FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 29 JUIN 1850 [p. 1-2].
VARIÉTÉS MUSICALES.
L’Opéra. — Duprez ambulant ; ses élèves, sa messe.
— Quatuor de M. Morel. — M. A. de Garaudé. — Symphonies pour instrumens
de cuivre. — Exercices publics du Conservatoire. — Le Joseph de
Méhul. — Reprise de Jeannot et Colin. — Le château d’Asnières.
Il en est en ce moment des feuilletons sur la musique comme des ruisseaux : la chaleur en tarit la source, et ce n’est qu’en formant une écluse au moyen d’un barrage qu’il est possible à la critique de faire encore marcher de temps en temps son moulin. Mon écluse est pleine à cette heure ; je vais l’ouvrir et laisser couler les nouvelles qu’elle contient. Il y en a de fraîches, d’anciennes, de vraies, de fausses, d’insignifiantes, de sérieuses ; mais elles passeront, je l’espère, l’une entraînant l’autre, et je vous en donnerai jusqu’à ce que vous me disiez :
Sat prata biberunt.
Je commence par les plus importantes, par les fausses.
Mlle Alboni, après avoir fait entrer cent vingt mille francs dans la caisse de l’Opéra en quatorze représentations du Prophète, va se rendre à Madrid, où elle a daigné accepter un modeste engagement de deux mille francs par jour. Rassurez-vous, il est impossible que cela soit vrai. D’abord les Espagnols ne sont pas assez riches pour se livrer à des plaisanteries qui coûtent près de cent francs par heure. Ensuite Mlle Alboni est déjà trop riche pour que cette somme soit pour elle une raison déterminante, quand il s’agit d’échanger une température française de trente degrés de chaleur à l’ombre contre des ardeurs espagnoles d’un nombre incalculable de degrés et de s’exposer à être changée en naïade avant d’arriver à la frontière. Car on a beau parler de la fraîcheur de la voix de Mlle Alboni, de la sérénité de son âme, du sang-froid avec lequel elle envisage les plus grandes difficultés, du calme et de la placidité qui forment le fond de son caractère, il n’en est pas moins évident que la chaleur extérieure ou atmosphérique suffit et au delà pour fondre à cette heure en Espagne les cantatrices les plus réfractaires. C’est tout au plus si à Paris elles peuvent encore se maintenir à l’état solide, grâce à de minutieuses précautions, à une hygiène morale antipassionnelle, et à l’emploi constant de la glace du Canada.
Donc Mlle Alboni nous reste. Mais il est question de fermer l’Opéra pendant quelques semaines, seulement pour en rafraichir l’intérieur, que l’affluence du public pendant ces derniers temps a rendu à peu près inhabitable. Maintenant, si l’Opéra est contraint de fermer, le Théâtre-Français et l’Opéra-Comique ne vont-ils pas trouver étrange qu’on les contraigne, eux au contraire, de rester ouverts à tous les vents ?... Dieu sait (et encore je doute qu’il le sache) quelles réclamations va soulever cette tâche de repos infligée à M. Roqueplan ; telle est l’émulation qui anime, en cette canicule, les directeurs des autres théâtres de Paris, qu’on dirait d’une course à la clôture. Les directeurs y mettent une ardeur qui fait involontairement songer au soldat de Marathon mourant au terme de sa course en annonçant une victoire.
M. le directeur de l’Opéra avait pourtant recouru, il y a quelques jours, à un expédient ventilatoire assez actif pour rafraîchir sa salle : il avait monté le Rossignol. Ce n’était pas mal assurément, et l’air recommençait à circuler sans entraves dans toutes les parties de l’édifice. « Voyez, disait avec orgueil cet habile administrateur, voyez l’effet de mon affiche, voyez avec quel empressement les habitués de l’Opéra secondent mes vues d’assainissement. » Mais l’autorité a bien vite reconnu l’insuffisance de ce palliatif à l’aspect de la foule qui s’obstinait à se presser aux représentations du Prophète. On a consulté à ce sujet les plus savans chimistes, et tous se sont accordés à déclarer fort dangereux les miasmes dégagés par ces solennités, et à ranger cet opéra parmi les œuvres capables de ramener à Paris le typhus et le choléra.
….. Voilà que je suis obligé de me rétracter. J’avais l’air de plaisanter l’Espagne tout à l’heure sur les raisons qu’elle a de ne pas faire de folies à l’endroit des chanteurs (je croyais les folies d’Espagne passées de mode), et j’apprends à l’instant cette nouvelle vraie : Le directeur de l’Opéra italien de Madrid vient d’offrir non seulement deux mille francs par jour à Mlle Alboni, mais aussi quarante mille francs à Roger pour un engagement de trois mois. Décidément il n’y a plus de Pyrénées. A la lecture de cette proposition, Roger, interrogeant du regard Mlle Alboni, a entonné avec enthousiasme le beau chœur de Spontini : l’Espagne nous appelle ! Mlle Alboni, sans enthousiasme, a repris la noble phrase à la quinte supérieure en forme de réponse de fugue ; puis les deux virtuoses, après s’être accordes à l’octave pour un ensemble final, ont adressé à leur correspondant ibérique un refus positif. Vous me direz que quarante mille francs pour trois mois, ce n’est pas la Californie. Pourtant comme il y a quatre fois trois mois dans l’an, cela fait cent-soi-xan-te-mil-le-li-vres de rentes bien accentuées. Le calcul est simple et exact. Il me rappelle celui par lequel un algébriste provincial me prouva un jour que la critique musicale me rapportait trente-six mille francs de revenu. — Combien vaut chacun de vos feuilletons ? me dit-il. — Il ne vaut rien, mais on m’en donne cent francs. — Combien vous faut-il de temps pour l’écrire ? — Il me faudrait une semaine si je me laissais influencer par l’ennui que ce travail me cause ; mais en m’y livrant avec la rage du désespoir, je l’achève parfois en un jour. — Très bien ! c’est donc cent francs par jour que votre prose vous rapporte ; ce qui donne, ou je ne sais plus additionner, trois mille francs par mois ; partant, trente-six mille francs par an, en vous accordant de plus cinq jours de loisir absolu pour vous promener ou donner des concerts, si cela vous convient.
La plume du critique est le sceptre du monde.
Mais laissons les mathématiques, science dangereuse qui exalte d’une façon si exorbitante l’imagination. Je veux vous donner une nouvelle positive toute simple et musicale.
Duprez s’est fait impresario, vous le savez. Il parcourt la France à la tête d’une pléiade de jeunes chanteurs, ses élèves, déjà capables de prendre part avec leur maître à l’exécution des grands opéras modernes, tels que Charles VI, Dom Sébastien, la Favorite, Jérusalem, etc. ; c’est dire qu’ils sont capables de tout. Il n’y a que le Rossignol auquel ils se sont gardés de toucher. C’eût été de leur part une concurrence peu délicate avec l’Opéra de Paris, et Duprez a trop à se louer de l’administration de notre première scène lyrique pour se permettre à son égard de semblables procédés.
Donc notre impresario, avec sa petite troupe chantante, s’amuse à parcourir les principales villes de France, telles que Givors, Saint-Etienne, Evreux, Poitiers, Châtillon, Saulieu, Argentan, Pontoise, Mantes, Nanterre, Saint-Germain-en-Laye, Saint-Amand et Romorantin, et à donner ainsi à nos ancêtres (car la province étant sous le rapport musical en retard de deux cents ans sur Paris, les provinciaux sont naturellement tous des ancêtres) un avant-goût des joies du paradis. L’orchestre et les chœurs l’embarrassent bien un peu quand il s’agit d’organiser l’exécution de la Juive ou de Guillaume Tell, et même des Huguenots, mais il remplace tout ce superflu, dont l’habitude a fait le nécessaire des Parisiens, par tant de chaleur d’âme, par un dialogue si vif et si animé, que, n’eût-il qu’un enfant de chœur, un violon et un trombone pour accompagner le chant, ses auditoires en général n’en sont que plus contens. (Plaisanterie à part, n’est-il pas pénible de voir un pareil artiste faire ce métier ?)
Mais tout cela n’est que pour donner un peu plus de saveur à ma nouvelle en la faisant attendre. Or, la voici : Duprez, dont la science musicale est profonde sous tous les rapports, a écrit entre autres choses une messe solennelle. Cette messe sera exécutée, à l’occasion de la Saint-Pierre, dimanche prochain, 30 juin, à dix heures, dans l’église de Valmondois, près l’Isle-Adam. Les exécutans seront MM. Duprez, Portehaut, Molinier, Kœnig, Balanqué, Oswald, Chapuis, Prouvier, Bertrand, Léon Duprez, Mmes Duprez, Paton, Félix Miolan, Poinsot, de Joly, d’Hélens, Baron et Caroline Duprez. Cette exécution, qui ne peut manquer d’être excellente avec de pareils artistes, offre en outre de l’intérêt excité par 1’œuvre elle-même, l’attrait de curiosité qui s’attache toujours aux débuts. On y entendra pour la première fois la fille de l’illustre chanteur, Mlle Caroline Duprez, dont on vante beaucoup le talent. Les pianos seront tenus par M. de Garaudé et Mlle Martin ; M. Miolan touchera l’orgue ; M. B. Duprez jouera la clarinette basse. Ce programme me fournit fort heureusement l’occasion de parler de quelques artistes qui ont droit à une mention spéciale de ma part. M. Chapuis est un des meilleurs élèves du Conservatoire ; sa voix de ténor puissante, naturelle et expressive, sa taille élevée, sa physionomie mobile et distinguée, le rendent propre au chant et à l’action dramatique. Contre l’ordinaire des chanteurs doués d’une voix telle que la sienne, M. Chapuis fait le trait sans difficulté. Il chante malheureusement un peu trop haut, dès qu’il force l’émission du son. Ce défaut est très grave, il doit tout faire pour le corriger. Au premier exercice public, organisé cette année par les soins de M. Auber au Conservatoire, M. Chapuis a obtenu un beau succès dans l’Otello de Rossini.
Mlle Félix Miolan, par la grâce et le fini de sa vocalisation, a tout à fait conquis le public de l’Opéra-Comique. Sa place est désormais marquée à ce théâtre parmi les cantatrices les plus aimées.
Mlle Poinsot, élève de Duprez (comme Mlle Miolan, si je ne me trompe), possède une de ces grandes voix peu flexibles, mais émouvantes, que les compositeurs aiment tant à rencontrer. Seulement elle se permet, dans l’interprétation des chefs-d’œuvre consacrés, tels que la scène d’Agathe dans le Freyschütz, que je lui ai entendu chanter un jour, des changemens, des variations, des ornemens, des crimes de toute espèce, qui révoltent les gens de goût, et que les compositeurs de goût surtout ne pardonnent guère. Mlle Poinsot professe sans doute à cet égard quelque théorie étrange dont Duprez devrait bien lui démontrer la fausseté, théorie abominable qui tôt ou tard amène d’irréparables désastres dans le talent des virtuoses qui ont le malheur de s’y attacher. Ce n’est point, en effet, un système d’ornementation seulement, c’est le système du bouleversement insensé, du renversement, de la malversation, de la destruction des chefs-d’œuvre. C’est la méthode du blasphème vocalisé.
Mlle Poinsot trouvera sans doute cette opinion bien sévère et rudement exprimée ; mais s’il n’y avait ni présent ni avenir dans son talent, si sa voix était sans éclat et sans charme, si son sentiment musical était absent, elle n’aurait point de reproches à me faire, et je n’eusse jamais prononcé ni écrit son nom.
Je n’ai point encore eu l’occasion d’entendre Mlle Martin, mais elle a su se faire une réputation et une place au milieu de la foule des pianistes de tout âge, de tout genre et de tout style qui usent de l’ivoire et de l’ébène dans Paris. On cite son talent parmi ceux appelés talens de bonne compagnie. Quant à M. de Garaudé, puisque je le tiens, il faut que je le mette une bonne fois sur la sellette de l’éloge, et que je tâche de faire apprécier au lecteur le genre élevé et l’extrême rareté de son talent. Bien qu’il possède un mécanisme très savant sur le piano, il ne se donne point pour un pianiste. C’est en réalité un lecteur de partitions, un accompagnateur, un reproducteur de l’orchestre sur le piano, comme on en a, je crois, très peu vus. Un jour, à Rome, Félix Mendelssohn, m’ayant demandé le manuscrit d’une ouverture que je venais de terminer, le feuilleta pendant quelques minutes, puis, s’approchant du piano, exécuta l’ouverture d’un bout à l’autre, sans hésitation, sans erreurs d’aucune espèce, dans le sentiment juste, en un mot, comme si la partition eût été réduite pour le piano par un habile arrangeur, et comme si lui, Mendelssohn, l’eût sue par cœur. Si l’on songe aux gâchis atrocement ridicules que font en pareils cas de prétendus lecteurs de partitions, ce tour de force, exécuté sous les yeux d’un auteur dont le style en général se laisse trop peu deviner, a quelque chose de prodigieux et qu’on a peine à croire.
M de Garaudé est un [de] ces lions-là. Tout en représentant avec ses dix doigts les parties importantes d’un orchestre écrit sur une quinzaine de lignes qu’il doit lire et qu’il lit à la fois d’un seul et même coup d’œil, il chante encore au besoin et à première vue les paroles et la musique d’une partie de chœur ou d’un morceau d’ensemble. C’est à faire croire aux cent yeux d’Argus et aux miracles du magnétisme. Il y a dans cette faculté d’assimilation et de reproduction instantanées de la pensée d’autrui, l’une des facultés les plus désirables selon moi, quelque chose d’impatientant pour les compositeurs. Ils ont ainsi toujours l’air d’avoir écrit des vulgarités. Pour mon compte, j’ai peur, en ne tournant pas assez vite le feuillet, quand Garaudé dévore une de mes partitions, de m’entendre dire par lui ce mot cruel que cingla Liszt un jour au travers du cœur d’un pauvre hère qui l’obsédait : « Ne vous pressez pas, je sais ce qu’il y a de l’autre côté. » Et en effet, sans l’avoir vu, il le savait.
Dans un théâtre lyrique où l’on veut que les études des chœurs et du chant marchent vite et bien, l’inflence d’un artiste tel que M. de Garaudé est immense et son concours sans prix pour le directeur. Je n’ai pas besoin d’ajouter que M. de Garaudé connaît à fond les plus secrets détours du labyrinthe de l’harmonie, du contre-point, de l’instrumentation, et qu’il pourrait, comme Pic de La Mirandole, soutenir en musique une thèse : De omni re scibili et quibusdam aliis. Sans cela, ce qui lui est presque facile serait de toute impossibilité. Il possède en outre les qualités de style les plus belles et un sentiment exquis de l’expression. Ce que je dis là de M. de Garaudé indique en lui une organisation musicale étonnante et vraiment exceptionnelle, n’est-ce pas ? Eh bien ! malgré tout, il a pourtant, à l’Institut, remporté le prix de Rome !
A propos du solo de clarinette basse que jouera dimanche prochain M. B. Duprez dans la messe de son frère, je dois parler de l’habile facteur de cet instrument. Non pas pour signaler quelque nouvelle invention de son fait, mais pour mentionner les remarquables morceaux d’ensemble symphonique que M. Bellon, sur l’invitation de M. Sax, a composés pour quatorze instrumens de cuivre. Ces morceaux, écrits dans le but de montrer les progrès qu’a faits récemment parmi nos musiciens la pratique du saxhorn et du saxophone, ont en outre produit un excellent effet sur l’auditoire que M. Sax avait réuni pour les entendre. On y reconnaît la manière ingénieuse et piquante de traiter un sujet mélodique, et l’art de moduler et d’enchaîner les accords, qualités dominantes du talent de Reicha, qui fut le maître de M. Bellon. On ne saurait, sans les avoir entendus, se faire une idée juste du volume de sons que produisent ces quatorze instrumens. Il suffirait à remplir un local quatre fois plus vaste que la petite salle de concerts de la rue Saint-Georges.
C’est dans cette même salle que M. Auguste Morel, quelques jours après, a fait entendre son grand quatuor dont j’ai eu déjà l’occasion de parler ici. Il avait pour interprètes quatre virtuoses du premier ordre : MM. Alard, Armingaud, Ney et Franchomme. Mais l’exécution merveilleuse qu’il a ainsi obtenue ne doit point servir de prétexte pour rabaisser le mérite de son œuvre. Une mauvaise interprétation peut sans doute faire disparaître ou dénaturer les principaux traits de la plus haute pensée et rendre un bel ouvrage inintelligible, mais je ne crois pas que les plus incomparables instrumentistes parviennent jamais, devant un auditoire composé comme l’était celui de M. Morel, à faire passer une chose ordinaire pour une véritable inspiration, une platitude pour une conception neuve et savante. Or ces termes flatteurs tant prodigués et si rarement mérités ont été appliqués unanimement à ce quatuor par les amateurs et les artistes qui l’ont entendu. On y trouve cette sève juvénile qu’on peut imiter, mais qu’on imite toujours plus ou moins mal ; une distinction de style harmonique et mélodique dont ce genre de composition offre peu d’exemples depuis que Beethoven a cessé d’écrire. Les quatre instrumens y sont employés avec une entente parfaite des contrastes qui peuvent résulter du timbre de l’alto et du violoncelle opposé à celui des violons. Les quatre morceaux ont chacun une physionomie particulière et parfaitement caractérisée. Le premier est surtout remarquable par l’ampleur de ses formes et le feu intérieur dont il est animé. Le scherzo unit à une grande vivacité rhythmique des développemens harmoniques imprévus et originaux. Quant à l’adagio, morceau colossal sous tous les rapports, je crois fermement (et je dois le dire puisque je le crois) que tout maître vivant ou mort, sans exception, se fût estimé heureux de l’avoir fait et senti fier de le signer. C’est une de ces rares manifestations de la pensée musicale, dont on reconnaît la nature exceptionnelle au trouble qu’elles excitent dès l’abord dans le cœur des auditeurs capables de les comprendre. C’est une de ces idées dont on peut dire : Incessu patuit dea ; c’est admirablement beau.
Les exercices publics du Conservatoire ont offert cette année un très vif intérêt. J’ai signalé tout à l’heure celui dans lequel on a entendu deux actes de l’Otello de Rossini. Le dernier a produit une sensation beaucoup plus vive encore. On y a joué en entier l’opéra de Joseph, de Méhul ; et cette belle musique, si savamment simple, si vraie, si profondement sentie, a excité des transports et fait couler des larmes. Je n’ai pas besoin de citer l’air : Vainement Pharaon ; il est présent à la mémoire de tous les amis de la musique ; Roger d’ailleurs l’a chanté deux fois cet hiver de manière à ce qu’on ne puisse de longtemps l’oublier. La romance A peine au sortir de l’enfance a dû subir l’affreux succès de la popularité. Toutes les cuisinières de France, pendant plus de vingt ans, en ont fait leurs délices. On l’a parodiée dans un nombre inconnu de vaudevilles. Beaucoup de vieux portiers la fredonnent encore en balayant le devant de leur porte le matin. Seulement, en chanteurs de la grande école, ils ne manquent jamais de corriger la prosodie de l’auteur, et au lieu de :
A peine — au sortir — de l’enfance,
Quatorze ans — au plus — je comptais,
ils disent :
A peine au sor — tir de — l’enfance,
Quatorze ans au — plus je — comptais,
La belle prière chantée dans la coulisse, Dieu d’Israël, est restée dans le répertoire musical d’un certain public, grâce à la Société des Concerts, qui l’exécute quelquefois. Mais le grand morceau d’ensemble des fils de Jacob, avec sa dramatique péroraison où Siméon jette sur une harmonie sinistre ce cri déchirant : « Je suis maudit ! », mais le trio si touchant du troisième acte, l’air de Benjamin, tout le reste enfin, était à peu près inconnu de l’auditoire qui se pressait dans la salle du Conservatoire, comme il l’est aussi, sans aucun doute possible, des quatre-vingt-dix-centièmes des habitués des théâtres lyriques de Paris, de la France et de l’étranger. Faites donc des chefs-d’œuvre, ayez donc de grands succès, croyez à la gloire, tenez compte du jugement de la postérité, combattez, souffrez, vivez et mourez pour détruire les laideurs et les bassesses dans l’art, pour exalter et produire les choses grandes et belles, et soyez sûr que trente ou quarante ans après votre mort vos chefs-d’œuvre, respectueusement inhumés dans les bibliothèques, y resteront aussi inconnus de vos successeurs que peuvent l’être des poëmes persans, chinois ou l’histoire des Tartares Mandchoux.
Quoi qu’il en soit, rendons grâce à M. Auber qui a eu l’idée de cette résurrection. Elle a fait honneur à l’enseignement du Conservatoire en produisant trois sujets distingués dans le chant dramatique, un acteur de talent et une masse de choristes doués de voix fraîches et mordantes, dont l’ensemble est d’un excellent effet. M. Riquier (Joseph), élève de MM. Bordogni et Moreau-Sainti, n’a pas une voix très forte, mais il chante avec goût et un sentiment juste de l’expression. Il a bonne tournure en scène et porte bien le costume antique supposé en usage à la cour des Pharaons. Il n’a commis qu’une mauvaise action dans le cours de son rôle, c’est en chantant le premier air. Au retour de la phrase de l’andante « Comme au vent du désert », au lieu d’attaquer, comme la première fois, le sol naturel que Méhul a placé sous les syllabes du désert, le jeune chanteur, supposant sans doute qu’il est bon de varier tant soit peu une mélodie à sa seconde apparition, a fait précéder cet illustre sol naturel, dont la couleur est si admirablement sombre, d’un petit sol dièze qui, descendant du la, a produit ainsi une succession chromatique d’une mignardise intolérable. M. Riquier, je suis fâché de vous le dire, mais j’en ai bien dit tout à l’heure autant à Mlle Poinsot, cette note ajoutée par vous, si petite qu’elle soit, est un gros crime, qui serait sévèrement puni s’il y avait une législation des arts.
M. Sujol a violemment impressionné le public dans une scène de prose parlée ; c’est lui que je voulais désigner plus haut comme bon acteur. La nature de sa voix s’opposera toujours, je le crains, à ce qu’il réussisse dans l’opéra ; elle a paru tout à fait insuffisante pour ce rôle de Siméon, qui demande pour la scène principale une voix vibrante et dominatrice. Mlle Tillemont, élève de Mme Damoreau et de M. Moreau-Sainti, a mis de la grâce dans la partie chantée de son rôle de Benjamin ; elle a montré beaucoup plus d’inexpérience dans le dialogue. Mais aussi quel dialogue ! On se moque souvent aujourd’hui du français que parlent certains auteurs de mélodrames et d’opéras-comiques, qu’il est loin pourtant de l’auvergnat à prétentions académiques dont les faiseurs du commencement de ce siècle ont laissé de si curieux modèles dans leur répertoire dramatique.
Dans ce jargon-là, non seulement on disait mon époux et mon épouse pour mon mari et ma femme, mais encore il eût été prosaïque (au dire de ces poëtes) de dire tout simplement : Vous allez le voir. En conséquence, on disait : il va paraître A VOS REGARDS ! On annonçait un étranger arrivant sur nos bords pour dans notre pays. Pour rappeler qu’un homme mourait de faim, on disait : Songez à ses pressans besoins, etc., etc. C’est une langue à étudier, pour la comprendre d’abord, et pour se donner ensuite, quand on l’a comprise, ces accès de rire qui font tant de bien.
Mais je m’aperçois que je n’ai rien dit encore du héros de la fête, M. Merly. Ce jeune homme, dans le rôle de Jacob, a fait preuve d’une sensibilité vraie, unie à de la dignité ; sa voix de baryton, timbrée comme une voix de basse, rappelle par son onction et par son charme sympathique celle de notre pauvre Alizard. Il chante juste de toutes façons, et avec probité. Son succès a été général et très grand. Il est élève de MM. Révial et Moreau-Sainti. Cette représentation du chef-d’œuvre de Méhul au Conservatoire doit donc être considérée comme un véritable événement musical ; elle a produit une assez vive impression pour que son souvenir soit durable ; les suffrages qu’elle a obtenus doivent en outre stimuler vivement le zèle des maîtres et des élèves.
Je n’ai plus à vous dire maintenant, et ce seront mes dernières nouvelles, que ceci :
L’Opéra-Comique a remis en scène la semaine dernière le charmant opéra de Nicolo Jeannot et Colin. La distribution des rôles en est bonne : Mlle Darcier et Mocker y sont parfaits. Mais allez voir et entendre Sainte-Foix, et vous rirez à enfoncer les côtes de votre voisin, car c’est là un Auvergnat pur sang et qui parle chon bot langoge comme jamais les poëtes du Consulat ne chont parvégneus à lo parlah.
Allez aussi au château d’Asnières, vous y trouverez du soleil, de l’ombre, des eaux (la Seine), des bois, la solitude, la foule, le silence, le tumulte, des chevaux, des femmes, des gens d’esprit, des imbéciles, des originaux, un feu d’artifice, un ballon, un restaurateur, une salle de bal, un cirque, un tir à la cible, une marchande, deux marchandes, trois marchandes, cent marchandes de plaisir, des hommes d’Etat, des nains, des géantes, des avaleurs de sabres, des montreurs de collections, des collectionneurs de montres, des diseurs de bonne aventure, des professeurs d’escamotage, de magnétisme animal, de philosophie et de cornet à pistons, une illumination digne du palais d’Aladin, et enfin un orchestre de cinquante et un musiciens qui exécutent, sous la direction de leur auteur, les plus avenantes, agaçantes et provocantes polkas de M. Denault.
H. BERLIOZ.
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