La Messe solennelle (1827)
Le Requiem (1846, 1850, 1852)
Le Te Deum (1855)
Église Saint-Eustache en images
Cette page est disponible aussi en anglais
Cette vaste église, près du Forum des Halles, fut construite entre 1532 et 1637. Elle fournit un cadre idéal pour l’exécution d’œuvres chorales de grandes dimensions, et c’est là que Berlioz fera entendre sous sa direction trois de ses grandes œuvres pour chœur et orchestre, la Messe solennelle, le Requiem, et le Te Deum.
Œuvre de jeunesse, et le premier ouvrage d’envergure à révéler Berlioz au public, la Messe solennelle reçoit sa première exécution en 1825 à l’église de Saint-Roch. Deux ans plus tard, le 22 novembre 1827, elle est jouée de nouveau, cette fois dans le cadre plus vaste de Saint-Eustache et sous la direction du compositeur; les préparatifs pour l’exécution étaient en train depuis au moins octobre (cf. CG no. 76bis [tome VIII]). Berlioz évoque l’événement dans ses Mémoires (chapitre 8; une première version de ce chapitre paraît en novembre 1858 dans Le Monde Illustré); il juge sa direction ainsi que l’ouvrage lui-même avec une froide objectivité, mais il ne précise pas que c’est en fait la première fois qu’il se produit en public comme chef d’orchestre (la première exécution de la messe avait été confiée à Valentino, chef d’orchestre de l’Opéra; Berlioz lui-même tenait une partie de tam-tam, cf. CG no. 48). Il ne souligne pas non plus qu’à ce moment il traverse une période de crise personnelle: deux mois plus tôt il a découvert Shakespeare au cours de représentations d’Hamlet et de Roméo et Juliette au théâtre de l’Odéon, avec Harriet Smithson dans les rôles d’Ophélie et de Juliette, et toute son existence en est bouleversée. Une lettre à son ami Humbert Ferrand, écrite peu après l’exécution de la Messe solennelle, donne un récit sur le vif de l’événement (CG no. 77 [tome VIII], 29 novembre):
[…] Ma Messe a été exécutée le jour de la Ste Cécile avec un succès double de la 1ère fois ; les petites corrections que j’y avais faites l’ont sensiblement améliorées ; le morceau (Et iterum venturus) surtout, qui avait manqué la 1ère fois, a été exécuté, celle-ci, d’une manière foudroyante, par six trompettes, quatre cors, trois trombones et deux ophicléides. Le chant du chœur qui suit, que j’ai fait exécuter par toutes les voix à l’octave
avec un éclat de cuivre au milieu, a produit sur tout le monde une impression terrible ; pour mon compte, j’avais assez bien conservé mon sang-froid jusque-là, et il était important de ne pas me troubler, je conduisais l’orchestre ; mais, quand j’ai vu ce tableau du Jugement dernier, cette annonce chantée par six basses-tailles à l’unisson, ce terrible clangor tubarum, ces cris d’effroi de la multitude représentée par le chœur, tout enfin rendu exactement comme je l’avais conçu, j’ai été saisi d’un tremblement convulsif que j’ai eu la force de maîtriser jusqu’à la fin du morceau, mais qui m’a contraint de m’asseoir et laisser reposer mon orchestre pendant quelques minutes ; je ne pouvais plus me tenir debout, et je craignais que le bâton ne m’échappât des mains. Ah ! que n’étiez-vous là ; j’avais un orchestre magnifique, j’avais invité 45 violons, il en est venu 32, 8 altos, 10 violoncelles, 11 contrebasses ; malheureusement je n’avais pas assez de voix, surtout pour une immense église comme St Eustache. […]
J’ai été entendu dans un très mauvais moment ; beaucoup de personnes que j’avais invité[es], entre autres les dames Lesueur, ne sont pas venues à cause des troubles affreux dont le quartier St Denis était le théâtre depuis quelques jours. A. Berlioz n’était pas là, il n’est arrivé qu’avant-hier d’un petit voyage aux environs d’Auxerre chez une de ses parentes. Quoi qu’il en soit, j’ai réussi au delà de mon espérance ; j’ai vraiment un parti à l’Odéon, aux Bouffes, au Conservatoire et au Gymnase. J’ai reçu des félicitations de toute part ; j’ai reçu, le soir même de l’exécution, une lettre de compliments d’un monsieur que je ne connais pas et qui m’a écrit des choses charmantes. J’avais envoyé des lettres d’invitation à tous les membres de l’Institut, j’étais bien aise qu’ils entendent exécuter ce qu’ils appellent de la musique inexécutable ; car ma Messe est trente fois plus difficile que ma cantate du concours et vous savez que j’ai été obligé de me retirer parce que M. Rifaut n’a pas pu m’exécuter sur le piano, et que M. Berton s’est empressé de me déclarer inexécutable, même à l’orchestre. […]
L’allusion se rapporte à la cantate La Mort d’Orphée, composée par Berlioz l’été d’avant pour le concours du Prix de Rome. En ce qui concerne la Messe, Berlioz à la longue n’en est pas satisfait (la découverte de Beethoven quelque mois plus tard y est peut-être pour quelque chose); il détruira l’ouvrage mais en réutilisera plusieurs morceaux dans d’autres compositions, et notamment le Requiem et le Te Deum: cet ouvrage de jeunesse est donc en quelque sorte le précurseur de ces deux œuvres de sa maturité.
Le monumental Requiem (ou Grande messe des morts) ne sera exécutée intégralement que cinq fois du vivant de Berlioz, toujours à Paris sauf pour une seule exécution à St Pétersbourg sous la direction de Heinrich Romberg en 1841. La première exécution de l’ouvrage a lieu aux Invalides en 1837 sous la direction de Habeneck; les trois exécutions suivantes seront toutes dirigées par Berlioz lui-même et auront pour cadre la vaste église de Saint-Eustache. Elles seront toutes aussi organisées dans un but commémoratif.
L’exécution du 20 août 1846 est en honneur de la mémoire de Gluck (cf. CG nos. 1050, 1055, 1056, 1056bis [tome VIII] sur les préparatifs pour la cérémonie). On trouve deux récits de l’événement dans la correspondance du compositeur; le premier est adressé au Dr Ambros à Prague où Berlioz s’est rendu quelques mois plus tôt (CG no. 1057, 21 août):
[…] Je suis encore tout éreinté de notre grande affaire d’hier. Il s’agit de mon Requiem que nous avons exécuté dans l’Eglise de St Eustache pour une cérémonie funèbre à la mémoire de Gluck, organisée par l’association des musiciens de Paris. Nous étions près de cinq cents exécutants, tout a magnifiquement marché à l’exception de quelques légères fautes, et nous n’avions fait qu’une répétition d’orchestre. Il y a eu, je vous assure, un grand effet produit. On a raisonnablement pleuré et frémi. J’aurais bien voulu vous voir là, mon cher Ambros, vous et vos amis de Prague. Quand donc pourrai-je aller vous faire entendre cette partition dans la Salle Espagnole du Palais de l’Archiduc et avec l’aide de notre excellent Kittl ?… […]
Je reviens toujours au Requiem ; toutes ces harmonies sinistres gémissent dans ma tête, il me semble que j’ai assisté à une scène apocalyptique, je n’entends que cris d’effroi, roulements de foudre, bruits de mondes croulant au clangor tubarum. Pardonnez-moi cette préoccupation. […]
L’autre est à son père quelques semaines plus tard (CG no. 1060, 16 septembre):
[…] Vous avez dû apprendre l’exécution de mon Requiem dans une solennité en l’honneur de Gluck, organisée par l’association des Musiciens de Paris le mois dernier. Mon ouvrage a produit incomparablement plus d’effet qu’il n’en produisit aux Invalides la première fois. Nous étions 500 exécutants, je dirigeais, l’Eglise de St Eustache est d’une sonorité excellente, chacun y mettait du zèle, et il y avait une foule immense d’auditeurs. L’impression produite par le Dies Irae a été vraiment extraordinaire, surtout au verset Judex ergo cum sedebit. Le Baron Taylor, président de l’association des musiciens, m’a chaudement aidé pour vaincre les difficultés que deux ou trois de mes bons ennemis ont voulu nous susciter pour empêcher cette exécution. […]
On sait moins sur la deuxième exécution à Saint-Eustache, le 3 mai 1850, organisée en soutien des familles de victimes tuées par l’écroulement d’un pont à Angers. L’exécution fut donnée par l’orchestre et le chœur de la Société philharmonique que Berlioz venait de fonder au début de 1850 (on trouvera plus de détails sur cette exécution dans la page sur la Société philharmonique). La correspondance de Berlioz renseigne sur les préparatifs pour la cérémonie (CG nos. 1321-4, 1325, et [tome VIII] 1322bis, 1322ter, 1327bis), mais aucun récit de l’exécution de la plume de Berlioz n’a survécu; la raison en est sans doute la mort après une longue maladie de Nanci, sœur de Berlioz, le lendemain de l’exécution. Comme Berlioz l’écrit à son autre sœur Adèle, ‘Le hasard a voulu que la veille du jour où notre sœur est morte je fusse occupé à diriger à St Eustache l’exécution de mon Requiem. N’est-ce pas une triste et singulière coïncidence ?…’ (CG no. 1331, 15 mai).
La troisième exécution, le 22 octobre 1852, semble avoir été la plus grandiose de toutes celles données à Paris, et elle attire un vaste public de qualité. Elle a pour but d’honorer la mémoire d’un riche mécène, le Baron de Trémont, qui a légué toute sa fortune à des associations d’artistes musiciens: nombre d’entre eux ont à cœur de prendre part à l’exécution (cf. CG nos. 1509-10, 1514-15, 1517-18, 1520-2). Deux récits de l’événement sont fournis par la correspondance de Berlioz, le premier à sa sœur Adèle (CG no. 1524, 25 octobre):
[…] Je suis un peu mal à l’aise depuis vendredi ; les émotions du Requiem en sont causes. Tu n’as jamais manqué une pareille occasion d’entendre mon ouvrage. C’était colossal ! nous étions près de 600, j’avais fait construire un amphithéâtre dans le Chœur pour élever mes choristes, et l’effet a été d’autant meilleur. Tout le Paris élégant y assistait, il y avait l’Institut, les artistes célèbres dans tous les genres, et une foule compacte. J’ai eu le plaisir de voir pleurer bien des gens. Le directeur de l’Opéra a voulu la veille de cette cérémonie empêcher tout le personnel de son théâtre d’y prendre part, le Baron Taylor, notre président, a inutilement tenté de le faire revenir de cette stupide décision prise contre moi uniquement. Alors j’ai fait savoir la chose au ministre de l’Intérieur qui a immédiatement envoyé l’ordre au sieur Roqueplan d’afficher à l’opéra que l’interdiction était levée. Ce soufflet donné au monsieur a rendu plus piquant le succès que j’ai obtenu le lendemain. Au reste tous les artistes étaient résolus à venir malgré la défense. Cela fait grand bruit. Cette messe funèbre était célébrée pour le repos de l’âme du Baron de Trémont, qui vient de léguer toute sa fortune aux artistes.
Je suis désolé qu’aucun de vous ne se soit trouvé là ; c’était une de ces solennités d’art qu’on ne voit que deux ou trois fois dans la vie. […]
Le second, à Liszt, est plus bref (CG no. 1525, 29 octobre):
[…] L’exécution du Requiem a été grandiose sinon délicate, et jamais, depuis que je l’ai écrite, cette partition n’a produit un pareil effet. Combien j’aurais désiré te la faire entendre. Selon l’usage quand je commets quelque ÉNORMITÉ à Paris le Journal des Débats n’en a rien dit… mais l’impression sur l’immense auditoire qui se pressait dans l’Eglise de St Eustache a été profonde et le coup est frappé. […]
Malgré ce que dit Berlioz dans cette lettre, le Journal des Débats allait bientôt faire amende plus qu’honorable: le 23 novembre le journal publie un compte-rendu détaillé et des plus élogieux, de la plume de J.-E. Duchesne, ami et admirateur de Berlioz. Dans une lettre à sa sœur Adèle de la fin novembre Berlioz se déclare ravi: ‘C’est la plus belle analyse qu’on ait encore faite de mon Requiem’ (CG no. 1537). On en trouvera le texte intégral sur ce site.
Écrit à l’origine en 1848-9 dans des circonstances et pour des raisons qui sont mal connues, le Te Deum devra attendre des années avant de recevoir sa première exécution, le 30 avril 1855 à Saint-Eustache, sous la direction du compositeur, l’année de la grande Exposition Universelle à Paris; ce sera la seule exécution intégrale du vivant de Berlioz. Pour Berlioz, le Te Deum est un ‘frère’ du Requiem (CG nos. 1959, 1961). Les deux ouvrages mettent en ligne des effectifs imposants, leur style en est également monumental, et tous deux font appel à un ténor solo; le Te Deum diffère de son prédecesseur par l’utilisation de l’orgue en plus de l’orchestre. Mais l’orgue n’est pas utilisé ici pour augmenter le volume sonore de l’orchestre mais pour lui faire pendant. Selon Berlioz, l’orgue et l’orchestre devraient être comme ‘le pape et l’empereur dialoguant des deux extrémités opposées de la nef’ (cf. CG no. 1111). Dans une lettre à Liszt, datée du 1er janvier 1853, Berlioz écrit à propos du Te Deum: ‘L’orgue n’accompagne pas, il dialogue avec l’orchestre’ (CG no. 1552). Mêmes remarques dans le chapitre sur l’orgue de son Traité d’instrumentation et d’orchestration: ‘L’orgue et l’orchestre sont Rois tous les deux; ou plutôt l’un est Empereur et l’autre Pape; leur mission n’est pas la même, leurs intérêts sont trop vastes et trop divers pour être confondus.’
Plusieurs lettres de Berlioz décrivent l’exécution à Saint-Eustache, la plus grande manifestation musicale jamais organisée par Berlioz dans cette église; la première, adressée à Liszt, est écrite le jour même de l’exécution (CG no. 1959), une autre, à Auguste Morel à Marseille, date de quelques semaines plus tard (CG no. 1972, 2 juin), et il y a aussi une lettre à sa sœur Adèle quelques jours après l’événement (CG no. 1961, 4 mai):
Je ne t’ai pas écrit le jour ni le lendemain de notre grande affaire de St Eustache, j’étais trop fatigué, je n’en pouvais plus. J’ai cru que j’allais faire une maladie grave.
Je vais mieux aujourd’hui. Sache donc que cette énorme cérémonie qui avait attiré un concours immense a produit aussi le plus immense effet. Il y a eu un moment d’émotion tel que dans un coin de l’Eglise des applaudissements vite comprimés ont éclaté. C’était colossal, je t’assure ; et je sais maintenant que mon Requiem a un frère (le Te Deum) et un frère digne de lui.
Je ne puis te décrire l’aspect de cette vaste cathédrale, si magnifiquement ornée à l’heure qu’il est, mon orchestre remplissant le chœur, mes choristes remplissant la croix de la nef, et ces 800 enfants sur un vaste amphithéâtre qui s’élevait jusqu’à la hauteur de deux étages.
Je ne puis rien te dire non plus de la majesté de cet immense Duo établi entre nous et l’orgue mystérieusement chantant à l’autre bout de l’église.
Ce sont choses qu’il faut voir et entendre… M. Lecourt, un amateur savant et chaleureux qui était venu de Marseille tout exprès, ruisselait de larmes après le dernier morceau, et il n’était pas le seul. Je suis resté entouré, après que tout a été fini, à ne pouvoir quitter ma place et je crois que si ce n’eût été la sainteté du lieu on m’eût étouffé d’embrassades. […]
Adieu chère sœur, je suis dans un état de bien-être calme que donne la joie d’avoir fait quelque chose de nouveau et qu’on croit beau ; en tout cas c’est d’une grandeur démesurée et l’effet en a été démesuré aussi, ceci est certain. […]
Voir aussi le compte-rendu de l’exécution publié peu après par Edmond Viel dans Le Ménestrel.
Toutes les photos modernes reproduites sur cette page ont été prises par Michel Austin en 2002; les gravures du 19ème siècle et la carte postale viennent de notre collection. © Michel Austin et Monir Tayeb. Tous droits de reproduction réservés.
La gravure ci-dessous montre la nef de l’église; elle est tirée du livre d’A. Pugin, Paris and its Environs, publié à Londres en 1831.
La gravure ci-dessus fut publiée dans un livre intitulé Les Églises de Paris (Paris, 1843), dont un exemplaire est dans notre collection.
À la première exécution du Te Deum, l’orchestre, ‘l’Empereur’, et les chœurs étaient placés à une extrémité de la nef, du côté de l’autel.
Voici l’orgue, ‘le Pape’, qui dialogue avec l’orchestre de Berlioz, à l’autre extrémité de la nef.
© Michel Austin et Monir Tayeb pour toutes les images et informations sur cette page.
Avertissement: Tous droits de publication et de reproduction des textes, photos, images, et partitions musicales sur l’ensemble de ce site, y compris leur utilisation sur l’Internet, sont réservés pour tous pays. Toute mise en réseau, toute rediffusion, sous quelque forme, même partielle, est donc interdite.