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Berlioz ne s’est rendu qu’une seule fois à Bonn, en août 1845, sans avoir l’occasion d’y faire entendre sa musique. Le voyage à Bonn marque cependant une étape importante dans sa carrière, et lui donne aussi l’impulsion d’entreprendre son deuxième grand voyage en Allemagne plus tard la même année. Berlioz se rend à Bonn avec l’intention première d’assister aux célébrations organisées par Liszt pour commémorer l’inauguration d’une statue de Beethoven dans sa ville natale, projet caressé par Liszt depuis des années. Le 25 avril 1841 Liszt avait donné au Conservatoire un concert consacré exclusivement à Beethoven pour lancer la souscription pour le monument; le concert avait été dirigé par Berlioz qui en fit un compte-rendu, mais sans mentionner sa propre participation (Journal des Débats, 16 mai 1841; Critique musicale IV pp. 503-5). Il se trouve que Wagner lui-même assistait à ce concert, dont il fit un compte-rendu qui évoque à la fois le rôle de Liszt et celui de Berlioz, dans le cadre d’un article sur la musique à Paris publié dans le Dresdener Abendzeitung peu après.
À Bonn accourt de presque toute l’Europe (avec l’exception de l’Italie) une foule de musiciens et de personnalités du monde littéraire, comprenant de nombreuses connaissances de Berlioz, ainsi que des membres des familles royales d’Europe – le roi et la reine de Prusse, la reine Victoria et le prince Albert, et d’autres. Immédiatement après les célébrations Berlioz en donne un compte-rendu détaillé, publié sans délai dans le Journal des Débats (22 août et 3 septembre), et repris par le suite dans le deuxième Épilogue des Soirées de l’orchestre (1852). Joint aux articles sur Beethoven repris par Berlioz dans À Travers chants (1862), le compte-rendu constitue l’un de ses plus chauds hommages au compositeur qu’il plaçait au dessus de tous les autres et qui lui avait révélé les possibilités de la musique instrumentale.
L’idée du voyage est mentionnée pour la première fois dans une lettre à Liszt du 17 mai. Liszt, l’instigateur de la fête, avait évoqué la possibilité d’une exécution du Requiem de Berlioz dans le cadre des solennités en l’honneur de Beethoven, projet qui enthousiasmait Berlioz mais qui soulevait du même coup des problèmes tant financiers que pratiques (Correspondance générale no. 962; ci-après abrégé CG):
[…] Je serais ravi de pouvoir aller diriger mon Requiem à Bonn, ainsi que tu me le proposes. Mais je ne sais rien de ce qu’on veut faire dans cette cérémonie, des moyens dont on disposera, de la liberté qui te sera laissée pour arranger le programme, de l’époque où nous commencerons les répétitions etc. Sur tout cela je suis ignorant comme un Bédouin. Es-tu le maître absolu? es-tu l’ordonnateur de la fête musicale? Je n’ai reçu aucun avis et pas la moindre invitation.
Les parties séparées de mon Requiem ne sont pas gravées et la copie coûterait une somme énorme […]
Si tu es le maître, il vaudrait donc mieux essayer d’obtenir du comité une indemnité convenable pour mon voyage, alors on me prêterait encore une fois cette musique, je l’apporterais à Bonn et elle ne coûterait rien. Quant à monter une pareille partition, avec tous ses rouages compliqués, sans moi, cela m’effraie horriblement.
D’un autre côté je ne puis faire la dépense d’un semblable voyage et du séjour qu’il nécessitera en Allemagne, dans ce moment-ci surtout où je cherche les moyens d’aller l’hiver prochain en Russie.
Cependant c’eut été beau; il me semble que nous devrions être ensemble à cette cérémonie, et l’honneur de chanter le Requiem de Beethoven me paraît le plus haut auquel un compositeur puisse prétendre. […]
Une lettre à sa sœur Adèle du 6 juin laisse entendre que le projet d’exécuter le Requiem était alors en panne à cause des frais qu’il supposait (CG no. 969):
[…] Liszt a voulu me faire aller à Bonn pour l’inauguration du monument de Beethoven, grande fête musicale qui aura lieu au mois d’août. Mais les arrangements financiers ne me vont pas jusqu’à présent, et je suis obligé de convenir que l’or est une chimère, quoi qu’en dise Scribe. […]
En juin et juillet Berlioz est en tournée de concerts à Marseille et à Lyon, ses premières entreprises musicales en France en dehors de Paris. À son retour à Paris le projet de voyage à Bonn a maintenant pris forme, et Liszt continue à évoquer la possibilité de concerts avec Berlioz pour faire suite aux célébrations en l’honneur de Beethoven (CG no. 985, 1er août). Le 2 août Berlioz écrit à son ami George Hainl, chef d’orchestre du théâtre à Lyon, qui d’ailleurs ira lui aussi à Bonn (CG no. 987):
[…] Je me dispose à partir incessament pour Bonn où tout le monde va. C’est une véritable émigration d’artistes, d’hommes de lettres et de curieux; je ne sais où nous pourrons loger. On sera obligé, j’imagine, d’établir des tentes sur le bord du Rhin et de coucher dans des bateaux. […]
En l’occurrence Berlioz n’aura pas l’occasion de faire entendre sa musique à Bonn ou de prendre une part active aux célébrations: les ressources musicales disponibles sur place étaient tout simplement insuffisantes. Le rôle de Berlioz consistera donc à assister aux célébrations et en donner une compte-rendu détaillé pour le Journal des Débats. Il quitte Paris le 7 août (CG no. 989), en compagnie de nombreuses personnalités du monde musical et intellectuel de Paris (entre eux son ami Charles Hallé), avec l’intention d’arriver à Bonn le 9 août au soir (CG no. 988, 4 août, en réponse à l’invitation officielle qu’il vient juste de recevoir).
Aucune lettre de Berlioz datant de la période du festival Beethoven à Bonn ne semble avoir survécu, et une seule, écrite à Francfort le 26 août sur le chemin du retour (CG no. 992, citée en partie ci-dessous), donne une vue d’ensemble des célébrations. Le récit détaillé rédigé pour les Débats est donc notre principale source d’information pour les réactions de Berlioz. En l’occurrence ce récit néglige, sans doute à dessein, toute la partie non-musicale des célébrations, sauf pour l’inauguration de la statue de Beethoven, et ne cherche pas à donner une chronologie précise des événements.
Le festival s’ouvre le dimanche 10 août au soir avec un premier concert dans la Beethoven-Halle construite pour l’occasion, dirigé par le vénérable compositeur Ludwig Spohr, qui avait connu Beethoven. Au programme: la Missa Solemnis et la 9ème symphonie, puis un feu d’artifice (que Berlioz ne mentionne pas). Pas de concert le lendemain (lundi 11 août): les invités se rendent par vapeur de Bonn à Nonnenwerth, où ils sont conviés à un banquet, après quoi retour également par le Rhin à Bonn; le soir, bal public. Berlioz ne souffle mot de ces manifestations, où il n’a sans doute pas participé. Le matin du troisième jour (mardi 12 août) on exécute à la cathédrale (Munster) la Messe en ut, suivie immédiatement par la cérémonie d’inauguration de la statue sur la place avoisinante (la Munsterplatz). Deuxième concert l’après-midi: Liszt joue le concerto dit l’Empereur et dirige la 5ème symphonie – sans omettre les contrebasses dans le trio ni la reprise du finale, régulièrement retranchées des exécutions à Paris. Le reste du concert est dirigé de nouveau par Spohr – l’ouverture de Coriolan, an air de l’oratorio Christ au Mont des Oliviers, et le quatuor et finale de Fidelio. Le quatrième jour (mercredi 13 août) un long concert est prévu pour le matin, mais le début est retardé en attendant l’arrivée des familles royales, et l’ordre du programme est ensuite modifié pour convenir à l’emploi du temps de leurs Altesses. Le concert comprend une cantate de Liszt, qu’il faut répéter à l’arrivée des familles royales, suivie de l’ouverture d’Egmont, un concerto pour piano de Weber, l’air de Léonore de Fidelio, an air de Mendelssohn, et la cantate Adélaide. Le départ de leurs Altesses est suivi d’une série de morceaux instrumentaux et pour voix, mais l’auditoire commence à se disperser avant la fin du concert, qui dure quatre heures en tout. Puis banquet pour 550 invités à l’Hôtel Der Stern, où Berlioz n’assiste sans doute pas (il n’en dit mot). Il se rend par contre au château de Brühl non loin pour assister à un concert spécial le soir même organisé par le Roi de Prusse, qu’il a rencontré à Berlin en avril 1843 et dont la passion pour la musique l’a vivement impressionné. Participent à ce concert quelques uns des meilleurs chanteurs de l’époque, présents à Bonn – entre autres Staudigl, Pischek et la fameuse Jenny Lind que Berlioz a l’occasion d’entendre ici pour la première fois. Meyerbeer accompagne au piano. Le concert prend fin vers minuit, et Berlioz revient très tard à Bonn par le dernier train.
Après ce festin de musique Berlioz se retire pendant quelques jours au tranquille séjour de Königswinter, village sur l’autre rive du Rhin en face de Bonn. Là, dans un cadre fréquenté jadis par Beethoven lui-même, dont le souvenir était resté vif parmi les villageois, Berlioz peut se recueillir à loisir et rédiger son rapport (la première page porte la date du 15 août). Adolphe Boschot a émit l’hypothèse séduisante que c’est à cette occasion que l’idée vint à Berlioz de poursuivre un projet sans doute conçu à la suite du premier voyage en Allemagne: reprendre et élargir ses Huits scènes de Faust pour en faire ce qui deviendra La Damnation de Faust (cf. David Cairns, Berlioz, tome 2 [2002], 356-7).
Outre le rapport en deux parties pour le Journal des Débats on a aussi demandé à Berlioz un troisième rapport, comme il l’écrit à sa sœur Nancy de Francfort dans une lettre du 26 août (CG no. 992):
[…] J’ai eu à faire d’abord trois grands articles, dont deux pour les Débats et un autre presqu’aussi long que les deux premiers ensemble pour un nouveau Journal (Le Monde) qui paraîtra à Paris dans quelques semaines, et qui m’a demandé une relation complète de toutes les fêtes de Bonn, Cologne, Brühl, Stoltzenfelds, Coblentz, etc. […]
Berlioz a donc sans doute passé quelques jours après son séjour à Königswinter à visiter ces autres villes avant de repartir pour Paris en passant par Francfort. Cet autre rapport semble cependant ne pas avoir été publié (les principales biographies de Berlioz n’en parlent pas et l’article n’est pas recensé dans le Catalogue de Holoman).
La lettre à Nancy du 26 août révèle à découvert ce que Berlioz pensait des célébrations de Bonn; elle s’accorde dans l’ensemble avec le rapport publié dans les Débats, mais avec quelques nuances supplémentaires. Citons quelques extraits:
[…] Le Roi de Prusse a été très aimable, il m’a reconnu dans la foule des invités au château de Brühl; Mme la princesse de Prusse a causé avec moi quelques instants, mais sans me reconnaître, ce qui est peu flatteur pour mes charmes extérieurs, car nous avions eu à Berlin une fort longue conversation. […]
La réunion des artistes et des gens de lettres à Bonn était du plus haut intérêt […] Quoi qu’on en ait dit, la cérémonie était belle par son objet et par les sentiments dont l’assistance était pénétrée. Liszt a été parfait de dévouement, de générosité, et d’intelligence de sa position; il a joué comme tous les dieux le sublime concerto de Beethoven; à la bonne heure, voilà où je t’aurais permis d’avoir des spasmes nerveux, c’est là de la musique, de l’inspiration, de la grandeur, de la poésie! Sa Cantate est fort belle aussi et mérite, je crois, tout le bien que j’en ai dit. Il était environné d’une foule de petites cabales envieuses autant qu’obscures, qui lui ont donné assez de fil à retordre.
Bonn est une ville de province et, comme telle, remplie de petites vilaines, stupides idées, dès que l’amour-propre des nationaux ou indigènes est un jeu. Malheureusement il [Liszt] avait à conduire l’orchestre d’un des concerts, et c’est chose à lui complètement étrangère; il conduit comme Musard!!! c’est-à-dire, non seulement il ne conduit pas, mais il empêche par moments l’orchestre de marcher. De là une opposition contre lui, de la part des musiciens, opposition assez redoutable au fond, parce qu’elle est basée sur quelque chose de réel et de raisonnable.
Les Viennois qui étaient là m’ont tant fêté et engagé à venir chez eux que je m’y suis décidé et que je me rendrai à Vienne avant d’aller en Russie quand j’aurai terminé ce que j’entreprends ici. […]
Avant son départ pour Bonn, l’intention première de Berlioz était de se rendre ensuite à Bordeaux: la visite à Bonn lui fait donc changer de cap. Les Viennois dont il est question dans la lettre à Nancy sont sans doute Josef Fischoff, Joseph Bacher, et Johann Vesque von Püttlingen: tous trois seront d’un secours actif lors du voyage à Vienne que Berlioz va entreprendre à l’automne au début de son deuxième et décisif voyage en Allemagne.
Cette carte postale, datant de 1901, vient de notre collection.
Cette image parut dans le numéro de L’Illustration du 9 août 1845.
Cette carte postale datant de 1903 vient de notre collection.
Cet image est dans le domaine public.
* La chronologie présentée ici est établie à partir d’un compte-rendu contemporain dans le journal hollandais Caecilia de 1845. Nous remercions vivement notre ami Pepijn van Doesburg de nous avoir communiqué ces informations.
Page Berlioz à Bonn créée le 1er août 2005. Révision le 1er février 2024.
© (sauf indication contraire) Michel Austin et Monir Tayeb