on de n’y pas trouver toutes les déesses, tous les dieux du chant réunis, l’Olympe au grand complet ? Lui jettera-t-on la pierre s’il n’a pas un Meyerbeer, un Spontini, un Weber, un Nicolaï pour chef d’orchestre, un Elsler, un Garaudé pour maître de chant ? Ira-t-on se plaindre au ministre si l’on n’y joue pas tous les quinze jours un chef-d’œuvre ? Certes non ! On ne songe à rien de pareil, on n’a envie ni de se fâcher, ni de crier, ni de se plaindre, ni de jeter seulement des oranges confites, en ne trouvant pas dans un théâtre lyrique musical la réalisation de cet idéal. L’expérience faite depuis longtemps, et si souvent, et sur une si grande échelle, le prouve surabondamment. Que veut-on ? Des chanteurs de bon sens, de bon sens musical surtout, qui possèdent une voix pour chanter et non pour faire des tours de force, qui aient une idée du bon style, le sentiment de l’expression, et qui chantent juste ; un chœur de cinquante à soixante personnes au plus, qui sachent lire la musique, qui prononcent le français, possèdent le sentiment des nuances et du rhythme, et chantent juste ; un orchestre de cinquante à soixante musiciens au plus, qui tous soient musiciens, possèdent à fond le mécanisme de leur instrument, et jouent juste ; un chef d’orchestre parfaitement maître de la partie technique de son art, qui unisse à de la souplesse une certaine roideur salutaire en mainte occasion, qui lise la partition, sache l’harmonie et assez d’instrumentation pour pouvoir au moins distinguer ce qui est faisable de ce qui ne l’est pas sur tous les instrumens ; qui n’ait point de sotte vanité, qui donne les mouvemens de l’auteur et non pas les siens propres, et qui conduise juste ; un maître de chant qui lise bien (lui aussi) la partition, qui sache (lui aussi) l’harmonie, qui joue réellement du piano, qui n’engage pas les chanteurs à faire des bêtises quand ils n’y songent pas, qui les empêche, s’il se peut, de le faire quand ils y songent, qui sache présider aux études chorales, imposer les nuances et les obtenir, qui, dans les répétitions générales, obéisse au chef d’orchestre et résiste au machiniste, qui comprenne la mise en scène des chœurs et les fasse chanter et agir juste. On veut enfin un directeur qui sache peu de musique, qui n’en possède qu’un sentiment vague et n’ait pour elle qu’un raisonnable amour. Dans toute l’Europe, l’expérience a prouvé qu’il en devait absolument être ainsi. Si le grand Opéra de Paris a subi tant de vicissitudes fâcheuses, c’est qu’il a toujours eu et qu’il a encore un grand musicien pour le diriger. Point de ces excès-là.

    Or, ces élémens du lyrisme se trouvent à Paris, mais disséminés, désunis : rari nantes. Tel théâtre lyrique a ceci et manque de cela ; tel autre a besoin de cela et possède ceci. On ne peut pas dire d’un seul qu’il manque de tout. La plupart ont un bon directeur.

    J’ai vu dans une ville bien peu illustre, bien froide, bien lointaine, bien mal pavée, j’ai vu à Riga une représentation exquise du Mariage de Figaro. Le théâtre de Riga est grand comme la salle Chantereine ; la rampe était éclairée avec des chandelles, de vraies chandelles, ou tout au moins avec des bougies ; il y avait à l’orchestre trente-six musiciens dirigés par M. Schrameck ; et jamais le chef-d’œuvre de Mozart ne m’a fait un pareil plaisir.

    Oh ! comme je bénissais ces honnêtes chanteurs, ces aimables jeunes cantatrices allemandes qui chantaient tout bonnement la mélodie de Mozart, qui exprimaient tout simplement le sentiment de Mozart, qui ne cherchaient à rendre que l’idée de Mozart, mais qui chantaient, sentaient et comprenaient si juste ! et ce petit orchestre qui jouait si juste ! et son chef qui conduisait si juste ! Oh ! la justesse ! la justesse !… Je ne parle pas de la justice, on la dit aveugle, je la crois sourde aussi.

    Donc le quatrième théâtre lyrique, qui déjà possède bien des choses, n’a qu’à se persuader de la nécessité de toujours avoir seulement un bon petit orchestre, un bon petit chœur, une bonne petite troupe de bons chanteurs comme on en a à Riga, de bonnes partitions toujours comme à Riga, et même aussi une bonne grosse subvention, comme d’aucuns en ont à Paris, et, quoi qu’il arrive ou qu’il advienne, il ira aux nues. Car en sa qualité de théâtre lyrique musical, il n’a pas à se préoccuper, lui, de danses, de danseurs, de danseuses, de décors, de dais, de piles de Volta, de coups de foudre, d’anges exterminateurs comme son grand cousin, ni de pièces spirituelles, amusantes, intéressantes comme son petit cousin ; il n’a à songer, il ne songe qu’à la musique et aux musiciens, à la lyre et au lyrisme. C’est le théâtre lyrique. Voilà pourquoi je voudrais qu’on lui accordât cent mille francs de subvention, bien sûr qu’il ne tirerait pas cet argent en feux d’artifice. Oui, oui, oui, cent mille francs, et certes il y a eu, il y aura peut-être encore bien de l’argent plus mal employé que ne serait cet argent.

    Après ces souhaits de bonne année que je lui adresse sincèrement, il me reste à parler des deux derniers ouvrages que le Théâtre-Lyrique a produits. L’un de ces opéras, Guillery le Trompette, est de M. Sarmiento. Il s’agit d’un gentil petit soldat jouant de la trompette, et d’un caractère gai, vif, guilleret. De là son nom. L’escouade pour laquelle il sonne de si bon cœur ses fanfares s’est égarée dans une montagne de l’Estramadure où elle ne tarde pas à apprendre qu’elle est cernée par l’ennemi. Comment faire pour sortir de cette embuscade ? « Vaincre ou mourir ! s’écrie Guillery avec accompagnement de trompette. Nous avons fait hier une capture qui peut nous être utile ; nous mourons de faim et de soif ; visitons les coffres que nous avons faits prisonniers, ils contiennent peut-être des cordiaux propres à nous donner du cœur, bien que nous n’en manquions pas. » On ouvre les coffres ; ils sont pleins de costumes étranges, galonnés, ornés, bigarrés. Ils contiennent enfin la défroque d’une troupe de charlatans ambulans.

    « Voilà notre affaire, habillons-nous en marchands d’orviétan, arrachons les dents sans douleur, magnétisons à distance, découvrons des trésors, ressuscitons des morts, et les vivans nous laisseront passer, et nous gagnerons peut-être même assez d’argent pour déjeuner une fois. » Les voilà déguisés, ils magnétisent et traversent l’armée ennemie ; le tour est fait. Je n’invente pas cette fable dramatique, et pourtant me voilà, comme cet enfant prodige qu’on obligeait à improviser en public, forcé de m’arrêter et de dire…… je ne sais trop quoi. Je sais seulement que l’enfant s’écria : « Papa, j’ai oublié le reste ! »

    Sur ce petit drame si bien galonné, M. Sarmiento a cousu une petite musique guillerette, avec force solos de trompette, et concertos de tambour, et duos d’amour.

    On a reproché à M. Sarmiento ses réminiscences de Donizetti, de Bellini, de Rossini et d’autres maîtres italiens. C’est une querelle d’Allemand. La pièce n’en a pas moins été applaudie vigoureusement. Seulement des malveillans ont eu la grossièreté de jeter trois bouquets à Mlle Rouvroy, qui pourtant n’avait point mal chanté. Depuis un an, les bouquets ont remplacé les sifflets, et l’on ne peut faire à un artiste d’affront plus sanglant que de lui jeter seulement une rose. Or ces manifestations violentes et cruelles ne sont plus dans nos mœurs. Si vous trouvez qu’un acteur chante ou joue de travers, chutez-le, passe encore, mais ne lui jetez pas de bouquets.

    Le dernier opéra nouveau produit par le Théâtre-Lyrique est de MM. Alboise, André et Georges Bousquet. Tabarin est son titre.

    Ce Tabarin, dont parlent La Fontaine et Boileau, fut, à ce qu’il paraît, bouffon aux gages d’un charlatan nommé Mondor.

    Il paradait sur des tréteaux auprès de la boutique du vendeur de drogues, et débitait force sottises pour faire rire le public, ainsi que cela se pratique assez souvent encore dans quelques-uns de nos théâtres. Tabarin le bouffon n’en est pas moins amoureux d’une bouquetière nommée Francesquine, amoureux comme l’était Molière de Madeleine Béjart, amoureux triste, amoureux fou.

    Mais un chevalier tel quel a parié avec quelques libertins de sa trempe qu’en huit jours il séduirait la première femme venue. Cette première venue se trouve être précisément Francesquine, qui vient d’épouser Tabarin. Alors commence la navigation sur le fleuve du Tendre, et billets doux de circuler. Mais c’est en vain : Francesquine est inabordable, le chevalier perd ses gros soupirs et ses petits soins. Il a recours alors à un moyen vulgaire et brutal : il complote de la faire enlever par ses laquais et transporter dans sa petite maison, d’où elle ne sortira que déshonorée. Un ami de Tabarin entend l’exposé de ce beau projet, et vient en prévenir le pauvre saltimbanque, juste au moment où le devoir de sa profession oblige celui-ci à monter sur les planches pour amuser les oisifs. La scène est piquante et même touchante. Tabarin, frémissant de colère, d’inquiétude jalouse, obligé de se contraindre pour faire son joyeux métier, souffre toutes les tortures de l’enfer, et finit par tomber évanoui. Mais Francesquine échappe au piége, par suite de je ne sais quelle combinaison : ce n’est point elle, mais bien une demoiselle Primerose, que les valets du chevalier conduisent à sa petite maison. De sorte qu’au moment où le séducteur sort triomphant du pavillon où il croit avoir gagne son pari, il aperçoit sur le devant du théâtre, calme et souriante, Mme Tabarin auprès de son mari. Et voici la victime inconnue et fort résignée qui sort à son tour du pavillon : c’est Mlle Primerose. Tabarin est sauvé, le chevalier a perdu.

    La musique de M. Georges Bousquet est dramatiquement simple. Elle ne cherche à produire que l’intérêt et non les émotions violentes. Là, pas de surprises harmoniques, de modulations recherchées, de luxe d’instrumentation, de grands coups de grosse caisse, mais une véritable sobriété de bon goût.

    J’ai remarqué au premier acte un chœur (celui de la noce) dont l’effet est gracieux et piquant, un joli final avec une coda chaleureuse, et surtout un trio très bien fait, musicalement et dramatiquement parlant. Au second acte, on trouve un duo agréable et bien conduit, contenant de charmans détails d’instrumentation. La dernière partie de ce morceau gagnerait à être raccourcie. Dans l’autre duo Cède, cède à la flamme ! se trouve une très jolie valse, dont l’accompagnement est peut-être un peu négligé.

    L’air de Panserot, Cent écus, est d’un rhythme franc, et sa mélodie ressort on ne peut mieux au travers de l’accompagnement des instrumens à vent. Il y a de la verve dans le chœur du peuple arrivant pour assister au spectacle. Nous n’avons pas pu juger l’autre chœur qui s’exécute pendant la scène où Tabarin désespéré rit sur son tréteau. Les choristes étant demeurés en arrière de l’orchestre d’une demi-mesure, un gâchis s’est déclaré à nul autre pareil.

    Nous ne parlerons pas de l’exécution d’un autre morceau d’ensemble (celui des amis du chevalier). Le public s’est fâché tout rouge. Franchement, il y avait de quoi. L’auteur, par prudence, s’est résigné, dit-on, à supprimer le morceau qui pourtant ne présente aucune difficulté sérieuse. Ceci pouvait suffire à compromettre le succès que M. Georges Bousquet a néanmoins obtenu. N’est-ce pas triste ? et pourquoi cela est-il ?

    Rien de nouveau à l’Opéra. C’est du moins ce qu’on disait dernièrement en sortant de la première représentation du ballet d’Orfa. Il faut pourtant constater le nouveau succès de Mlle Lagrua dans le rôle d’Alice. M. Meyerbeer a retardé de quelques semaines son retour à Berlin, pour assister au début de la jeune cantatrice dans les Huguenots. La nouvelle Valentine sera au moins aussi bien accueillie qu’Alice, cela n’est pas douteux. On annonce en outre à l’Opéra la reprise du Démon de la Nuit, de M. Rosenhain, et celle du Freyschütz. « Bah ! tout entier ? » Qui sait ? on voit des choses si extraordinaires à notre époque.

Concerts.

Vieuxtemps, Mlle Clauss, Sivori, Cavallini, Bottesini, Prudent ; les quatuors de M. Chevillard ; le concert de Sainte-Cécile.
Une pluie d’albums, de fleurs mélodiques, alba ligustra.
Les promenades d’un solitaire.

    La seconde soirée de Vieuxtemps a été plus brillante encore que la première. On a mieux apprécié et plus impétueusement applaudi les grandes belles choses de son concerto, et quand il a eu terminé cet étonnant morceau ou plutôt ce trait immense et étincelant de Paganini qu’on nomme le mouvement perpétuel, les acclamations ont éclaté de nouveau avec une frénésie indescriptible. Dans ce même concert, une fille de la verte Erin, une belle Irlandaise, miss Kennedy, a joué avec le plus vrai talent un beau solo de harpe. Miss Kennedy sera fort recherchée dans les salons fashionables. Mlle Clauss a obtenu à son tour un brillant succès à la première séance de la Société symphonique dirigée par M. Farrenc. Cette grande virtuose donnera le 11 de ce mois une soirée d’adieux dans la salle de Herz avant de partir pour la Russie, et je vous annonce pour le lendemain de ce triomphe du piano une autre fête.

    Sivori est à Paris. Sivori, le violoniste au jeu fin, piquant, délicat, câlin, chatoyant, et si hardi néanmoins et si heureux, se fera entendre (chez Herz toujours, c’est la salle à la mode). Et parmi les choses attrayantes que nous promet son programme, se trouve le merveilleux concerto de Paganini, terminé par le rondo de la Clochette. Il faut entendre cela.

    Au reste, les virtuoses italiens feraient sensation chez nous cet hiver, si Bottesini, qui vient d’arriver, voulait se faire entendre ; car déjà Cavallini a su avant-hier attirer un respectable auditoire au Théâtre-Italien. Cavallini est très probablement le premier clarinettiste connu, comme Bottesini est le premier contre-bassiste.

    Il est impossible de chanter avec plus de goût, d’âme, de bon style, et des sons plus purs, que ne fait Cavallini sur la clarinette ; et quelque extraordinaire que cela doive paraître, j’en dirai autant de la façon dont Bottesini déroule les mélodies sur le moins chanteur de tous les instrumens, sur le mammouth des violons, sur la contre-basse. Cavallini, d’ailleurs, exécute des difficultés incroyables en traits, arpéges, liés et détachés, sans jamais manquer une note. De plus (je jure que cela est vrai), il se sert d’une ancienne clarinette et il joue juste, toujours. Cavallini a été rappelé plusieurs fois après chacun de ses morceaux. Il pouvait se croire encore à Milan ou à Naples.

    Au premier concert de la Société de Sainte-Cécile, consacré exclusivement aux productions des jeunes compositeurs, on a remarqué une belle ouverture de M. Stadfelds instrumentée habilement, semée d’effets énergiques, mais peut-être un peu trop développée ; une harmonieuse, sinon brûlante, ode à sainte Cécile de M. de Saint-Saens, qui a obtenu le prix dans un concours dont la musique de ce petit poëme a été récemment l’objet, et enfin une grande et belle page détachée d’un ouvrage de M. Lacombe, trop considérable pour être exécuté en entier dans un pareil concert. La gracieuse Mme Meillet (Mlle Meyer, de l’Opéra-Comique), Bouché, du quatrième théâtre lyrique, et un ténor qui n’a pas voulu se montrer, se sont fait applaudir dans ce morceau magistral qui terminait pompeusement la séance.

    Puis-je ne pas mentionner au moins le violent enthousiasme excité par les matinées de quatuors données par MM. Chevillard et Morin ? Non certes ! Ceci est de l’art pur, de l’art passionné, de l’art quintessencié. Il s’agissait d’obtenir, au moyen d’une exécution exceptionnelle, brûlante, inouïe, l’admiration du gros public lui-même pour les derniers quatuors de Beethoven. Et ce problème diabolique, MM. Chevillard, Morin, Mas, et un quatrième concertant dont le nom m’échappe, l’ont résolu. Depuis une nuit fiévreusement passée à Saint-Pétersbourg à boire ces prodigieux quatuors que nous versaient Ernst, Grosser et les deux frères Albrecht, je n’avais rien entendu en ce genre d’aussi enivrant. Aussi quels trépignemens, quels cris ! et ce qui donnait plus de piquant encore à ces manifestations, quelle fureur de trois ou quatre amateurs qui prétendent que cette musique leur arrache… les nerfs, pour faire croire qu’ils en ont.

    Prudent est toujours en province ; il donne ce soir son troisième concert à Bordeaux, et son succès est tel….. qu’il gagne de l’argent.

    Hélas ! hélas ! et les albums dont je n’ai rien dit encore, et toutes ces belles couvertures gaufrées, glacées, dorées, et toutes ces lithographies, ces gravures, ces vignettes, ces culs-de-lampe, et ces petits vers !… Il y a de tout là-dedans, il y a même un peu de musique. Il y en a surtout dans l’album de M. Clapisson, dans celui de M. Manry, dans celui de MM. Théodore Labarre et Darcier, dans celui de M. Nicolas Pousin (je prie l’imprimeur de ne pas me faire dire Nicolas Poussin, qui n’a jamais fait d’albums) et dans les Soirées d’automne, de M. Alfred Dufresne. Et les nouvelles valses de Strauss, donc ! Là, pas de vignettes, pas de couverture, pas de vers, rien que la musique. C’est un brave. Pourquoi au milieu de cette foule bigarrée d’albums n’apercevons-nous plus le recueil de Mme Pauline Duchambge ? Ce doux et charmant esprit a-t-il cessé de produire ? Ses fleurs mélodiques pourtant étaient cueillies par le public avec un bien vif empressement. On se rappelle la vogue qu’obtinrent, il y a quelques années, l’Ange gardien, Il m’attend et le Couvre-feu. Plusieurs des romances de M. Duchambge ont même été illustrées par l’orchestration que de grands musiciens en ont faite. Deux d’entre elles figuraient dans la partition de la Sylphide de notre pauvre ami Schneitzhoeffer.

    J’aurais à parler maintenant, mais très sérieusement, avec amour et loisir, des nouvelles Promenades d’un solitaire, que vient de publier ce solitaire Stephen Heller. Mais ceci demande une étude calme, approfondie, digne de son objet. Je me vois donc forcé, faute de temps et d’espace, de la remettre à un autre jour.

    — La musique des guides a été entendue dernièrement aux Tuileries avec un succès décidé et brillant. L’Empereur en a paru fort satisfait, et S. M. a fait appeler M. Sax, l’organisateur de ce bel orchestre, pour le complimenter.

H. BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 15 octobre 2010.

© Michel Austin et Monir Tayeb. Tous droits de reproduction réservés.

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