FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 27 NOVEMBRE 1851 [p. 1-2].
THÉATRE DE L’OPÉRA-NATIONAL.
Première représentation de la Perle du Brésil,
opéra en trois actes de MM. Gabriel et Sylvain de Saint-Etienne, musique de M.
Félicien David.
Cette perle du Brésil est une jeune fille charmante que tout le monde aime ; son vrai nom je ne vous le dirai pas, son pays pas davantage. Il m’a semblé qu’elle habitait, au début du drame, la maison d’une noble Portugaise, à Rio très probablement. Orpheline, je crois, elle est protégée par la jeune comtesse d’abord, puis par un amiral nommé Salvador, dont la tendresse pour elle n’a rien de paternel, quoi qu’il en dise, et enfin par un jeune homme nommé Lorenz, qui l’adore positivement et qu’elle aime en secret. Du moins ai-je cru comprendre ainsi l’exposition de la pièce. Voici venir trois individus aux costumes et aux faces funèbres, assez semblables aux trois anabaptistes du Prophète, mais ne chantant pas de choral. Ils se contentent de murmurer quelques mots qui ne présagent rien de bon.
Eux aussi veulent protéger la perle du Brésil, et pour la protéger plus immédiatement, ils prennent le parti de l’enlever. Ils l’enlèvent donc. Oui, mais Lorenz est là, qui s’oppose aux bonnes intentions des trois anabaptistes, en tue un, blesse l’autre, et met en fuite le troisième. Le fait est raconté à l’amiral par un de ses lieutenans : « Lorenz l’a jeté bas d’un coup de pistolet, dit-il, comme vous fîtes de ce drôle… ― Tais-toi ! tais-toi ! interrompt l’amiral, ne me rappelle jamais cet affreux souvenir ! » Je ne sais dans quelle rencontre l’amiral a tué un homme, mais ce qui lui cause de si vifs remords, c’est que cet homme qu’il a tué n’était pas celui qu’il voulait tuer, de sorte que son regret se compose de deux regrets : le regret d’avoir tué un pauvre diable pour lequel il n’avait pas la moindre haine, et le regret de n’avoir pas tué celui qu’il haïssait. La comtesse est très effrayée du danger couru par sa jeune amie ; Salvador montre plus d’inquiétude encore : « Puisqu’elle est exposée à de pareils attentats sur la terre, je l’emmène sur l’onde, je la prends à mon bord, et je réponds d’elle sur ma tête. » En y regardant de bien près, on pourrait peut-être trouver une arrière-pensée peu paternelle dans cette offre généreuse du marin. La comtesse se désole d’être ainsi séparée de sa protégée, mais en songeant aux périls qui menacent celle-ci sur le continent, elle se résout enfin à la voir monter sur le grand navire. Lorenz, lui, s’y résout d’autant plus aisément qu’il a trouvé le moyen de l’y suivre, en se faisant recevoir comme matelot à bord du vaisseau-amiral. Salvador, décidément, n’est pas si rusé qu’on le croyait.
Nous voilà en mer, sur le pont d’un vaisseau de haut bord en panne. Les matelots se livrent à divers jeux, à la danse, au chant et même à la boisson. On annonce le canot amiral ; Salvador arrive, on lève l’ancre ; on part, on est parti. La perle du Brésil est enchâssée dans quelque élégante cabine préparée par les soins de son protecteur. Elle ne paraît point. Lorenz, également invisible, est sans doute auprès d’elle. A peine à bord l’amiral reçoit un secret avis qui lui ouvre les yeux sur sa propre imprudence. Il a introduit le loup dans la bergerie en recevant Lorenz parmi les hommes de l’équipage. Lorenz aime Zora (ah ! voilà le nom de la jeune perle qui me revient), Zora l’aime. Salvador peut s’en convaincre par une lettre de Lorenz qu’il trouvera cachée sous des cordages près du mât d’artimon. On cherche la lettre, on la trouve : plus de doute, les deux amans s’entendent à merveille. Fureur de Salvador. Mais voici l’orage, un ouragan des tropiques ; il faut veiller au grain, c’est le cas de le dire. Salvador prend son porte-voix, commande la manœuvre. Le ciel et la mer se confondent, tout craque, le navire est en perdition, la foudre tombe sur le grand mât, Zora pousse un cri et s’élance à demi-morte aux pieds de Salvador. Fin du second acte. Au troisième les matelots dorment sur le gazon d’une forêt vierge ; Zora sommeille dans un hamac. Le beau temps est revenu. Le navire a été jeté sur une île inconnue, où chacun se livre au repos dont il a si grand besoin. Mais la vie des marins n’est qu’une vie d’alarmes. Debout l’équipage ! Qu’on éveille Zora ! Voilà que cette île déserte est remplie de sauvages ; on a découvert une de leurs embuscades, ils vont venir attaquer les blancs. Voici déjà quatre prisonniers sauvages ; on les amène à l’amiral. On a eu raison de nous montrer quatre beaux sauvages bien faits, bien costumés, c’est-à-dire bien nus, au lieu de ces affreux Botocoudos du Brésil replets, ventrus, à la tête rasée comme des moines, et dont la lèvre inférieure, longue de huit pouces, s’avance comme une palette percée et contient une rondelle de bois. C’eût été hideux, et toute vérité n’est pas bonne à mettre en scène. D’ailleurs nous ne sommes plus au Brésil ; la tempête a dû nous emporter bien loin. L’île où nous voilà jetés est peut-être celle de Fernand de Noronha, ou de Tristan d’Acunha, ou l’île de Pâques, ou quelque autre où l’on ne rencontre pas le moindre sauvage, et dont les poëtes sont en conséquence parfaitement libres de composer la population à leur gré.
Donc nos quatre beaux prisonniers amenés devant Salvador lui parlent fièrement et se refusent à croire au hasard qui a conduit les blancs dans leur île. Les blancs, à les entendre, sont tous des brigands. Salvador soutient l’honneur de sa couleur. La discussion s’anime, un parti de sauvages se montre à travers les arbres, arcs et casse-têtes à la main, les matelots sautent sur leurs fusils, on va se massacrer, quand une voix délicieuse, s’élevant d’un coin de la forêt, vient arrêter les combattans. Zora paraît, radieuse, reposée, calme ; elle chante un air étrange, que les sauvages semblent reconnaître. C’est en effet un de leurs chants nationaux, c’est leur Robin adair, leur Ranz des vaches, leur Bamboula, et déjà leurs cœurs s’amollissent à l’entendre. Bientôt ils tombent aux pieds de Zora ; on s’explique : elle est des leurs ; fille d’un grand chef de cette nation, elle fut enlevée fort jeune par les blancs. Comme Amazili, dans Fernand Cortez, Zora des deux nations deviendra le lien d’autant plus aisément que Salvador vient d’apprendre que Lorenz, l’amant aimé de Zora, est le fils du malheureux qu’il a tué autrefois par erreur. Le noble amiral ne peut se dispenser de saisir cette occasion pour réparer, autant qu’il est en lui, son crime involontaire. Il étouffe en son cœur un inutile amour, et unit Zora et Lorenz. Et les sauvages fraternisent avec les civilisés, et finissent par croire qu’il y a des honnêtes gens partout. J’espère qu’on ne m’attribuera pas la prétention d’avoir fait de cette pièce une analyse fidèle et détaillée ; je dis seulement de l’intrigue ce qu’avec une extrême attention il m’a été possible d’en saisir. Si mon récit est absurde, ce n’est pas la faute des auteurs, mais la mienne. A l’Opéra, on a la complaisance de nous donner, aux premières représentations, le livret imprimé et ceci, quoique dangereux pour certains auteurs, est fort commode pour les critiques ; ce qu’on n’entend pas, on le lit ; on apprend ainsi, sans efforts, ce qui se trame, ce qui s’ourdit, ce qui se crie et même ce qui se chante. On sait pourquoi un tel aime une telle, et pourquoi une telle n’aime pas un tel, et comment elle finit par épouser un autre, et, cette préférence étant connue du lecteur, il sort du théâtre parfaitement satisfait, à moins que d’autres motifs n’aient mis à sa satisfaction d’invincibles obstacles, ce qui n’arrive jamais, ou du moins fort rarement ; tandis que dans les théâtres semi-lyriques, si les auteurs ont le malheur de dérouler leur action, de nouer leur drame pendant les morceaux de musique, les artistes ont beau prononcer avec soin les paroles, bah ! c’est comme s’ils chantaient, on ne saisit rien, ou au moins on entend tout de travers. Dans le dialogue même il est très facile de se tromper, témoin ce monsieur du Théâtre-Français qui entendit vieil as de pique, au lieu de vieillard stupide, à la première représentation d’Hernani. Quoi qu’il en soit, je vois de bons prétextes à musique là dedans, et la part y a été faite large au compositeur.
Il y a deux musiciens dans Félicien David : le mélodieux rêveur chantant les charmes de la solitude, des nuits étoilées, de la fraîche oasis, le calme mystérieux de la forêt vierge, la douce chanson de la jeune mère berçant son premier-né, ou l’hymne grandiose que lui inspirent les majestés souveraines du désert et de l’Océan, avec des accens vrais, un style élégant, une harmonie vibrante, une orchestration fine et pittoresque ; puis il y a le musicien que j’appellerai paresseux, qui semble se complaire à des formes d’une simplicité presque enfantine, aux chœurs à l’unisson accompagnés d’un orchestre à l’unisson, aux rhythmes primitifs, à l’harmonie un peu lâchée, à la mélodie peu jeune, et par instans aux gros bruits peu motivés. Les charmantes et magnifiques pages du Désert et de Christophe Colomb, sa symphonie en mi bémol, et bon nombre de morceaux de chant détachés appartiennent au premier ; je trouve le second déjà dans quelques chœurs du Désert, dans les fragmens que je connais de son Moïse au Sinaï, dans plusieurs chœurs sur divers sujets, et dans l’opéra qu’il vient de nous donner. Ici, je crains qu’il n’ait fait un trop fréquent usage de sa manière paresseuse : souvent on voudrait moins de langueur dans l’orchestre, une moins longue uniformité dans le rhythme, des oppositions, du mouvement, et quelque peu plus de nouveauté dans la mélodie, dans l’harmonie et dans les modulations. Du moins, cette impression que j’ai reçue a paru être aussi celle de l’auditoire. David ne doit-pas douter, je crois, de l’attention sympathique avec laquelle j’ai écouté son ouvrage ; il me pardonnera donc de lui faire ces observations, que je crois fondées.
L’ouverture de la Perle est mieux coupée que la plupart de celles que l’on entend journellement dans les théâtres, et pourtant elle n’a pas cette franchise d’allures que j’attendais de l’auteur de tant d’autres compositions instrumentales si bien frappées. Après une introduction à trois temps dans la mode mineur, vient un joli solo de violoncelle repris ensuite par le hautbois ; l’allegro commence par un effet de timbres graves curieux, et le second thème est plein d’élégance. Mais pourquoi, dans cette ouverture écrite pour un petit orchestre et une petite salle, accentuer les forte par un tambour ajouté à la grosse caisse ? Qu’est-ce qui motive ce tambour ? la grosse caisse ne suffit donc plus ? Ah ! David ! Le chœur d’hommes, au lever du rideau, est d’un bon sentiment ; malheureusement il contient quelques solos dont la mauvaise exécution lui fait grand tort. La prière dans la coulisse, avec accompagnement de mélodium, est chantée si faux par les femmes, qu’on a hâte de la voir finir. Je passe rapidement sur l’air de Salvador en ré mineur, où se trouve une réminiscence de l’air de Benjamin dans Joseph que l’auteur pourrait aisément faire disparaître. Les couplets de Lorenz ont de la grâce, surtout dans la phrase finale : « Ce jour sera mon plus beau jour. »
A un trio dont le thème passe successivement d’une voix à l’autre, comme dans les canons à l’octave de Rossini, succède un duo dont la coda, accompagnée d’un chœur lointain, est d’un bon effet. Le second air de Salvador contient un joli andante ; l’allegro final est plus ordinaire et trop long. J’aime moins le final et son thème lancé par toutes les voix à l’unisson.
Au second acte, dans un duo entre Zora et Lorenz, se trouve un la aigu, bien attaqué en voix de poitrine par le ténor, qui a produit de l’effet ; l’ensemble à trois temps est gracieux ; la petite phrase d’instrumens à vent qui s’y joint de temps en temps en double le charme. Le chant de Zora seule a moins d’intérêt ; l’orchestre qui l’accompagne, moins encore.
Au troisième acte, un délicieux lever de rideau instrumental nous annonce la forêt vierge. Le chant de Zora qui lui succède est mélodieux, bien instrumenté, charmant ; il faut louer davantage le chœur d’hommes (O patrie !) avec solo de basse. Ceci est d’un bel élan, franc, chaleureux, et en outre fort bien exécuté. Ces deux morceaux, sans aucun doute, sont les meilleurs de la partition. Je ne parle pas de l’orage, que les bruits du théâtre m’ont empêché de bien entendre. Je crois pourtant qu’il ne fera pas oublier le bel effet du simoun dans le Désert.
L’exécution de la Perle du Brésil est quelquefois bonne, souvent mauvaise, et en somme peu avantageuse pour le compositeur. A chaque instant, l’oreille est blessée par des instrumens ou par des voix qui commettent d’impardonnables fautes. Ici, c’est une harpe discordante ; là, une damnée petite flûte qui joue faux, presse toujours le mouvement, et ne peut marquer avec précision les temps faibles de la mesure. Sur la scène, tous les petits rôles sont chantés d’une façon….. terrible, et les femmes des chœurs, je l’ai déjà dit, ont des voix d’une perfidie cruelle. Ce qui est bien, c’est Bouché, Mlle Duez, Philippe, et le chœur d’hommes. Bouché, que nous possédions il y a quelques années à l’Opéra, a modifié sa méthode de chant, et même aussi quelque peu la nature de sa voix. Elle s’étend aujourd’hui moins au grave et davantage à l’aigu ; il vocalise aisément, chante toujours juste, et dans son jeu comme dans son chant on trouve le soin et l’intelligence des artistes véritables et la sûreté des musiciens consommés. Mlle Duez, la prima donna de ce théâtre, a été nommée la Sontag du boulevard. Il y a bien des boulevards à Paris et la valeur musicale de chacun d’eux, si tant est qu’ils en aient une, est en raison inverse de son éloignement d’un point central que nous établirions volontiers entre la rue de la Chaussée-d’Antin et la rue de Richelieu. Ainsi, une Sontag du boulevard des Italiens aurait une valeur considérable ; celle du boulevard Montmartre serait d’une valeur moindre ; celle du boulevard Poissonnière en aurait moins encore ; au boulevard Bonne-Nouvelle la Sontag baisserait beaucoup. Mlle Duez est du boulevard du Temple. Quant aux Sontag du boulevard Beaumarchais, on s’accorde charitablement à ne les point nommer. Mlle Duez, néanmoins, vaut mieux que la position topographique de son boulevard ne pourrait le faire croire. Sa voix, bien qu’un peu usée par les deux bouts, a du charme : elle est juste, flexible et agile. Elle fait en général assez bien le trait et ne manque pas d’accent expressif. Cette voix a malheureusement dans le haut quelques notes qui ne parlent presque plus, quand la cantatrice n’a pas le temps de les poser avec de certaines précautions ; il en résulte un peu d’inégalité dans la vocalisation, et des traits qui, bien commencés, finissent mal. Mlle Duez paraît être bonne musicienne, son jeu est raisonnable ; elle rendra de grands services au théâtre qui a su se l’attacher. Pourquoi dès le début de la pièce porte-t-elle des anneaux d’or aux jambes ? Est-ce pour faire pressentir qu’elle appartient à une grande famille de sauvages ?… Cette idée rappellerait bien le boulevard du Temple à ceux qui seraient tentés de l’oublier. Pourtant Zora est tout à fait civilisée, elle est l’amie d’une comtesse portugaise, etc. Se figure-t-on une élégante jeune personne se présentant dans un salon avec un pareil ornement !… Philippe (Lorenz) est un chanteur de talent dont la voix de ténor sympathique a du timbre et assez de force ; son la aigu de poitrine, dont nous l’engageons à ne pas forcer l’émission, est excellent. Il chante d’ailleurs avec âme. Philippe n’est point un destructeur de musique, au contraire. On devrait bien le débarrasser du costume extra-grotesque dont on l’a affublé dans le premier acte, et qui excitait l’hilarité de l’auditoire à chacune de ses apparitions ; ceci est du boulevard Beaumarchais tout pur.
PAR SAX.
Les grandes médailles à l’Exposition. — Distribution des prix aux exposans. — Les membres du jury et M. le ministre du commerce.
Sax vient de publier une méthode pour les saxhorns de toutes les dimensions, c’est-à-dire pour la famille entière de cet instrument dont il est le père. On confond souvent le saxhorn avec le saxophone, autre invention de l’habile facteur, plus précieuse encore, selon moi. Le saxhorn est un instrument de cuivre à embouchure et à cylindres, comme les trompettes et les cornets. Il a un son cuivré, énergique, que les exécutans habiles parviennent à adoucir néanmoins, dont l’effet est excellent dans la musique militaire. Le saxophone, au contraire, bien qu’en cuivre également, est un instrument à anche simple, avec un mécanisme de clefs, et se joue avec un bec de clarinette. Son timbre, doux, tendre, expressif au plus haut degré dans le haut et le médium, prend une majesté en quelque sorte pontificale dans le grave. De la réunion des saxophones soprano, alto, ténor, basse et contre-basse naîtront des effets admirables, entièrement nouveaux, auxquels les compositeurs sans doute ne tarderont pas à recourir, et dont l’importance dans la musique dramatique surtout deviendra considérable.
Pour les saxophones, comme pour les saxhorns, quel que soit l’instrument dont on se sert, qu’il soit grave, moyen ou aigu, le doigté est le même. Et ce n’est pas là un des moindres avantages que le système de Sax présente dans la pratique. Ainsi l’exécutant qui joue du saxhorn ou du saxophone aigu peut sans difficulté jouer de l’instrument le plus grave de la même famille, après très peu de temps d’un exercice destiné seulement à lui faire acquérir l’habitude des nouvelles proportions. La méthode de saxhorn publiée par Sax contient une foule d’excellens exercices, fort bien conçus et logiquement gradués. Elle rendra d’éminens services à l’enseignement, dans les bandes militaires de cavalerie et d’infanterie, où l’emploi de cet instrument est aujourd’hui à peu près général.
Le succès de Sax à l’Exposition universelle a été grand. La foule se pressait chaque jour autour de son étalage dans le palais de cristal pour écouter avidement ces instrumens nouveaux, aux voix si suaves et si énergiques. Quant à l’opinion des membres du jury musical sur lui, au bout de peu de jours elle a été fixée : jurés anglais, allemands, américains, suisses et français, tous ont été promptement d’accord. « Sax, disaient-ils, est le premier dans la fabrication de tous les instrumens qu’il a exposés ; et, de plus, c’est un inventeur incomparable. » La grande médaille lui a été en conséquence décernée à l’unanimité et sans discussion. Indépendamment des individus nouveaux qu’il a introduits dans la famille instrumentale, des timbres rebelles qu’il a soumis et épurés, il a obtenu dans l’ensemble de la fabrication des instrumens de cuivre un degré de perfection auquel on ne croyait pas possible d’atteindre. Avant Sax, cette industrie était dans l’enfance ; en quelques années d’intelligens efforts, il l’a portée au plus haut degré de perfection. Au reste, la France, au concours universel de l’Exposition de Londres, a non seulement obtenu le premier rang pour les instrumens de musique, mais encore ses fabricans ont montré une supériorité qui laisse de bien loin au-dessous d’eux la plupart de leurs rivaux des autres nations. Les exposans français, en outre d’un nombre considérable de seconds prix et de mentions honorables, ont obtenu quatre grandes médailles, dont trois sont uniques. C’est-à-dire, la seule grande médaille pour la fabrication des pianos a été accordée à Erard ; la seule pour celle des instrumens de cuivre et des clarinettes appartient à Sax ; la seule pour les instrumens à archet : violons, altos, basses et contre-basses, a été, à l’unanimité, décernée à M. Vuilliaume. M. Ducroquet a la grande médaille pour ses orgues ; mais trois facteurs anglais ont obtenu, pour les orgues également, la même distinction. M. Boëhm, de Munich, seul parmi les facteurs allemands, en a reçu une semblable pour ses perfectionnemens des flûtes et l’application de son système aux autres instrumens à vent en bois.
On n’a donc décerné que huit grandes médailles aux exposans de cette spécialité venus de tous les coins du monde (l’un d’eux, facteur de piano, est de l’île de Van-Diemen, Tasmanie), et, sur les huit, la France en a quatre, dont trois, je le répète, sont uniques.
J’ai nommé tout à l’heure Vuilliaume. Les jurés anglais, d’accord avec leurs confrères des autres nations, ont bien vite reconnu l’importance des travaux de cet artiste : j’emploie ce mot à dessein. Les découvertes précieuses qu’il a faites dans l’art de préparer les bois donnent à ses violons, imités de ceux des anciens maîtres, les Amati, Stradivarius et autres, un tel degré de perfection qu’en mainte circonstance des auditeurs non prévenus prennent les violons de Vuilliaume fabriqués journellement à Paris pour des instrumens très anciens fabriqués en Italie, et dont le prix est aujourd’hui exorbitant. Nos jeunes virtuoses, quelque talent qu’ils aient, sont rarement assez riches pour mettre six mille francs à un violon ; au prix de cinq cents francs, Vuilliaume peut leur en fournir d’une valeur presque égale, sinon commercialement, au moins musicalement.
Vuilliaume a en outre exposé à Londres une grande contre-basse qu’il appelle octo-basse, parce qu’elle se trouve en effet donner l’octave grave du violoncelle en descendant jusqu’au contre-ut. Cet instrument remarquable, surtout par la force et la beauté des sons qu’il produit, serait d’une extrême utilité dans les grands orchestres, à la condition pour les compositeurs d’écrire pour lui une partie spéciale et de ne point lui faire doubler les contre-basses ordinaires. La croix de la Légion-d’Honneur, qui vient d’être accordée à Vuilliaume, n’est que la conséquence naturelle de son succès à l’Exposition de Londres, et la juste récompense d’un mérite reconnu par tous les juges compétens.
Nous n’avons point été tenté d’assister hier matin à la distribution des prix aux exposans français. Cette cérémonie, en quelque sorte improvisée, ou, pour mieux dire, bâclée, comme on paraît vouloir bâcler désormais chez nous tout ce qui n’intéresse que les hommes d’art et d’intelligence, a dû avoir lieu dans le Cirque des Champs-Elysées. Elle avait été annoncée pour dimanche dernier dans le salon carré du Louvre. Ce salon ne pouvait contenir la moitié des invités. Bientôt l’encombrement des corridors qui y conduisent a produit une cohue déplorable ; la foule refluait sur les escaliers voisins ; elle a fini par forcer la porte de la grande galerie du Musée où rien n’étant préparé pour la recevoir, les membres du jury, M. Dupin et le Président de la République, pressés de toutes parts, bousculés, écrasés, ont dû se retirer au plus vite au milieu du tumulte, trop heureux d’échapper à une foule mécontente, je dirai même irritée, et justement irritée. Conçoit-on en effet une telle incurie ?
Pouvait-on s’imaginer que cette cérémonie fût possible, que l’ordre même pût y être maintenu, dans un local non disposé en amphithéâtre et dont les dimensions même étaient insuffisantes ! Comment établir les communications indispensables entre les exposans et le bureau, au milieu d’un aussi ridicule entassement ? Le Cirque des Champs-Elysées était le seul local convenable ; on l’a reconnu un peu tard, parce qu’on ne s’était pas donné la peine d’y songer. Les membres du jury qui ont défendu à Londres les intérêts des producteurs français ne sont pas du reste traités avec plus d’égards que les exposans. Tous ces gens-là sont fatigans, importuns ; on le leur fait bien sentir. Ils s’étaient rendus à Londres sur la foi d’une promesse d’indemnité de frais de séjour que M. le ministre du commerce leur avait faite. Deux semaines avant la fin de leurs travaux, le paiement de cette indemnité a été suspendu pour plusieurs d’entre eux, sans qu’une ligne seulement leur ait été écrite pour les en prévenir ; ils ont appris la suppression des appointemens dans les bureaux de M. Sallandrouze, par hasard et non officiellement. On les a plantés là sans autre forme de procès, comme des valets infidèles. De sorte que, ne pouvant, au plus fort des débats, trahir platement les intérêts des exposans en abandonnant leur poste, ces membres du jury ont dû rester à Londres pendant tout le reste de la session, à leurs frais. Le ministre n’avait plus d’argent, le crédit était épuisé. Oh ! comme un tel procédé est digne de la France ! comme cela est fait pour inspirer aux artistes, aux savans, aux industriels l’amour de leur pays et le respect de ses institutions ! Et quelle confiance les étrangers vont avoir dans notre commerce en voyant le ministre de ce même commerce faire banqueroute si carrément ! Maintenant M. de Casablanca, sur qui retombent de tout leur poids les réclamations motivées par la dette qu’avait contractée son prédécesseur, répond aux membres lésés du jury français que s’il reste, à la fin des opérations relatives à l’Exposition, quelque excédant de fonds disponible, il leur en fera part. A merveille, ceci est le comble ; les jurés ont maintenant l’air de solliciter une faveur, ils sont tant soit peu mendians, ils tendent la main. Et s’il n’y a pas de restes à leur donner, on les congédiera avec ces mots : Allez, braves gens, allez, nous ne pouvons rien faire pour vous.
Le roi de Prusse (pardon, Sire, d’une aussi brusque transition !) vient d’ordonner la remise d’Olympie au répertoire du grand Opéra de Berlin. Cet hommage rendu à un grand compositeur par un prince ami des arts, qu’il encourage et honore autant qu’il les aime, a été bien apprécié, non seulement par les musiciens, mais par tout ce qui touche de près et de loin aux lettres et aux arts en Europe. Olympie est l’une des plus splendides partitions de Spontini, celle même qu’il affectionnait davantage.
Pour honorer ainsi la tombe récemment fermée du maître illustre, il était digne de la délicatesse instinctive du roi de choisir précisément l’œuvre qui fut la plus chère à son auteur. Olympie, magnifiquement représentée, ne pouvait manquer de produire et a produit un effet immense. Le rôle de Statira a fourni l’occasion d’un triomphe éclatant à Mlle Wagner. Les chœurs et l’orchestre ont rivalisé de chaleur, d’intelligence et de verve ; la grande bacchanale dans le temple d’Ephèse, le terrible final du second acte, et tant d’autre[s] étonnans morceaux de cette œuvre puissante ont électrisé l’auditoire ; et le roi a gracieusement complimenté Mme Spontini, qui assistait à la représentation.
Il faut citer en première ligne, parmi ceux qui ne seront pas donnés, le concert de Thalberg et celui de Vivier. Ni l’un ni l’autre de ces deux virtuoses ne veut payer l’impôt des musiciens. C’est grand dommage, ils apportaient de Londres diverses productions nouvelles que l’on dit du plus grand intérêt. Vivier, dans son dépit, a imaginé une de ces spirituelles mystifications qui lui sont familières. Il a affiché à la porte d’un des principaux bureaux de la loterie du lingot d’or un carré de papier finement enjolivé de vignettes et contenant ces mots : Le numéro gagnant le gros lot est sorti ce matin, mais l’état brumeux de l’atmosphère n’a pas permis de distinguer les chiffres qui le composent, et l’a obligé de rentrer au plus vite. Si le ciel nous accorde un rayon de soleil, on espère le voir reparaître avant peu. La foule n’a pas tardé à s’amasser devant cet inquiétant écriteau, et à se livrer à mille commentaires pour en pénétrer le sens. L’administration de la loterie, dira-t-on, n’était pour rien dans la déconvenue de Vivier, mais on se venge comme on peut.
M. Haberbier, le pianiste de S. A. I. la grande-duchesse de Russie, vient aussi d’arriver à Paris. En apprenant que l’impôt sur les musiciens existait encore, il a aussitôt pris la résolution de ne pas se faire entendre. Ceci est un vrai malheur, pour nos tourmenteurs d’ivoire surtout, M. Haberbier, dont la réputation est grande dans tout le nord de l’Europe, possédant l’un des talens les plus originaux de notre temps. Nous applaudissons néanmoins à sa résolution.
Mlle Graever, forte pianiste d’Amsterdam, est dans le même cas. Après les succès qui l’ont accueillie dans plusieurs de nos salons élégans, elle avait organisé un beau concert ; l’obligation de verser une part de sa recette brute dans la caisse de M. le percepteur des contributions musicales l’oblige à renoncer à son projet. Le concert de Mlle Graever n’aura pas lieu.
La Sainte Cécile a été dignement fêtée samedi dernier par deux messes en musique, l’une de M. Diestch [sic pour Dietsch], dans l’église de la Madeleine, l’autre de Haydn, exécutée sous la direction habile de M. Tilmant, et par les soins de la grande association des artistes musiciens, dans l’église de Saint-Eustache. Ne pouvant être partout, je suis allé entendre celle de Haydn tout bonnement. Plusieurs morceaux de cette partition trop peu connue, la Benedictus entre autres, ont produit un délicieux effet. Nous ignorons si le percepteur de l’impôt musical a perçu le huitième du prix des chaises à ces deux pieuses solennités.
Le lendemain, M. Seghers et la société qu’il dirige avec tant de zèle ont également fêté Sainte-Cécile par une matinée musicale fort remarquable, dans laquelle (après avoir versé la somme voulue dans la caisse de M. le percepteur), il nous a fait entendre une vaste symphonie de Schubert. Cet[te] œuvre du célèbre auteur de Lieder et Ballades n’avait jamais été entendu[e] à Paris. Son second morceau, l’andante en la mineur, est de tout point une merveille ; et le reste de la symphonie, quoique trop développé peut-être, est aussi, selon moi, digne de prendre place parmi les productions élevées de notre art.
M. Bussine, dans le même concert, a chanté avec expression et un style très pur un beau fragment de l’Elie de Mendelssohn.
H. BERLIOZ.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 15 janvier 2011.
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