FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 7 JANVIER 1852 [p. 1-2].
THÉATRE DE L’OPÉRA.
Reprise de Sapho. — Mlle Masson. Gueymard.
Après une assez longue interruption dans le cours de ses représentations, l’opéra de Sapho a repris place au répertoire. La pièce a été mutilée pour rendre sa durée compatible avec la dignité du ballet de Vert-Vert. Car le ballet, si sot qu’il soit, est dans une foule de cas la chose importante, attrayante, productive, considérable et considérée quand il n’a pour auxiliaire qu’un opéra en trois actes, fût-ce un chef d’œuvre. En conséquence, si le ballet dure trois heures, l’opéra qui le précède, annoncé en petites lettres sur l’affiche comme un accessoire dont le public est prié de ne pas trop se préoccuper, ne doit en durer que deux au plus.
Si la merveille chorégraphique a besoin de plus de temps encore, on prendra ce temps sur la durée de l’opéra, qui devra se faire alors petit, humble, absurde, s’il le faut, se recroqueviller, s’aplatir, rentrer sous terre, se réduire à rien, pour donner place aux grands écarts de son rival. Puis quand une partition est ainsi remise en scène pour servir de lever de rideau, il faut voir avec quel zèle chacun dans le théâtre s’empresse d’entrer dans la pensée méprisante qui en tolère la représentation ! comme on traite l’œuvre et l’auteur ! comme tout âne se fait un devoir de venir donner aux deux malades son coup de pied officiel ! comme la machine se détraque ! comme la tiédeur devient froid glacial, la verve mollesse, l’harmonie discordance, l’expression non-sens !
C’est ce qui est arrivé tout d’abord pour la reprise de Sapho. L’exécution en a été pitoyable. Fort heureusement les observations qui ont été faites sur elle au foyer de l’Opéra ce soir-là ne sont pas tombées dans l’oreille de sourds ; elles ont produit leur effet ; et la seconde représentation a motivé, sinon le pardon, au moins l’oubli de la première. Les mouvemens ont été mieux pris, les nuances mieux observées, les principaux rôles mieux rendus ; et l’effet, en dépit des mutilations infligées à l’œuvre, a été grand ; et l’auditoire, ému et surpris de son émotion, a applaudi sincèrement, lui-même, et de toutes ses forces, après la chute du rideau.
Les coupures ont enlevé plusieurs morceaux remarquables, mais elles en ont aussi fait disparaître quelques uns dont j’ai dès l’abord regretté l’existence. Telle qu’elle est maintenant, cette œuvre m’attire, je l’avoue ; elle me charme, elle me passionne, et je l’entendrai tant que je pourrai l’entendre. C’est si beau le beau ! C’est si rare la passion noblement exprimée, le bon sens dans l’art, le naturel poétique, la vérité simple, la grandeur sans enflure, la force sans brutalité ! Oh ! une œuvre dictée par le cœur, en notre temps de machinisme, de mannequinisme (et de néologisme), et d’industrialisme plus ou moins déguisé sous un prétexte d’art ! Mais il faut l’adorer, jeter un voile sur ses défauts, et la placer sur un piédestal si élevé, que les éclaboussures qui jaillissent autour d’elle ne puissent l’atteindre ! Vous êtes les Catons de la cause vaincue, nous dira-t-on ; soit ! mais cette cause est immortelle, le triomphe de la vôtre n’est que d’un instant, et l’appui de vos Dieux lui manquera tôt ou tard, avec vos Dieux mêmes.
D’ailleurs le beau en musique et dans tous les arts, reproduisant un idéal élevé, n’atteint jamais la foule proprement dite ; elle est de trop petite taille, et les traits du génie volent bien haut au-dessus d’elle. Vous ne voulez pas, direz-vous, de ces succès qui excitent des passions admiratives et ne remplissent pas la caisse ! Vous êtes orfèvre, monsieur Josse ! et nous aussi. Tout le monde est orfèvre ! tout le monde a son ours ! Le vôtre est celui qui rapporte beaucoup d’argent ; le nôtre, celui qui fait naître des impressions, qui excite des élans d’âme que vous ignorez, et que des millions de millions ne paieraient pas.
Or je vous le dis en vérité, si la chimie inventait un procédé capable d’extraire du minerai de la musique dramatique moderne les idées pures qui s’y trouvent, il faudrait mettre un bien grand nombre d’opéras dans son creuset pour y trouver, après la fonte, la valeur du troisième acte de Sapho et des beaux morceaux des deux autres. Ces paroles sont folles, je le sais, selon l’opinion générale ; on n’y verra que d’insensés blasphèmes. Tant pis ! tant mieux plutôt ! Je les ai dites avec préméditation, et je regrette de ne pouvoir leur donner vingt fois plus d’énergie encore. Et pourtant je vois l’œuvre telle qu’elle est.
Le rôle entier d’Alcée a disparu ; je ne disconviens pas que ce soit peu regrettable. La musique du dithyrambe de ce socialiste antique était pâle, sans nerf, et semblait accompagnée par des trompettes de carton. La suppression des chants de l’orgie ne laisse pas non plus un grand vide dans la partition. M. Gounod n’a pas trouvé sur sa lyre grecque les cordes de fer dont les violentes vibrations suffisent seules à rajeunir les vieux cris de liberté, et à donner l’ardeur communicative, l’éclat fracassant qui conviennent aux mélodies de l’ivresse.
Mais l’introduction religieuse est restée ; on a conservé l’hymne « ô puissant Jupiter ! » l’improvisation sur Héro et Léandre, les gracieux couplets « Puis-je oublier, ô ma Glycère ? » le grand et beau final « Merci, Vénus ! » le chant si voluptueusement languissant de Sapho : « Aimons, mes sœurs », et tout le troisième acte. Et c’est assez. Pourquoi n’a-t-on pu enlever aussi la scène du deuxième, entre Sapho et Glycère ? Les deux cantatrices, les auditeurs et l’auteur, tout le monde y eût gagné. Mais l’élément dramatique, le nœud de la pièce, eussent alors disparu…
En écoutant ce duo, dernièrement, j’ai été amené à reconnaître la vérité d’une observation déjà faite par d’excellens critiques, et qui est celle-ci : une situation étant donnée, dans laquelle deux femmes expriment l’une le désespoir et l’autre la fureur, le compositeur, s’il veut rester vrai, n’évitera point de leur faire pousser à l’une et à l’autre des cris d’autant plus disgracieux et intolérables, que le timbre des voix est plus aigu. Elles auront toujours l’air de mégères aux prises, et les hurlemens sympathiques de l’orchestre ne serviront qu’à rendre plus pénible pour l’auditeur cette lutte de sons criards, que l’accent musical n’adoucit plus. C’est à l’auteur du drame à éviter des scènes pareilles, qui compromettent le compositeur et ses interprètes.
Gueymard a bien dit deux passages du bel air qui ouvre le troisième acte : celui de l’andante :
Sapho, je donnerais le reste de ma vie
Pour te revoir encore une dernière fois ;
et l’exclamation désespérée de la fin :
Non je n’attends plus rien des hommes ni des dieux !
L’orchestration de l’allegro de cet air me paraît trop chargée, ou tout au moins écrite de façon à couvrir trop constamment la voix. Mais à partir de l’imprécation de Phaon :
O Sapho ! sois trois fois maudite !
Je te voue aux dieux infernaux !
à cette navrante réponse de l’abandonnée à son injuste amant :
Sois béni par une mourante !
commence une orchestration monumentale, parfaite, admirable. Chacun des instrumens dit ce qu’il doit dire, et tout ce qu’il doit dire et rien que ce qu’il doit dire. L’art est si complet qu’il disparaît. On ne songe plus qu’à la sublimité de l’expression générale sans tenir compte des moyens employés par l’auteur. C’est un cœur qui se brise et dont on compte les derniers battemens, c’est l’amour indigné qui exhale sa suprême plainte, c’est le râle de la mer attendant sa proie, ce sont tous les bruits mystérieux des plages désertes, toutes les harmonies cruelles d’une nature souriante, insensible aux douleurs de l’être humain. C’est beau, mais c’est très beau, miraculeusement beau !
Mlle Masson a rendu ces dernieres scènes surtout avec un remarquable talent ; elle a su pallier avec art les défauts de sa voix trop violente dans le haut et trop peu sonore dans le grave ; elle a fait preuve d’une vive sensibilité, d’un excellent sentiment musical, et plusieurs de ses poses ont paru fort belles. Elle a poétiquement et largement rendu le superbe morceau final :
Adieu, flambeau du monde !
et cette fois le public n’a été que juste en la rappelant pour l’applaudir. Mais pourquoi, en s’écriant du haut du rocher de Leucade :
Je vais dormir pour toujours dans la mer !
ne se précipite-t-elle pas ?… Cela détruit tout l’effet du dénoûment. C’est comme si, dans celui d’Othello, le More ne tuait pas Desdemone. C’est impossible ! Dans la Sapho de Reicha, Mme Dabadie se jetait bien !
Reprise de Nina, ou la Folle par amour, opéra en un acte, de Marsollier et Daleyrac.
Cet opéra fut représenté pour la première fois le 15 mai 1786. Depuis vingt-sept ans au moins, si je ne me trompe, il n’avait pas reparu sur la scène de l’Opéra-Comique. Il faut une jeune actrice d’un talent spécial et assez rare pour remplir convenablement le rôle principal ; telle est peut-être la raison qui en a rendu la reprise si tardive. La tentative n’était pas sans danger, on pouvait douter du succès ; il a pourtant été complet, sinon pour l’ensemble de la partition, au moins pour plusieurs morceaux, pour la pièce, pour Mlle Favel qui débutait dans le rôle de Nina, et pour Jourdan.
La salle de l’Opéra-Comique a été pendant une heure inondée de larmes, et c’eût été le cas de renouveler la facétie de ce plaisant qui un soir, à je ne sais quelle représentation du Théâtre-Français, s’avisa au parterre d’ouvrir un parapluie. Daleyrac, depuis l’époque où il écrivit cet ouvrage, fit évidemment des progrès. Il y a une vive sensibilité, de délicieuses inspirations dans celui-ci, mais on y voit peu de talent ; on est forcé d’y reconnaître une inexpérience complète de l’art d’écrire, un orchestre maladroitement agencé, ridicule, et souvent des lieux communs de l’époque, des formules banales, qu’on retrouve dans toute la musique de ce temps. Le premier chœur, « Dors, mon enfant », sans briller beaucoup par l’invention mélodique a du charme et du naturel. La célèbre romance, « Quand le bien-aimé reviendra », est un chef-d’œuvre dans son extrême simplicité ; la scène dialoguée entre les petites filles et Nina :
Germeuil, ta Nina loin de toi
Etait bien malheureuse,
est aussi pleine d’une naïveté touchante. Je citerai encore un chœur de paysans, l’air de Germeuil, et le dernier duo des deux amans. Le reste est vraiment plus que faible ; les deux premiers airs surtout font tort à l’ensemble de la partition.
Mlle Favel a joué avec un incontestable talent ce rôle fort difficile de la folle par amour ; elle a ému la salle entière ; elle a même fait passer dans le dialogue plus d’une expression vieillie qui, dans la bouche d’une autre actrice peut-être, eût provoqué le sourire des spectateurs. Elle a gradué avec art son retour à la raison, et trouvé des poses délicieuses exemptes de manière et d’exagération. Sa sortie de scène, en marchant penchée en avant avec la tête renversée en arrière, lorsqu’elle suit sur la colline la musette dont le son va en s’éloignant, est on ne peut plus dramatiquement conçue ; elle a produit une sensation profonde. Mlle Favel est tout à fait une actrice ; sa voix est bonne pour le dialogue et pour le chant. Malheureusement elle chante peu ; ses notes hautes tendent à monter, et, soit qu’elle fût troublée, comme il lui était permis de l’être à sa première apparition sur la scène, soit qu’elle manque d’éducation musicale, elle s’est perdue deux fois en sautant des demi-mesures ou en pressant brusquement le mouvement, et l’orchestre a dû faire de rapides enjambées pour l’atteindre. Mlle Favel a complétement manqué l’exécution de la belle romance ; exécution qui, je l’avoue, pour être complète, présente de fort grandes difficultés de pose de voix, de nuances et d’accentuation. Elle a même employé dans la dernière strophe ces déplorables sons parlés, dont l’introduction dans la musique ne saurait être repoussée assez énergiquement. Elle a gâté ainsi et dénaturé tout le passage : « Paix ! il appelle ! » Il n’y avait plus ni chant ni rhythme, la pensée était détruite et l’effet perdu. Ah ! Mademoiselle, si vous eussiez entendu, à l’Opéra, dans le ballet de Nina, Vogt jouer cette incomparable romance sur le cor anglais, vous sauriez comment il faut la chanter ! Mais ne décourageons point la débutante, et gardons-nous de troubler, par des observatiens peut-être prématurées, la joie bien naturelle du triomphe qu’elle a obtenu. Jourdan a fort bien chanté toutes les parties importantes de son rôle, principalement son air : « C’est donc ici que chaque jour », dans lequel il a seulement risqué un point d’orgue en sons de tête assez peu avantageux pour sa voix.
En somme, cet effet de larmes, le talent de diction et de pantomime de la débutante, et les quatre ou cinq morceaux de musique que j’ai cités, assureront, je crois, un assez bon nombre de représentations à Nina, pour le directeur de l’Opéra-Comique n’ait point à se repentir de l’avoir remise en scène. La grande majorité de son public lui en saura gré. Quant à moi, je l’en remercie.
Albums. — Gottschalck à Madrid. — M. Haberbier. — Brochure sur les corps de musique militaire. — Les orgues de Cologne. — Ernst.
Eh bien, il faut en convenir, le passage de l’année expirante au nouvel an, ce terrible passage tant redouté des malheureux qui s’occupent de critique musicale, n’a pas été trop rude cette fois-ci. Ordinairement, sous la pluie d’albums nous succombions écrasés, comme succomba sous les boucliers d’une armée une traîtresse antique dont j’ai le bonheur d’avoir oublié le nom ; et voilà qu’en comptant les projectiles dont j’ai été meurtri au début de 1852, je n’en trouve qu’une quinzaine tout au plus, et encore dans le nombre y en a-t-il d’assez légers. Parmi ces derniers, piquans et gracieux projectiles, flèches ornées de plumes de toutes couleurs, je compterai l’album de M. Giuliani, l’excellent professeur de chant récemment attaché à l’enseignement du Conservatoire. Les dix mélodies, romances et duos contenus dans ce recueil, ont le rare avantage d’appartenir à la musique de style, d’être modulés élégamment et purs de tout vulgarisme, tant dans la mélodie que dans l’accompagnement.
Je regrette d’avouer que l’auteur n’a pas su éviter le défaut le plus redouté des confectionneurs d’albums : pour exécuter son chant, il faut savoir chanter, et pour bien rendre ses accompagnemens, on doit savoir jouer un peu du piano. Ceci est grave : on voit que M. Giuliani est étranger, et qu’il n’a pas encore eu le temps de se façonner aux habitudes parisiennes. Il y a des choses fort gracieuses aussi dans l’album de Mme Dentu. Le compositeur d’ailleurs a pris pour collaborateurs des poëtes tels que MM. Alfred de Vigny, A. Barbier, Brizeux, Mme Desbordes-Valmore ; et, quoi qu’on die, les beaux vers dans un album ne gâtent rien.
Si je cite parmi les albums de piano celui de Félix Godefroy, c’est qu’en effet, à la honte de notre état musical, l’étude de la harpe, ce poétique et ravissant instrument, est aujourd’hui si dédaignée, que le premier harpiste de l’époque, c’est-à-dire le premier peut-être qui ait jamais existé, Félix Godefroy, se voit obligé, pour que sa pensée puisse avoir cours, d’écrire de la musique de piano, comme tout le monde. Quant à Goria, c’est un pianiste de profession ; l’album de piano qu’il publie n’a donc rien de surprenant. Son état est de composer pour cet instrument ; on le voit. Ses études artistiques sont brillantes et paraissent d’une immense difficulté, sans être réellement bien dangereuses ; ce qui constitue la plus séduisante flatterie pour les amours-propres d’amateurs, une excellente condition de succès pour l’éditeur, et contient le dernier mot de la diplomatie musicale. L’album de M. Goria occupe un rang élevé parmi les publications de cette nature. Goria in excelsis !… Et notre ami Strauss qui lance l’album des fleurs ; en va-t-il répandre cet hiver dans les salons de ces muguets, aubépines, iris, ancolies, sensitives, polkas, valses, mazurkas, schotischs, qu’il cultive si bien !
Mais je reviens aux albums de chant pour signaler à l’attention des amateurs du genre les douze romances de MM. Th. Labarre et Dassier. Il y a là de l’élégance, de la grâce, souvent de l’esprit et toujours de la musique bien écrite et d’une difficulté modérée. L’album d’Etienne Arnaud sera recherché même des amateurs qui savent la musique. Il est déjà à cette heure sur le piano d’une foule de ceux qui ne la savent pas, tant la mélodie simple, l’harmonie claire et les accompagnemens sans prétention ont de charme pour cette classe de dilettanti. Un morceau écrit en si naturel ou en fa dièze majeur qui modulerait à la tierce inférieure, et dont la basse quitterait souvent le premier degré de la gamme, suffirait à brouiller à tout jamais avec ceux-ci un pauvre compositeur. De là l’extrême popularité des romances en ut, en sol, en ré et en fa, avec accords plaqués pour la main droite et pédale obstinée pour la main gauche. Je n’ai plus à citer que les dix mélodies de M. Charles Maury sur des poésies de Victor Hugo et Hippolyte Lucas. Cet album-là n’est pas même relié, il n’a pas la moindre couverture dorée, point de vignettes, pas l’ombre d’une lithographie, rien, un pauvre album nu comme un vers qui n’a pas encore été mis en musique. J’aime cette crânerie ; au moins celui-là ne dit point au public : « Je suis musicien ; voyez comme je dessine ; admirez la richesse des dorures, du papier glacé, des portraits de mon ouvrage ; respirez le parfum qu’il exhale ? » Non ; il dit seulement : « Aimez-vous la bonne musique ? on en a mis partout. » Le grand éditeur Brandus ne prétend pas, je le suppose, faire passer pour un album la partition de piano de l’Elie de Mendelssohn ? Et pourtant il nous la met en vente au premier jour de l’an, avec une excellente traduction française de M. Maurice Bourges, tout comme s’il ne s’agissait pas d’une œuvre colossale dans laquelle Mendelssohn a versé le trésor entier de sa science et de son génie. Cela prouve que M. Brandus juge moins sévèrement que ses confrères le dilettantisme parisien, qu’il croit à la possibilité de publier des œuvres de grandes dimensions, et qu’une place encore existe pour elles dans les bibliothèques.
J’ai cru en avoir fini avec les albums, mais j’ai encore là celui de M. Cavallo que j’allais oublier, et celui de M. Viret auquel je ne pensais pas, sans compter quelques autres que je n’oublierai jamais, et dont je ne puis, ni ne veux, ni ne dois vous rien dire.
Malgré l’affluence des compositions dites faciles, et dont quelques unes sont faciles en effet, comme bon nombre des femmes qui les chantent, il s’est trouvé un éditeur assez osé pour publier une collection d’études rhythmiques pour le piano composées par Ferdinand Hiller. Cet ouvrage a pour but principal l’utilité. Chacune des pièces du recueil est écrite dans deux mesures différentes, indiquées l’une et l’autre au commencement du morceau et qui se succèdent ensuite à l’improviste sans que le changement de mesure soit de nouveau indiqué. L’exécutant doit, en conséquence, passer de la mesure à trois temps à la mesure à quatre, et réciproquement, sans changer en aucune façon le mouvement ni la valeur des notes.
Un pareil exercice serait de la plus grande utilité non seulement pour les pianistes, mais pour tous les exécutans, à quelque catégorie qu’ils appartiennent, et même aussi aux chefs d’orchestre, que ces sortes de modulations rhythmiques déconcertent trop souvent.
M. Haberbier, l’habile pianiste dont j’ai parlé dernièrement, vient de faire une découverte qui ne tend à rien moins qu’une révolution dans le mécanisme du doigté du piano. Elle rend facile l’exécution d’une foule de combinaisons impossibles à quiconque ignore son secret, et doit enrichir le répertoire de cet instrument d’innombrables dessins d’accompagnement, traits, arpéges, etc., auxquels personne n’a pu penser, puisqu’ils étaient inexécutables. M. Haberbier publiera sans doute prochainement la théorie de sa découverte, qui deviendra aussitôt l’appendice obligé de toutes les méthodes de piano.
Gottschalk obtient de magnifiques succès à Madrid. Il a eu le mois dernier l’honneur, dit un journal espagnol, de manifester son habileté à la cour. Le plus flatteur accueil lui a été fait par son illustre auditoire. A plusieurs reprises LL. MM. sont venues complimenter l’éminent artiste, tant sur son rare talent d’exécution que sur la charmante originalité de ses compositions. Le lendemain de ce concert Gottschalk a été invité au bal de la reine-mère.
Laissons pour aujourd’hui le piano, les albums et la musique de salon. Je voudrais pouvoir attirer l’attention des officiers supérieurs de notre armée sur une brochure de M. A. Perrin, qui traite de la réorganisation des musiques régimentaires en France. C’est l’œuvre d’un homme d’un grand sens, et qui a étudié cette question importante sous toutes ses faces. On sait que les musiques militaires se recrutent chez nous, non plus comme avant 1834, parmi les artistes civils qu’elles admettaient en qualité de gagistes, c’est-à-dire de soldats libres, mais bien dans l’intérieur des corps, où l’on prend les hommes les plus instruits et les plus intelligens pour en faire des musiciens. Ces hommes, placés sous la direction d’artistes, leurs supérieurs par le mérite, doivent apprendre simultanément les principes du solfége et le mécanisme de l’instrument qui leur a été confié. D’élèves, les plus capables et les plus laborieux deviennent musiciens ; puis, après de très sérieuses et très longues études, les mieux doués arrivent à être solistes. Cette élévation toute morale procure à ceux qui l’obtiennent (musiciens et solistes), d’abord l’honneur de porter le sabre, la satisfaction de s’orner d’un pompon tricolore, l’agrément de s’illustrer de galons d’or ou d’argent, et finalement l’avantage plus positif de recevoir une haute paye, qui varie en raison du talent des ayans droit, de 5 à 90 fr. par mois.
Telle est l’exacte situation des musiciens de régiment.
Maintenant, qu’ils travaillent ou non, qu’ils se conduisent bien ou mal, quel que soit leur mérite, le résultat est le même pour eux quant à leur position militaire. Il est le même aussi quant à leur avenir.
Qu’ils arrivent ou qu’ils partent, recrues ou vieux soldats, artistes d’élite ou élèves ignorans, tous sont égaux, et égaux non dans la splendeur, mais seulement par l’infériorité bien prononcée de leur position.
Malheureux au début, sans fortune pendant leur service, ils s’en vont misérables toujours à la fin d’une carrière pleine de fatigues, de labeurs et parfois de périls ; car, après tout, les musiciens sont soldats, ils font la campagne, et, pour n’avoir rien à espérer de leur courage, ils n’en ont pas moins à redouter les balles et les boulets ennemis. On se souvient de l’énergique défense de la caserne de Reuilly par les musiciens du 48e de ligne, et l’on sait que les musiques militaires ont été décimées sous les murs de Rome.
Une telle situation de présent et d’avenir est peu faite, on le conçoit, pour encourager et pour retenir des artistes sous les drapeaux. Soldats, ils acquittent une dette ; mais, dès qu’ils le peuvent, ils partent, et il n’y aurait lieu de s’étonner que s’ils restaient. De là un désordre permanent, de continuelles et nombreuses mutations, des études toujours renaissantes, des frais d’éducation perdus, et enfin la faiblesse désastreuse de la plupart de nos corps de musique militaire. M. Perrin ne se dissimule point les difficultés d’une réforme radicale, et son livre est plutôt une démonstration de la nécessité de cette réforme que l’indication des moyens de l’opérer ; tel qu’il est cependant, il a d’autant plus d’importance, que les questions dont il traite, questions graves et peu et mal connues, y sont expliquées très clairement et abordées avec une grande franchise. Ce qu’il y a de sûr, c’est que les musiques militaires, autrichiennes, prussiennes et russes sont de beaucoup supérieures aux nôtres ; que, maintenant, grâce aux ingénieux travaux de Sax, les nôtres pourraient toutes posséder des instrumens d’une excellence incontestable, à laquelle la qualité des instrumens étrangers ne peut être comparée ; que la nature en réalité n’a guère plus accordé aux Russes ni aux Allemands, qu’aux Français, sous le rapport des facultés musicales, et que les vices d’une organisation déplorable causent seuls aujourd’hui, dans le service musical de nos armées, leur infériorité. Les dispositions naturelles des individus font beaucoup sans doute, mais les institutions font peut-être tout autant. N’est-ce pas à ces institutions que l’Allemagne doit l’instinct musical dont on lui fait honneur à si juste titre, et qui se développe en elle de jour en jour ? La musique fleurit dans ce pays-là, parce qu’elle y est respectée, et parce que le contraire de la musique y est repoussé généralement. Je trouve une nouvelle preuve de cette haine des Allemands pour les horreurs sonores dans l’ordonnance de police publiée dernièrement à Cologne et que voici :
« Il est interdit aux musiciens ambulans, aux joueurs d’orgue, aux personnes qui montrent les animaux exotiques avec accompagnement de musique, et en général à tous les individus qui font de la musique dans les rues ou sur les places publiques, de faire usage d’instrumens discordans ou désaccordés. Les contrevenans, s’ils sont étrangers, seront immédiatement expulsés de la ville ; s’ils sont nationaux, ils seront privés de l’autorisation par eux obtenue de la police ; et cette autorisation ne leur pourra être rendue qu’après qu’ils auront remplacé leurs instrument vicieux par des instrumens nouveaux et en bon état, ou après qu’ils auront fait réparer convenablement les anciens, opération qui, dans tous les cas, doit être constatée moyennant un certificat délivré par deux hommes de l’art compétens et connus. »
A la bonne heure, cela est digne d’un peuple civilisé ! En France, cette ordonnance paraîtra comique. On trouverait tout naturel cependant d’interdire dans nos rues la circulation habituelle de véhicules qui y répandraient des gaz infectans ; mais pour les sons infectans, qui certes sont loin d’y manquer, l’interdiction paraîtrait bouffonne, et nous devons nous résigner à subir dans Paris, le jour et la nuit, mille bruits affreux, qui suffiraient à faire naître parmi les musiciens des cas d’hydrophobie, et qui abrutissant l’oreille du peuple le rendent indifférent aux plus atroces monstruosités dans la combinaison des sons. Je vais plus loin : l’administration d’un peuple civilisé, et qui a des prétentions au sentiment des arts, devrait s’enquérir aussi et principalement de ce qui se commet d’anti-musical dans les salles de spectacle, dans les églises, partout où quelques centaines d’individus sont appelés à se réunir. Elle devrait admettre que les chanteurs imbéciles et sans voix, les exécutans incapables, les chefs-d’orchestre qui désarticulent un chef-d’œuvre, qui lui cassent les quatre membres, éteignent sa flamme, rendent ignoble et grotesque sa physionomie, sont des êtres incomparablement plus nuisibles que s’ils répandaient dans la salle où ils travaillent des odeurs infectes. Elle devrait prendre d’énergiques mesures pour prévenir ces empoisonnemens de l’oreille, et priver de leur autorisation les personnes qui montrent ces animaux, jusqu’à ce qu’elles eussent trouvé le moyen de s’en procurer d’autres moins dangereux et d’une habileté constatée par des hommes compétens et connus.
Je finis en vous annonçant que le grand violoniste Ernst s’est enfin décidé à donner un concert à Paris. Sa soirée musicale aura lieu le 14 de ce mois dans la salle de Herz. Ernst s’y fera entendre cinq fois, Mme Vera-Lorini y chantera, on n’y exécutera point de morceaux de pacotille ; la fleur du dilettantisme russe, allemand, italien, anglais et bohème s’y est donné rendez-vous ; des Français même s’y trouveront : on y va.
HECTOR BERLIOZ.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er janvier 2011.
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