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M. Meyerbeer, le plus heureux des compositeurs dans cette vallée de larmes […] L’auteur du Prophète a non seulement le bonheur d’avoir du talent, mais aussi le talent d’avoir du bonheur. Il réussit dans les petites choses comme dans les grandes, dans ses inspirations et dans ses combinaisons savantes, comme dans ses distractions. (Berlioz, Les Soirées de l’orchestre, 5ème soirée)
Célèbre et fêté de son vivant comme pas un, et surtout à Paris, Meyerbeer a vu son étoile s’obscurcir après sa mort comme peu d’autres compositeurs de renom. Berlioz de son côté doit s’escrimer tout au long de sa carrière pour tenter de s’imposer chez lui en France. Sa renommée posthume fait son chemin bien lentement, mais Berlioz semble enfin en voie d’être reconnu à sa juste valeur. Les rapports des deux hommes pendant plus de 35 ans furent souvent complexes et teintés d’ambiguité. Berlioz prend Meyerbeer au sérieux et le place au rang des compositeurs contemporains dont les œuvres méritent qu’on s’y intéresse. Mais des réserves envers son aîné se font jour très tôt et vont en s’accentuant — réserves de fond, concernant non seulement la musique de Meyerbeer mais aussi sa démarche artistique et les effets négatifs de son extraordinaire succès auprès du public. Meyerbeer pour sa part affiche un extérieur respectueux envers Berlioz et sa musique, mais il est souvent difficile chez lui de faire la part de la sincérité et du simple calcul d’intérêt.
Par hasard la première mention de Meyerbeer dans les écrits de Berlioz n’est pas flatteuse: dans une lettre du 15 juillet 1826 Berlioz ironise sur ‘le public de l’Odéon’ qui ‘est si stupide depuis qu’on lui a fait avaler des Marguerite d’Anjou, des Dames du Lac, etc. etc.’ — allusion aux Dames du Lac de Rossini, et à la Marguerite d’Anjou que Meyerbeer tentait de relancer à Paris dans une version française (CG no. 61). Mais dès 1829 Meyerbeer s’intéresse à l’étoile montante du jeune compositeur français (voyez ci-dessous), et Berlioz pour sa part prête attention à Meyerbeer. Il supporte mal son exil romain de 1831-2, et pour cause: elle l’oblige à manquer la création tant attendue du Robert le Diable de Meyerbeer à l’Opéra (21 novembre 1831). L’événement fait sensation — l’œuvre atteint sa centième représentation en moins de trois ans, on la réclame partout en France et à l’étranger, et Rossini se voit contraint de mettre fin à sa carrière de compositeur d’opéras. D’Italie Berlioz se déclare enthousiasmé par le triomphe du nouvel opéra et transmet par l’intermédiaire de ses amis parisiens ses félicitations au compositeur (CG nos. 250, 251; 3 décembre 1831).
De retour à Paris Berlioz étudie la partition de près, et se déclare vivement impressionné. Son premier article consacré à Meyerbeer traite non de l’œuvre en général, mais précisément de son instrumentation (‘De l’instrumentation de Robert le Diable’, dans la Gazette musicale de Paris, 12 juillet 1835; Critique Musicale II, pp. 209-15). Selon Berlioz, l’œuvre devrait son succès pour une bonne part à la nouveauté de son instrumentation; il en cite de nombreux exemples tout au long de la partition et souligne particulièrement l’écriture des parties de cor. Il conclut en attribuant à Meyerbeer un rôle de pionnier dans le développement de cet art:
Robert le Diable offre l’exemple le plus étonnant du pouvoir de l’instrumentation appliquée à la musique dramatique; pouvoir que certains systèmes rétrécis ont voulu longtemps reléguer au quatrième rang, parmi les accessoires les plus matériels de l’art musical; pouvoir récent, qui a acquis son plus complet développement entre les mains de M. Meyerbeer; conquête de l’art moderne, que les Italiens eux-mêmes seront forcés de reconnaître pour étayer, comme ils pourront, leur misérable système qui tombe en ruine.
Berlioz trouve aussi le temps de rendre compte favorablement de mélodies de Meyerbeer (Critique Musicale II, pp. 321-3, 337f.; 18 et 25 octobre 1835). Il attend donc avec un vif intérêt l’opéra suivant de Meyerbeer, Les Huguenots, autre événement de la vie musicale de Paris soigneusement préparé par son auteur (CG no. 429; 15 avril 1835). Il assiste à la première des Huguenots avec Harriet Smithson — Meyerbeer tenait particulièrement à sa présence (CG no. 464; 21 février 1836). Le succès et le retentissement de l’œuvre dépassent toutes les espérances, et Les Huguenots impressionnent Berlioz plus encore que Robert le Diable. Il rend compte longuement de l’opéra dans une série de trois articles dans la Revue et gazette musicale (Critique Musicale II, pp. 419-26, 431-8), et dans une lettre à l’éditeur Schlesinger jointe au premier article il s’écrie ‘Parlez-moi de partition comme ça, c’est superbe! Je voudrais bien voir Meyerbeer pour serrer la main qui a écrit de si belles choses’ (CG no. 466; 1-2 mars 1836). Il n’hésite pas à placer Les Huguenots au-dessus de Robert le Diable. Plus tard la même année la publication de la grande partition lui donne l’occasion de consacrer deux autres articles à l’œuvre: seule l’étude de la partition, souligne-t-il, peut révéler toutes les beautés de la musique (Débats, 10 novembre et 10 décembre 1836; Critique Musicale II, pp. 587-93 et 607-12). La fameuse scène de la bénédiction des poignards au IVème acte l’enthousiasme particulièrement. Il l’inscrira plus tard au programme du concert monstre qu’il donne au Palais de l’Industrie le 1er août 1844: succès foudroyant, qu’il décrit longuement dans ses Mémoires (chapitre 53) et qu’il rapporte à Meyerbeer dans une lettre peu après le concert (CG no. 918). La bénédiction figure au programme d’autres concerts qu’il donnera par la suite à Paris, en 1850 (2 février, Société Philharmonique) et 1855 (16 et 24 novembre, Palais de l’Industrie), et dans un article de 1853 (Débats, 6 février, repris dans À travers chants en 1862) il nomme encore la scène ‘l’une des plus foudroyantes inspirations de l’art de tous les temps’. Berlioz avait sans doute cette scène à l’esprit quand il écrit deux grands ensembles dans Benvenuto Cellini et dans Roméo et Juliette (voyez ci-dessous).
L’intérêt porté par Berlioz à l’instrumentation de Meyerbeer motive amplement la place de choix que tient Meyerbeer dans le Traité d’instrumentation que Berlioz publie en 1844: Robert le Diable et Les Huguenots fournissent la matière de plusieurs exemples de l’utilisation de divers instruments. Berlioz prend soin d’envoyer deux exemplaires de l’ouvrage à Meyerbeer à Berlin, le premier destiné à l’Académie de Berlin, et le second à Meyerbeer lui-même, exemplaire ‘que je vous prie de bien vouloir accepter. C’est une dette que j’acquitte, vos œuvres m’ayant fourni tant de beaux exemples dont j’ai profité de toutes manières’ (CG no. 873; 23 décembre 1843, cf. no. 877).
L’intérêt qu’il porte à la musique de Meyerbeer et son enthousiasme réel pour plusieurs morceaux de ses opéras ne peuvent cependant cacher ce fait: d’emblée Meyerbeer inspire à Berlioz des réserves. Dans son article de 1835 sur Robert le Diable il reproche à Meyerbeer l’usage intempestif des trombones et de l’ophicléide dans un chœur du IIème Acte, procédé qu’il trouve indigne de son auteur (Critique Musicale II, p. 212). Tout en couvrant d’éloges l’ensemble des Huguenots il remarque aussi délicatement: ‘Dans les actes précédents (I-III), le compositeur avait dû quitter de temps en temps le style sévère qui lui est propre, pour un autre plus en rapport avec certaines exigences théâtrales, devant lesquelles les plus nobles têtes s’inclinent, mais dont la pureté de l’art a toujours plus ou moins à souffrir’ (Critique Musicale II, p. 607). Et Berlioz n’est que trop conscient du vaste effort publicitaire qui précède le lancement des grandes machines à succès que sont les opéras de Meyerbeer: ‘je vais ce soir à la représentation de cette encyclopédie musicale [Les Huguenots] dont le succès se rattache à tant d’intérêts d’art et de fortune’ (CG no. 464; 21 février 1836).
La création du Prophète à l’Opéra en 1849 semble marquer un tournant dans l’attitude de Berlioz envers Meyerbeer: les doutes conçus de longue date s’expriment maintenant à découvert, comme on le voit dans une lettre à sa sœur Nancy écrite après la rédaction d’un compte-rendu du nouvel opéra (Journal des Débats du 20 avril 1849; CG no. 1258; 25 avril 1849):
Je suis même libéré de mon article sur Le Prophète, ce qui était bien plus grave. Meyerbeer a le bon esprit de ne pas trop mal prendre les quatre ou cinq restrictions que j’ai introduites dans mes dix colonnes d’éloges. J’aurais voulu lui épargner la pénible impression que ces critiques exprimées avec une certaine énergie, lui ont fait éprouver; mais il y a des choses qui doivent absolument être dites; je ne puis laisser croire que j’approuve ou que je tolère seulement ces transactions d’un grand maître avec le mauvais goût d’un certain public. J’ai passé ma vie à incriminer ces mauvaises actions et je les trouve aujourd’hui plus mauvaises et plus plates que jamais. Au reste le succès du Prophète est assez vivement contesté. Méry disait à la première représentation: “quel bel opéra!… s’il était en musique!…” J. Janin ripostait par “C’est un traité de théologie moins la foi”. Il y a une foule de mots plus ou moins heureux dans ce genre.
La partition néanmoins contient de très belles choses à côté de choses très faibles et de fragments détestables. Mais la magnificence incomparable du spectacle fera tout passer. Quelle tâche aujourd’hui que celle de faire réussir un opéra! Que d’intrigues! que de séduction à opérer, que d’argent à dépenser, que de dîners à donner!… Cela me fait mal au cœur. C’est Meyerbeer qui a amené tout cela et qui a ainsi forcé Rossini d’abandonner la partie. […]
[Sur l’influence nocive de Meyerbeer sur l’opéra à Paris, voyez aussi Mémoires, chapitre 59]
Les Soirées de l’orchestre, dont la première édition date de 1852, présentent Meyerbeer sous un jour intéressant par son ambiguïté. Les Huguenots restent un chef-d’œuvre, que les musiciens de l’orchestre jouent en silence et avec une attention respectueuse. Mais l’opéra n’apparaît qu’à la 24ème et avant-dernière soirée, et est suivi par la description d’Euphonia, la ville musicale où Gluck est le dieu et Meyerbeer n’est pas mentionné. Le ton des Soirées a déjà été donné plus tôt par la moqueuse 5ème soirée, ‘Sur l’S de Robert le Diable’ (d’où est tirée la citation en haut de cette page): Meyerbeer doit son succès autant à son bonheur qu’à son talent. Berlioz était d’ailleurs absent pendant la représentation de cet opéra, occupé à lire Shakespeare et Virgile...
Mais Berlioz reste comme toujours objectif, et reconnaît le mérite là où il le trouve. En avril 1859 a lieu la création du nouvel opéra de Meyerbeer, Le Pardon de Ploërmel, dont Berlioz rend compte dans les Débats (10 avril 1859). En réponse à une question de son ami Humbert Ferrand à propos d’opéras de Gounod (Faust), David (Herculanum) et Meyerbeer (Ploërmel), récemment donnés à Paris, Berlioz écrit (CG no. 2368; 28 avril):
[La musique] du Pardon de Ploërmel est écrite, au contraire [sc. des opéras de Gounod et David], d’une façon magistrale, ingénieuse, fine, piquante et souvent poétique! Il y a un abîme entre Meyerbeer et ces jeunes gens. On voit qu’il n’est pas PARISIEN. On voit le contraire pour David et Gounod.
Et Berlioz d’inscrire l’ouverture du nouvel opéra au programme d’un concert donné à Bade le 29 août de la même année. L’ouverture est placée au début de la 2ème partie du concert, et déplace de ce fait l’ouverture de La Vestale de Spontini à la fin du concert, au vif déplaisir de la veuve du compositeur (une rivalité avait opposé Meyerbeer et Spontini, et le premier avait pris la place du dernier à Berlin comme directeur artistique en 1842). Berlioz se voit obliger de s’expliquer pour apaiser Mme Spontini (CG no. 2393bis).
Malgré l’intérêt de Berlioz pour la musique de Meyerbeer et son estime pour son talent dans l’art de l’instrumentation, on ne saurait compter Meyerbeer parmi les influences majeures sur Berlioz. Question de date d’abord: toutes les influences décisives sur Berlioz remontent à avant 1830 (Gluck, Spontini, Weber, Shakespeare, Beethoven), mais ce n’est qu’après son retour d’Italie vers la fin de 1832 que Berlioz a l’occasion d’étudier la musique de Meyerbeer de plus près. On peut certes relever des échos et souvenirs. Meyerbeer, par exemple, est le premier à utiliser la clarinette basse dans Les Huguenots, dans un trio du dernier Acte que Berlioz cite dans son Traité d’instrumentation. Berlioz, qui n’avait pas auparavant utilisé l’instrument, s’en sert plusieurs fois par la suite, pour la première fois dans Benvenuto Cellini en 1838. Berlioz loue aussi l’emploi de trois chœurs dans Les Huguenots, d’abord séparément puis réunis ensemble: ‘il résulte de cette réunion inattendue le plus magnifique amalgame musical’ (Critique Musicale II, p. 433, cf. 591f.). On pourrait avoir là le point de départ du double chœur, de soldats et d’étudiants, dans la Damnation de Faust. Quand il écrit l’air d’Ascanio au IIème Acte de Benvenuto Cellini (Cette somme t’était due – en mi majeur) et le serment du Père Laurence à la fin de Roméo et Juliette (Jurez tous par l’auguste symbole – en si majeur), Berlioz s’est sans doute souvenu de la scène en mi majeur de la bénédiction des poignards au IVème Acte des Huguenots, scène qu’il admirait particulièrement: les ressemblances sont évidentes. Il est également vraisemblable que la fameuse cavatine en sol bémol majeur de Raoul et Valentine au IVème Acte des Huguenots (Tu l’as dit) a laissé des traces dans le duo, également en sol bémol majeur, entre Enée et Didon au IVème Acte des Troyens (Nuit d’ivresse et d’extase infinie): Berlioz cite d’ailleurs la cavatine des Huguenots dans son Traité d’instrumentation. Sans doute pourrait-on relever d’autres exemples du même genre. Mais Berlioz ne nomme jamais Meyerbeer parmi les maîtres qui lui ont indiqué sa voie, à l’encontre de Spontini, qu’il traite d’ailleurs avec une affection mêlée de respect qu’on ne retrouve pas dans ses rapports avec Meyerbeer. Meyerbeer recherchait avant tout le succès auprès du public: ce trait ne pouvait que le séparer de Berlioz.
‘Meyerbeer est le seul musicien parvenu qui m’ait réellement témoigné un vif intérêt’ (lettre à Humbert Ferrand, 15 avril 1835; CG no. 426). Toujours à l’affût du talent et du succès, Meyerbeer remarque tôt Berlioz et lui donne son appui en bien des occasions. Dès 1829 il écrit à l’éditeur Schlesinger pour lui demander une exemplaire des Huit Scènes de Faust qui viennent juste de paraître, et demande ensuite à Schlesinger de transmettre ses compliments à Berlioz (lettres du 3 juin et du 3 octobre 1829 à Ferrand; CG nos. 126 and 138). En 1830 il soutient avec d’autres musiciens la demande de Berlioz d’être dispensé de l’obligatoire voyage en Italie des lauréats du Prix de Rome (CG no. 187; 28 octobre 1830). Il assiste à la première de la Symphonie fantastique au Conservatoire en décembre 1830 et félicite chaudement l’auteur (CG no. 190). Plus tard il encourage ouvertement Berlioz à persévérer dans la composition de Benvenuto Cellini pour l’Opéra (CG no. 461; 25 janvier 1836, à Liszt). Au cours d’une exécution d’Harold en Italie au Conservatoire le 16 décembre 1838 Meyerbeer et Cherubini donnent ensemble le signal des applaudissements (cf. CG II p. 318 n. 5). Meyerbeer rend également bien des services à Berlioz pendant son voyage en Allemagne en 1843, comme l’attestent plusieurs lettres échangées entre les deux hommes (CG nos. 798, 819D, 823), de nombreuses allusions dans d’autres lettres (CG nos. 784, 795, 803, 807, 815, 816, 823ter), et le récit des Mémoires (Premier voyage en Allemagne, Lettres VII-IX). Meyerbeer est maintenant Generalmusikdirektor — chef de la musique — à Berlin, ayant pris la succession de Spontini en 1842. Il existe deux lettres de Meyerbeer de Berlin, toutes deux datant du 24 janvier 1843, et adressées à deux musiciens de Dresde, Winkler le régisseur du théâtre et Reissiger le premier chef d’orchestre; il les encourage à donner à Berlioz le même accueil chaleureux qu’il a déjà reçu ailleurs en Allemagne (NL nos. 804ter et 804quater, pp. 215-16). Il convient de citer des extraits des deux lettres:
[À Winkler] Celui qui porte cette lettre est le génial compositeur et écrivain Monsieur Berlioz, de Paris. H. Berlioz est en train de faire un voyage musical en Allemagne afin de faire connaître ses magnifiques compositions aussi chez nous. [...] M. Berlioz est mon ami, et il mérite en général l’intérêt et la bonne volonté de tous les Allemands puisqu’il était et il est toujours l’ambassadeur et l’avocat de l’art allemand et des artistes allemands.
[À Reissiger] [...] Vous êtes trop au courant de ce qui se passe dans le domaine de l’art moderne [...] pour ne pas avoir entendu parler des grandioses symphonies de Berlioz et de l’immense sensation qu’elles ont produite. Berlioz fait en ce moment un voyage d’art en Allemagne afin de nous faire connaître à nous aussi ses superbes poèmes musicaux. [...]
En juillet 1849 Meyerbeer fait partie d’une délégation d’artistes qui font remise à Berlioz d’une médaille d’or de la part de ses amis et admirateurs (CG no. 1272). Son intérêt pour la musique de Berlioz se manifeste jusqu’à la fin: dans sa dernière lettre connue à Berlioz il s’excuse d’avoir dû manquer pour cause de santé la création des Troyens à Carthage (CG no. 2782; 5 novembre 1863). Il assiste à toutes les douze représentations suivantes, et professe une profonde admiration pour l’ouvrage.
Les rapports extérieurs des deux hommes paraissent cordiaux et respectueux. Dans leur correspondance ils s’appellent chacun ‘cher maître’; Meyerbeer écrit parfois même ‘cher et illustre maître’. À Paris ils ont souvent l’occasion de se rencontrer au cours de dîners et soirées de société (cf. CG nos. 730bis, 776, 1633-4, 2171, 2856). Mais l’empressement de Meyerbeer envers Berlioz n’est peut-être pas dénué d’arrière-pensées: tout au long de sa vie Meyerbeer fait campagne pour assurer le succès de ses propres œuvres. Berlioz y fait souvent allusion. Dans une lettre à sa sœur Adèle il évoque un dîner à venir chez Meyerbeer: ‘Tu devines que Meyerbeer va donner un nouvel opéra [L’Etoile du nord], mais à l’Opéra Comique cette fois. Il a plus peur que jamais. On dit pourtant que c’est charmant et très neuf. C’est un vrai maître!’ (CG no. 1633). Dans une autre lettre il dit de Verdi, fraîchement élu à l’Institut (CG no. 2449; à la princesse Sayn-Wittgenstein, 13 décembre 1859):
Verdi est un galant homme, très fier, très inflexible, et qui sait on ne peut mieux remettre à leur place les petits chiens et les gros ânes qui s’émancipent trop. Il est aussi éloigné du caractère railleur, bouffonnant, blaguant (assez sottement parfois) de Rossini, que de la souplesse couleuvrine de celui de Meyerbeer.
Il n’est pas facile de sonder ce que Meyerbeer pensait réellement de Berlioz. Il n’a pu méconnaître ni le génie créateur de Berlioz ni sa probité artistique, et l’autorité de Berlioz critique musical était connue de tous: chez Meyerbeer l’admiration se teinte sans doute de crainte. On possède des lettres de Meyerbeer à Berlioz datant de juste avant la création des Huguenots (février 1836) et du Prophète (avril 1849), rédigées en termes très semblables à bien des années d’intervalle. Meyerbeer y trace un véritable auto-portrait (CG nos. 464bis et 1253-5), comme on peut le voir dans la dernière de ces lettres:
Cher et illustre Maître! […] Je vous remercie de tout cœur d’avoir eu égard à ce grand désir de ma part [sc. d’assister à la répétition générale]. — Mais j’aurais encore un grand désir. C’est que vous voulussiez avoir la bonté de prendre connaissance de l’ouverture, que la longueur de l’ouvrage m’a forcé de couper. Je vous aime immensément, vous le savez. Mais ce soir, je vous crains encore plus que je vous aime, par le désir que j’éprouve que ma partition vous impressionne en bien. […] Votre tout dévoué et tremblant Meyerbeer.
L’allusion à l’ouverture est intéressante: Berlioz avait critiqué l’absence de véritable ouverture dans Robert le Diable et Les Huguenots (voir ci-dessous), et Meyerbeer voulait sans doute prévenir sa critique.
Meyerbeer meurt subitement le 2 mai 1864, alors que les répétitions pour son dernier opéra L’Africaine, longtemps annoncé, sont déjà en cours. C’est un véritable choc pour Berlioz, comme le montre une lettre à son fils un ou deux jours plus tard (CG no. 2855):
Je suis plus triste qu’à l’ordinaire, la mort de Meyerbeer est venue m’achever. Une intelligence pareille ne disparaît pas du monde sans que les survivants remarquent l’obscurcissement qui se fait. Je viens de chez sa femme qui est ici avec ses deux filles et son gendre. Vendredi prochain nous le conduirons au chemin de fer du nord qui le portera à Berlin. […] Il y a [à un dîner] beaucoup été question de Meyerbeer et de Rossini et nous avons dit à propos de ces deux hommes des choses que je crois vraies: l’un était un artiste égoïste sans doute, l’autre est un égoïste que n’est pas un artiste.
Mais bien vite les vieilles réserves de Berlioz envers Meyerbeer, tant l’homme que sa musique, resurgissent. Dans une autre lettre à son fils il écrit (CG no. 2858; 13 mai 1864):
La banque Meyerbeer travaille comme un seul homme. Il a laissé des pensions à des écrivains chargés de le louer à tant par mois, à faire valoir sa musique; il y aura ainsi bien plus d’intérêt qu’à louer celle qui est seulement belle et qui ne rapporte rien. Le moyen de lutter contre de tels moyens. Heine avait raison. [voyez Mémoires, chapitre 59]
Après bien des retards L’Africaine est finalement jouée à l’Opéra le 28 avril 1865 (Fétis avait terminé la partition): c’est un succès de plus. Mais Berlioz ne s’intéresse plus à Meyerbeer, et le sort réservé aux Troyens ne peut que le remplir d’amertume. Le 28 juin il écrit à la princesse Sayn-Wittgenstein (CG no. 3021):
Oui, j’ai vu la répétition générale de L’Africaine, mais je n’y suis pas retourné. J’ai lu la partition. Ce ne sont pas des ficelles qu’on y trouve, mais bien des câbles et des câbles tissus de paille et de chiffons. J’ai le bonheur de n’être pas obligé d’en parler…
Un an et demi plus tard l’ouvrage continue à attirer les foules. Dans une lettre du 28 septembre 1866 Berlioz écrit à sa nièce Nancy (CG no. 3165):
J’étais dernièrement à l’Opéra, on jouait L’Africaine. Un critique de mes amis me retint après le premier acte, et me força d’entendre les deux actes suivants: “Ecoutez, lui dis-je, si vous ne me laissez pas partir, je sens que je deviens furieux, je vais vous mordre.” Oh! l’abominable non-sens, l’exécrable monceau de notes! Voilà qui a coûté de l’argent! et une réclame qui a duré vingt ans…
Un *astérisque indique que la partition est citée par Berlioz dans son Traité d’instrumentation
*Robert le Diable, Acte III (extrait 1) (durée 46")
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— Partition en format pdf*Robert le Diable, Acte III (extrait 2) (durée 19")
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— Partition en format pdfOuverture et introduction: Les Huguenots (durée 4'58")
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(fichier créé le 27.05.2003)
— Partition en format pdfLes Huguenots, Acte III Danse Bohémienne (durée 5'29")
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(fichier créé le 13.06.2003)
— Partition en format pdfLes Huguenots, Acte V, Entr’acte et Ballet (durée 2'46")
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(fichier créé le 30.06.2003)
— Partition en format pdf*Les Huguenots, Acte V Trio (extrait) (durée 1'29")
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(fichier créé le 13.06.2003)
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Acte III (extrait 1): Berlioz cite ce passage dans son Traité d’instrumentation, au chapitre sur le tam-tam. Le mouvement a été fixé à noire = 63.
Acte III (extrait 2): Berlioz cite ce passage dans son Traité d’instrumentation, au chapitre sur le basson. Le mouvement a été fixé à noire = 72.
Ouverture: Dans la partition ce morceau porte le titre ‘Ouverture et introduction’, mais il ne s’agit pas d’une véritable ouverture symphonique, comme on trouve par exemple dans le Freischütz, Euryanthe et Obéron de Weber, ou Benvenuto Cellini et Béatrice et Bénédict de Berlioz lui-même. D’ailleurs le morceau ne conclut pas mais mène directement à la première scène. Laissons la parole à Berlioz (compte-rendu des Huguenots, Débats, 10 novembre 1836; Critique Musicale II, 588):
Je ne puis m’empêcher de regretter cependant qu’un compositeur comme Meyerbeer n’ait pas écrit d’ouverture, surtout quand je vois les beautés dont brillent ses introductions. Celle de Robert est un modèle qu’on égalera difficilement; et celle des Huguenots, moins saisissante à cause du caractère religieux qui en fait le fond, me semble, dans un autre genre, digne en tout point de lui être comparée. Le fameux choral de Luther [Eine feste Burg ist unser Gott] y est savamment traité; non point avec la sécheresse scolastique qu’on remarque trop souvent en pareil cas, mais de manière à ce que chacune de ses transformations lui soit avantageuse, que chacun des rayons harmoniques que l’auteur projette sur lui, n’aboutisse qu’à le colorer de teintes plus riches, et que sous le tissu précieux dont il le couvre, ses formes vigoureuses se dessinent toujours plus nettement. La variété des effets qu’il a su en tirer, surtout à l’aide des instruments à vent, et l’habilité avec laquelle le crescendo est ménagé jusqu’à l’explosion finale, sont vraiment merveilleuses.
Les indications de métronome sont celles de Meyerbeer (poco andante: noire = 84; allegro con spirito: blanche = 116).
Acte III, Danse Bohémienne: Les indications de métronome sont toutes celles de Meyerbeer (allegro moderato, noire = 168; allegro con moto, blanche = 100; coda, noire = 166 et allegro moderato, noire pointée = 84).
Acte V, Entr’acte et Ballet: Dans son analyse de la partition dans les Débats du 10 décembre 1836 (Critique Musicale II, 611) Berlioz décrit ce morceau ainsi: ‘L’air de danse qui ouvre le cinquième acte est fort court, mais remarquable par son élégance chevaleresque; les interruptions causées par le son lointain des cloches, y sont habilement placées’. En utilisant les cloches comme élément dramatique dans son opéra Meyerbeer s’est peut-être souvenu du dernier mouvement de la Symphonie fantastique. Berlioz évoque d’ailleurs l’emploi des cloches dans Les Huguenots dans le chapitre sur les cloches du Traité d’instrumentation.
Dans l’opéra le morceau ne conclut pas mais mène tout droit à la scène suivante. Dans cette transcription on a ajouté un accord final. Les indications de métronome sont toutes celles de Meyerbeer (allegro, noire pointée = 126; tempo di minuetto maestoso, noire = 88; allegro con spirito, noire = 108; animato, noire = 120).
Acte V Trio (extrait): Berlioz cite ce passage dans son Traité d’Instrumentation, au chapitre sur la clarinette basse. Le texte de la partie de clarinette cité par Berlioz diffère quelque peu de celui dans la grande partition de l’opéra publiée par Schlesinger. On a reproduit ici cette dernière version. Les voix restent silencieuses. L’indication de métronome est de Meyerbeer (molto maestoso, noire = 63).
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1997.
Page Berlioz et Meyerbeer créée le 27 mai 2003. Révision le 1er juillet 2021.
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