Présentation
Premier voyage (1847)
Chronologie
Lettres de Berlioz
Sites et monuments
Deuxième voyage (1867-1868)
Chronologie
Lettres de Berlioz
Sites et monuments
Cette page est disponible aussi en anglais
Berlioz fait deux voyages en Russie, en 1847 et de nouveau en 1867-1868, tous deux d’une durée de trois mois en tout. La majeure partie de ses deux séjours se passe à St Pétersbourg, la capitale impériale et le centre de toute activité artisique où il a été d’abord invité, avec deux excursions plus brèves à Moscou. On dispose aussi d’une documentation plus abondante pour St Pétersbourg que pour Moscou, notamment de la correspondance du compositeur qui est longuement citée sur cette page; des compléments d’information sont fournis par le chapitre sur Berlioz en Russie publié par Octave Fouque en 1882 ainsi que par les écrits de Vladimir Stasov, critique et défenseur de Berlioz, qui a été témoin des deux visites. Une différence entre les deux visites est la saison: le premier voyage de Berlioz vient vers la fin de l’hiver russe, qui permet à Berlioz de jouir d’un temps clément à la fin de son séjour, alors que le second prend place entièrement pendant l’hiver, ce qui ajoute aux fatigues causées par son âge et sa mauvaise santé.
Note: les dates ci-dessous sont données dans un double format; la première date renvoie au calendrier grégorien, utilisé partout en Europe de l’ouest depuis 1582, la deuxième au calendrier julien, utilisé en Russie jusqu’en 1918, et en retard de douze jours par rapport au grégorien.
28 février (16 février): Berlioz arrive à St Pétersbourg et loge dans une
maison privée sur la Perspective Nevsky
14 mars (2 mars): Le prince Odoievsky publie un
article sur “Berlioz à St
Pétersbourg” dans le Sankt-Peterburgskie Vedomosti
15 mars (3 mars): Premier concert de Berlioz à St Pétersbourg (à la
Salle de la Noblesse): au
programme la Fête chez Capulet de Roméo
et Juliette, les deux premières parties de la
Damnation de Faust, l’Apothéose de la Symphonie
funèbre et triomphale et l’ouverture du Carnaval
romain
25 mars (13 mars): Deuxième concert de Berlioz à St Pétersbourg (également à
la Salle de la Noblesse), avec le
même programme; les concerts rapportent beaucoup à Berlioz et lui permettent
de liquider ses dettes
27 mars (15 mars): Exécution du dernier mouvement (Apothéose) de la Symphonie
funèbre et triomphale à un festival pour le bénéfice des invalides
31 mars (19 mars): Berlioz quitte St Pétersbourg pour Moscou en traîneau; le
voyage prend quatre jours
20 avril (8 avril): Berlioz revient à St Pétersbourg
Avril - début mai (avril): Idylle avec une jeune choriste russe
4 mai (22 avril): Berlioz rencontre pour la première fois la Princesse
Sayn-Wittgenstein
5 mai (23 avril): Troisième concert de Berlioz à St Pétersbourg: intégrale
de Roméo et Juliette
au Théâtre Impérial, avec l’ouverture du Carnaval
romain et les deux premiers mouvements d’Harold
en Italie
6 mai (24 avril): Berlioz assiste à un messe spéciale à la Chapelle
Impériale
12 mai (30 avril): Quatrième concert de Berlioz à St Pétersbourg: deuxième
intégrale de Roméo et Juliette au Théâtre Impérial, avec en outre la
IIème partie de la Damnation de Faust
Vers le 20 mai (8 mai): Concert d’adieu de Berlioz à St Pétersbourg, avec la
Symphonie
fantastique et d’autres morceaux
Les Mémoires donnent un récit du long voyage de Paris à St Pétersbourg, puis de son arrivée et de son séjour dans la capitale (chapitres 55 et 56). Peu de lettres ont survécu pour les premières semaines de sa visite, et il est alors occupé à la préparation de ses concerts. Ce n’est qu’après les deux premiers concerts, quand Berlioz est sur le point de partir pour Moscou, qu’il a le loisir d’écrire longuement sur ses expériences, et en premier lieu à son père (CG no. 1100; 31/19 mars):
J’ai fait sans encombre ce grand voyage de Pétersbourg qui vous a peut-être inquiété et je pars tout à l’heure pour Moscou où je ne demeurerai que quinze jours, ainsi mes sœurs peuvent me répondre ici. Voici mon adresse: Maison Kosikowski, perspective Newski au coin de la petite Morskaïa (Pétersbourg).
J’ai eu le bonheur de réussir dans mes entreprises musicales au delà de toutes les prévisions. Ma musique a fait fureur dans toutes les classes de la societé russe. L’impératrice m’a comblé de gracieusetés de toute espèce et ses enfants les grands Ducs Alexandre et Constantin et la Duchesse de Lichtenberg ont suivi son exemple. L’empereur seul n’a pu assister à aucun de mes concerts, il est malade d’une gastro-entérite qui l’inquiète et le tourmente beaucoup.
J’ai eu un orchestre excellent, composé d’artistes allemands qui m’ont interprété avec une fidélité et une verve extraordinaires, on a mis à mes ordres pour les chœurs, les choristes des théâtre, ceux de la chapelle impériale et ceux de plusieurs régiments de la garde qui ont marché parfaitement. L’effet produit par mon dernier ouvrage surtout a été magnifique, on a fait répéter une foule de morceaux, l’Impératrice m’a fait appeler après la première partie du concert et m’a chaleureusement complimenté, ainsi que ses fils. Les recettes des deux concerts ont atteint un chiffre où nous ne pouvons prétendre en France, et malgré l’énormité des frais il me reste à cette heure une quinzaine de mille francs de Bénéfice. Si j’étais arrivé quinze jours plus tôt, j’aurais pu donner un concert de plus et par conséquent gagner encore 8 mille francs au moins, mais le Carême est fini et avec lui les concerts. Peut-être à mon retour la direction du grand théâtre pourra-t-elle interrompre les travaux de son répertoire pour monter ma partition de Roméo et Juliette alors ce sera une compensation.
Toute l’aristocratie Russe me comble de politesses de toute espèce. On me prédit un très beau résultat de ma course à Moscou. Tout ici est grandiose, et rien ne ressemble ni pour les mœurs ni pour les institutions aux idées saugrenues que nous nous en faisons en France. Il dégèle à force en ce moment, on espère que la Baltique sera navigable dans un mois et demi, j’en profiterai alors probablement soit pour aller à Copenhague soit pour rentrer en France par Hambourg et la Prusse. Le Roi de Prusse avait eu la bonté d’écrire à sa sœur l’Impératrice de Russie à mon sujet et je dois sans doute beaucoup à sa chaleureuse recommendation. […]
Le même jour il écrit à ami Auguste Morel (CG no. 1101):
Je pars tout à l’heure pour Moscou; mes deux concerts de Pétersbourg ont eu un succès dont je regrette que vous n’ayez pas été témoin. J’ai fait plus de trente mille francs de recette en deux concerts; on a fait répéter trois morceaux dans les deux premiers actes de Faust (les seuls que j’ai pu monter) et redemander le Scherzo de La fée Mab, puis des rappels à n’en plus finir. L’orchestre (tout composé d’Allemands à l’exception d’un Français, d’un Anglais et de trois Russes) a été superbe et m’a fait une ovation devant le public dont je ne perdrai pas le souvenir; de ma vie je n’ai été rémoin d’une pareille exaltation musicale. Le chœur composé des artistes allemands du grand théâtre, d’une partie des chantres de la Cour et des choristes de quatre régiments, a fait merveille et je vous réponds que l’exécution de Faust sous ce rapport a laissé bien loin en arrière celle de nos choristes français. Aussi aux deux concerts avons-nous été obligés de recommencer en entier le Chœur des Sylphes dont l’effet a dépassé de beaucoup celui qu’il a produit à Paris. L’Impératrice m’a fait appeler au milieu du premier concert, et m’a dit des choses charmantes, ainsi que ses fils le grand duc Héritier et le grand duc Constantin.
Au deuxième concert et à la fête musicale des Invalides pour laquelle le Grand duc Héritier m’avait fait demander un morceau, c’est la grande duchesse de Lichtenberg qui représentait la Cour avec ses frères, l’Empereur étant assez gravement indisposé. J’ai été obligé également d’aller dans la loge recevoir ses remerciements et ceux de son frère (ce sont les expressions dont on s’est servi). Vous pensez bien qu’on ne s’est pas borné là. L’Impératrice m’a envoyé une bague en diamants de la valeur de 400 Roubles (seize cents fr) et la Duchesse de Lichtenberg une épingle de 200 Roubles (800 fr). Toute la presse Russe et allemande de Pétersbourg est en ma faveur sous le double rapport de la composition et de la direction de l’orchestre qu’on ne croyait pas capable des prouesses qu’il a faites. Cela aura plus tard des conséquences importantes….. je vous dirai tout à Paris.
Adieu, mon cher Morel, faites quelques lignes là-dessus dans les journaux de musique sans oublier la Gazette musicale qu’on reçoit ici. Brandus d’ailleurs en sera bien aise, veuillez lui montrer ma lettre et lui dire mille choses de ma part. Tâchez de voir Hetzel; il m’a rendu un service avec tant de bonne grâce et si simplement que mon affection lui est acquise et j’en suis à regretter de ne l’avoir pas connu plus tôt. C’est une de ses natures rares qu’on est trop heureux de rencontrer et que nous, artistes, apprécions mieux que personne. Je lui écrirai dans quelques semaines [CG no. 1103].
Enfin, si les Parisiens m’ont puni d’avoir écrit mon dernier ouvrage les Russes m’en ont amplement récompensé et il faut espérer que l’Allemagne ne m’en voudra pas trop d’avoir musicalisé son grand poème. En revenant de Russie je passerai probablement par Hambourg. […]
Un fois à Moscou il écrit à l’éditeur Léon Escudier avec l’intention de faire de la publicité dans la presse de Paris pour ses succès en Russie (CG no. 1102, 5 avril/24 mars):
Voulez-vous m’obliger de quelques lignes réclamatoires dans la France musicale? Vous les rédigerez comme vous voudrez, je trouve moins bête de ma part de vous dire en somme que mon voyage en Russie paraît devoir être des plus heureux sous tous les rapports; mes deux premiers concerts de Saint Pétersbourg ont eu tout le succès que j’eusse pu rêver. L’aristocratie russe s’est éprise pour Faust d’un véritable delirium tremens, j’ai fait en deux soirées une recette de trente mille francs; il est bien malheureux qu’il n’y ait pas un arrangement de piano de la partition, la ville regorge de pianistes et d’amateurs de chant, j’aurais pu faire là-dessus une excellent affaire. Enfin ce qui est digéré n’est pas perdu…
L’Impératrice qui n’avait pas mis le pied au concert depuis des années est venue à ma première soirée; elle m’a fait demander après la première partie de Faust, et j’ai reçu dans sa loge toute une ode en prose de compliments de sa part et de celle de ses fils les grands-ducs Alexandre et Constantin; puis le lendemain les bagues en diamants et les épingles sont venues solidifier toutes ces brillantes phrases. La masse du public a été d’une furia que je n’appellerai pas française car nous sommes bien froids auprès de ces dilettanti du nord. L’orchestre qui avait été magnifique dans l’exécution a fait un tapage de cinq cent mille diables après le chœur des étudiants et des soldats. Enfin tremblement général… cela fait du bien quand on vient de quitter notre public dégoûté et superlativement dégoûtant de Paris.
On monte en ce moment Roméo et Juliette au Grand Théâtre; et pendant que les choristes travaillent je suis venu en quatre jours et quatre nuits faire une pointe à Moscou pour y cueillir cette fleur des neiges, une recette de quinze mille francs. On me l’annonce comme minimum; nous verrons cela dans quelques jours. […]
De retour à St Pétersbourg il écrit de nouveau à Auguste Morel, et lui envoie un annonce de presse détaillée sur ses concerts en Russie à l’usage de la presse de Paris; en voici un extrait (CG no. 1105, 7 mai/25 avril):
[…] L’apparition de Berlioz chez nous est un grand évènement musical dont les conséquences seront pour l’avenir de l’art en Russie d’une très haute importance. Il a les sympathies les plus vives du public et les artistes l’adorent. Hier nous assistions à la répétition générale du Freischütz qu’on a remonté pour les débuts du Ténor Franck, Berlioz ayant voulu traverser la scène pendant un morceau a été aperçu, et aussitôt, interrompant la répétition, les musiciens, les chanteurs et les choristes l’ont salué d’applaudissements et de bravos sans fin. Nous n’eussions jamais cru qu’une musique aussi complexe et sérieuse que la sienne pût avoir en si peu de temps une action si grande et si générale.
Le même jour il envoie à sa sœur Adèle sur un ton plus personnel un compte-rendu circonstancié de la deuxième partie de son voyage en Russie (CG no. 1106):
[…] A mon retour de Moscou où j’ai fait aussi de brillantes affaires, je viens de monter ma Symphonie de Roméo et Juliette au grand théâtre; la salle était pleine, et j’ai eu un tel succès que nous reproduirons le même ouvrage mercredi prochain. Ce sera toutefois mon concert d’adieu, le soleil devient si beau et si bon qu’on va bientôt courir à la campagne; après cet interminable hiver cela est plus que permis. Je suis entouré de toutes les sympathies du public et des artistes, on me comble de prévenances et d’égards affectueux. Hier la grande Duchesse m’a fait la galanterie d’ordonner pour moi seul une messe à sa chapelle dans le but de me faire voir et entendre en fonctions religieuses ses merveilleux chantres de la Cour qui laissent si loin derrière eux les malheureux de la Chapelle Sixtine de Rome. Je suis encore tout nerveux et tremblant de l’inexprimable émotion que j’en ai ressentie. Ce sont de véritables chœurs célestes, et l’infini s’ouvre devant l’auditeur de leurs étranges et sublimes harmonies. Je ne conseillerais pas à quiconque est doué d’une certaine sensibilité et aurait un chagrin profond, de s’exposer à une impression pareille, il y aurait de quoi briser le cœur et lui arracher l’âme. Et puis quel majesté dans ce rituel Grec, quelle pompe simple et grave…… C’est immensément beau. On voudrait me garder ici, tout le monde dit même qu’on me gardera. Les fait est qu’on m’en a parlé en haut lieu, bien des gens s’occupent d’arranger l’affaire; mais comme elle est très vaste (il s’agirait de me donner la surintendance générale de la musique en Russie; Théâtres, Eglises, musiques militaires, conservatoire, enfin tout). Il y a une foule de positions à ne pas brusquement détruire, il faut pensionner celui-ci, renvoyer celui-là, etc, etc. L’empereur seul pourrait tout faire d’un mot, mais il dit que son budget musical en ce moment n’est pas assez riche. Ses fils n’ont pas grand pouvoir et n’osent parler trop haut. J’espère que cela finira par s’arranger en mon absence. L’Impératrice est pleine de gracieuse bienveillance pour moi, comme tous ceux qui l’entourent; on croit qu’elle viendra encore à mon dernier concert. […]
Mon dieu que je suis triste! me voilà dans un de mes accès nerveux, grâce à l’exécution de Roméo et à la messe Grecque, et au printemps. Cela m’a pris avant hier pendant le concert, à la scène du Jardin de Capulet; puis au moment du Serment de réconciliation, quand les chœurs ont lancé le bouquet de mon feu d’artifice musical, au lieu de la joie que devait me donner un tel couronnement de l’œuvre, je n’ai senti qu’un affreux serrement de cœur, je suivais avec une sorte d’anxiété chacune des mesures de ma partition qui, en approchant de la fin, me ramenait au silence et à la nuit. Le public m’a appelé je ne sais combien de fois, et je devais paraître sur l’avant-scène et saluer d’un air content, quand j’aurais voulu me coucher dans la coulisse et pleurer avec luxe…… Il fallait donc venir en Russie pour entendre exécuter grandement mon ouvrage de prédilection qu’on a toujours plus ou moins écorné partout ailleurs. Mais aussi j’étais bien en train avant-hier, bien souffrant, comme il faut être, pour en saisir l’esprit; et comme j’ai bien conduit, comme j’ai bien joué de l’orchestre! L’auteur seul peut savoir comme le conducteur l’a bien servi! C’est une tâche si difficile, pour cette partition!… une distraction et on est perdu, un peu de froideur et l’on est plat et le rossignol n’est qu’un merle et les fleurs d’oranger sentent le sureau et Roméo devient un étudiant… […]
Deux jours plus tard une lettre à Liszt, qui se trouvait à St Pétersbourg quelques semaines avant l’arrivée de Berlioz, mentionne pour la première fois dans la correspondance du compositeur le nom de la princesses Princess Carolyne Sayn-Wittgenstein, qui jouera plus tard un rôle décisif en persuadant Berlioz de composer les Troyens (CG no. 1108, 9 mai/27 avril):
Une très aimable et spirituelle princesse, qui sait mieux que nous où tu vas et ce que tu fais, veut bien prendre ces quelques lignes sous sa protection pour te les faire parvenir. Bonjour, cher merveilleux pèlerin! Bonjour je pense beaucoup à toi et les occasions de parler de toi sont fréquentes ici, où tout le monde t’aime et t’admire presque autant que je t’admire et je t’aime. Ne trouves-tu pas que nous vagabondons terriblement!…
Je suis triste à cette heure, mais triste à en mourir. Je suis pris d’un de mes accès d’isolement; c’est l’exécution de Roméo au Grand Théâtre qui l’a fait naître. Au milieu de l’adagio j’ai senti mon cœur se serrer; c’est fini, me voilà pris pour Dieu sait combien de temps.
Déplorables organisations!...
Assez là-dessus; j’ai fait beacoup de musique ici, je donne mon quatrième et dernier concert mercredi prochain, encore avec Roméo et Juliette en entier et une partie de Faust. Il y a aussi concert à la cour; on m’a demandé d’y prendre part, ce sera le même jour. L’impératrice et les princes sont charmants pour moi. Ma musique a pris tout de suite, j’ai eu beaucoup d’argent, et des cadeaux et tout ce qui s’en suit. […]
Berlioz quitte définitivement St Pétersbourg le 22 mai, s’arrêtant au retour à Riga, qui faisait alors partie de la Russie, puis à Berlin pour y donner des concerts, avant de revenir finalement à Paris vers la fin juin.
Sauf indication contraire, toutes les images sur cette page ont été saisies à partir de gravures, photos, cartes postales et autres publications dans notre propre collection. Tous droits de reproduction réservés.
Nous remercions vivement Pepijn van Doesburg pour des informations concernant l’histoire de bâtiments se rapportant aux voyages de Berlioz à St Pétersbourg et pour les photos de 2003 sur cette page, dont il détient le droit de reproduction.
Pendant son séjour de 1847 à St Pétersbourg Berlioz loge dans une maison privée sur la Perspective Nevsky. Selon une lettre qu’il envoie à son père le Dr Berlioz son adresse est “Maison Kosikowski, perspective Newski au coin de la petite Morskoïa (Pétersbourg)” (CG no. 1100).
On ignore si la Maison Kosikowski était le bâtiment à l’angle est ou ouest de la Perspective Nevsky et de la rue Malaya Morskaya. Le bâtiment à l’angle est semble dater du milieu du 19ème siècle et pourrait donc être celui où Berlioz a logé. Celui à l’angle ouest est le bâtiment Wawelburg, construit peut-être comme une banque vers 1900; architecte: Peretyatkovich.
Berlioz donne deux concerts en 1847 et six en 1867-68 dans la Salle de la Noblesse, qui existe encore. Elle fut construite de 1834 à 1839 par P. Jaquau, et servit de temps en temps comme salle de concert avant de devenir en 1921 le siège de la Société Philharmonique. Depuis cette date l’Orchestre Philharmonique de St Pétersbourg y donne ses concerts; la salle est connue sous le nom de Bolshoi zal (grande salle) de la Filarmonia imeni Shostakovicha (Philharmonie Shostakovich). L’étage supérieur a été ajouté à une date ultérieure. L’intérieur semble aussi dater d’une période plus tardive.
Berlioz donne deux de ses concerts en 1847 dans le Théâtre Impérial, qu’il appelle Grand Théâtre dans sa correspondance. Le théâtre était situé sur l’emplacement de l’actuel Conservatoire Rimsky-Korsakov. Il fut d’abord bâti en 1775-83 par A. Rinaldi et reconstruit en 1802 et 1835 par les architectes Z.-F. Toma de Tomon (1802) et A. K. Kavos (1835).
Le bâtiment du Conservatoire fut construit entre 1881 et 1896 sur des plans de Vladimir V. Nicolas.
Berlioz assiste ici à l’exécution d’une messe de Bortniansky pendant son premier séjour à St Pétersbourg.
Les origines de la Glinka Capella remontent à la fin du 15ème siècle à un ensemble d’exécutants qui chantaient de manière traditionnelle la liturgie orthodoxe en solo et ensemble, sans accompagnement instrumental. Ils étaient connus sous divers noms: Les Chantres Ecclésiastiques du Tsar, les Chanteurs de la Cour, la Chapelle de la Cour Impériale, et la Capella Glinka d’Etat. Pendant une brève période au 19ème siècle Glinka dirige les chœurs de la Chapelle Impériale. Il est nommé à ce poste peu après la première triomphale de son opéra Une Vie pour le Czar à St Pétersbourg en décembre 1836. Mais trois ans plus tard, à la suite d’une crise conjugale en 1839 Glinka se sépare de sa femme et donne aussi sa démission de la Chapelle Impériale.
La Capella Glinka dans sa forme actuelle est un bâtiment datant de 1887-9 conçu par Leonti Benois, mais situé sur le même emplacement que le bâtiment où Berlioz entendit la messe de Bortniansky.
17 novembre (5 novembre): Berlioz arrive à St Pétersbourg et loge au Palais
Mikhailovski
24 novembre (12 novembre): Berlioz donne un dîner au Palais Mikhailovski pour un
groupe choisi de musiciens russes; Stasov,
Balakirev
et Cui sont
invités, mais non Borodin, Moussorgsky et Rimsky-Korsakov
26 novembre (14 novembre): Berlioz écrit à Damcke à Paris lui demandant d’envoyer
une copie de la grande partition des Troyens
28 novembre (16 novembre): Premier concert de Berlioz à St Pétersbourg:
Beethoven, Symphonie
pastorale; Mozart, Chœur des prêtres de la Flûte Enchantée;
Berlioz, ouverture de Benvenuto
Cellini; Mozart, air de Susanna du Mariage de Figaro (Mlle Regan);
Mozart, Ave Verum; Berlioz, Absence (Mlle Regan); Weber, ouverture
d’Obéron
7 décembre (25 novembre): Deuxième concert de Berlioz à St Pétersbourg:
Beethoven, ouverture de Léonore [no. 2]; Gluck,
extraits d’Iphigénie en Tauride; Berlioz, Symphonie
fantastique
11 décembre (29 novembre): Célébration de l’anniversaire de Berlioz à St
Pétersbourg; il est fait Membre Honoraire de la Société Musicale Russe
14 décembre (2 décembre): Troisième concert de Berlioz à St Pétersbourg:
Berlioz, ouverture du Carnaval
romain; Wieniawski, Concerto pour violon no. 1 (H. Wieniawski); Gluck, Orphée
Acte II; Berlioz, Rêverie
et caprice pour violon et orchestre (H. Wieniawski); Beethoven, Symphonie
no. 5
28 décembre (16 décembre): Quatrième concert de Berlioz à St Pétersbourg:
Beethoven, Symphonie
no. 3 Héroïque; Berlioz, Offertoire du Requiem; Gluck,
extraits d’Alceste; Berlioz, ouverture des Francs-Juges
1 janvier (20 décembre 1867): Berlioz quitte St Pétersbourg pour Moscou
13 janvier (1 janvier 1868): Berlioz quitte Moscou pour St Pétersbourg
25 janvier (13 janvier): Cinquième concert de Berlioz à St Pétersbourg:
Weber, ouverture du Freischütz;
Paganini, Concerto pour violon no. 1 (Wilhelmj); Weber, air d’Agathe du Freischütz
(Mlle Regan); Beethoven, Concerto
pour piano no. 5 (Josef Derffel); Bach, air pour violon avec accompagnement de
cordes (Wilhelmj); Haydn, air de la Création (Mlle Regan); Beethoven, Symphonie
no. 4
5 février (24 janvier): Berlioz assiste à une représentation de Une Vie
pour le Czar de Glinka mais sort avant la fin du IIème acte
8 février (27 janvier): Sixième et dernier concert de Berlioz à St
Pétersbourg: Berlioz, extraits de Roméo
et Juliette; extraits de la
Damnation de Faust; Symphonie Harold
en Italie (Weickmann, alto solo)
13 février (1 février): Berlioz quitte St Pétersbourg
À l’époque de son deuxième voyage en Russie Berlioz a achevé la rédaction de ses Mémoires qui se terminent en 1865, mais la correspondance du compositeur pour cette période est relativement abondante, plus que pour le voyage de 1847. Le ton des lettres a sensiblement changé par rapport à celles d’il y a vingt ans: outre sa mauvaise santé et les fatigues causées par les rigueurs de l’hiver russe, Berlioz ne recherche de publicité pour ses succès dans la presse de Paris (comparer CG nos. 1101, 1102, 1105 pour le premier voyage). Il rédige des comptes-rendus très détaillés de ses activités à St Pétersbourg (et aussi à Moscou), mais seulement à l’intention d’un petit cercle de ses familiers et proches amis. Ce cercle a aussi changé depuis la première visite. Parmi les membres de sa famille seul de l’ancienne génération son oncle est toujours en vie (CG no. 3310), et ses deux sœurs sont maintenant mortes, mais Berlioz reste très lié avec leurs enfants, ses nièces (CG nos. 3305, 3319, 3327). Parmi ses amis les plus proches ses rapports avec la princesse Sayn-Wittgenstein ont en fait pris fin peu après son départ pour la Russie (cf. CG no. 3296) et ce n’est qu’après son retour qu’il donne une bref compte-rendu de son voyage à Auguste Morel (CG no. 3360). S’il a informé Humbert Ferrand de son projet de voyage (CG no. 3286, cf. 3292), il ne semble pas lui avoir écrit de nouveau après son départ. Ses amis les plus proches sont maintenant Berthold et Louise Damcke (CG nos. 3308, 3326), la pianiste Mme Massart et son mari (CG nos. 3318, 3330), la cantatrice Mme Charton-Demeur et son mari (CG no. 3335), le facteur d’instruments Édouard Alexandre (CG no. 3315; il sera l’un des exécuteurs testamentaires de Berlioz), le compositeur et critique Ernest Reyer (CG no. 3332), et, celle qui compte le plus pour Berlioz, Estelle Fornier (CG no. 3330), qu’il a revu à Lyon en 1864 après plus de 30 ans et avec laquelle il est maintenant en correspondance suivie (CG nos. 3314, 3331).
À l’encontre du premier voyage, le séjour de Berlioz à St Pétersbourg en 1867 est connu en détail presque dès le début; le lendemain de son arrivée il écrit à sa nièce Nancy Suat (CG no. 3305, 18/6 novembre):
Je suis arrivé hier beaucoup mieux portant que je ne suis parti de Paris. La Grande Duchesse est d’une bonté incomparable; elle m’avait fait attendre au chemin de fer et aussitôt j’ai été enlevé dans une bonne voiture et conduit au palais Michel où un superbe appartement m’attendait. Plusieurs visites me sont aussitôt venues; sans tenir compte de mon extérieur peu gracieux (quatre nuits en chemin de fer vous arrangent mal un homme) j’ai dû recevoir tout ce monde.
Dès demain j’aurai à m’occuper des préparatifs du premier concert, qui aura lieu le 28 de ce mois. J’aurai bien du mal avec les chanteurs et les choristes, l’orchestre seul est, dit-on, sans reproche. Enfin je ferai de mon mieux pour utiliser tous ces éléments. Je n’ai pas encore vu mon aimable hôtesse; elle vient de me faire prévenir qu’elle me recevrait à trois heures; en conséquence il faut m’habiller; habit, cravate blanche; ce n’est pas le plus beau de mon affaire. Ce soir, je m’attends à voir plein de monde mon immense salon. Il tombe des flots de neige; il y en a déjà un pied sur la place Michel devant mes croisées. Bien entendu que je me garde de sortir. J’ai des domestiques qui parlent français, je puis ne m’inquiéter de rien. Seulement je viens d’apprendre que les répétitions du Conservatoire seront à 9 heures du matin, et voilà un malheur pour moi qui ai tant de peine à me lever.
Mon Dieu quelle neige! Je vois des nuées de moineaux et de pigeons qui, sans crainte de voir leurs pattes gelées cherchent dans la neige les grains d’avoine que les chevaux ont laissé tomber. Les gens passent en traîneau avec la tête couverte d’un épais capuchon. Et cette place immense, ce silence glacial. Dans quelques jours toutes ces impressions vont disparaître, je serai plongé dans la musique et ne songerai à rien autre. Il fallait donc quitter Paris pour retrouver ma vie! [...]
QUELLE NEIGE!!!
À Berthold Damcke (CG no. 3308, 26/14 novembre):
[…] Hier [le 24 en fait], il y a eu une réunion chez moi des dix ou douze principaux artistes et critiques russes et l’on m’a tant reproché de n’avoir point apporté de musique des Troyens et tant supplié d’en faire venir que j’ai fini par me rendre. Ils veulent faire entendre de grands fragments de cet ouvrage après le sixième concert du Conservatoire. Ils en connaissent tous la partition de piano. En conséquence veuillez aller chez moi, (ma belle-mère est prévenue) et choisir dans les partitions manuscrites enfermées dans l’armoire à glace de ma chambre à coucher la copie faite par Roquemont de la grande partition complète des Troyens. Ensuite vous prendrez les parties séparées de ce même ouvrage, qui sont sur mon piano, (mais pas les chœurs) et vous ferez mettre le tout, partition et parties, dans une caisse adressé ainsi: à Monsieur Hector Berlioz, chez Madame la grande Duchesse Hélène de Russie, au palais Michel, place Michel (Pétersbourg). Faites, je vous prie, en sorte que la caisse soit solide et qu’on la trouve bien arrangée au chemin de fer. Vous direz à ma belle-mère ce que tout cela aura coûté et elle vous le remboursera. Je suis très impatient de savoir par vous que cela pourra m’arriver. Je suis au milieu de mes répétitions du premier concert qui aura lieu samedi prochain. Le chœur est nombreux, mais ce sont des amateurs qui répètent à peu près quand ils veulent, vous comprenez… L’orchestre est superbe, de premier ordre. Je ne vous raconte rien sur tout ce qui s’agite autour de moi, on me fête, on m’accueille partout on ne peut mieux.
Il fait un froid et une neige atroces. […]
Ne parlez à personne de la demande que je vous fais des Troyens. […]
Prenez aussi dans l’armoire à glace un libretto des Troyens qui doit s’y trouver, et me l’envoyez avec la musique.
À son oncle Nicolas Marmion (CG no. 3310, 8 décembre/28 novembre):
Je vous écris ce soir parce que je me sens un peu mieux portant et pour vous obéir; vous m’aviez dit de vous écrire après mon second concert. Je suis ici dans un tourbillon musical dont je vous donnerais difficilement une idée. Le public, les artistes, la presse, la Grande Duchesse, le Prince Constantin, tout cela me flatte, me loue, me soutient d’une façon charmante, hier le second concert avait lieu dans la grande salle des Nobles (où je donnai mon 1er concert il y a 20 ans [15 Mars 1847]). Mon entrée a été accueillie comme celle du concert par d’interminables applaudissements; je ne savais quelle contenance faire, quand j’avais salué à droite, à gauche, en avant, en arrière, et l’orchestre et le chœur, il me fallait rester immobile et attendre la fin de cette tempête d’enthousiasme. On m’a obligé à modifier mon second programme et à y introduire malgré ses immenses difficultés ma Symphonie fantastique. Cet énorme ouvrage a obtenu un succès éblouissant, tous les morceaux on été couverts d’applaudissement et la Marche au supplice a été bissée. Disons ausi que l’orchestre a été superbe; j’avais demandé trois répétitions; l’exécution a donc été irréprochable. Il fallait voir ce public après la symphonie! On m’a rappelé plus de six fois; quelques amateurs fanatiques m’embrassaient avec fureur, d’autres me baisaient la main, l’orchestre faisait un bruit terrible en frappant avec les archets sur les violons et les basses et moi qui n’avais pas entendu cette symphonie depuis plus de dix ans [le 22 février 1855 à Weimar], je faisais des efforts pour me contenir et ne pas céder à l’envie de pleurer que m’avait donnée la Scène aux champs. « Comment, me disaient certains critiques, il y a quarante ans que vous avez écrit cela! Ah! nous sommes bien honteux de ne l’avoir pas encore connu! mais heureusement nous connaissons beaucoup de vos autres ouvrages. » Un journal a dressé des remerciements à la Grande duchesse pour le Cadeau impérial qu’elle a fait, dit-il, à Pétersbourg en m’engageant pour cette saison.
Son altesse me comble d’attentions de toute espèce. Je ne sais combien de temps je demeurerai ici, les concerts ne peuvent avoir lieu régulièrement toutes les semaines, et puis on parle déjà d’aller à Moscou. Mais je ne cèderai pas et après le sixième concert je retournerai à Paris. Je suis toujours malade ici, ces alternatives de froid terrible et de dégel me font un mal affreux. Je vois beaucoup de Russes que je reçois de mon lit sans façons. Je suis seulement un peu remonté par la musique. Au 1er concert, j’ai dirigé l’exécution de la Symphonie pastorale de Beethoven et j’ai profondément adoré ce pauvre grand homme qui a pu créer une si étonnante poésie musicale. Mais comme nous l’avons chantée cette poésie! Quel bel orchestre! ils font ce que je veux, ces braves artistes. […]
À Estelle Fornier (CG no. 3314, 14/2 décembre):
Ne soyez pas fâchée si je vous écris, je ne vous demande point de réponse; mais il me semble que je dois vous faire un peu connaître ma vie dans cette grande capitale de la neige et des frimas. Je dirige demain mon troisième concert; le public et les artistes me comblent de témoignages d’affection et d’enthousiasme: chaque fois que je parais, ce sont des applaudissements à ne savoir que devenir. J’ai à diriger un orchestre admirable qui m’est entièrement dévoué et dont je fais ce que je veux. […]
Demain je n’ai dans le programme que deux morceaux, mon ouverture du Carnaval romain et ma romance Rêverie et caprice pour le violon. Le gros du programme est occupé par le second acte d’Orphée de Gluck, qui m’a remué ce matin, à la répétition, jusqu’aux entrailles. Mme la Grand Duchesse a voulu que j’eusse pour ce chef-d’œuvre un grandissime chœur, et j’ai une masse de 130 voix. Son Altesse Impériale me comble de gracieusetés; avant-hier elle m’a envoyé un album recouvert de malachite; je n’en voyais pas la cause; c’était mon jour de naissance, elle l’avait su je ne sais comment. Le soir, les artistes m’ont donné un souper de 150 couverts. Je vous laisse à penser tous les toasts; il y avait beaucoup de gens de lettres. Tous ces messieurs parlent français. La Grande Duchesse Hélène m’a demandé dernièrement de venir un soir lui lire Hamlet. Elle connaît son Shakespeare de manière à inspirer de la confiance au lecteur. La pauvre femme possède 8 millions de roubles (32 millions de francs) de rentes; et elle fait un bien immense aux pauvres et aux artistes. Je m’ennuie pourtant bien des fois dans le bel appartement qu’elle m’a donné, et je ne puis pas toujours accepter les invitations qu’elle m’adresse. Je passe beaucoup de mon temps au lit, surtout après les répétitions et les concerts qui m’exténuent. Elle a votre port de reine et votre démarche; mais c’est son état. Quand pourrai-je vous voir? Il y a des jours, le matin surtout, quand je souffre le plus, où il me semble que ce sera jamais… et puis la musique me ranime, les forces me reviennent en conduisant des chefs-d’œuvre. […]
À Edouard Alexandre (CG no. 3315, 15/3 décembre):
[…] Quel orchestre! quelle précision! quel ensemble! Je ne sais pas si Beethoven s’est jamais entendu exécuter de la sorte. Aussi faut-il vous dire que, malgré mes souffrances, quand j’arrive au pupitre et que je me vois entouré de tout ce monde sympathique, je me sens ranimé et je conduis comme jamais, peut-être, il ne m’arriva de conduire.
Hier, nous avions à exécuter le second acte d’Orphée, la symphonie en ut mineur et mon ouverture du Carnaval Romain. Tout cela a été sublimement rendu. La jeune personne qui chantait Orphée (en russe) a une voix incomparable et s’est très bien acquittée de son rôle. Il y avait 130 choristes. Tous ces morceaux ont obtenu un merveilleux succès. Et ces russes, qui ne connaissent Gluck que par d’horribles mutilations faites par-ci par-là, par des gens incapables!!! Ah! c’est pour moi une joie immense de leur révéler les chefs-d’œuvre de ce grand homme. Hier, on ne finissait pas d’applaudir. Nous donnerons dans quinze jours le premier acte d’Alceste. La grande-duchesse a ordonné que l’on m’obéît en tout, je n’abuse pas de son ordre, mais j’en use. […]
Ici, on aime ce qui est beau; ici on vit de la vie musicale et littéraire; ici, on a dans la poitrine un foyer qui fait oublier la neige et les frimas. Pourquoi suis-je si vieux, si exténué? […]
À Mme Massart (CG no. 3318, 22/10 décembre):
[…] [Au 5ème concert] je donnerai les trois premières parties instrumentales de la Symphonie avec chœurs de Beethoven. Je n’ose risquer la partie vocale, les chanteurs dont je dispose ne m’inspirent pas assez de confiance… [l’exécution de la 9ème symphonie sera complètement annulée] […] Voilà qu’on m’interrompt dans mon salon où je suis seul à vous écrire, parce que madame la grand-duchesse donne ce soir une soirée musicale où elle veut entendre mon Duo de Béatrice et Bénédict, que l’accompagnateur et les deux cantatrices savent à merveille (en français). Je viens donc d’envoyer chez Son Altesse la partition, en recommandant aux trois virtuoses de n’avoir pas peur, parce qu’ils savent tout à fait leur affaire. Moi je vais me recoucher. […]
À sa nièce Joséphine Chapot (CG no. 3319, 28/16 décembre):
[…] Hier matin a eu lieu ma dernière répétition, et il y a peu d’exemples d’un effet comparable à celui qu’a produit l’offertoire de mon Requiem. Je n’en pouvais plus, cela m’a remonté.
Dans quelques heures, j’aurai à diriger aussi la scène du Temple d’Alceste que j’ai eu bien de la peine à faire marcher, mais qui va maintenant. Quelle joie d’initier un peuple à des beautés pareilles! les Russes ne connaissent pas Gluck! ils connaissent Verdi et tant d’autres……
On vient de me demander un septième concert à mon retour de Moscou. Je n’ai pas voulu m’engager. J’aspire à mon lit de la rue de Calais; j’aspire à aller vous voir, mes chères nieces, en passant pour aller à Nice ou à Monaco. Je suis si éreinté!
Hier après l’offertoire de mon Requiem, un amateur m’a demandé: « Qu’ont dit les Parisiens après un tel morceau? — Ils n’y ont pas fait attention. — Ils n’y ont pas fait attention? » et l’amateur se retournant s’est mis à essuyer ses larmes. Ils vont jouer le Requiem tout entier avec huit cents exécutants quand je serai de nouveau sous l’éteignoir de France. On étudiera les chœurs pendant deux mois. […]
Après son retour de Moscou il écrit à Mme Massart (CG no. 3330, 18/6 janvier):
J’arrive de Moscou et, en rentrant dans mon salon, je trouve une petit monceau de lettres, au nombre desquelles la vôtre [CG 3325] ne me cause pas la plus vive joie, parce qu’il y en a une autre, vous devinez de qui, que je n’espérais pas [i.e. Estelle Fornier]. La vôtre, cependant, m’a fait bien plaisir. Elle aurait dû me laisser indifférent; mais, quoi! on n’est pas parfait. J’ai lu, tout de même, vos lignes si cordiales et j’y réponds aujourd’hui. […]
Mon programme du concert de samedi prochain [25 janvier] est fixé. Je n’y suis pour rien, heureusement; car, au suivant et dernier, je serai pour tout. Oh! quelle joie quand j’aurai battu la dernière mesure du finale d’Harold! quand je pourrai me dire: « Je pars pour Paris dans trois jours, c’est-à-dire au commencement de février. » Je ne puis résister à ce climat. J’ai moins souffert à Moscou. Et quels enthousiasmes! [...]
Que me parlez-vous de vous donner un concert à Paris? Si je donnais un concert à mes amis, en dépensant purement trois mille francs, je n’en serais que plus injurié par la presse.
Après vous avoir vus à Paris, j’irai à Saint-Symphorien [où Madame Fornier habitait alors avec un de ses fils et sa famille] et de là à Monaco me baigner dans les violettes et dormir au soleil. Je souffre tant, chère madame, mes maux sont si constants, que je ne sais que devenir. Je voudrais ne pas mourir maintenant, j’ai de quoi vivre. […]
À Estelle Fornier (CG no. 3331, 23/11 janvier):
[…] Samedi prochain nous donnons ici mon cinquième (sc. concert), et quinze jours après mon sixième. Après cela, quelque froid qu’il fasse, je partirai pour la France, pour le soleil, pour Saint-Symphorien, pour la vie. Si vous saviez comme mes journées sont longues dans mon vaste salon, quelles ennuyeuses discussions avec les chanteuses pour l’arrangement des programmes, quelles insupportables vanités je retrouve ici, et dont j’étais depuis longtemps délivré à Paris.
Cela complète l’horrible fatigue que me causent ces concerts. J’ai déjà refusé tous ceux qu’on me propose après les six pour lesquels la Grand-Duchesse m’a engagé. Je refuse les dîners, je refuse les soirées; je suis toujours malade. Que j’aie dans trois semaines la force de courir quatre jours et quatre nuits dans la neige, c’est tout ce que je demande. […]
C’était aujourd’hui la grande fête de la bénédiction des Eaux de la Néva; l’Empereur y était, il y avait 600 prêtres, toute la ville avait couru sur la glace. On dit que c’est fort beau. Je n’ai pas quitté ma cheminée. L’Empereur vient tous les deux ou trois jours chez mon hôtesse la Grande-Duchesse; je ne l’ai pas encore vu. […]
À Ernest Reyer (CG no. 3332, 23/11 janvier):
[…] On me comble ici comme à Moscou de prévenances, de redemendages, de fêtes, de dîners. Et j’ai à peine la force de tenir tête à tout cela, tant je suis toujours malade. Heureusement je n’ai plus que deux concerts: celui de demain que je conduis mais où je ne suis pour rien comme compositeur, et le suivant dans seize jours où je serai au contratre pour tout dans le programme. Ce seront des fragments de Roméo et Juliette, de Faust, et la symphonie d’Harold en entier. Je serai bien fatigué, il me faudra quatre répétitions. Ah! j’ai un fameux orchestre! Il comprend vite et bien. Et puis il connaît à peu près toute ma musique. Quant à celle de Beethoven, il la joue presque par cœur. Ce matin j’ai été profondément ému par la symphonie en Si b que nous avons jouée sans arrêter une seule fois. La musique m’aurait guéri dans ce voyage, si je pouvais retrouver la santé. Mais hélas! je suis de plus en plus malade, et il y a des jours où je reste à demi mort aux répétitions. Que devenez-vous? Je ne lis rien, je ne sais rien; je suis dans un immense appartement que la Grande-Duchesse m’a donné, où je m’ennuie souvent à la mort. Quelquefois j’ai des amis qui viennent me voir et qui ont pour ma musique une ardeur ressemblant beaucoup à du fanatisme. Il faut les entendre parler…… Le Conservatoire a acheté un exemplaire manuscrit de la grande partition des Troyens; ils vont faire traduire en russe cet ouvrage et le monter quand ils auront pu former un assez grand nombre de chanteurs. Cela leur manque maintenant. On n’a jamais pu organiser l’exécution du Septuor. On voulait me faire donner au prochain concert la symphonie descriptive (« La chasse dans la forêt ») et les airs de danse; c’est moi qui m’y suis refusé. Il ne faut pas, en le morcelant ainsi, que cet ouvrage ait l’air d’une œuvre instrumentale. […]
À Alfred Holmes, violoniste et compositeur anglais, qui veut savoir s’il est possible de venir à St Pétersbourg pour donner des concerts (CG no. 3334, 1er février/21 janvier):
[…] Malgré toutes les offres qu’on me fait pour me garder, je veux repartir; le froid, la neige me chassent, je suis incapable avec ma santé de soutenir une telle température. J’ai une répétition ce soir et j’en tremble d’avance. […]
En ce moment, il s’agit de faire marcher ici un programme terrible approuvé par la Grande Duchesse pour ma fin. La concert qu’on m’eût fait donner pour moi au mois de mars m’eût retenu ici plus d’un mois; j’aime mieux sacrifier huit mille francs et m’en retourner tout de suite.
Les gracieusetés de tout le monde, des artistes, du public, les dîners, les cadeaux, n’y font rien. Je veux le soleil, je veux aller à Nice, à Monaco. […]
Il y a six jours il faisait 32 degrés de froid. Les oiseaux tombaient; les cochers tombaient de leur siège. Quel pays! et je chante l’Italie dans mes symphonies et les sylphes et les bosquets de roses des bords de l’Elbe!!!… […]
La dernière lettre que l’on connaît de Berlioz de Russie est adressée à Jules-Antoine Demeur (CG no. 3335, 7 février/27 janvier):
[…] Il est six heures et je viens de me lever. Nous avons fait ce matin une dernière répétition pour le dernier concert, qui m’a exténué. L’adagio de Roméo et Juliette m’a horriblement troublé, j’aurais voulu pleurer toutes les larmes de mon corps; le scherzo de la Fée Mab a marché sans une faute, et la scène de Faust et Harold et tout, mais à la fin je n’en pouvais plus, bien que joyeux de voir cet orchestre si fier de lui-même. J’ai fait mes adieux à tout le monde, choristes et instrumentistes; demain soir le concert; nous aurons un monde fou. Je vous raconterai à Paris mon voyage de Moscou, et les bontés des artistes pour moi, et celles de la Grande-Duchesse. Mais je souffre tant que tout cela m’est presque indifférent. […]
La soirée de demain sera probablement splendide, il faut que j’y pense pour oublier mes douleurs. Que je serais heureux si vous étiez là!
Je n’ai pas vu votre ami la flûte, il n’est pas de mon orchestre, j’ai une autre flûte néanmoins, d’un talent exceptionnel. Il y a beaucoup de monde aux répétitions, je ne puis empêcher cela. Quels violons! quels instruments à vent! comme ils comprennent vite!
Je suis allé avant-hier à l’opéra russe voir La Vie pour le Czar de Glinka; le théâtre chantant est misérable, le chœur affreux, l’orchestre très bon, et l’ouvrage de Glinka très original; le chef d’orchestre une huître de l’avis de tout le monde. […]
Comme il l’a répété bien des fois à ses correspondants, Berlioz ne tient pas à prolonger son séjour en Russie au delà de son contrat, et veut retourner tout droit à Paris (un arrêt éventuel à Cologne qu’il avait suggéré à Ferdinand Hiller avant son départ [CG no. 3281] ne sera même pas envisagé). Il quitte St Pétersbourg par le train le 13 février et arrive à Paris quatre jours plus tard.
Berlioz séjourne ici pendant son deuxième voyage à St Pétersbourg en 1867-68. Le palais fut construit entre 1819 et 1825 par Carlo Rossi, et abrite maintenant le Musée Russe. L’appartement de Berlioz donnait sur la place et la Salle de la Noblesse en face.
Le sol couvert de neige sur cette carte postale du 20ème siècle ressemble sans doute de près à la ‘place immense’ et au ‘silence glacial’ que Berlioz décrit de sa fenêtre (CG no. 3305)
Le Théâtre Mariinsky, connu à l’époque soviétique sous le nom de Théâtre de l’Opéra et Ballet Kirov, retrouve son nom d’origine en 1992. Le bâtiment actuel, qui date de 1857, abritait à l’origine un autre théâtre (l’"Opéra russe") mais fut remanié et repris en main par la compagnie Mariinsky. Avant la révolution le théâtre était soutenu par le régime impérial et plusieurs des plus célèbres artistes russes s’y sont produits.
Le 5 février 1868 Berlioz assiste ici à une représentation du premier opéra de Glinka, La Vie pour le Czar. Il est assis dans la loge de Kologrivov avec Balakirev et Stasov. Plus de vingt ans plus tôt il avait vu le même opéra au Théâtre Bolshoi à Moscou pendant son premier voyage en Russie.
Selon Rimsky-Korsakov Berlioz se retira avant la fin du deuxième acte. Stasov raconte l’épisode (Stasov, p. 166; nous traduisons):
Nous avons été privés de toutes ces remarques vivantes et profondes que nous attendions de la part d’un homme qui, vingt-deux ans auparavant, s’était montré si enthousiaste pour cet opéra. C’était maintenant une trop grande fatigue pour Berlioz que de rester assis toute une soirée dans un théâtre (il avait l’habitude de se retirer à neuf heures). Il loua l’opéra de Glinka dans son ensemble mais ne fit qu’une seule remarque, à propos de l’instrumentation: “ Quel plaisir que de trouver une instrumentation si mesurée, si belle, et si sage après les excès des orchestres d’aujourd’hui ! ”
Voir aussi sur ce site:
Berlioz à Moscou
Octave Fouque: Berlioz en
Russie
Berlioz et la
Russie: amis et connaissances
The
Russia that Berlioz visited, par Dr Linda Edmondson (en anglais) et
Hector
Berlioz as reflected in the Russian press of his time, par Dr Elena Dolenko
(en anglais)
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