FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 20 JANVIER 1854 [p. 1-2].
THÉATRE DE L’OPÉRA.
Début de Mlle Sophie Cruvelli dans les
Huguenots.
Les acteurs se plaignent avec raison de la dureté des conditions où leur état les place quand, accablés par quelque profond chagrin, ils sont obligés de venir exprimer en scène des sentimens si différens de ceux dont leur cœur est rempli.
Je ne sais s’ils sont beaucoup plus à plaindre que les écrivains, forcés de s’occuper de certaines questions en pareil cas ; mais je suis certain de mon désir de me taire aujourd’hui, ou tout au moins de n’avoir à aborder que des sujets d’une triste gravité. Et j’ai à parler du début de Mlle Cruvelli à l’Opéra…………
Cette soirée, annoncée depuis si longtemps, tant de fois retardée, si vivement attendue, devait offrir un vif intérêt au public élégant de Paris. La réputation de la cantatrice est grande, elle avait rayonné depuis trois ans au moins vers l’Opéra, des quatre points cardinaux du monde musical ; la partition des Huguenots, qu’on ne se lasse pas d’entendre, est une de celles qui exercent la plus puissante action sur les auditeurs même les moins capables d’en saisir toutes les beautés ; et pourtant il y avait encore bon nombre de places vides pendant la première moitié de la représentation. Tel est le progrès incessant de l’indifférence parisienne en matière de musique et d’arts libéraux.
Il n’y a plus aujourd’hui d’attrait assez piquant, de curiosité assez irritée pour remplir une salle de spectacle telle quelle. On a beau faire, beau dire, beau chanter, beau crier, beau danser, beau éblouir, beau étourdir, le populaire riche va encore un peu dans les théâtres, mais très peu et toujours très tard. Ceux-même de ces malheureux millionnaires qui achètent des loges semblent prendre plaisir à témoigner de leur mépris pour l’art et pour les artistes en laissant leurs places vacantes pendant les deux premières heures et pendant la dernière heure de la soirée. Sans doute plusieurs d’entre eux le font par genre pour être fashionables ; mais l’indifférence et l’ennui sont les vraies causes de l’absence de la majorité. Quel remède apporter à ce mal ? Je ne sais trop. Le monde est vieux, le monde est avare, le monde est goutteux, catarrheux ; il garde son or, il souffre, il tousse, il feint d’être sourd pour ne pas aller à l’Opéra : détestable prétexte ; car fût-il sourd réellement, c’est là surtout qu’il devrait aller. Le monde donne des concerts chez lui, où l’on fait de la musique quelquefois bonne, plus souvent mauvaise, qu’on n’écoute jamais.
Le monde n’aime pas à voir, il aime moins encore à entendre, il ne songe point à comprendre, il a horreur d’aimer, il ne se donne pas la peine de haïr, il serait bien fâché de rire, il ne redoute point d’être ému, il se connaît, le scandale ne l’amuse guère, il ne mord plus, non qu’il ne lui reste encore quelques dents, mais parce que cet effort fatiguerait ses mâchoires, il croit aux tables parlantes, il se crétinise.
Néanmoins l’Opéra, lundi dernier, a fini par être assez bien garni vers le milieu de la soirée. De charmantes toilettes frangeaient le balcon des premières loges. Les belles s’étaient parées, les autres s’étaient réparées de leur mieux, jeunes et vieux étaient gantés jusqu’au coude, et toute cette végétation humaine, au lieu de bruire selon sa coutume, comme font les blés mûrs sous le vent, se tenait assez silencieuse, sinon anxieuse, et son indifférence se nuançait d’une curiosité presque bienveillante plus sensible de momens en momens. C’est que Mlle Cruvelli allait paraître ; c’est que le drame du début allait commencer, et que le public se souvenait qu’il y avait là le motif d’un certain intérêt pour sa majesté blasée. II y avait avant tout l’intérêt commercial. Mlle Cruvelli reçoit de l’administration de l’Opéra des appointemens fabuleux, monstrueux……. Fera-t-elle de l’argent ?……. Etablira-t-elle la balance entre le doit et l’avoir ?…. Dans quelques coins perdus de la vaste salle seulement, des spectateurs d’autre sorte se demandaient : Comment va-t-elle chanter ce rôle de Valentine, si différent des rôles qu’elle a chantés sur les théâtres italiens jusqu’à présent ? Comment prononce-t-elle le français, elle cantatrice allemande ?… Comment tiendra-t-elle la scène, cette terrible scène de l’Opéra où tout est marqué, numéroté, enregistré par les conservateurs de la tradition, où les débutans grands et petits sont toujours flanqués de cent et un conseillers, prêts à dire à la plus grande actrice même : « Madame, il faut ici étendre le bras droit, là vous abaisserez votre bras gauche. Eh ! mais, que faites-vous donc ? Il ne faut pas avancer ainsi, vous ne devez pas dépasser le premier plan, il faut sortir par la deuxième coulisse, et vous allez vers la troisième ; Mme *** posait toujours le pied droit sur la planche n° 27, et vous avez posé le vôtre sur le n° 26. »
On se rappelle le martyre de Duprez lorsqu’il essaya pour la première fois, devant l’aréopage lyrique de l’Opéra, de chanter à sa manière le rôle d’Arnold, à la répétition générale de Guillaume Tell. Il y eut des gens assez bons pour essayer de lui apprendre comment il fallait chanter le récitatif… Tout n’est pas roses dans l’art de gagner avec son talent cent mille francs par an ; et je ne tiens pas compte des hostilités plus ou moins mal déguisées de tous les envieux, de toutes les jalouses qui trouvent inconvenant que le nouveau venu ou la nouvelle venue touche des appointemens plus élevés que les leurs. « Voyez un peu cette prétention ! Cent mille francs ! Madame aime les comptes ronds. Et comme ses rôles sont fort courts, ils lui rapportent quatre francs par note ; le calcul en a été fait ; c’est prouvé. Elle a plus que le fameux ténor, qui n’eut, lui, que deux francs cinquante centimes par note, et quelles notes encore ! mais c’était déjà raisonnablement payé. Et madame a le droit de choisir ses rôles ainsi que les morceaux qu’il lui plaira d’y intercaler. On dit qu’elle n’est pas contente du duo du quatrième acte, et qu’elle va tout bonnement prier l’auteur de lui en écrire un autre. C’est une horreur. » Puis viennent les avis effrayans : « Etes-vous allée faire une visite à M. ***, le farouche critique sous la griffe duquel vous avez le malheur de tomber ? Ah ! il faut prendre bien garde à celui-là. C’est un capricieux, un entêté, il a des manies musicales terribles, des idées saugrenues, c’est un hérisson, on ne sait par quel bout le prendre. Si vous voulez lui faire une politesse, il se fâche. Si vous lui faites une impolitesse, il se fâche encore. Si vous allez le voir, vous l’ennuyez ; si vous n’y allez pas, il vous trouve dédaigneuse ; si vous l’invitez à diner la veille de votre début, il vous répond que « lui aussi, ce jour-là, il donne un dîner d’affaires. » Si vous lui proposez de chanter une de ses romances (car il fait des romances), et c’est pourtant fin et délicat cela, c’est une charmante séduction, essentiellement artiste et musicale, il vous rit au nez et vous offre de chanter lui-même les vôtres quand vous en ferez. Ah ! faites attention à ce méchant homme et à quelques autres encore, ou vous êtes perdue. » Et la pauvre débutante aux cent mille francs commence à éprouver cent mille terreurs. Mais survient un homme de bon sens qui la rassure. « Ne vous tourmentez pas, Madame, ce sont là des chimères ; occupez-vous de votre rôle, pénétrez-vous de son esprit, chantez-le et jouez-le avec intelligence et fidélité, ayez de beaux élans, ayez de l’inspiration, soyez sublime, puis vous verrez si les critiques ne le disent pas, s’ils ne vous rendent pas justice et si l’admiration de quelques uns ne s’élève pas jusqu’à l’enthousiasme. » Passe un musicien de l’orchestre : « Oui, oui, en attendant, si Madame continue à introduire un quatrième temps dans la mesure à trois temps, elle aura beau être sublime, tous les critiques lui diront, ou penseront, s’ils ne le disent pas, qu’elle commet une faute monstrueuse et aussi choquante pour les musiciens que le serait pour les poëtes celle d’un acteur ajoutant un treizième pied aux vers alexandrins. » — « Ah ! mon Dieu ! s’écrie la diva éperdue, comment ! je ne pourrai pas seulement placer un pauvre petit temps supplémentaire dans ma phrase de chant sans qu’on y trouve à redire ? mais c’est à devenir folle ; je m’en vais, je donne ma démission ! — Ah ! pour cela, reprend l’homme de bon sens, je ne puis vous cacher que monsieur a raison : Pourquoi voulez-vous en effet disloquer ainsi cette belle phrase, la faire craquer en y introduisant un pareil coin rhythmique ? Cela déplaît à l’auteur, cela irrite les musiciens, cela désoriente la masse entière des auditeurs, cela nuit à votre chant, cela détruit l’effet que vous avez commencé à produire, et vous fait un tort considérable. — A moins pourtant, réplique un autre musicien, que Madame n’ait le soin de supprimer un autre temps dans la mesure à quatre, ce qui, par tous les gens de bonne foi, sera considéré comme une compensation. — Voyez-vous, reprend l’homme de bon sens, on vous raille déjà, on va faire des jeux de mots sur le mauvais temps, etc. ; ceci est vraiment dangereux. — Eh bien, reprend la cantatrice palpitante, je vais prouver que je suis raisonnable, que j’ai de l’empire sur moi, que je n’ai point de sot amour-propre, que je sais profiter des bons avis. Je tenais à mon quatrième temps, j’y tenais beaucoup, je suis persuadée qu’il est d’un excellent effet et qu’il perfectionnait la mélodie dont il embellissait la beauté ; eh bien, je le supprime, j’y renonce, la mesure à trois temps n’aura que trois temps puisqu’on le veut absolument. — A la bonne heure, voilà qui est beau et noble de votre part ; ce sacrifice vous sera compté, soyez-en sûre, au moins en ce monde ; livrez-vous à votre inspiration, je vois d’ici les transports de l’auditoire. » Passe la femme de chambre qui dit à l’oreille de sa maîtresse : « Madame, M. David vous attend ! — M. David ! j’accours. » Et la prima donna disparaît sans prendre la peine de saluer l’homme de bon sens. C’est ainsi que les choses se passent ordinairement. Et j’omets encore toutes les péripéties des répétitions, les sombres regards des musiciens, la sévérité du chef d’orchestre, les spirituelles observations du maître de chant, le plaisir que chacun trouve à inquiéter, à entraver, à paralyser le débutant, à le faire trébucher, à le faire tomber. Il faut, pour sortir triomphant de cette épreuve, qu’il ait un grand talent d’abord, puis encore du talent, et toujours du talent, et du sang-froid aussi, et de la confiance en soi, et même de l’audace ; il faut qu’il ait en outre bon pied, bon œil, bonne oreille, bonne voix, bonne renommée et ceinture dorée. Et Mlle Cruvelli possède tout cela, et voilà pourquoi elle a obtenu lundi dernier un de ces éclatans succès qui font époque dans les annales d’un théâtre et qui font dire aux amateurs de citations :
Si Pergama voce
Defendi possent, etiam hâc defensa fuissent.
Mlle Cruvelli possède une voix splendide, éclatante dans la force, veloutée et charmante dans les accens doux, étendue, riche de nuances, pénétrante, passionnée et juste ! ah ! Dieu merci, juste, juste comme l’arrêt qui condamnerait tous les chanteurs qui chantent faux à être pendus. Ajoutez à ces dons ceux qu’ont fait acquérir à la cantatrice une méthode sinon tout à fait irréprochable, au moins dirigée vers le bon côté de l’art du chant et peu hostile à l’expression ; ajoutez une agilité naturelle de vocalisation perfectionnée par l’exercice, une respiration à toute épreuve, un trille serré, chatoyant, étincelant, qui fait paraître presque agréable, sinon raisonnable, cette grâce du chant animal introduite dans le chant humain ; joignez à ce talent vigoureux et plein de séve, à cette voix immense une âme jeune, très jeune, un peu étourdie, qui souffle feux et flammes, impatiente, trépidante (le mot me manque) ; une belle taille qui n’a rien de maternel, une physionomie aquiline, des yeux électriques souriant avec courroux, un geste sobre mais juste, et dans l’ensemble de la personne ce je ne sais quoi qui décèle les artistes dompteurs de publics, les artistes de combat, les artistes de proie, et vous avez Mlle Sophie Cruvelli. On sent à l’entendre qu’elle est un trésor musical ; autant d’autres chanteurs font prendre l’art du compositeur en aversion et en dégoût, autant la voix de Mlle Sophie Cruvelli doit éveiller des désirs de production chez les maîtres dont les idées faute d’air ont fermé leurs ailes.
Le peuple civilisé des loges, de l’amphithéâtre, de l’orchestre, et même les Cosaques du parterre, l’ont accueillie l’autre soir en souveraine aimée ; il dépend d’elle seule de n’être jamais redoutée. Dès la première phrase que la débutante a eu à chanter, son succès s’est décidé ; il a grandi au duo du troisième acte, il a éclaté et pris des proportions colossales à la grande scène du quatrième. Les applaudissemens ne finissaient pas ; les fleurs pleuvaient d’en haut, jaillissaient d’en bas, et en quelques minutes la scène en a été couverte. Et ces fleurs étaient pour la plupart, cette fois, de vraies fleurs, des fleurs naturelles, achetées dans l’entr’acte par des hommes naturels, et prodiguées par un enthousiasme naturel. Elle a produit un effet prodigieux dans la dernière partie surtout de ce monumental duo qui vous broie le cœur dans la poitrine ; elle a admirablement dit le « Je t’aime » ; elle est bien tombée près de la fenêtre. Sa pantomime a été ce qu’elle doit être, d’apparence désordonnée, éperdue, sans sortir des bornes qu’impose le goût. Il n’y a pas eu de oh ! de ah ! de hoquets odieux, de cris autres que les élans musicaux que l’art et la passion commandent. C’était très beau.
Mlle Cruvelli d’ailleurs, et c’est important à noter, prononce fort bien le français, et on entend ce qu’elle prononce. Quant à l’ensemble de l’exécution, je suis loin d’avoir autant à louer ; l’exagération du style emphatique est poussée maintenant par les uns et par les autres à ses dernières limites. Tout le monde file des sons à perte d’haleine sur le moindre monosyllabe ; je crois que le souffleur lui-même file des sons. Il faut la valeur d’une mesure à quatre temps (moderato) pour dire oui ou non, je, tu, dis, va. Tout est converti en récitatif chanté dans un porte-voix ; tout est ainsi rendu si traînant, si filandreux, si lent, qu’il était minuit et dix minutes quand le cinquième acte des Huguenots a commencé. Il est vrai que Mlle Cruvelli a réinstallé dans son rôle une très belle romance qui en avait été retranchée dès l’origine ; mais cela ne suffit point pour une aussi étonnante prolongation dans la durée de cet opéra. Quel supplice pour des musiciens que cet écrasement de la forme rhythmique ! Gueymard en outre a parlé un bon tiers de son duo du quatrième acte ; c’est pourquoi je ne puis louer que son beau si naturel de poitrine dans le septuor du combat et quelques autres notes hautes du même genre jetées avec bonheur ; la critique des acteurs parlans sort entièrement de mes attributions.
Plusieurs personnes se sont étonnées ce soir-là de la belle et musicale sonorité des instrumens à vent placés sur la barque royale à la fin du troisième acte, et différente de celle de l’espèce d’orchestre de loterie qu’on entendait là depuis longtemps ; le phénomène est d’une explication facile : M. Meyerbeer n’a point changé l’instrumentation de ce morceau, il a seulement changé les instrumens et adopté ceux de Sax. La différence est du noir au blanc. Mlle Nau échappe seule aux ravages du canto firmo ampolloso ; elle conduit toujours avec art et en excellente musicienne sa voix fragile, qui pourtant ne se rompt pas, et représente avec un grâce un peu mélancolique, mais digne et élégante, son royal personnage.
Dictionnaire liturgique, historique et théorique de plain-chant et de musique d’église au moyen âge et dans les temps modernes, par M. J. d’Ortigues [sic].
Je parlais du canto firmo tout à l’heure, cela m’amène naturellement a parler du plain-chant. Seulement dans l’exécution du plain-chant on ne pousse la voix ni aussi fort ni aussi longtemps que dans le chant actuel du grand opéra.
Au moment où tant de travaux s’entreprennent pour retrouver les origines du chant grégorien, où tant d’érudits et de vrais savans, MM. Fétis, de Coussemaker, Nisard, Lambillotte, Danjou, Moulot, Vincent, Tardif, s’efforcent, nouveaux Champollion, de débrouiller les hiéroglyphes de la notation du moyen-âge, où, d’un autre côté, tant de diocèses, à la voix de leurs évêques, signalent leur retour à la liturgie romaine, M. d’Ortigues fait paraître son Dictionnaire liturgique, etc. La pensée fondamentale de ce beau et curieux livre est tout entière dans l’épigraphe : Revertimini vos ad fontem sancti Gregorii, quia manifeste corrupistis cantilenam ecclesiasticam.
C’est un vrai travail de bénédictin. Depuis que, sur l’invitation de l’éditeur, M. Migne, l’auteur osa l’entreprendre, il n’a pas employé moins de dix ou onze années à étudier, méditer, compulser des livres et des manuscrits, d’anciennes théories et d’anciennes liturgies. J’avoue qu’une pareille patience, une pareille ténacité, un tel vouloir uni à tant d’intelligence et de perspicacité me remplissent d’admiration, je dirais presque d’étonnement. Où sont les hommes de nos jours qui entreprennent, achèvent, en les menant à bien, de pareilles œuvres ?
M. d’Ortigues a fait un livre neuf, non en ce sens que son livre contient des choses inconnues, mais parce qu’il a réuni dans un ensemble et un plan dont notre littérature ne nous offre pas d’exemple une théorie, des faits, des coutumes et des usages, des curiosités, les unes peu connues, les autres presque oubliées. Ce n’était en effet ni le dictionnaire de J.-J. Rousseau, ni celui de l’Encyclopédie ni celui de M. Castil-Blaze, ni celui de Lichtenthal, traduit en français par Dominique Mondo, ni enfin celui de MM. Escudier, qui pouvaient mettre M. d’Ortigues sur la route qu’il s’est tracée.
Dans ces ouvrages la musique profane, instrumentale et théâtrale tient la plus large place ; le chant ecclésiastique y est à peine un accessoire. M. d’Ortigues a exposé non seulement une théorie complète du chant grégorien, mais encore il a exposé tous les systèmes, toutes les méthodes de musique du moyen-âge. De plus, certains ouvrages sur le chant grégorien, dûs à des symphoniastes français, étant devenus très rares et par suite fort chers, M. d’Ortigues s’est proposé de remplir cette lacune en en reproduisant et la substance et même le texte. Il a eu raison de le faire, puisque son cadre le lui permettait. Ces ouvrages sont : la Science et la Pratique du plain-chant, du savant bénédictin dom Jumillac ; le Traité sur le Chant ecclésiastique, de l’abbé Lebeuf ; le Traité de Chant grégorien, par Léonard Poisson ; la Dissertation sur le Chant grégorien, par Gabriel Nivers, et plusieurs autres.
Ces divers fragmens, par leur style, les différens points de vue de leurs auteurs, jettent une grande variété dans le livre de M. d’Ortigues, où tout pourtant est savamment ramené à l’unité.
Ce n’est pas sans raison qu’il a intitulé son livre Dictionnaire liturgique. Les usages liturgiques, tous se reportant au chant, à l’institution des chantres, des enfans de chœur, à certaines cérémonies, à certains rites, à certaines fêtes, y tiennent une grande place. Il faut que l’auteur ait pu fouiller dans les archives des grandes cathédrales de Paris, de Rouen, de Tours, d’Orléans, d’Angers, de Lyon, de Vienne (en Dauphiné), et ailleurs encore. Parmi les articles relatifs à ces importantes questions, les plus pleins des détails curieux nous ont paru être ceux : Chantre, Enfans, Proses, Antiennes.
Malgré cette diversité d’articles de tous genres rattachés à plusieurs séries, articles de théorie, de liturgie, d’histoire, etc., il y a néanmoins une idée-mère, une idée fondamentale qui les relie tous et sert de fil conducteur dans ce labyrinthe. C’est l’idée de la différence essentielle qui existe et qu’on ne saurait méconnaître entre la tonalité moderne ou musicale proprement dite et celle du plain-chant ecclésiastique.
Ici nous avouons ne pas partager l’opinion de l’auteur, qui refuse à la tonalité moderne la possibilité d’exprimer dans toute sa sublimité le sentiment religieux. Mais une discussion à ce sujet serait évidemment superflue, puisqu’il ne s’agit que d’une théorie non démontrable. Comment prouver l’expression ou la non expression ? Qui me prouvera, par exemple, que l’Ave verum de Mozart, écrit dans la tonalité moderne avec les harmonies et les modulations modernes, n’exprime pas le sentiment religieux le plus profond, le plus exalté dans son calme infini, dans son amour extatique ? Je ne crois pas que le raisonnement le plus subtil, la dialectique la plus serrée, parviennent jamais à ébranler ma foi à ce sujet. Je sens que cela est merveilleusement beau, parfaitement vrai, parfaitement pur, digne de son objet, sublime. Je sens que la tonalité ecclésiastique n’eût jamais produit sur moi des impressions de cette nature, ni aussi profondes, ni aussi extra-humaines néanmoins, et je ne cesserai de le sentir que le jour où je ne sentirai rien. Et encore… peut-être.
Mais lisez à ce sujet les articles Tonalité et Philosophie de la musique ; il est rare de voir ces questions traitées avec cette clarté et cette beauté de style. Je suis fâché seulement que M. d’Ortigues, en empruntant à quelques savans auteurs la définition de certains mots, l’ait adoptée sans critique. Il y en a d’inexactes ou de basées sur des idées vulgaires qu’un tel livre ne doit pas admettre sans examen. Ainsi au mot Marche nous lisons : « Pièce de musique composée pour instrumens à vent et de percussion, destinée à régler le pas d’une troupe militaire. Les marches s’emploient quelquefois dans la musique théâtrale, et souvent on y joint un chœur. Le mouvement de la marche est à quatre temps, d’un caractère bien déterminé, mais modéré. » Quant au caractère bien déterminé, sans doute il doit l’être, mais la définition est là tout à fait obscure. Car à quoi reconnaît-on un caractère déterminé ?… Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il y a autant de caractères de marches que de caractères de cérémonies ou d’individus marchant. Les gladiateurs qui allaient combattre et mourir sur le lac Fucin, et qui en passant devant la loge de l’empereur lui disaient: Ave, Cæsar, te morituri salutant ! s’ils eussent chanté en marchant, eussent probablement chanté d’autre sorte que les légions romaines revenant de la conquête des Gaules. Une marche funèbre doit peu ressembler à une marche nuptiale, une marche de paysans, comme celle du Freyschütz, à une marche triomphale ou à une marche religieuse. Ces divers caractères sont bien déterminés ; pourtant il ne semble pas que l’auteur ait voulu désigner ce mode de détermination. Son déterminé paraît signifier franc, énergique, hardi. Enfin et surtout pourquoi donner à entendre qu’une marche ne peut être marche qu’à la condition d’être écrite à quatre temps ? Oui, l’usage a fait pendant très longtemps employer ce rhythme pour les marches, mais l’usage et la routine se confondent souvent. Il n’y a en réalité aucune raison d’écrire les marches à quatre temps. Il y a des marches écrites dans la mesure à six-huit dont le rhythme est tout aussi net, tout aussi marchant que les autres écrites à quatre temps. Spontini en a même composé une à trois temps, celle du cortége de Telasco, dans Fernand Cortez (quels sons nouveaux !) dont l’entraînement pompeux est irrésistible et si naturel que les soldats comparses qui figurent à l’Opéra dans cette scène ne se sont jamais douté qu’elle ne fût pas à quatre temps, et qu’ils marchent sur cette musique comme si vingt tambours leur battaient le pas accéléré. La marche religieuse des vestales, au premier acte du chef-d’œuvre de Spontini, est à trois temps également. Ces définitions circonscrites ne devraient pas être données sans critique ; et ce que je dis là à propos de la définition de la marche se pourrait appliquer à bien d’autres définitions des mots les plus importans du dictionnaire de l’art en général. Il est vrai que si M. d’Ortigues avait dû creuser dans toutes ces questions de détail, examiner la valeur de chaque terme employé par les auteurs qu’il cite, il eût dû écrire dix volumes au lieu d’un, employer cinquante ans de travail au lieu de dix, et faire, au lieu d’un dictionnaire de plain-chant, le dictionnaire de la philosophie universelle. Tel qu’il est, cet ouvrage nous semble donc d’un grand prix, et nous le croyons destiné, entre autres gloires, à la gloire d’amener dans le service musical des églises des réformes importantes que les esprits religieux et les artistes doués de quelque rectitude d’esprit appellent inutilement depuis trop longtemps.
L’Art du chant appliqué au piano, par S. Thalberg.
C’est une bonne fortune pour les pianistes qu’un pareil ouvrage, pour les pianistes de Paris en particulier, si, comme on le dit, le célèbre virtuose se décide à ouvrir et à diriger en personne des cours spéciaux où il fera la démonstration pratique de sa théorie. Thalberg est le maître du chant calme comme Mme Alboni ; il excelle surtout dans l’art de donner à sa phrase un tour élégant, correct, beau, une allure largement cadencée. Son talent est éminemment réfléchi ; il a dû raisonner ses procédés. Il était en conséquence dans les meilleurs conditions possibles pour écrire un ouvrage didactique tel que celui que nous annonçons. S’il est possible d’enseigner positivement le style et de donner les procédés de l’expression, il n’en a pas moins rédigé des observations générales d’un grand sens qui en mainte occasion devront empêcher les pianistes qui ont deux lobes dans leur cerveau de tomber dans les grossiers et ridicules défauts si communs aujourd’hui. Il a commencé, dans les exemples annexés à sa méthode, et seulement par un moyen typographique, à mettre les élèves sur la voie de la partie chantante qu’ils confondent trop souvent avec les accompagnemens, et cela en faisant graver la mélodie en notes beaucoup plus grosses que les parties accessoires.
M. Thalberg devrait écrire plus tard aussi ou transcrire des morceaux où la mélodie ne serait en aucune façon désignée à l’attention des élèves, afin qu’ils fussent forcés de la découvrir eux-mêmes sans obliger le maître à leur dire comme disait ce matelot à son jeune frère : Tu vois bien cette mer, là, et là, et là-bas, et partout ? — Oui. — Eh bien ! c’est la mer.
Car tant qu’il faudra dire par de grosses notes à un élève : « Tu vois bien ces phrases saillantes, ici, là, en haut et en bas ? — Oui. — Eh bien, c’est la mélodie ! » cet élève ne sera qu’un triste matelot pour naviguer sur l’océan de la musique moderne.
Sans doute M. Thalberg ne nous a donné encore que les prolégomènes d’un ouvrage plus étendu qui ne tardera pas à paraître.
H. BERLIOZ.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 15 août 2010.
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