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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 24 NOVEMBRE 1860 [p. 1-2].

REVUE MUSICALE.

Une nouvelle sonate de Beethoven. — Un extrait de Saturne. — Les Médiums. — Théâtres lyriques : Reprises, Débuts, Succès. — Concert de la Sorbonne. — Le livre de M. Véron ; celui de M. Poisot ; la méthode d’orgue de M. Engel. — Mlle Sax ; M. Sax; ses procès ; ses procédés pour ses ennemis vaincus. — Nécessité de vivre deux cents ans. — Alexandre ; sa bataille d’Ivry. — M. Legouix, Schubert, M. Bouscatel. — Encore Bade ; M. Méry ; la roulette n’est pas un jeu de hasard ; Arban ; son orchestre ; le diapason de la police. Rime riche.

    Le monde musical est en ce moment fort ému ; toute la philosophie de l’art semble bouleversée. On croyait genéralement, il y a quelques jours à peine, que le beau en musique, comme le médiocre, comme le laid, était absolu, c’est-à-dire qu’un morceau beau, ou laid, ou médiocre pour les gens qui s’intitulent gens de goût, connaisseurs, était également beau, médiocre ou laid pour tout le monde, et par conséquent pour les gens sans goût et sans connaissances. Il résultait de cette opinion consolante que le chef-d’œuvre capable de faire couler les larmes des yeux d’un habitant du n° 58 de la rue de la Chaussée-d’Antin, à Paris, ou de l’ennuyer, ou de le révolter, devait nécessairement produire le même effet sur un Cochinchinois, sur un Lapon, sur un pirate de Timor, sur un Turc, sur un portefaix de la rue des Mauvaises-Paroles. Quand je dis on croyait, je veux désigner par on les savans, les docteurs et les simples de cœur ; car en ces questions les grands et les petits esprits se rencontrent, et qui ne se ressemble pas s’assemble. Quant à moi, qui ne suis ni savant, ni docteur, ni simple, je n’ai jamais trop su à quoi m’en tenir sur ces graves sujets de controverse ; je crois pourtant que je ne croyais rien ; mais à cette heure, j’en suis sûr, me voilà fixé, et je crois au beau absolu beaucoup moins qu’à la corne des licornes. Car pourquoi, je vous prie, ne pas croire à la corne des licornes ? Il est archi prouvé maintenant qu’il y a des licornes dans plusieurs parties de l’Himalaya. On connaît l’aventure de M. Kingsdoom. — Le célèbre voyageur anglais, étonné de rencontrer un de ces animaux, qu’il croyait fabuleux (voilà ce que c’est que de croire !), et le regardant avec une attention blessante pour l’élégant quadrupède, la licorne irritée se précipita sur lui, le cloua contre un arbre et lui laissa dans la poitrine un long morceau de corne pour preuve de son existence. Le malheureux Anglais ne pouvait pas en revenir.

    Maintenant il faut dire pourquoi je suis certain de croire depuis peu que je ne crois pas au beau absolu en musique. Une révolution a dû s’opérer et s’est opérée réellement dans la philosophie depuis la merveilleuse découverte des tables tournantes (en sapin), et par suite des médiums, et par suite des évocations d’esprits, et par suite des conversations spiritistes. La musique ne pouvait pas rester en dehors de l’influence d’un fait aussi considérable et demeurer isolée du monde des esprits, elle, la science de l’impalpable, de l’impondérable, de l’insaisissable. Beaucoup de musiciens se sont donc mis en rapport avec le monde des esprits (ils auraient dû le faire depuis longtemps). Au moyen d’une table de sapin d’un prix fort modique, sur laquelle on impose les mains, et qui, après quelques minutes de réflexions (de réflexions de la table), se met à lever une ou deux de ses jambes, de façon malheureusement à effaroucher la pudeur des dames anglaises, on parvient non seulement à évoquer l’esprit d’un grand compositeur, mais à entrer même en conversation réglée avec lui, à le forcer de répondre à toutes sortes de questions. Bien plus, en s’y prenant bien, on peut obliger l’esprit du grand maître à dicter une nouvelle œuvre, une composition tout entière sortant brûlante de son cerveau. Comme pour les lettres de l’alphabet, il est convenu que la table, en levant ses jambes et en les laissant retomber sur un parquet, frappe tant de coups pour un ut, tant pour un , tant pour un fa, tant pour une simple croche, tant pour une double croche, tant pour un soupir, pour un demi-soupir, etc., etc. Je sais ce qu’on va me répondre : « Il est convenu, direz-vous ? Convenu avec qui ? avec les esprits évidemment. Or, avant que cette convention fût établie, comment s’y est pris le premier médium pour savoir des Esprits qu’on en convenait ? » Je ne puis vous le dire ; ce qu’il y a de sûr, c’est que c’est sûr ; et puis, dans ces grandes questions il faut absolument se laisser guider par le sens intérieur, et surtout ne pas chercher la petite bête.

    Or donc déjà (comme disent les Russes) on a évoque dernièrement l’esprit de Beethoven, qui habite Saturne. Mozart habitant Jupiter, c’est connu de tout le monde, il semble que l’auteur de Fidelio eût dû choisir le même astre pour sa nouvelle résidence mais Beethoven, on ne l’ignore pas, est un peu sauvage, capricieux ; peut-être même a-t-il quelque antipathie non avouée pour Mozart. Tant il y a qu’il habite Saturne ou du moins son anneau. Et voilà que lundi dernier un médium très familier avec le grand homme, et sans craindre de mettre celui-ci de mauvaise humeur en lui faisant faire à propos de rien un si long voyage, pose les mains sur sa table de sapin pour envoyer à Beethoven, dans l’anneau de Saturne, l’ordre de venir un instant causer avec lui. La table aussitôt de faire des mouvemens indécens, de lever les jambes, et de montrer….. que l’esprit était proche. Ces pauvres esprits, avouez-le, sont bien obéissans. Beethoven, pendant sa vie terrestre, ne se fut pas dérangé pour aller seulement de la porte de Carinthie au palais impérial, si l’empereur d’Autriche l’eût fait prier de le venir voir, et il quitte maintenant l’anneau de Saturne et interrompt ses hautes contemplations pour obéir à l’ordre (notez-le bien), à l’ordre du premier venu, possesseur d’une table de sapin.

    Ce que c’est que la mort, comme cela vous transforme le caractère ! et que Marmontel a eu raison de dire dans son opéra de Zémire et Azor :

Les esprits, dont on nous fait peur,
Sont les meilleures gens du monde.

    Il en est ainsi. Je vous ai déjà prévenu qu’en ces questions il ne fallait pas chercher la petite bête.

    Beethoven arrive et dit par les pieds de la table : « Me voilà ! » Le médium enchanté lui tape sur le ventre… — Allons, voilà que vous laissez échapper des absurdités ! — Bah ! — Eh ! oui, vous avez déjà parlé de cerveau tout à l’heure à propos d’un esprit ; les esprits ne sont pas des corps. — Non… non, mais vous savez bien que ce sont des… semi-corps. On a parfaitement expliqué cela. Ne m’interrompez plus pour d’aussi futiles observations. Je continue mon triste récit. Le médium, qui lui-même est un semi-esprit, frappe donc un semi-coup sur le semi-ventre de Beethoven et prie sans façon le semi-dieu de lui dicter une nouvelle sonate. L’autre ne se le fait pas dire deux fois, et la table aussitôt de gambader… On écrit sous sa dictée. La sonate écrite, Beethoven repart pour Saturne ; le médium, entouré d’une douzaine de spectateurs stupéfaits, s’approche du piano, exécute la sonate, et les spectateurs stupéfaits deviennent des auditeurs confondus en reconnaissant que la sonate est non pas une semi-platitude, mais bien une platitude complète, un non-sens, une stupidité.

    Comment croire maintenant au beau absolu ? Certainement Beethoven, en allant habiter une sphère supérieure, n’a pu que se perfectionner, son génie a dû s’agrandir, s’élever, et, en dictant une nouvelle sonate, il a dû vouloir donner aux habitans de la terre une idée du nouveau style qu’il a adopté dans son nouveau séjour, une idée de sa quatrième manière, une idée de la musique qu’on exécute sur les Erards de l’anneau de Saturne. Et voilà que ce nouveau style est précisément ce que nous autres, musiciens infimes d’un monde infime et soussaturnien, nous appelons le style plat, le style bête, le style insupportable ; et, bien loin de nous ravir au cinquante-huitième ciel, cela nous irrite et nous donne des nausées… Ah ! c’est à en perdre la raison, si la chose était possible.

    Alors il faudra donc croire que le beau et le laid n’étant pas absolus, universels, beaucoup de productions de l’esprit humain admirées sur la terre seront méprisées dans le monde des esprits, et je me vois autorisé à conclure (au reste, je m’en doutais depuis longtemps) que des opéras représentés et applaudis journellement, même sur des théâtres que la pudeur me permet de nommer, seraient sifflés dans Saturne, dans Jupiter, dans Mars, dans Vénus, dans Pallas, dans Sirius, dans Neptune, dans la grande et la petite Ourse, dans la constellation du Chariot, et ne sont enfin que des platitudes infinies pour l’univers infini.

    Cette conviction n’est pas faite pour encourager les grands producteurs. Plusieurs d’entre eux, accablés par la funeste découverte, sont tombés malades, et pourraient bien, dit-on, passer à l’état d’esprits. Heureusement ce sera long.

    Revenons à la musique terrestre. Nous n’en avons pas parlé depuis fort longtemps, il y avait trop à en dire ; maintenant qu’il n’y a rien à en dire, nous en parlerons.

    Les théâtres qu’il est permis de nommer sont au nombre de quatre ; ils fonctionnent, fonctionnent, compilent, empilent opéras sur opéras, Ossa sur Pélion, Olympe sur Ossa, sur Olympe Montmartre ; et tout cela avec des efforts surhumains des directeurs sysiphes, qui roulent sur la pente escarpée de la caisse leur rocher toujours retombant. Et la caisse, c’est tout, à Paris, comme ailleurs. L’art est une chimère. L’illustre Bilboquet a formulé la théorie en trois mots immortels : « Sauvons la caisse ! » et tous les directeurs de théâtres, lyriques, ou non lyriques, ou anti-lyriques, que la pudeur permette ou non de les nommer, tous les directeurs de notre monde sont de l’école de l’illustre Bilboquet et malgré leur foi dans la doctrine du maître, aucun ne sauve la caisse. Pourtant on n’entend jamais dire : « Un tel a manqué, celui-ci a fait faillite. » Les directeurs ne manquent pas, on leur vient toujours en aide. Ce qui manque, ce sont les bons artistes de toute espèce, les bons auteurs, le bon public. Hélas ! ceux-là pourraient bien faire une énorme faillite un de ces jours ; et Bilboquet s’écriant : « Monsieur et madame le maire est-il content ? » court grand risque de ne pas recevoir de réponse, M. et Mme le maire s’étant dispensés de venir et n’ayant pas même envoyé à la représentation leur second adjoint. A l’inverse de la fameuse caisse de Robert Macaire, toujours ouverte pour recevoir, la caisse des théâtres lyriques est toujours ouverte pour payer. Ce que mangent les ténors, les soprani et les barytons dépasse toute croyance ; on n’a jamais vu de gargantualisme pareil. Le public ne payant pas plus qu’autrefois, au contraire, les demi-dieux ont dû tout naturellement et très rapidement transformer la caisse des malheureux directeurs en caisse des Danaïdes, où l’on verse des seaux d’or sans qu’il y reste un sou. Encore Paris ne peut-il plus payer les voix exceptionnelles. Aussitôt qu’un chanteur est sûr d’être un dieu, le voilà qui prend en pitié les cinquantaines de mille francs qu’on lui verse à Paris, et qu’il se met à chanter tant bien que mal l’italien pour aller demander la centaine de mille aux directeurs de Londres ou de Saint-Pétersbourg. Un chanteur fort en voix qui ne gagne pas cent mille francs par an se regarde aujourd’hui comme un paltoquet ; et l’Angleterre et la Russie, désireuses de ne pas lui laisser cette mauvaise opinion de lui-même, acharnées d’ailleurs à interner chez elles les Grandgousiers de l’art, les lui donnent. Qui a tort là dedans ? Eh ! mon Dieu, personne. Sauvons la caisse ! toujours. L’art est une chimère, sachons nous en passer.

    Voilà pourquoi Faure étant allé sauver la caisse au théâtre de Govent-Garden d’abord, et ensuite celle du Théâtre-Italien de Berlin, on s’est vu forcé à l’Opéra-Comique, pour sauver le Pardon de Ploërmel, d’imaginer une absurdité (on a tant d’imagination dans les théâtres lyriques !) et de faire chanter le rôle d’Hoël par Mlle Wertheimber. La jeune cantatrice s’en est tirée en artiste de cœur et de talent : elle a chanté avec intelligence, avec beaucoup d’âme, une voix d’un beau timbre, souple, bien exercée ; mais tout cela ne fait pas qu’elle puisse représenter convenablement ce robuste gars breton qui serait capable, comme le Tarare de Beaumarchais,

De traverser un torrent à la nage
En transportant son maître entre ses bras.

    Ce qui suppose que le gaillard a du jarret.

    Beaumarchais aimait les r !!

    Mlle Monrose, élève de Duprez, débutait dans le même ouvrage par le rôle de Dinorah. Elle y a obtenu du succès ; sa voix est fraîche, juste, sa vocalisation agile ; elle ne divague point en chantant ; elle a très bien rendu les passages les plus difficiles, sans hésitation et sans gêne. C’est une cantatrice. Elle est moins à son avantage dans le dialogue ; sa voix parlée paraît d’un timbre singulier, peu agréable. On sent qu’elle est née pour chanter ; en l’écoutant parler on pense à l’oiseau qui marche. Sainte-Foy reste l’admirable poltron que nous connaissons ; il dériderait Pluton et Proserpine. Mlle Bélia chante avec grâce un air charmant ajouté par M. Meyerbeer à sa riche partition pour les représentations de Dinorah à Londres.

    A l’Opéra, une grave indisposition de Gueymard est venue submerger un instant le répertoire ; mais Renard, appelé de Lyon, je crois, l’a remis à flot, en jouant Eléazar dans la Juive trois ou quatre fois avec le plus grand succès. Gueymard, rendu à la santé, vient de reparaître dans le Prophète ; il y a, dit-on, retrouvé ses ovations ordinaires. Eh bien, à la bonne heure, Gueymard est un chanteur français ; il veut pouvoir regarder la colonne, et ne s’en va pas écorcher l’italien en Russie, en Angleterre ou en Prusse ! Il nous reste ! bien qu’à l’Opéra, il touche à peine, j’en suis sûr, une quatre-vingtaine de mille francs.

    Mme Duprez-Van-den-Heuvel est toujours plus applaudie dans Lucie et dans le rôle de la princesse Eudoxie. Sa grâce piquante et la correction élégante de son chant lui ont gagné le public de l’Opéra. Mlle Sax, cette transfuge du Théâtre-Lyrique, est fort encouragée, elle aussi ; elle chante Rachel d’une voix encore inculte, mais splendide, éclatante, naturelle, dont les sons même les plus élevés peuvent être émis rapidement, sans effort. Cette voix riche et puissante porte loin et se répand dans toutes les parties de la vaste salle de l’Opéra ; c’est une saxotromba unie à un saxophone.

    Enfin le voilà, notre courageux, notre indomptable ami Sax, le voilà, à peu près hors de procès : il les a tous gagnés, après dix-huit ans de plaidoiries ! Il en garde seulement une demi-douzaine de petits pour se tenir en haleine. Tous ses rivaux, tous ses contrefacteurs, ou presque tous, sont à terre, et il les y laisse. Il les a fait condamner à lui payer des demi-millions, et ils les paient. L’or va rouler sur lui ; on le prendra pour un ténor. Je ne me sens pas capable de sa constance, il faut l’avouer. A sa place, au lieu de marcher toujours avec cette lenteur calme de l’aiguille d’un cadran jusqu’à l’heure du triomphe, réduit au désespoir par mes spoliateurs, j’eusse employé mes derniers cent francs à acheter une paire de pistolets pour leur brûler la cervelle.

    Tout vient à point à qui peut attendre. Ah ! si nous pouvions vivre deux cents ans, rester jeunes, intelligens et forts pendant ce double siècle, nous autres hommes à idées (car nous avons des idées, quelquefois même des idées fixes) ; et si au contraire les autres mouraient à trente ou quarante ans et s’en allaient crétins comme ils sont venus, avec quelle facilité nous aurions raison de tous les obstacles, et des procès, et des contrefacteurs, et des contradicteurs, et des mauvais directeurs, et des sots professeurs, et des mauvais amateurs, et des insulteurs et de……. Il n’y a que le fossoyeur avec qui, tôt ou tard, il faudrait toujours compter.

    Mais roses, nous vivons ce que vivent les roses, l’espace d’une matinée ; au banquet de la vie, infortunés convives, nous apparaissons un instant et nous mourons, et si l’on nous tire de terre après une trentaine d’années d’inhumation, il est bien rare qu’un prince danois vienne dire en examinant nos restes : « Hélas ! pauvre Yorick ! je l’ai connu, Horatio, c’était une imagination vive et féconde ! » — Ou bien : « C’était un homme, et vraiment digne de ce nom ; je ne verrai pas son pareil. » — Ou bien : « Il est probable que s’il eût vécu il eût fait de grands choses et se fût comporté royalement. » Ou bien….. quelque chose d’approchant.

    Le Théâtre-Lyrique voit grandir le succès du Val d’Andorre et renaître celui d’Orphée. Mme Viardot a reparu dans ce rôle si poétique aux applaudissemens enthousiastes de son peuple ravi. Son élève, Mlle Orwill, a débuté dans le rôle d’Eurydice. La voix de Mlle Orwill est jeune, fraîche, d’un timbre argentin qui convient on ne peut davantage à ce rôle. On a fort bien accueilli la débutante. Quelques jours après, dimanche dernier, Mme Viardot a chanté une scène d’Orphée dans un grand concert de bienfaisance donné à la Sorbonne. Un auditoire de près de deux mille personnes s’y était entassé ; on a crié, on a applaudi, on s’est ému…. Eh bien, il y a eu des êtres (quant aux enfans, cela ne doit pas étonner, cet âge est sans pitié, La Fontaine l’a prouvé), mais il y a eu ce jour-là des hommes et des femmes qui n’ont pas pleuré ; on en a vu.

    Dans la même matinée solennelle et débordante d’enthousiasme, Théodore Ritter a joué plusieurs morceaux de sa composition qu’on a fait recommencer, avec des applaudissemens à faire perdre la tête au virtuose.

    Ce n’est pas tout, j’ai des triomphes étrangers à enregistrer, ceux de Roger à Hambourg et à Marseille, celui de Mme Charton-Demeure [sic] à Madrid et celui de Mme Julienne également à Madrid ; il n’y a plus de Pyrénées ! Et encore plusieurs ouvrages nouveaux à signaler à l’attention publique. D’abord louons… louons Dieu, cela va sans dire, c’est toujours par là qu’il faut commencer, ensuite louons un joli petit livre de M. Véron, intitulé Paris en 1860, qui contient une foule de détails curieux et intéressans sur les nouveaux embellissemens et les agréables bouleversemens de la Babylone moderne (il y a de braves gens qui croient insulter Paris en le désignant ainsi !…) et des pages très judicieuses sur les quatre théâtres lyriques. M. Véron, comme nous, n’admet pas qu’on en puisse compter davantage. M. Véron connaît à fond ce sujet, difficile à bien traiter. Il l’aime, il est reconnaissant. Un grand théâtre lyrique a fait sa gloire et sa fortune. Il a sauvé sa caisse, qui avait un fond. Il n’est pas fils de Danaüs. Aussi que de choses excellentes il a dites en quelques pages ! Lisez les.

    Nous avons vu paraître encore un recueil anecdotique que tous les musiciens devront avoir sous la main, l’Histoire de la musique en France, par M. Poisot. Il s’est pourtant glissé dans ce livre, si bien étudié d’ailleurs, quelques erreurs regrettables, entre autres celle-ci.

    M. Poisot, dans sa nomenclature des opéras donnés au théâtre Feydeau (page 349), attribue les Deux Journées à Bouilly et Berton ; or, l’auteur de la musique des Deux Journées est Cherubini, il n’est pas permis de l’ignorer: Ensuite (page 114) M. Poisot écrit : Après avoir entendu le chant d’Agamemnon : Au faîte des grandeurs, l’abbé Arnaud avait dit : « Avec cet air on fonderait une religion. » Oui, l’abbé Arnaud a dit cela, dit-on, mais ce n’est pas d’un air d’Agamemnon ; c’est au contraire de l’air du prêtre Calchas qui, par ces paroles : Au faîte des grandeurs, mortels impérieux, s’avise assez insolemment de donner une leçon d’humilité au grand Agamemnon, le roi des rois.

    M. Poisot corrigera ces lapsus calami et quelques autres dans la prochaine édition de son livre.

    Louons encore un ouvrage très habilement fait, clair, bien ordonné, logique, une méthode d’orgue expressif, d’orgue mélodium, par M. Engel, qui joue de cet instrument comme un ange. A propos d’orgue mélodium, puis-je ne pas parler du succès toujours croissant des instrumens d’Alexandre ?… Cet ingénieux facteur, qui, lui aussi, a tant combattu et tant vaincu, vient d’achever sa construction d’Ivry. C’est presque un village que cette immense fabrique. Palais, maisons, ateliers, fourneaux, magasins, jardin, chapelle, tout y est. Et partout se presse une population active d’ouvriers robustes comme des machines et de machines intelligentes comme des ouvriers. Que de millions il a fallu pour élever cette usine monumentale ! Et penser qu’en 1835 les parens d’Alexandre habitaient une mansarde où ils fabriquaient à grand’peine des accordéons à 3 fr. la pièce !

    A présent, pour finir, laissez-moi vous dire que j’ai un éditeur, que j’ai même à Paris quatre éditeurs. Or, l’un d’eux, M. Legouix, boulevard Poissonnière, n° 27, m’oblige, me force, me contraint par corps à vous annoncer la publication qu’il vient de faire, en grande partition et en parties séparées, de la célèbre ballade de Schubert, le Roi des Aulnes, instrumentée par un de mes amis intimes, un premier moi-même, dont je ne puis malheureusement vous dire aucun bien. Allez acheter cela, chanteurs qui ne trouvez pas le piano de Schubert digne de vous accompagner ; allez-y aussi, vous qui ne savez pas l’allemand comme Roger et qui n’êtes jamais contens des traducteurs de Gœthe. Vous trouverez dans cette édition une nouvelle paraphrase française de la ballade fantastique due à la plume élégante, et savante, et amoureuse des difficultés à surmonter de M. Edouard Bouscatel, à qui l’on doit déjà plusieurs autres poésies remarquables par le sentiment et le coloris. J’allais vous parler de Bade tout à l’heure en citant le nom de Roger et son aptitude à chanter l’allemand. Mais il est trop tard, le jeu est fait, rien ne va plus. On n’y entend plus de musique, on n’y représente plus ni comédies ni opéras ; M. Bénazet a abandonné cette villa des heureux de l’Europe à son destin d’hiver, c’est-à-dire à la neige, aux frimas, à la solitude et au silence. Plus de beautés rayonnantes, plus d’artistes illustres, plus de poëtes. Méry ne se promène plus devant le salon de conversation en méditant quelque combinaison profonde pour gagner à la roulette. Je lui disais un soir à ce propos : « Pourquoi, puisque vous perdez toujours, ne pas essayer de jouer à tort et à travers, comme ce paysan badois qui a gagné la semaine dernière 130,000 francs sans rien comprendre au jeu ? — Oh ! fi donc ! Comme la poésie, le jeu a ses règles, et je suis un artiste ! Ce serait jouer au hasard. »

    Arban lui-même, cette âme de Bade, est de retour à Paris. Il est occupé en ce moment à introduire à grand’peine dans son orchestre de la rue Cadet le diapason normal que les musiciens, vexés d’être obligés d’acheter de nouveaux instrumens, appellent le diapason de la police.

    Un journal publiait dernièrement la charge du grand cornettiste, ornée de quelques quasi-vers que lui, Arban, m’extirpa il y a trois ou quatre ans à Bade pour une publication semblable, et qu’il me prie de vous infliger. Les voici :

Comme Borée enflant sa joue,
D’être un grand souffleur on te loue ;
Et de ton cornet bien souvent
On a dit : C’est un instrument
            A vent !
Il n’en est rien, et j’en suis aise ;
C’est un larynx, ne leur déplaise ;
Le vent souffle et ne chante pas,
Arban chante et ne souffle pas !

    Avouez que la dernière rime est au moins millionnaire.

HECTOR BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 20 juillet 2009.

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