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De longue date Berlioz s’est intéressé à l’idée d’écrire un opéra sur le sujet du Beaucoup de bruit pour rien de Shakespeare, mais bien des années se passeront avant qu’il puisse réaliser son projet. En janvier 1833, à une époque où il ne manquait pas de sujets de réflexion avec sa passion grandissante pour Harriet Smithson, on le voit projeter un opéra en italien sur la pièce de Shakespeare pour le Théâtre Italien, pour lequel il rédige un résumé; ce projet est mentionné brièvement dans deux lettres du compositeur (CG nos. 311, 312). Le projet n’eut pas de suite, mais Berlioz a pu conserver une copie de son projet pour l’avenir. Près de vingt ans après, à une date qui se situe aux environs de 1852, il esquisse un nouveau résumé pour un opéra en trois actes intitulé Bénédict et Béatrix et destiné à l’Opéra-Comique. Il n’y a pas mention de ce projet dans ce qui subsiste de la correspondance de Berlioz, et le seul témoignage est un résume de l’intrigue de la plume du compositeur, qui demandait à son ami Ernest Legouvé d’em tirer un livret; mais de nouveau le projet échoue (le résumé de Berlioz est reproduit dans l’Appendice I de la New Berlioz Edition, tome 3, pages 299-300).
Étant donné que ni l’un ni l’autre de ces deux projets n’a été au delà d’un résumé de l’intrigue, il semble peu probable que beaucoup de musique ait été écrite pour eux par Berlioz. De plus, l’intrigue telle qu’elle apparaît dans le résumé de 1852 est non seulement provisoire et sujette à révision, mais elle diffère considérablement de la version définitive du Béatrice et Bénédict de 1860-62: mis à part les deux personnages principaux de Béatrice et Bénédict, qui font semblant de se détester mais finissent par se marier, les autres personnages sont bien différents et le détail de l’intrigue s’écarte considérablement de la version finale. L’opéra composé par Berlioz en 1860-62 est donc une création nouvelle qui, à part la donnée principale, doit sans doute très peu aux esquisses de 1833 et 1852 (on pourra comparer le cas bien différent des Huit scènes de Faust de 1829 et de la Damnation de Faust de 1846).
On suppose et on affirme généralement que l’opéra comique Béatrice et Bénédict, le dernier grand ouvrage de Berlioz, fut composé en réponse à une commande directe de la part d’Édouard Bénazet, le directeur du festival d’été annuel de Bade, et c’est en fait ce que Berlioz lui-même affirme dans ses Mémoires (Postface): ‘Après l’entier achèvement de cet opéra [les Troyens] […] je fis, sur la demande de M. Bénazet, l’opéra-comique en deux actes, Béatrice et Bénédict’. Mais le détail de la correspondance de Berlioz pour les années 1860-62 montre que la réalité est plus complexe.
Bénazet commanda effectivement un opéra à Berlioz en 1858, et Berlioz se mit au travail sur un livret d’Édouard Plouvier, mais sans grande conviction, et abandonna le projet en décembre 1859. Il demanda à Bénazet de le libérer de son contrat, ce que Bénazet accepta finalement (CG nos. 2442, 2515). Mais à la fin d’octobre 1860, on voit Berlioz se lancer sur sa propre initiative dans un nouveau projet, et cette fois avec beaucoup d’enthousiasme, sur un opéra tout à fait différent, composé à partir du Beaucoup de bruit pour rien de Shakespeare. Il reprenait ainsi son ancienne idée, mais on ne sait au juste ce qui a pu l’inciter à ce moment précis. L’ouvrage devint l’opéra comique Béatrice et Bénédict, pour lequel Berlioz écrivit le livret ainsi que la musique, comme il l’avait fait pour les Troyens. Au départ Berlioz voulait rester discret sur son projet, et ce n’est que quelques mois plus tard (en janvier 1861) qu’il offrit son opéra à Bénazet pour être représenté à Bade, ce que Bénazet accepta. L’opéra lui fut dédié, en reconnaissance de tout ce qu’il avait fait pour Berlioz pendant plusieurs années en rapport avec le festival d’été annuel de Bade. Pour le détail de cette argumentation on consultera la rubrique qui lui est consacrée dans la page sur Berlioz et Bade.
Le nouvel ouvrage faisait un contraste total avec l’épopée des Troyens (qui à l’époque n’étaient pas encore représentés). Ouvrage court et concis, de petites dimensions, il mélangeait dialogues parlés et musique, et faisait appel à des effectifs modestes. Le ton en était gai et spirituel, comme Berlioz le souligne à plusieurs de ses correspondants. ‘C’est très gai et très joli’ (CG no. 2519bis, à son fils Louis). ‘C’est gai, mordant et par instants poétique; cela sourit des yeux et des lèvres’ (CG no. 2522, à Peter Cornelius). ‘Je viens d’être repris d’une ardeur de travail dont est résulté un opéra-comique en un acte [deux en fait] dont j’ai fait les paroles et dont j’achève la musique. C’est gai et souriant, il y aura dans la partition une douzaine de morceaux de musique, cela me repose des Troyens’ (CG no. 2524, à Humbert Ferrand). ‘C’est un caprice écrit avec la pointe d’une aiguille et qui exige une excessive délicatesse d’exécution’ (CG no. 2634, à la princesse Sayn-Wittgenstein). ‘En somme, à mon sens, ce petit ouvrage est beaucoup plus difficile d’exécution musicale que les Troyens, parce qu’il y a l’humour, qui ne pouvait tout naturellement s’introduire dans un sujet antique’ (CG no. 2651, également à la princesse). ‘Cette partition est difficile à bien exécuter, pour les rôles d’hommes surtout. À mon sens, c’est une des plus vives et des plus originales que j’aie produites. À l’inverse des Troyens, elle n’exige aucune dépense pour la mettre en scène’ (Berlioz, Mémoires, Postface).
L’ouvrage remporta un franc succès, du moins en Allemagne, où il reçut un nombre de représentations: à Bade (9 et 11 août 1862; 14 et 18 août 1863; toutes sous la direction de Berlioz); à Weimar (8 et 10 avril 1863, sous la direction de Berlioz; autres exécutions le 30 avril ou 29 mai 1863 [?]; 3 novembre 1863; 17 octobre 1864); et à Stuttgart (novembre 1864). Il ne fut pas représenté intégralement à Paris du vivant de Berlioz, et seulement mis en scène pour la première fois en 1890 (voir la page Les opéras de Berlioz en France, 1869-1914).
L’ouverture
Berlioz attendit d’avoir terminé le reste de l’opéra pour écrire l’ouverture, comme il avait fait pour son opéra Benvenuto Cellini (les Troyens n’avaient pas d’ouverture). Le 7 décembre 1861 il écrit à son beau-frère Marc Suat: ‘Je travaille beaucoup, je viens de finir l’opéra en deux actes destiné au nouveau théâtre de Bade. Il me reste à faire l’ouverture; mais les feuilletons vont m’empêcher de m’en occuper’ (CG no. 2585). Plus encore que l’ouverture de Benvenuto Cellini, celle de Béatrice et Bénédict est entièrement construite à partir de musique tirée de l’opéra, mais adaptée et fondue ensemble à partir de pas moins de six différents passages (airs ou ensembles) pour en faire un tout symphonique si homogène que l’auditeur n’en est pas conscient. Le thème principal qui lance l’ouverture est pris du tout dernier numéro de l’opéra, le duo entre Béatrice et Bénédict; il est présenté d’abord dans une mesure ternaire à 3/8, comme dans l’opéra, mais changé pour l’allegro principal en une mesure à deux temps qui en modifie l’allure. Le mouvement lent (mesure 39 et suivantes) est tiré du grand air de Béatrice au deuxième acte (Il m’en souvient), et le tremolando descendant des cordes (à partir de la mesure 67) est repris de la fin de duo entre Héro et Ursule qui termine le 1er acte. Le thème en fanfare de l’allegro (mesure 109 et suivantes) est adapté du milieu de l’air de Héro au premier acte, et l’ample mélodie qui tient lieu de second sujet (mesure 135 et suivantes) est adaptée du milieu de la grande Marche nuptiale du second acte. Musique vocale et musique instrumentale, Berlioz adapte l’une à l’autre avec aisance.
L’ouverture de Beatrice and Benedict est l’une des meilleurs pages symphoniques de Berlioz, à la fois spirituelle, mélodieuse et exubérante, et instrumenté avec la plus grande finesse. Mais elle n’a généralement pas eu autant de succès que certains morceaux d’un extérieur plus brillant tels que les ouvertures du Benvenuto Cellini, du Carnaval romain et du Corsaire, comme on peut le constater d’après le répertoire de chefs berlioziens du passé dont peu lui ont prêté l’attention qu’elle mérite (ceci s’adresse entre autres à Pasdeloup, Colonne, Weingartner et Beecham); seul Hamilton Harty a fait preuve d’une prédilection particulière pour ce morceau, qu’il inscrivait assez souvent à ses programmes et dont il fit un enregistrement remarquable en 1934.
La Sicilienne
Un opéra comme Béatrice et Bénédict qui a pour cadre la Sicile se devait d’avoir une Sicilienne, seul morceau purement symphonique de l’opéra (à part son ouverture). Cette Sicilienne est entendue deux fois dans l’opéra, au premier acte après le premier chœur, et juste avant le second acte. Ce morceau est une des curiosités de la partition: il dérive d’une mélodie, Le Dépit de la bergère, composée par Berlioz et publiée par lui vers 1819, avant même qu’il quitte La Côte Saint-André pour venir étudier à Paris. C’est en fait la première publication musicale du composituer (H 7; NBE tome 15). La mélodie d’origine est dans une tonalité majeure (ré majeur); mélodie aimable mais sans grand relief, elle ne s’aventure pas loin de la tonique. La Sicilienne par contre est dans une tonalité mineure (fa dièze mineur); la mélodie est maintenant beaucoup plus développée et variée que dans la version originale; elle ménage des surprises dans le rythme et l’harmonie, et parcourt des modulations dont Berlioz dans sa jeunesse n’aurait pu rêver. Vers la fin (mesure 40) la tonalité essaie de revenir au majeur, mais retombe bientôt dans le mineur où elle se termine. Le morceau dans son ensemble respire une atmosphère de tristesse qu’on ne trouvait pas dans l’original. L’écho de la mélodie de jeunesse est sans doute voulu. Ler dernier ouvrage d’envergure de Berlioz fait un rappel au tout premier morceau qu’il avait publié; comme nous l’a fait observer John Ahouse, le changement du majeur au mineur est comme un adieu du compositeur à la fin de sa carrière.
Ouverture
(durée 7'38")
— Partition en grand format
(fichier créé le 10.07.2000; révision le
25.11.2001)
— Partition en format pdf
Sicilienne
(durée 1'43")
— Partition en grand format
(fichier créé le 09.05.2000; révision le 25.11.2001)
— Partition en format pdf
© Michel Austin pour toutes partitions et texte sur cette page.
Cette page revue et augmentée le 1er mai 2022.