de
HECTOR BERLIOZ
POSTFACE
J’ai fini. — L’Institut. — Concerts du palais de l’Industrie.
— Jullien. — Le diapason de l’éternité.
Les Troyens. — Représentations
de cet ouvrage à Paris. — Béatrice et Bénédict.—
Représentations de cet ouvrage à Bade et à Weimar. — Excursion à Lœwenberg. —
Les concerts du Conservatoire. — Festival de Strasbourg.— Mort de ma seconde
femme. — Dernières histoires de cimetières. — Au diable tout !
Il y a maintenant près de dix ans que j’ai terminé ces mémoires. Il m’est arrivé pendant ce temps des choses presque aussi graves que celles dont j’ai fait le récit. Je crois donc devoir en consigner ici quelques-unes en peu de mots, pour ne plus revenir à ce long travail, sous aucun prétexte.
Ma carrière est finie, Othello’s occupation’s gone. Je ne compose plus de musique, je ne dirige plus de concerts, je n’écris plus ni vers ni prose ; j’ai donné ma démission de critique, tous les travaux de musique que j’avais entrepris sont terminés ; je ne veux plus rien faire, et je ne fais rien que lire, méditer, lutter avec un mortel ennui, et souffrir d’une incurable névralgie qui me torture nuit et jour.
A ma grande surprise, j’ai été nommé membre de l’Académie des Beaux-Arts de l’Institut, et si, quand j’y prends la parole de temps en temps, les observations que je fais sur nos usages académiques sont assez inutiles et restent sans résultats, je n’ai pourtant avec mes confrères que des relations amicales et de tout point charmantes.
J’aurais bien des choses à raconter au sujet des deux opéras de Gluck, Orphée et Alceste, que j’ai été chargé de mettre en scène, l’un au Théâtre-Lyrique et l’autre à l’Opéra ; mais j’en ai déjà beaucoup parlé dans mon volume A travers chants et ce que je pourrais ajouter... je ne veux pas le dire.
Le prince Napoléon m’a fait proposer d’organiser un vaste concert dans le palais de l’Exposition des produits de l’industrie, pour le jour où l’Empereur devait y faire la distribution solennelle des récompenses. J’ai accepté cette rude tâche, mais en déclinant toute responsabilité pécuniaire. Un entrepreneur intelligent et hardi, M. Ber, s’est présenté. Il m’a traité généreusement, et cette fois ces concerts (car il y en a eu plusieurs après la cérémonie officielle) m’ont rapporté près de huit mille francs. J’avais placé, dans une galerie élevée derrière le trône, douze cents musiciens qu’on entendit fort peu. Mais le jour de la cérémonie, l’effet musical était de si mince importance, qu’au milieu du premier morceau (la cantate l’Impériale que j’avais écrite pour la circonstance) on vint m’interrompre et me forcer d’arrêter l’orchestre au moment le plus intéressant, parce que le prince avait son discours à prononcer et que la musique durait trop longtemps... Le lendemain, le public payant était admis. On fit soixante-quinze mille francs de recette. Nous avions fait descendre l’orchestre qui, bien disposé cette fois dans la partie inférieure de la salle, produisit un excellent effet. Ce jour-là on n’interrompit pas la cantate, et je pus allumer le bouquet de mon feu d’artifice musical. J’avais fait venir de Bruxelles un mécanicien à moi connu, qui m’installa un métronome électrique à cinq branches. Par le simple mouvement d’un doigt de ma main gauche, tout en me servant du bâton conducteur avec la droite, je pus ainsi marquer la mesure à cinq points différents et fort distants les uns des autres, du vaste espace occupé par les exécutants. Cinq sous-chefs recevant mon mouvement par les fils électriques, le communiquaient aussitôt aux groupes dont la direction leur était confiée. L’ensemble fut merveilleux. Depuis lors, la plupart des théâtres lyriques ont adopté l’emploi du métronome électrique pour l’exécution des chœurs placés derrière la scène, et quand les maîtres de chant ne peuvent ni voir la mesure ni entendre l’orchestre. L’Opéra seul s’y était refusé ; mais quand j’y dirigeai les répétitions d’Alceste, j’obtins l’adoption de ce précieux instrument. Il y eut, à ces concerts du Palais de l’Industrie, de beaux effets produits par les morceaux dont les harmonies étaient larges et les mouvements un peu lents. Les principaux, autant qu’il m’en souvienne, furent ceux du chœur d’Armide : Jamais, dans ces beaux lieux, du Tibi omnes de mon Te Deum, et de l’Apothéose de ma Symphonie funèbre et triomphale.
Quatre ou cinq ans après cette espèce de congrès musical, Jullien, dont j’ai déjà parlé à propos de sa direction de l’Opéra anglais au théâtre de Drury Lane, vint à Paris pour y donner une série de grands concerts dans le cirque des Champs-Elysées. Sa banqueroute l’empêchait de signer certains engagements ; je parvins heureusement à lui faire obtenir son concordat et par suite la liberté de contracter. Le pauvre homme en me voyant renoncer si aisément à ce qu’il me devait, fut pris, au tribunal du commerce, d’un accès d’attendrissement et m’embrassa en versant des flots de larmes. Mais à partir de ce moment, son état mental, dont personne ne voulait, à Londres ni à Paris, reconnaître la gravité, ne fit qu’empirer. Depuis nombre d’années pourtant, il prétendait avoir fait en acoustique une découverte extraordinaire dont il fait part à tout venant. Mettant un doigt dans chacune de ses oreilles, il écoutait le bruit sourd que le sang produit alors dans la tête en passant par les artères carotides, et croyait fermement y reconnaître un la colossal donné par le globe terrestre en roulant dans l’espace. Puis sifflant avec ses lèvres une note aiguë quelconque, un ré, ou un mi bémol, ou un fa, il s’écriait plein d’enthousiasme : « C’est le la, le la véritable, le la des sphères ! voilà le diapason de l’éternité ! »
Un jour il accourut chez moi : son air était étrange. Il avait vu Dieu, disait-il, dans une nuée bleue, et Dieu lui avait ordonné de faire ma fortune. En conséquence il venait d’abord m’acheter ma partition des Troyens récemment achevée ; il m’en offrait trente-cinq mille francs. Ensuite il voulait, malgré mon désistement, acquitter sa dette de Drury Lane. « J’ai de l’argent, j’ai de l’argent, ajouta-t-il en tirant de sa poche des poignées d’or et de billets de banque, tenez, tenez, en voilà, payez-vous ! » J’eus beaucoup de peine à lui faire reprendre son or et ses billets en lui disant : « Une autre fois, mon cher Jullien, nous nous occuperons de cette affaire et de la mission que Dieu vous a confiée. Il faut être pour cela plus calme que vous n’êtes aujourd’hui. » Le fait est qu’il avait déjà reçu des fonds considérables pour ses concerts des Champs-Élysées, d’un entrepreneur à qui il avait inspiré une grande confiance. La semaine suivante, après avoir fait un scandale public en jouant de la petite flûte dans son cabriolet sur le boulevard des Italiens, et en invitant les passants à venir à ses concerts, Jullien mourut d’un transport au cerveau. Combien y a-t-il en Europe à cette heure, de musiciens que l’on prend au sérieux et qui sont aussi fous que lui !...
J’avais entièrement terminé à cette époque l’ouvrage dramatique dont je parlais tout à l’heure et dont j’ai fait mention dans une note d’un des précédents chapitres. Me trouvant à Weimar quatre ans auparavant chez la princesse de Wittgenstein (amie dévouée de Liszt, femme de cœur et d’esprit, qui m’a soutenu bien souvent dans mes plus tristes heures), je fus amené à parler de mon admiration pour Virgile et de l’idée que je me faisais d’un grand opéra traité dans le système shakespearien, dont le deuxième et le quatrième livre de l’Énéide seraient le sujet. J’ajoutai que je savais trop quels chagrins une telle entreprise me causerait nécessairement, pour que j’en vinsse jamais à la tenter. « En effet, répliqua la princesse, de votre passion pour Shakespeare unie à cet amour de l’antique, il doit résulter quelque chose de grandiose et de nouveau. Allons, il faut faire cet opéra, ce poëme lyrique ; appelez-le et disposez-le comme il vous plaira. Il faut le commencer et le finir. » Comme je continuais à m’en défendre, « Écoutez, me dit la princesse, si vous reculez devant les peines que cette œuvre peut et doit vous causer, si vous avez la faiblesse d’en avoir peur et de ne pas tout braver pour Didon et Cassandre, ne vous représentez jamais chez moi, je ne veux plus vous voir. » Il n’en fallait pas tant dire pour me décider. De retour à Paris je commençai à écrire les vers du poëme lyrique des Troyens. Puis je me mis à la partition, et au bout de trois ans et demi de corrections, de changements, d’additions, etc., tout fut terminé. Pendant que je polissais et repolissais cet ouvrage, après en avoir lu le poëme en maint endroit, avoir écouté les observations des uns et des autres et en avoir profité de mon mieux, l’idée me vint d’écrire à l’Empereur la lettre suivante :
« Sire,
» Je viens d’achever un grand opéra dont j’ai écrit les paroles et la musique. Malgré la hardiesse et la variété des moyens qui y sont employés, les ressources dont on dispose à Paris peuvent suffire à le représenter. Permettez-moi, Sire, de vous en lire le poëme et de solliciter ensuite pour l’œuvre votre haute protection, si elle a le bonheur de la mériter. Le théâtre de l’Opéra est en ce moment dirigé par un de mes anciens amis, qui professe au sujet de mon style en musique, style qu’il n’a jamais connu et qu’il ne peut apprécier, les opinions les plus étranges ; les deux chefs du service musical placés sous ses ordres sont mes ennemis. Gardez-moi, Sire, de mon ami, et quant à mes ennemis, comme dit le proverbe italien, je m’en garderai moi-même. Si Votre Majesté, après avoir entendu mon poëme, ne le juge pas digne de la représentation, j’accepterai sa décision avec un respect sincère et absolu ; mais je ne puis soumettre mon ouvrage à l’appréciation de gens dont le jugement est obscurci par des préventions et des préjugés, et dont l’opinion, par conséquent, n’est pour moi d’aucune valeur. Ils prendraient le prétexte de l’insuffisance du poëme pour refuser la musique. J’ai été un instant tenté de solliciter la faveur de lire mon livret des Troyens à Votre Majesté, pendant les loisirs que lui laissait son dernier séjour à Plombières ; mais alors la partition n’était pas terminée et j’ai craint, si le résultat de la lecture n’eût pas été favorable, un découragement qui m’eût empêché de l’achever ; et je voulais l’écrire cette grande partition, l’écrire complétement, avec une ardeur constante et les soins et l’amour les plus assidus. Maintenant, viennent le découragement et les chagrins, rien ne peut faire qu’elle n’existe pas. C’est grand et fort, et, malgré l’apparente complexité des moyens, très-simple. Ce n’est pas vulgaire malheureusement, mais ce défaut est de ceux que Votre Majeste pardonne, et le public de Paris commence à comprendre que la production des jouets sonores n’est pas le but le plus élevé de l’art. Permettez-moi donc, Sire, de dire comme l’un des personnages de l’épopée antique d’où j’ai tiré mon sujet : Arma citi properate viro ! et je crois que je prendrai le Latium.
» Je suis avec le plus profond respect et le plus entier dévouement, Sire, de Votre Majesté le très-humble et très-obéissant serviteur.
» HECTOR BERLIOZ,
» Membre de l’Institut.
» Paris, 28 mars 1858 »
Eh bien, non, je n’ai pas pris le Latium. Il est vrai que les gens de l’Opéra se sont bien gardés de properare arma viro ; et l’Empereur n’a jamais lu cette lettre ; M. de Morny m’a dissuadé de la lui envoyer ; « l’Empereur, m’a-t-il dit, l’eût trouvée peu convenable » ; et quand enfin les Troyens ont été représentés tant bien que mal, S.M. n’a pas seulement daigné venir les voir.
Un soir, aux Tuileries, je pus avoir un instant d’entretien avec l’Empereur, et il m’autorisa à lui apporter le poëme des Troyens, m’assurant qu’il le lirait s’il pouvait trouver une heure de loisir. Mais a-t-on du loisir quand on est Empereur des Français ? Je remis mon manuscrit à Sa Majesté qui ne le lut pas et l’envoya dans les bureaux de la direction des théâtres. Là on calomnia mon travail, le traitant d’absurde et d’insensé ; on fit courir le bruit que cela durerait huit heures, qu’il fallait deux troupes comme celle de l’Opéra pour l’exécuter, que je demandais trois cents choristes supplémentaires, etc., etc. Un an après, on sembla vouloir s’occuper un peu de mon ouvrage. Un jour Alphonse Royer me prit à part et me dit : « Le ministre d’État m’a ordonné de vous annoncer qu’on allait mettre à l’étude, à l’Opéra, votre partition des Troyens, et qu’il voulait vous donner pleine satisfaction. »
CETTE PROMESSE FAITE SPONTANÉMENT PAR SON EXCELLENCE NE FUT PAS MIEUX TENUE QUE TANT D’AUTRES, ET A PARTIR DE CE MOMENT IL N’EN A PLUS, ETC., ETC. Et voilà comment, après une longue attente inutile et las de subir tant de dédains, je cédai aux sollicitations amicales de M. Carvalho et je consentis à lui laisser tenter la mise en scène des Troyens à Carthage au Théâtre-Lyrique, malgré l’impossibilité manifeste où il était de la mener à bien. Il venait d’obtenir du gouvernement une subvention annuelle de 100,000 francs. Malgré cela l’entreprise était au-dessus de ses forces ; son théâtre n’est pas assez grand, ses chanteurs ne sont pas assez habiles, ni ses chœurs ni son orchestre suffisants. Il fit des sacrifices considérables ; j’en fis de mon côté. Je payai de mes deniers quelques musiciens qui manquaient à son orchestre, je mutilai même en maint endroit mon instrumentation pour la mettre en rapport avec les ressources dont il disposait. Mme Charton-Demeur, la seule femme qui pût chanter le rôle de Didon, fit à mon égard acte de généreuse amitié en acceptant de M. Carvalho des appointements de beaucoup inférieurs à ceux que lui offrait le directeur du théâtre de Madrid. Malgré tout l’exécution fut et ne pouvait manquer d’être fort incomplète. Mme Charton eut d’admirables moments, Montjauze qui jouait Énée, montra à certains jours de l’entraînement et de la chaleur ; mais la mise en scène, que Carvalho avait voulu absolument régler lui-même, fut tout autre que celle que j’avais indiquée, elle fut même absurde en certains endroits et ridicule dans d’autres. Le machiniste, à la première représentation, faillit tout compromettre et faire tomber la pièce par sa maladresse dans la scène de la chasse pendant l’orage. Ce tableau, qui serait à l’Opéra d’une beauté sauvage saisissante, parut mesquin, et pour changer ensuite de décor, il fallut cinquante-cinq minutes d’entr’acte. D’où résulta le lendemain la suppression de l’orage, de la chasse et de toute la scène.
Je l’ai déjà dit, pour que je puisse organiser convenablement l’exécution d’un grand ouvrage tel que celui-là, il faut que je sois le maître absolu du théâtre, comme je le suis de l’orchestre quand je fais répéter une symphonie ; il me faut le concours bienveillant de tous et que chacun m’obéisse sans faire la moindre observation. Autrement, au bout de quelques jours, mon énergie s’use contre les volontés qui contrarient la mienne, contre les opinions puériles et les terreurs plus puériles encore dont on m’impose l’obsession ; je finis par donner ma démission, par tomber énervé et laisser tout aller au diable. Je ne saurais dire ce que Carvalho, tout en protestant qu’il ne voulait que se conformer à mes intentions et exécuter mes volontés, m’a fait subir de tourments pour obtenir les coupures qu’il croyait nécessaires. Quand il n’osait me les demander lui-même, il me les faisait demander par un de nos amis communs. Celui-ci m’écrivait que tel passage était dangereux, celui-là me suppliait, par écrit également, d’en supprimer un autre. Et des critiques de détail à me faire devenir fou.
« — Votre rapsode qui tient à la
main une lyre à quatre cordes, justifie bien, je le sais, les quatre
notes que fait entendre la harpe dans l’orchestre. Vous avez voulu faire
un peu d’archéologie.
— Eh bien ?
— Ah ! c’est dangereux, cela fera rire.
— En effet, c’est bien risible. Ha ! ha ! ha !
un tétracorde, une lyre antique faisant quatre notes seulement ! ha ! ha ! ha !
— Vous avez un mot qui me fait peur dans votre prologue.
— Lequel ?
— Le mot triomphaux.
— Et pourquoi vous fait-il peur ? n’est-il pas
le pluriel de triomphal, comme chevaux de cheval, originaux d’original,
madrigaux de madrigal, municipaux de municipal ?
— Oui, mais c’est un mot qu’on n’a pas l’habitude
d’entendre.
— Pardieu, s’il fallait dans un sujet épique
n’employer que les mots en usage dans les guinguettes et les théâtres
de vaudeville, les expressions prohibées seraient en grand nombre,
et le style de l’œuvre serait réduit à une étrange pauvreté.
— Vous verrez, cela fera rire.
— Ha ! ha ! ha !
triomphaux ! en effet c’est fort drôle ! triomphaux !
est presque aussi bouffon que tarte à la crème de Molière.
Ha ! ha ! ha !
— Il ne faut pas qu’Énée entre
en scène avec un casque.
— Pourquoi ?
— Parce que Mangin, le marchand de crayons
de nos places publiques, lui aussi, porte un casque ; un casque du moyen âge, il est vrai,
mais enfin un casque et les titis de la quatrième
galerie se mettront à rire et crieront : ohé ! c’est Mangin !
— Ah, oui, un héros troyen ne doit pas
porter de casque, il ferait rire. Ha ! ha ! ha ! un casque ! ha ! ha ! Mangin !
— Voyons, voulez-vous me faire plaisir ?
— Qu’est-ce encore ?
— Supprimons Mercure, ses ailes aux talons
et à la tête feront rire. On n’a jamais vu porter des ailes qu’aux épaules.
— Ah ! l’on a vu des êtres à figure
humaine porter des ailes aux épaules ! je l’ignorais. Mais enfin
je conçois que les ailes des talons feront rire ; ha ! ha ! ha ! et
celles de la tête bien plus encore ; ha ! ha ! ha ! comme on ne rencontre
pas souvent Mercure dans les rues de Paris, supprimons Mercure. »
Comprend-on ce que ces craintes idiotes devaient me faire éprouver ? Je ne dis rien des idées musicales de Carvalho, qui, pour favoriser une mise en scène qu’il avait imaginée, voulait me faire prendre plus lentement ou plus vite le mouvement de certains morceaux, me faire ajouter seize mesures, huit mesures, quatre mesures, ou en supprimer deux, ou trois, ou une. A ses yeux la mise en scène d’un opéra n’est pas faite pour la musique, c’est la musique qui est faite pour la mise en scène. Comme si d’ailleurs je n’eusse pas longuement calculé ma partition pour les exigences de théâtre que j’étudie depuis quarante ans à l’Opéra. Au moins les acteurs se sont-ils complétement abstenus de me tourmenter, et je leur dois la justice de déclarer qu’ils ont tous chanté leur rôle tel que je leur ai donné et sans y changer une seule note. Ceci est peut-être incroyable, mais cela est, et je les en remercie. La première représentation des Troyens à Carthage eut lieu le 4 novembre 1863, ainsi que Carvalho l’avait annoncé. L’ouvrage avait besoin encore de trois ou quatre sérieuses répétitions générales, rien ne marchait avec aplomb, sur la scène surtout. Mais le directeur ne savait de quel bois faire flèche pour alimenter son répertoire, son théâtre était vide chaque soir, il voulait sortir au plus vite de cette triste position. En pareil cas, on le sait, les directeurs sont féroces. Mes amis et moi nous pensions que la soirée serait orageuse, nous nous attendions à toutes sortes de manifestations hostiles ; il n’en fut rien. Mes ennemis n’osèrent pas se montrer ; un coup de sifflet honteux se fit entendre à la fin lorsqu’on proclama mon nom, et ce fut tout. L’individu qui avait sifflé s’imposa sans doute la tâche de m’insulter de la même façon pendant plusieurs semaines, car il revint, accompagné d’un collaborateur, siffler encore au même endroit, aux troisième, cinquième, septième et dixième représentations. D’autres péroraient dans les corridors avec une violence comique, m’accablant d’imprécations, disant qu’on ne pouvait pas, qu’on ne devait pas permettre une musique pareille. Cinq journaux me dirent de sottes injures, choisies parmi celles qui pouvaient en moi blesser le plus cruellement l’artiste. Mais plus de cinquante articles de critique admirative, en revanche, parurent pendant quinze jours, parmi lesquels ceux de MM. Gasperini, Fiorentino, d’Ortigue, Léon Kreutzer, Damcke, Joannes Weber, et d’une foule d’autres, écrits avec un véritable enthousiasme et une rare sagacité, me remplirent d’une joie que je n’avais pas éprouvée depuis longtemps. Je reçus en outre un grand nombre de lettres, les unes éloquentes, les autres naïves, toutes émues, et qui ne manquèrent pas de me toucher profondément. A plusieurs représentations j’ai vu des gens pleurer. Souvent, pendant les deux mois qui suivirent la première apparition des Troyens, j’ai été arrêté dans les rues de Paris par des inconnus qui me demandaient la permission de me serrer la main et me remerciaient d’avoir produit cet ouvrage. N’étaient-ce pas là des compensations aux insultes de mes ennemis ? ennemis que je me suis faits, moins encore par mes critiques, que par mes tendances musicales ; ennemis dont la haine ressemble à celle des filles publiques pour les femmes honnêtes et dont on doit se trouver honoré. La muse de ceux-là s’appelle ordinairement Laïs, Phryné, très-rarement Aspasie , celle que les nobles natures et les amis du grand art adorent, s’appelle Juliette, Desdémone, Cordelia, Ophelia, Imogène, Virgilia, Miranda, Didon, Cassandre, Alceste, noms sublimes qui éveillent des idées de poétique amour, de pudeur et de dévouement, quand les premiers ne rappellent qu’un bas sensualisme et la prostitution.
J’avoue avoir, moi aussi, ressenti à l’audition des Troyens des impressions violentes de certains morceaux bien exécutés. L’air d’Énée : « Ah ! quand viendra l’instant des suprêmes adieux » et surtout le monologue de Didon :
« Je vais mourir,
» Dans ma douleur immense submergée. »
me bouleversaient. Mme Charton disait grandement et d’une façon si dramatique le passage :
« Énée, Énée !
» Oh, mon âme te suit ! »
et ses cris de désespoir, sans paroles, en se frappant la poitrine et s’arrachant les cheveux, comme l’indique Virgile :
« Terque quaterque manu pectus percussa decorum,
» Flaventesque abscissa comas. »
Il est singulier qu’aucun des critiques aboyants ne m’ait reproché d’avoir osé écrire cet effet vocal ; il est pourtant, je le crois, digne de leur colère. Dans tout ce que j’ai produit de musique douloureusement passionnée, je ne connais de comparable à ces accents de Didon, dans cette scène et dans l’air suivant, que ceux de Cassandre dans quelques parties de la Prise de Troie qu’on n’a encore représentée nulle part... O ma noble Cassandre, mon héroïque vierge, il faut donc me résigner, je ne t’entendrai jamais !...... et je suis comme le jeune Chorèbe.
...... Insano Cassandrae incensus amore.
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On a supprimé dans les Troyens à Carthage, au Théâtre-Lyrique, tant pendant les études qu’après la première représentation, les morceaux suivants :
1o l’entrée des constructeurs,
2o celle des matelots,
3o celle des laboureurs,
4o l’intermède instrumental (chasse royale et orage),
5o la scène et le duo entre Anna et Narbal,
6o le deuxième air de danse,
7o les strophes d’Iopas,
8o le duo des sentinelles,
9o la chanson d’Hylas,
10o le grand duo entre Enée
et Didon : « Errante sur tes pas. »
Pour les entrées des constructeurs, des matelots et des laboureurs. Carvalho en trouva l’ensemble froid ; d’ailleurs le théâtre n’était pas assez vaste pour le déploiement d’un pareil cortége. L’intermède de la chasse fut pitoyablement mis en scène. On me donna un torrent en peinture au lieu de plusieurs chutes d’eau réelle ; les satyres dansants étaient représentés par un groupe de petites filles de douze ans ; ces enfants ne tenaient point à la main des branches d’arbre enflammées, les pompiers s’y opposaient dans la crainte du feu ; les nymphes ne couraient pas échevelées à travers la forêt en criant : Italie ! les femmes choristes avaient été placées dans la coulisse, et leurs cris n’arrivaient pas dans la salle ; la foudre en tombant s’entendait à peine, bien que l’orchestre fût maigre et sans énergie. D’ailleurs, le machiniste exigeait toujours au moins quarante minutes pour changer son décor après cette mesquine parodie. Je demandai donc moi-même la suppression de l’intermède. Carvalho s’obstina avec un acharnement incroyable, malgré ma résistance et mes fureurs, à couper la scène entre Narbal et Anna, l’air de danse et le duo des sentinelles dont la familiarité lui paraissait incompatible avec le style épique. Les strophes d’Iopas disparurent de mon aveu, parce que le chanteur chargé de ce rôle était incapable de les bien chanter. Il en fut de même du duo entre Énée et Didon ; j’avais reconnu l’insuffisance de la voix de Mme Charton dans cette scène violente qui fatiguait l’artiste au point qu’elle n’eût pas eu ensuite la force, au cinquième acte, de dire le terrible récitatif : « Dieux immortels ! il part ! » et son dernier air et la scène du bûcher. Enfin la chanson d’Hylas, qui avait plu beaucoup aux premières représentations et que le jeune Cabel chantait bien, disparut pendant que j’étais retenu dans mon lit exténué par une bronchite. On avait besoin de Cabel dans la pièce qui se jouait le lendemain des représentations des Troyens, et comme son engagement ne l’obligeait à chanter que quinze fois par mois, il fallait lui donner deux cents francs pour chaque soirée supplémentaire. Carvalho en conséquence, et sans m’en avertir, supprima la chanson par économie. Je fus tellement abruti par ce long supplice, qu’au lieu de m’y opposer de tout ce qui me restait de forces, je consentis à ce que l’éditeur de la partition de piano, entrant dans la pensée de Carvalho qui voulait que cette partition fût le plus possible conforme à la représentation, supprimât, lui aussi, dans une édition, plusieurs de ces morceaux. Heureusement la grande partition n’est pas encore publiée ; j’ai employé un mois à la remettre en ordre en pansant avec soin toutes ses plaies ; elle paraîtra dans son intégrité primitive et absolument telle que je l’ai écrite.
Oh ! voir un ouvrage de cette nature disposé pour la vente, avec les coupures et les arrangements de l’éditeur, y a-t-il un supplice pareil ! une partition dépecée, à la vitrine du marchand de musique, comme le corps d’un veau sur l’étal d’un boucher, et dont on débite des fragments comme on vend de petits morceaux de mou pour régaler les chats des portières !!
Malgré les perfectionnements et les corrections que Carvalho leur avait fait subir, les Troyens à Carthage n’eurent que vingt et une représentations. Les recettes qu’ils produisaient ne répondant pas à ce qu’il en avait attendu, Carvalho consentit à résilier l’engagement de Mme Charton qui partit pour Madrid ; et l’ouvrage, à mon grand soulagement, disparut de l’affiche. Cependant, comme les honoraires que je reçus, pendant ces vingt et une représentations, étaient considérables, étant l’auteur du poëme et de la musique, et comme j’avais vendu la partition de piano à Paris et à Londres, je m’aperçus avec une joie inexprimable que le revenu de la somme totale égalerait à peu près le produit annuel de ma collaboration au Journal des Débats, et je donnai aussitôt ma démission de critique. Enfin, enfin, enfin, après trente ans d’esclavage, me voilà libre ! je n’ai plus de feuilletons à écrire, plus de platitudes à justifier, plus de gens médiocres à louer, plus d’indignation à contenir, plus de mensonges, plus de comédies, plus de lâches complaisances, je suis libre ! je puis ne pas mettre les pieds dans les théâtres lyriques, n’en plus parler, n’en plus entendre parler, et ne pas même rire de ce qu’on cuit dans ces gargotes musicales ! Gloria in excelsis Deo, et in terra pax hominibus bonae voluntatis !!
C’est aux Troyens au moins que le malheureux feuilletoniste a dû sa délivrance.
Après l’entier achèvement de cet opéra et avant sa représentation, je fis, sur la demande de M. Bénazet l’opéra-comique en deux actes, Béatrice et Bénédict. Il fut joué avec un grand succès et sous ma direction, sur le nouveau théâtre de Bade, le 9 août 1862. Quelques mois après, traduit en allemand par M. Richard Pohl, on le mit en scène à Weimar, et avec le même bonheur, sur la demande de Mme la Grande-Duchesse. Leurs Altesses m’avaient invité à venir en diriger les deux premières représentations, et me comblèrent comme toujours de gracieusetés de toute espèce.
Il en fut de même du prince de Hohenzollern-Hechingen qui, pendant ce séjour à Weimar, m’envoya son maître de chapelle pour m’inviter à venir diriger un de ses concerts à Lœwenberg où il réside maintenant. En m’avertissant que son orchestre savait tout mon répertoire symphonique, il me demandait de lui faire un programme instrumental composé exclusivement de mes ouvrages.
Je lui répondis : « Monseigneur, je suis à vos ordres, mais puisque votre orchestre connaît mes symphonies et mes ouvertures, veuillez former vous-même le programme, je dirigerai tout ce qu’il vous plaira. » En conséquence, le prince choisit l’ouverture du Roi Lear, la fête et la scène d’amour de Roméo et Juliette, l’ouverture du Carnaval romain, et la symphonie entière d’Harold en Italie. Comme le prince n’avait point de harpe, il invita en même temps que moi la harpiste de Weimar, Mme Pohl, qui voulut bien, suivie de son mari, faire ce voyage. Le prince était bien changé depuis mon excursion à Hechingen en 1842 ; la goutte le torturait au point qu’il ne pouvait quitter son lit et qu’il ne put même pas assister au concert que j’étais venu organiser. Cela lui causait un chagrin qu’il ne cherchait pas à dissimuler. « Vous n’êtes pas un chef d’orchestre, me disait-il, vous êtes l’orchestre même ; c’est une fatalité que je ne puisse profiter de votre séjour ici. »
Il a fait construire dans son château de Lœwenberg une jolie salle de concerts, d’une sonorité excellente, où il réunit, dix ou douze fois par an, six cents personnes choisies parmi les amateurs les plus sincères et les plus instruits de l’art musical. Ces concerts sont donc gratuits, on y vient de tous les environs de la résidence du prince, on y vient même de Bunzlau et de Dresde et d’une foule de châteaux assez éloignés. L’orchestre n’est composé que de quarante-cinq musiciens, mais exercés, attentifs, intelligents, plus que je ne pourrais dire, et leur chef, M. Seifrids, les dirige et les instruit avec le talent et la patience les plus rares. Ces artistes, en outre, ne donnent point de leçons et ne sont exténués, comme les nôtres, ni par le service des églises, ni par celui des théâtres. Ils sont au prince exclusivement. Le prince m’avait logé chez lui ; le premier jour de répétition un domestique vint me dire : « Monsieur, l’orchestre est prêt et vous attend. » Je suis un corridor, j’entre dans la salle de concerts que je ne connaissais pas encore, j’y trouve les quarante-cinq musiciens en silence, leur instrument à la main ; pas de prélude, pas le moindre bruit, ils étaient d’accord !! Le pupitre chef portait la partition du Roi Lear. Je lève mon bras, je commence ; tout part avec ensemble, avec verve et précision ; les plus violentes excentricités rhythmiques de l’allegro sont enlevées sans hésitation, et je me dis, en dirigeant cette ouverture que je n’avais pas entendue depuis dix ou douze ans : « Mais c’est foudroyant ! comment, c’est moi qui ai fait cela ?... » Il en fut de même pour tout le reste et je finis par dire aux musiciens : « C’est une plaisanterie, messieurs, nous répétons pour nous amuser, je n’ai pas la moindre observation à vous faire. » Le maître de chapelle jouait l’alto solo d’Harold, on ne peut mieux, avec un beau son et un aplomb rhythmique qui me comblaient de joie ; dans les autres morceaux il reprenait son violon. Richard Pohl jouait des cymbales. Je puis bien dire en toute vérité que jamais je n’entendis exécuter Harold d’une plus irrésistible manière. Mais l’adagio de Roméo et Juliette... Ah ! comme ils l’ont chanté ! nous étions à Vérone, non à Lœwenberg... A la fin de ce morceau que nous n’avions pas interrompu par la moindre faute, M. Seifrids se leva, resta un instant immobile cherchant à dominer son émotion, puis s’écria en français : « Non ! il n’y a rien de plus beau ! » Alors tout l’orchestre d’éclater en cris, en applaudissements, sur les violons, sur les basses, les timbales... Je me mordais la lèvre inférieure..... Des émissaires allaient de temps en temps rendre compte des incidents de la répétition au pauvre prince qui se désolait dans sa chambre. Le jour du concert un public brillant vint remplir la salle ; il se montra d’une chaleur extrême ; on voyait clairement que tous ces morceaux lui étaient familiers depuis longtemps. Après la Marche des Pèlerins, un officier du prince monta sur l’estrade, et, devant l’auditoire, vint attacher à mon habit la croix de l’ordre de Hohenzollern au milieu du brouhaha. Le secret de cette faveur avait été bien gardé, je n’en avais pas le moindre pressentiment. Alors cela me mit en joie et je me jouai réellement pour moi-même, sans penser au public, l’orgie d’Harold, à ma manière, avec fureur ; j’en grinçais des dents.
Le lendemain les musiciens me donnèrent un grand dîner suivi d’un bal. Il me fallut répondre à plusieurs toasts ; Richard Pohl me servait d’interprète et reproduisait mes paroles en allemand, phrase par phrase.
J’aurais beaucoup à dire encore sur cette charmante excursion à Lœwenberg ; je me bornerai à rappeler la grâce exquise avec laquelle tout l’entourage du prince et surtout la famille du colonel Broderotti, l’un de ses officiers, m’ont accueilli. J’ajouterai que les dames Broderotti, et le colonel lui-même, parlent le français avec une élégance sans prix, pour moi qui souffre de l’entendre mal parler et qui ne sais pas un mot d’allemand. Je dus repartir le surlendemain du bal des artistes, et le prince, qui n’avait pas pu quitter son lit, me dit en m’embrassant : « Adieu, mon cher Berlioz, vous retournez à Paris, vous y trouverez des gens qui vous aiment, eh bien, dites-leur que je les aime. » . . . . .
Je reviens à l’opéra de Béatrice.
J’avais, pour la pièce, pris une partie du drame de Shakespeare Much ado about nothing, en y ajoutant seulement l’épisode du maître de chapelle et les morceaux de chant. Le duo des deux jeunes filles « Vous soupirez, madame ! », le trio entre Héro, Béatrice et Ursule « Je vais d’un cœur aimant » et le grand air de Béatrice « Dieu ! que viens-je d’entendre ? » que Mme Charton chanta à Bade avec verve, sensibilité, un grand entraînement et une rare beauté de style, produisirent un effet prodigieux. Les critiques venus de Paris à cette occasion, louèrent chaudement la musique, l’air et le duo surtout. Quelques-uns trouvèrent qu’il y avait dans le reste de la partition beaucoup de broussailles, et que le dialogue parlé manquait d’esprit. Ce dialogue est presque en entier copié dans Shakespeare...
Cette partition est difficile à bien exécuter, pour les rôles d’hommes surtout. A mon sens, c’est une des plus vives et des plus originales que j’aie produites. A l’inverse des Troyens, elle n’exige aucune dépense pour la mettre en scène. On se gardera néanmoins de me la demander à Paris. On fera bien, ce n’est pas de la musique parisienne. M. Bénazet, avec sa générosité ordinaire, me la paya deux mille francs par acte, pour les paroles, et autant pour la musique, c’est-à-dire huit mille francs en tout. De plus, il me donna encore mille francs pour en venir diriger la représentation l’année suivante. J’en ai fait graver la partition de piano. La grande partition paraîtra plus tard ainsi que les trois autres, Benvenuto Cellini, la Prise de Troie et les Troyens à Carthage, si j’ai assez d’argent pour les publier. L’éditeur Choudens, en achetant mon opéra des Troyens, s’est bien engagé, par écrit, à publier la grande partition un an après la partition de piano, mais CETTE PROMESSE NA PAS ÉTÉ MIEUX TENUE QUE TANT D’AUTRES, ET A PARTIR DE LA SIGNATURE DE CE CONTRAT, IL N’EN A, ETC., ETC. Le duo des jeunes filles de Béatrice et Bénédict est maintenant fort répandu en Allemagne où on le chante fréquemment. Je me souviens, à propos de ce duo, que le grand-duc de Weimar, à mon dernier voyage chez lui, m’invitait quelquefois à souper en très-petit comité et se plaisait alors à me questionner sur mon existence à Paris et sur mille détails. Je l’ai bien étonné et attristé en lui dévoilant les réalités de notre monde musical. Mais un soir je le fis rire. Il me demanda dans quelle circonstance j’avais écrit la musique du duo de Béatrice : « Vous soupirez, madame ! »
« — Vous avez dû composer cela, me dit-il,
au clair de lune dans quelque romantique séjour.....
— Monseigneur, c’est là une de ces impressions
de la nature dont les artistes font provision et qui s’extravasent ensuite
de leur âme, dans l’occasion, n’importe où. J’ai esquissé
la musique de ce duo un jour à l’Institut, pendant qu’un de mes
confrères prononçait un discours.
— Parbleu ! dit le grand-duc, cela prouve en
faveur de l’orateur ! Il devait être d’une rare éloquence ! »
On a aussi exécuté ce duo à l’une des séances de la Société des concerts de notre Conservatoire, et il y a excité des transports dont on voit peu d’exemples. La salle entière a crié bis avec des applaudissements à ébranler l’édifice, et mes siffleurs fidèles n’ont pas osé se faire entendre. Il faut dire aussi que MMmes Viardot et Vandenheufel-Duprez l’ont chanté d’une délicieuse manière. Et le merveilleux orchestre, comme il a été gracieux et délicat ! Voilà une de ces exécutions qu’on entend quelquefois.... en rêve. La Société des concerts a bien voulu, cette année encore, faire figurer dans l’un de ses programmes, la deuxième partie de ma trilogie sacrée l’Enfance du Christ ; ce fragment, admirablement rendu, a produit aussi un grand effet ; mais le public, sans que je sache pourquoi, n’a pas redemandé le Repos de la sainte famille, ainsi qu’il le fait toujours ailleurs, et mes deux siffleurs ont daigné se montrer ce jour-là et indigner toute la salle. La Société du Conservatoire, dirigée maintenant par un de mes amis, M. George Hainl, ne m’est plus hostile. Elle se propose d’exécuter de temps en temps des fragments de mes partitions. Je lui ai donné en toute propriété la masse entière de musique que je possédais, parties séparées d’orchestre et de chœurs, gravées et copiées, représentant ce qui est nécessaire pour l’exécution en grand de tous mes ouvrages, les opéras exceptés. Cette bibliothèque musicale, qui aura du prix plus tard, ne saurait être en meilleures mains.
Je n’aurai garde d’oublier ici le festival de Strasbourg où je fus invité à venir, il y a dix-huit mois, diriger l’exécution de l’Enfance du Christ. On avait construit une salle immense contenant six mille personnes. Il y avait cinq cents exécutants. Cet oratoire, écrit dans un style presque toujours tendre et doux, semblait devoir être peu entendu dans ce vaste local. A ma grande surprise, il y produisit une émotion profonde, telle était l’attention de l’auditoire, et le chœur mystique sans accompagnement de la fin « O mon âme » provoqua même beaucoup de larmes. Oh ! je suis heureux quand je vois mes auditeurs pleurer !... Ce chœur est fort loin de produire autant d’effet à Paris, où il est d’ailleurs toujours mal exécuté.
J’apprends qu’on a entendu depuis un an plusieurs de mes partitions en Amérique, en Russie et en Allemagne ; tant mieux ! Décidément ma carrière musicale finirait par devenir charmante, si je vivais seulement cent quarante ans.
Je me suis remarié... je le devais... et au bout de huit ans de ce second mariage ma femme est morte subitement, foudroyée par une rupture du cœur. Quelque temps après son inhumation au grand cimetière Montmartre, mon excellent ami, Édouard Alexandre, le célèbre facteur d’orgues, dont la bonté pour moi s’est toujours montrée infatigable, trouvant sa tombe trop modeste, voulut absolument acheter pour moi et les miens un terrain à perpétuité, dont il me fit don. On y construisit un caveau et je dus assister à l’exhumation de ma femme et à son installation dans le caveau neuf. Cela fut d’une tristesse navrante, je souffris beaucoup. Mais qu’était-ce en comparaison de ce que le sort me réservait ? Il semble que j’aie dû connaître tout ce qu’il peut y avoir de plus affreux dans une cérémonie de ce genre. Peu après cette époque, je fus averti officiellement que le petit cimetière de Montmartre, où reposait ma première femme, Henriette Smithson, allait être détruit, et que j’eusse en conséquence à faire transporter ailleurs les restes qui m’étaient chers. Je donnai les ordres nécessaires dans les deux cimetières, et un matin, par un temps sombre, je m’acheminai seul vers le funèbre lieu. Un officier municipal chargé d’assister à l’exhumation m’y attendait. Un ouvrier fossoyeur avait déjà ouvert la fosse. A mon arrivée il sauta dedans. La bière enfouie depuis dix ans était encore entière, le couvercle seul était endommagé par l’humidité. Alors l’ouvrier, au lieu de la tirer hors de terre, arracha les planches pourries qui se déchirèrent avec un bruit hideux en laissant voir le contenu du coffre. Le fossoyeur se baissa, prit entre ses deux mains la tête déjà détachée du tronc, la tête sans couronne et sans cheveux, hélas ! et décharnée, de la poor Ophelia, et la déposa dans une bière neuve préparée ad hoc sur le bord de la fosse. Puis, se baissant une seconde fois, il souleva à grand-peine et prit entre ses bras le tronc sans tête et les membres, formant une masse noirâtre sur laquelle le linceul restait appliqué, et ressemblant à un bloc de poix enfermé dans un sac humide... avec un son mat... et une odeur..... L’officier municipal, à quelques pas de là, considérait ce lugubre tableau... Voyant que je m’appuyais sur le tronc d’un cyprès, il s’écria : « Ne restez pas là, monsieur Berlioz ; venez ici, venez ici. » Et comme si le grotesque devait avoir aussi sa part dans cette horrible scène, il ajouta en se trompant d’un mot : « Ah ! pauvre inhumanité !... » Quelques moments après, suivant le char qui emportait les tristes restes, nous descendîmes la montagne et parvînmes dans le grand cimetière Montmartre, au caveau neuf déjà béant. Les restes d’Henriette y furent introduits. Les deux mortes y reposent tranquillement à cette heure, attendant que je vienne apporter à ce charnier ma part de pourriture.
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Je suis dans ma soixante et unième année ; je n’ai plus ni espoirs, ni illusions, ni vastes pensées ; mon fils est presque toujours loin de moi ; je suis seul ; mon mépris pour l’imbécillité et l’improbité des hommes, ma haine pour leur atroce férocité sont à leur comble ; et à toute heure je dis à la mort : « Quand tu voudras ! » Qu’attend-elle donc ?
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1. Le poëme lyrique des Troyens n’était pas encore alors divisé en deux opéras, il n’en formait qu’un dont la durée était de cinq heures.
3. Deuxième partie du poëme lyrique des Troyens, à laquelle j’ajoutai une introduction instrumentale (le Lamento) et un prologue.
4. Aspasie avait trop d’esprit.