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Berlioz en Allemagne
et en Europe Centrale   

VIENNE

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Présentation
Premier voyage: novembre 1845 – mars 1846
Second voyage: décembre 1866
Illustrations

Voir aussi Berlioz et la presse viennoise, 1845-1846

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Présentation

    Dans le monde de la musique allemande du 19ème siècle, Vienne, capitale de l’empire austro-hongrois, tient une place unique: seule Berlin peut lui tenir tête. Consciente de sa position éminente et de son raffinement Vienne peut s’enorgueillir d’une série de grands noms associés à la ville: entre autres ceux de Gluck, Mozart, Haydn, Beethoven et Schubert. Destination par conséquent inévitable pour Berlioz à plus ou moins long terme du jour où il va se lancer dans ses voyages musicaux à travers l’Europe, bien que Berlin retienne d’abord son attention lorsque ses projets de voyage en Allemagne font jour pour la première fois en 1832. À Vienne comme ailleurs en Allemage on s’intéresse de plus en plus à Berlioz et à sa musique à partir du milieu des années 1830. La publication en 1834 par Liszt de sa transcription pour piano de la Symphonie fantastique fait date sous ce rapport: en avril et mai 1835 Berlioz reçoit des demandes répétées de Vienne pour une copie de la partition pour orchestre (alors inédite) de la symphonie, mais il refuse de laisser sa musique voyager sans lui (Correspondance générale nos. 429, 435, cf. 486 en 1836; ci-après CG tout court). À l’époque Berlioz s’attendait à se rendre en Autriche ‘dans peu’, mais en l’occurrence dix ans vont s’écouler avant que le voyage ait lieu. Pendant les années qui suivent les contacts se poursuivent: l’ouverture des Francs-Juges est jouée à Vienne en 1837 ainsi que dans d’autres villes allemandes (CG nos. 517, 549), et Berlioz est en correspondance avec plusieurs viennois (CG nos. 551, 643). En juin 1839 il manifeste son intention de se rendre à Vienne avant la fin de l’année (CG no. 655bis [tome VIII]). Vienne fait partie de l’itinéraire prévu de son premier voyage en Allemagne en 1842-1843 (CG. nos. 789, 791), mais à l’époque il affirme n’y connaître encore personne (CG no. 794), et en pratique le voyage de Vienne, comme d’autres projets, doit être reporté à une date ultérieure.

    Une occasion se présente en août 1845 quand Berlioz assiste aux célébrations en l’honneur de Beethoven à Bonn. Son idée première était de faire un voyage à Bordeaux après les manifestations de Bonn et puis de se rendre en Russie, mais un groupe de musiciens qu’il rencontre à Bonn le presse de venir d’abord à Vienne (CG no. 992). Berlioz ne les nomme pas dans cette lettre, mais son rapport sur les cérémonies de Bonn (Journal des Débats, 22 août et 3 septembre 1845), repris plus tard dans les Soirées de l’orchestre, cite parmi les délégués de Vienne Josef Fischoff (1804-1857), professeur au Conservatoire de Vienne, le Dr. Joseph Bacher, riche homme de droit et mélomane, et le diplomate de carrière Johann Vesque von Püttlingen (1803-1883): tous trois seront d’un grand secours lors du voyage de Berlioz à Vienne. Une lettre à Josef Fischoff datée du 16 octobre 1845 (CG no. 1002) montre que Berlioz était en rapport avec ses correspondants viennois dès son retour de Bonn, et les préparations pour un long voyage qui devait comporter plusieurs concerts au Théâtre an der Wien étaient en bon train. Berlioz, accompagné de Marie Recio, quitte Paris pour Vienne le 22 octobre, mais selon le récit des Mémoires le voyage s’avère plus long et difficile que prévu: Berlioz tombe malade à Nancy, manque le dernier vapeur à Ratisbonne et doit continuer en chariot jusqu’à Linz avant de pouvoir terminer le voyage à Vienne sur le Danube. Il n’arrive à bon port que le 2 novembre.

Premier voyage: novembre 1845 – mars 1846

    Chronologie

1845
2 novembre: Berlioz et Marie Recio arrivent à Vienne
11 novembre: Berlioz assiste à un concert au Manège
14 novembre: notice biographique sur Berlioz publiée dans Der Zuschauer
16 novembre: premier concert au Théâtre an der Wien (Hymne avec chœur, avec le ténor von Behringer [arrangement pour ténor, chœur & orchestre du Chant sacré extrait de Neuf mélodies (Irlande)]; air de Benvenuto Cellini, avec la soprano Mlle von Marra; Harold en Italie, avec Heissler comme alto solo; Le Cinq Mai, avec la basse Staudigl; apothéose de la Symphonie funèbre et triomphale)
19 novembre: compte-rendu du premier concert dans Der Zuschauer
23 novembre: second concert au Théâtre an der Wien (quatre premiers mouvements de la Symphonie fantastique; ouverture Le Carnaval romain; second mouvement de Harold en Italie; ouverture Le roi Lear; air avec chœur de Benvenuto Cellini, avec le ténor Graufeld; chœur de brigands de Lélio, avec la basse Staudigl; Marche marocaine de Léopold de Meyer, instrumentée par Berlioz)
26 novembre: compte-rendu du second concert dans Der Zuschauer
29 novembre: troisième concert au Théâtre an der Wien (ouverture Les Francs-Juges; second mouvement de Harold en Italie; Le jeune pâtre breton; Le Chasseur danois; Zaïde; ouverture Le Carnaval romain; les quatre premiers mouvements de la Symphonie fantastique)
3 décembre: compte-rendu du troisième concert dans Der Zuschauer
10 décembre: on offre à Berlioz un bâton de chef en vermeil
11 décembre: banquet en l’honneur de l’anniversaire de Berlioz
17 décembre: Berlioz participe à un concert (son 4ème) donné dans la salle du Conservatoire par le pianiste Dreyschock, au cours duquel il dirige l’ouverture du Carnaval romain et Le jeune pâtre breton

1846
2 janvier: cinquième concert au Théâtre an der Wien: première exécution à Vienne de Roméo et Juliette (répétée par Berlioz mais dirigée par le maître de concert Groidl)
4 janvier: soirée offerte par Ernst en l’honneur de Berlioz
5 janvier: compte-rendu du concert du 2 janvier dans Der Wanderer, auquel fait suite une transcription d’un poème de Hofzinser en l’honneur de Berlioz, dont des exemplaires avaient été distribués au concert
5-6 janvier: compte-rendu du concert du 2 janvier dans le Allgemeine Theater-Zeitung
6 janvier: le Allgemeine Theater-Zeitung rend compte de la soirée donnée par Ernst le 4 janvier
11 janvier: concert d’adieu donné par Berlioz dans la salle des Redoutes avant son départ pour Prague (comprend l’ouverture du Carnaval romain; les deuxième et troisième mouvements de Roméo et Juliette; Harold en Italie avec Ernst comme alto solo); la participation du chanteur Pischek à ce concert fait sensation
ca. 12 janvier: Berlioz part pour Prague
13 janvier: compte-rendu du concert d’adieu de Berlioz le 11 janvier dans le Allgemeine Theater-Zeitung
24 janvier: le Allgemeine Theater-Zeitung annonce le concert de bienfaisance de Berlioz du 1er février
28 janvier: notice dans le Allgemeine Theater-Zeitung de l’exécution de Pischek au concert du 11 janvier
29 janvier: Berlioz revient de Prague à Vienne
1er février: Berlioz donne un concert de bienfaisance dans la salle des Redoutes (comprend l’ouverture du Carnaval romain; les quatre premiers mouvements de la Symphonie fantastique; des extraits de Roméo et Juliette; le second mouvement de Harold en Italie)
6 février: Berlioz part pour Pesth
22-25 février: Berlioz revient de Pesth à Vienne
ca. 1er mars: Berlioz part pour Breslau (Wroclaw)

    La documentation sur le séjour de Berlioz à Vienne en 1845-1846 est relativement abondante. Après son retour à Paris Berlioz publiera dans le Journal des Débats (24 août et 5 septembre 1847) et dans la Revue et gazette musicale un compte-rendu détaillé de son Second Voyage en Allemagne sous forme de lettres (Critique musicale VI p. 295-305, 307-18, 333-52, 361-98), reprises plus tard dans les Mémoires; les deux premières sont consacrées à Vienne. Mais à l’encontre du récit du Premier Voyage en Allemagne celui du second s’attache particulièrement à décrire le monde de la musique des grandes villes visitées et dit relativement peu sur les concerts donnés par Berlioz. La correspondance du compositeur ajoute quelque compléments aux Mémoires, mais de manière lacunaire: les lettres qui ont survécu datant du séjour de Vienne sont plutôt éparses – par exemple il ne subsiste aucune lettre relatant ses impressions du concert du 2 janvier 1846 quand Vienne entend pour la première fois Roméo et Juliette dans son intégralité. On trouve des aperçus intéressants sur les réactions des critiques et du public dans la presse viennoise de l’époque: un choix d’articles transcrits à partir de l’original allemand est offert sur ce site, avec traductions française et anglaise par Michel Austin (le choix comporte des lacunes: il ne comprend pas par exemple les articles élogieux du Dr Bacher que Berlioz aurait voulu faire publier à Paris en traduction française; cf. CG no. 1009). La presse s’intéresse vivement à la visite de Berlioz, et on parle de lui à Vienne dès avant son arrivée: quand il débarque du vapeur le douanier qui examine ses malles ne peut contenir son émotion. « Oh! mon Dieu! monsieur Berlioz, que vous est-il donc arrivé ? Depuis huit jours nous vous attendions : tous nos journaux ont annoncé votre départ de Paris et vos prochains concerts à Vienne. Nous étions fort inquiets de ne pas vous voir. » Les amis viennois du compositeur avaient évidemment bien préparé le terrain.

    Le premier séjour de Berlioz à Vienne diffère à bien des égards de son premier voyage en Allemagne en 1842-1843. C’est de loin le séjour le plus étendu qu’il ait fait jusqu’alors dans une seule ville – plus de deux mois du 2 novembre 1845 au 12 janvier 1846, et il revient à Vienne à deux reprises après des excursions en Europe centrale, d’abord à Prague (ca. 12-28 janvier) puis à Pesth (6-22 février). Il quitte finalement Vienne vers le 1er mars pour se rendre à Breslau (Wroclaw). Ce séjour prolongé lui permet de donner une série de concerts (7 en tout) et ainsi de donner au public le temps de s’habituer à sa musique par des exécutions répétées de ses œuvres les plus populaires. Il a aussi le temps de profiter des riches offrandes musicales et de la société de Vienne, sur lesquelles il s’étend dans les Mémoires. Partout on lui fait fête, et il pose pour plusieurs portraits (par Prinzhofer et Kriehuber). Et surtout il a le temps de composer: il écrit à Vienne le boléro Zaïde et poursuit la composition de la Damnation de Faust qu’il avait entreprise avant de quitter Paris.

Concerts de Berlioz à Vienne

     Les principaux concerts de Berlioz à Vienne ont lieu au Théâtre an der Wien, et non au Théâtre du Kärntnertor, plus ancien et prestigieux, mais l’orchestre est augmenté de joueurs venus d’ailleurs, y compris du Kärntnertor. Sous la direction de Berlioz il prend confiance et s’aiguise, et les réactions du public viennois sont de plus en plus favorables. Après le second concert Berlioz écrit le 3 décembre au compositeur Léopold de Meyer, dont il avait instrumenté la Marche marocaine (CG no. 1006):

[…] Nous venons de monter ici à mon second concert, votre Marche Marocaine; elle a été supérieurement exécutée et chaudement applaudie. Les Viennois sont bien gracieux pour moi; ils applaudissent à se rompre les mains et me font répéter jusqu’à quatre morceaux dans un concert.
Nos Parisiens ne sont ni si intelligents ni si enthousiastes. […]

    Le 16 décembre il écrit à Desmarest (CG no. 1011):

Avant tout les bonnes nouvelles; vous les savez probablement déjà, très probablement. Grandissime succès ici! Rappels, bis (ter même). Il y a eu un morceau, l’ouverture du Carnaval, dans un concert que je ne conduisais pas, que le public a voulu entendre trois fois de suite; banquets, discours, portraits, couronnes, bâton de chef d’orchestre en vermeil offert par les quarante principaux artistes et amateurs de Vienne, enfin succès ébouriffant! Et tout cela est dû presque entièrement à notre pauvre Symphonie fantastique: la scène aux champs et la marche au supplice ont retourné les entrailles autrichiennes; quant au Carnaval et à la Marche des Pèlerins, ce sont des morceaux populaires. On fait maintenant ici jusqu’à des pâtés qui portent mon nom. J’ai des musiciens excellents; un jeune orchestre mi-partie bohême et viennois que j’ai formé, car il est constitué depuis deux mois seulement, et qui va maintenant comme un lion. […]

    Les Viennois s’enthousiasment particulièrement pour l’ouverture du Carnaval romain, comme le raconte Berlioz dans son récit du voyage en Russie de 1847 (Mémoires ch. 56):

La moins heureuse de mes partitions à Saint-Pétersbourg fut l’ouverture du Carnaval romain. Elle passa presque inaperçue le soir de mon premier concert ; et le comte Michel Wielhorski (un excellent musicien pourtant), m’ayant avoué qu’il n’y comprenait rien, je ne la redonnai plus. On dirait cela à un Viennois qu’il aurait peine à le croire ; mais, comme les drames et les livres, comme les roses et les chardons, les partitions ont leur destin. […]
De toutes mes compositions, l’ouverture du Carnaval romain a été longtemps la plus populaire en Autriche, on la jouait partout. Je me souviens que pendant mon séjour à Vienne, elle causa divers incidents qui méritent d’être racontés. L’éditeur de musique Haslinger donnait une soirée musicale, dans laquelle, entre autres choses, on devait exécuter cette ouverture arrangée pour deux pianos à quatre mains et un phisharmonica.
Quand le tour de ce morceau fut venu dans le concert, je me trouvais auprès d’une porte donnant dans le salon où étaient les cinq exécutants. Ils commencent le premier allegro dans un mouvement beaucoup trop lent. L’andante va tant bien que mal. Mais au moment où ils reprennent l’allegro d’une façon plus traînante encore que la première fois, le sang me monte à la tête, je deviens rouge, cramoisi, et incapable de contenir mon impatience, je leur crie : « Mais ce n’est pas le carnaval, c’est le carême, c’est le vendredi saint de Rome que vous jouez là ! » Je laisse à penser l’hilarité que cette exclamation excita dans l’auditoire. On ne put rétablir le silence, et l’ouverture s’acheva au milieu des rires et des conversations de l’assemblée, toujours tranquillement et sans que rien parvînt à troubler la paisible allure de mes cinq interprètes.
Quelques jours après, Dreyschok donnant un concert dans la salle du Conservatoire, me pria de diriger l’exécution de cette même ouverture qui figurait dans son programme.
« Je veux vous faire oublier, me dit-il, le Carême de la soirée d’Haslinger. » Il avait engagé tout l’orchestre de Kerntnerthor. Nous ne fîmes qu’une répétition. Au moment de la commencer, un des premiers violons qui parlait français me dit à l’oreille : « Vous allez voir la différence qu’il y a entre nous et ces petits drôles du théâtre an der Wien » (le théâtre de Pockorny où je donnais mes concerts). Certes, il avait raison. Jamais on n’a exécuté cette ouverture avec plus de feu, de précision, de brio, de turbulence bien réglée. Et quelle sonorité orchestrale ! Quelle harmonie harmonieuse ! Ce pléonasme apparent peut seul rendre mon idée. Aussi le soir du concert, elle éclata comme une poignée de serpenteaux dans un feu d’artifice. Le public la fit recommencer avec des cris, des trépignements qu’on n’entend qu’à Vienne.

    Il s’agit ici du concert du 17 décembre (le 4ème donné par Berlioz) dans la salle du Conservatoire (cf. CG no. 1011, la veille du concert). Dreyschock, né à Prague comme Pischek, était selon Berlioz (2ème lettre de Vienne) « un étonnant pianiste […]; talent jeune, frais, brillant, énergique, d’une habileté technique immense, dont le sentiment musical est des plus élevés, et qui a introduit dans sa musique de piano une foule de combinaisons nouvelles d’un effet charmant. »

    Le concert suivant donné par Berlioz est l’un des plus importants donnés par lui à Vienne: l’intégrale de Roméo et Juliette, la première depuis la création de l’œuvre à Paris en novembre-décembre 1839. On répète minutieusement (cf. CG no. 1011), et l’exécution, prévue d’abord pour le 30 décembre, a lieu finalement le 2 janvier. D’après les deux comptes-rendus traduits ailleurs sur ce site, datant du 5 janvier et du 5-6 janvier, les critiques sont plutôt désarçonnés par la nouveauté d’une œuvre qui leur paraît plus compliquée et d’un abord moins facile que ce qu’ils connaissent déjà de Berlioz; la réaction du grand public semble cependant plus favorable. L’histoire du Harpiste ambulant dans la deuxième des Soirées de l’orchestre en donne une indication. Mais l’exécution fait date dans l’histoire de la partition. Berlioz avait dirigé toutes les répétitions lui-même, mais contre son habitude il confie la direction du concert public au premier violon Groidl mais se mêle lui à l’auditoire. Il a ainsi la possibilité d’entendre son œuvre à tête froide, ce qui l’incite à faire plusieurs retouches importantes: les deux prologues sont réduits à un seul qui est lui-même écourté, des coupures et modifications sont faites au scherzo de la Reine Mab et au finale, et Berlioz décide d’omettre à l’avenir de ses concerts (mais non de la grande partition publiée finalement en 1847) le morceau instrumental Roméo au tombeau des Capulets que beaucoup trouvaient difficile (CG no. 1034, 16 avril 1846, cf. les nos. 1017, 1019).

    Un aperçu inusité sur le séjour de Berlioz à Vienne est fourni par le premier des deux comptes-rendus du concert dont il a été question. Le critique (Ferdinand Luib) révèle qu’au concert on a distribué des exemplaires d’un poème à la louange de Berlioz par [Johann Nepomuk] Hofzinser, et la rédaction du journal décide de faire imprimer le texte du poème à la suite du compte-rendu. On trouvera une présentation de ce poème ailleurs sur ce site; remarquons seulement ici que malgré l’amitié de Berlioz avec Hofzinser le nom de ce dernier ne semble figurer nulle part dans les écrits du compositeur ou dans sa correspondance.

    Avant de partir pour Prague Berlioz offre aux Viennois un concert d’adieu le 11 janvier, cette fois dans la grande salle des Redoutes. Au programme des œuvres de Berlioz déjà exécutées avant, mais la nouveauté consiste en la participation du chanteur Pischek que Berlioz a déjà entendu en 1842 et 1843 pendant son premier voyage en Allemagne, et de nouveau au château de Brühl près de Bonn en août 1845. Pischek fait sensation: il est intéressant de confronter le récit de Berlioz dans ses Mémoires avec les comptes-rendus de l’époque dans la presse de Vienne. Le violoniste Ernst, ami de Berlioz, participe aussi à ce concert (il joue la partie d’alto dans Harold en Italie ainsi que d’autres morceaux); il venait d’arriver à Vienne et avait organisé une soirée en l’honneur de Berlioz le 4 janvier. À son retour de Prague Berlioz organise un dernier concert de bienfaisance pour le 1er février, de nouveau dans la salle des Redoutes avec un programme composé d’œuvres maintenant bien connues du public viennois.

La musique à Vienne

    Occupé qu’il l’est à la préparation de ses concerts Berlioz n’en trouve pas moins le temps de profiter des nombreuses manifestations musicales proposées aux Viennois, sur lesquelles il s’étend dans les deux lettres de Vienne de ses Mémoires. Peu après son arrivée il assiste (le 11 novembre) au premier de deux concerts annuels donnés dans la vaste salle du Manège par un ensemble imposant de chanteurs et de musiciens, amateurs pour la plupart (plus de mille en tout). Il donne un récit détaillé de l’événement, et loue particulièrement la célèbre basse Staudigl, qui devait chanter bientôt dans plusieurs de ses concerts (y compris le rôle du Père Laurence dans Roméo et Juliette). Quelques semaines plus tard (le 6 décembre) Berlioz écrit une lettre de félicitations à la Gesellschaft der Musikfreunde [la Société des Amis de la Musique] (CG no. 1008):

[…] La majesté de l’ensemble, la puissance des masses, dans cette pompeuse exécution des trois grands maîtres allemands [Haydn, Mozart, Beethoven], n’empêchaient jamais d’apercevoir le vif sentiment harmonique dont les divers groupes de l’orchestre et des chœurs étaient animés et l’intelligence qui les guidaient au milieu des difficultés les plus redoutables.

Il est à peine croyable que cette réunion colossale de mille exécutants ait été formée presque entièrement d’amateurs; et ce fait seul, en constatant les richesses vocales et instrumentales qu’elle possède, suffirait pour assurer à Vienne la suprématie musicale sur toutes les capitales de l’Europe. De pareilles fêtes sont dignes des jours poétiques de l’Antiquité; elles peuvent donner aux êtres même les moins favorisés par la nature sous ce rapport, une idée de la grandeur de notre art et de l’élévation du but qu’il se propose.

    Berlioz assiste aussi à des représentations au théâtre du Kärntnertor et à des concerts donnés par son orchestre à la salle des Redoutes – il évoque particulièrement une exécution magnifique de l’air Ozean, du ungeheuer [Océan, puissant monstre] de l’Obéron de Weber donnée par leur première soprano Mme Barthe-Hasselt, qu’il compare à la célèbre Mme Branchu de ses années de jeunesse à Paris. Un compte-rendu de l’époque confirme cette impression, et fait part aussi de la présence de Berlioz et du compositeur Félicien David à cette exécution. Berlioz loue particulièrement l’orchestre du Kärntnertor et son chef Otto Nicolaï (1810-1849), lui-même compositeur de talent et fondateur de la Société Philharmonique de Vienne:

[…] L’orchestre surtout, choisi, discipliné et dirigé par Nicolaï, a des égaux, mais n’a pas de supérieurs. Outre l’aplomb, la verve et une extrême habileté de mécanisme, cet orchestre est d’une sonorité exquise, qui tient sans doute à la rigoureuse justesse de l’accord des divers instruments entre eux, autant qu’à l’absence de toute intonation fausse dans chacune des exécutions individuelles dont l’ensemble se compose. On ne sait pas combien cette qualité est peu commune et quels désastres les imperfections de justesse, si rares qu’on les suppose, produisent dans les masses instrumentales, même les meilleures sous d’autres rapports. […] Je le regarde [Nicolaï] comme un des plus excellents directeurs d’orchestre que j’aie jamais rencontrés, et comme un de ces hommes dont l’influence suffit à donner une supériorité musicale évidente à la ville qu’ils habitent, quand on les entoure des éléments dont ils ont besoin pour rendre manifestes leur force et leur intelligence. Nicolaï possède, à mon avis, les trois conditions indispensables pour former un chef d’orchestre accompli. C’est un compositeur savant, exercé, et susceptible d’enthousiasme; il a le sentiment de toutes les exigences du rhythme, et possède un mécanisme de mouvements parfaitement clair et précis; enfin, c’est un organisateur ingénieux et infatigable, ne plaignant ni son temps, ni sa peine aux répétitions, et qui sait ce qu’il fait parce qu’il ne fait que ce qu’il sait. De là les dispositions morales et matérielles excellentes, la confiance, la soumission, la patience, et enfin l’assurance merveilleuse et l’unité d’action de l’orchestre de Kerntnerthor.

    Autre grand moment du séjour viennois de Berlioz – les bals organisés par Strauss dans la salle des Redoutes:

La salle des Redoutes doit ce nom aux grands bals qu’on y donne fréquemment dans la saison d’hiver. C’est là que la jeunesse viennoise se livre à sa passion pour la danse, passion réelle et charmante, qui a amené les Autrichiens à faire de la danse des salons un art véritable, aussi au-dessus de la routine de nos bals, que les valses et l’orchestre de Strauss sont supérieurs aux polkas et aux racleurs des guinguettes de Paris. J’ai passé des nuits entières à voir tourbillonner ces milliers d’incomparables valseurs, à admirer l’ordre chorégraphique de ces contredanses à deux cents personnes disposées sur deux rangs seulement, et la piquante physionomie des pas de caractère, dont je n’ai vu qu’en Hongrie surpasser l’originalité et la précision. Et puis Strauss est là, dirigeant son bel orchestre […] Strauss est un artiste. On n’apprécie pas assez l’influence qu’il a déjà exercée sur le sentiment musical de toute l’Europe, en introduisant dans les valses les jeux de rhythmes contraires, dont l’effet est si piquant, que les danseurs eux-mêmes ont déjà voulu l’imiter, en créant la valse à deux temps, bien que la musique de cette valse ait conservé le rhythme ternaire. […]

Berlioz et Vienne

    À bien des égards le séjour de Berlioz est un triomphe. Avant son départ on lui offre même un poste permanent de chef d’orchestre, comme il le raconte à son ami Joseph d’Ortigue quelques semaines plus tard (CG no. 1028, 13 mars 1846; cf. 1029 à sa sœur Nancy):

[…] Il a effectivement été question à Vienne de m’engager non pas à la place de Donizetti qui n’est pas vacante puisqu’il vit encore, mais à celle de Weigl (directeur de la Chapelle impériale) qui vient de mourir. Quelqu’un dont l’influence est considérable dans la capitale de l’Autriche m’ayant demandé si j’accepterais cette position je répondis que j’avais besoin de réfléchir vingt-quatre heures. Il s’agissait de s’engager à rester indéfiniment à Vienne sans pouvoir obtenir le moindre congé pour revenir annuellement en France. À ce sujet j’ai fait une curieuse découverte, c’est que Paris me tient tellement au cœur, (Paris, c’est-à-dire vous autres mes amis, les hommes intelligents qui s’y trouvent, le tourbillon d’idées dans lequel on se meut) qu’à la seule pensée d’en être exclu j’ai senti littéralement mon cœur me manquer et j’ai compris le supplice de la déportation. Ma réponse a donc été péremptoirement négative et j’ai prié qu’on ne me mît point sur les rangs pour la succession de Weigl.

    Malgré l’accueil généralement chaleureux qu’il reçoit une sourde opposition continue à se manifester à Vienne chez certains. Vers la fin de son deuxième voyage en Allemagne Berlioz écrit à son ami Robert Griepenkerl à Brunswick (CG no. 1031, 1er avril 1846, de Prague; cf. les nos. 1017, 27 janvier, et 1034, 16 avril, toutes deux à d’Ortigue):

Je vous remercie de tous les efforts que vous faites pour la propagation de nos idées en musique, le temps est le plus grand des maîtres, soyez sûr qu’elles triompheront peut-être plus tôt que nous ne pensions sur tout le nord de l’Allemagne; quant au sud l’affaire sera bientôt faite. À Vienne on dispute encore, il y a une minorité hargneuse dans les journaux que je n’ai point voulu ni flatter ni solliciter d’aucune façon (et la presse de Vienne aime beaucoup à trouver son intérêt à dire le pour et le contre).

    Pendant l’été de 1846 Berlioz a la satisfaction de se voir nommer membre honoraire de la Société Philharmonique de Vienne (CG no. 1047, 2 juillet). Vers la fin de l’année il envisage de passer par l’Autriche en route pour la Russie (CG no. 1085bis [tome VIII]). Mais il ne reviendra à Vienne que vingt ans après.

    Il reste en rapport avec ses amis viennois, et parle de plusieurs d’entre eux dans sa deuxième lettre sur Vienne, publiée d’abord dans le Journal des Débats (5 septembre 1847; Critique musicale p. 307-18), et reprise plus tard dans ses Mémoires. Peu après son retour il écrit à Joseph Fischoff pour lui envoyer la grande partition de la Symphonie fantastique et lui donner des nouvelles de Paris (CG no. 1050, 29 juillet 1846), mais leur correspondance ne semble pas se poursuivre beaucoup par la suite. En mars 1853 une élève pianiste de Fischoff se produit à Paris; commentaire là-dessus de Berlioz dans son feuilleton des Débats (17 mars 1853): ‘Melle Staudach […] est une jeune pianiste viennoise d’une grande force, d’un talent éminemment musical, élève d’un des plus excellents maîtres de Vienne, mon ami J. Fischoff, qui, pour ne pas compromettre son élève, a eu l’esprit ou l’amour-propre de ne pas m’écrire un mot à son sujet’.

    Dans sa lettre sur Vienne, à propos du Dr. Joseph Bacher, Berlioz s’exprime en ces termes:

Le docteur Bacher n’est point un artiste ; c’est un de ces amis de la musique comme on en trouve deux ou trois en Europe, qui entreprennent et mènent à bien quelquefois les plus rudes tâches, mus par le seul amour de l’art ; qui par la pureté de leur goût, acquièrent sur l’opinion une autorité réelle, et en viennent même souvent à accomplir par leurs propres forces ce que des souverains devraient faire et ce qu’ils ne font pas. Actif, persévérant, volontaire et généreux au-delà de toute expression, le docteur Bacher est à Vienne le plus ferme soutien de la musique et la providence des musiciens.

    Bacher avait été d’un grand soutien à Berlioz pendant son séjour à Vienne; outre des articles élogieux sur sa musique, il s’emploie pour faciliter la publication du boléro Zaïde que Berlioz vient de composer (CG no. 1018). Il écrit à Berlioz en juin 1846, mais la teneur de sa lettre n’est pas connue (CG no. 1946). À l’été de 1849 ou 1850 Bacher se rend à Paris et rend visite à Berlioz, qui le présente à Victor Hugo (CG no. 1270; SD no. 154 tome VIII, p. 641], mais on n’a pas trace de relations après cette date.

    Berlioz loue aussi avec chaleur Johann Vesque von Püttlingen:

M. le conseiller Wesque de Puttlingen, qui publie ses œuvres sous le pseudonyme de Hoven, m’a fait passer de bien douces heures en chantant ses lieder d’un tour mélodique si heureux et si plein d’humour, et accompagnés d’harmonies si piquantes. J’ai remarqué les mêmes qualités dans les fragments de deux opéras de sa composition que je n’ai pu malheureusement entendre qu’au piano.

    Vesque restera pendant plusieurs années l’ami et le correspondant le plus fidèle de Berlioz à Vienne: entre les deux hommes l’estime est réciproque, et Berlioz est sensible à la chaleur de l’accueil que lui et Marie Recio ont reçu au sein de la famille de Vesque à Vienne. Ils restent en contact et échangent des nouvelles (CG nos. 1007, 1016, 1046, 1144, 1394). En novembre 1847 Berlioz fait part à Vesque d’un projet de monter la Damnation de Faust dans la capitale autrichienne (CG no. 1144), mais le projet n’a pas de suite immédiate. En 1851 Vesque écrit de nouveau à Berlioz et lui envoie un album de mélodies; Berlioz répond avec chaleur: ‘Je pense bien souvent à vous, et toutes les marques d’affection que vous m’avez données pendant mon séjour à Vienne, me sont présentes et chères comme si je les eusse reçues hier’ (CG no. 1394, 31 mars). Peu après il fait l’éloge du nouvel album dans son feuilleton du Journal des Débats (13 avril 1851), et l’année suivante il mentionne l’exécution d’un opéra de Vesque à Weimar (11 août 1852). Mais après cette date on perd toute trace de relations entre les deux hommes.

    Berlioz reste cependant en contact avec Vienne. La durée de son premier séjour, les nombreux concerts qu’il donne à Vienne et leur retentissement ont pour résultat que par la suite Vienne continuera à s’intéresser à sa musique. À l’été et à l’automne de 1855 il reçoit une invitation pour aller y diriger plusieurs concerts, mais ne semble pas avoir accepté l’offre (CG nos. 1995-6, 2029, 2032). En octobre 1856 la Société Philharmonique de Vienne inscrit à son programme d’hiver le scherzo de la Reine Mab; Berlioz, consulté, écrit au chef d’orchestre Karl Eckert pour lui faire diverses recommendations. Après le concert du 7 décembre Eckert informe Berlioz du succès du concert: le morceau a été bissé (CG nos. 2181-2, 2190, cf. 2527). Et en janvier 1858 l’empereur d’Autriche envoie à Berlioz une bague en diamants à l’occasion de la publication du Te Deum (CG no. 2270).

Second voyage: décembre 1866

    Chronologie

Octobre: la Société Philharmonique de Vienne invite Berlioz à diriger la Damnation de Faust (concert d’abord prévu pour novembre, mais reporté ensuite à décembre)
5 décembre: Berlioz quitte Paris pour Vienne par le train
7 décembre: Berlioz arrive à Vienne
15 décembre: dernière répétition
16 décembre: exécution de la Damnation of Faust dans la salle des Redoutes
17 décembre: banquet à l’Hôtel Munsch en l’honneur de Berlioz
18 décembre: Berlioz assiste à une exécution de Harold en Italie par le Conservatoire sous la direction de Helmesberger
21 décembre: Berlioz de retour à Paris

    Le deuxième voyage de Berlioz à Vienne en décembre 1866 diffère du séjour précédent d’il y a vingt ans: voyage unique et de plus courte durée, en réponse à une invitation de monter une seule œuvre, la Damnation de Faust, composée en partie à Vienne vingt ans auparavant mais jamais jouée là. Pas question non plus de prendre Vienne comme base de départ pour d’autres excursions musicales dans l’Europe centrale, et toutes velléités en ce sens sont bien vite abandonnées: Berlioz n’en a plus la force et refuse une invitation d’aller donner un concert à Breslau (Wroclaw) qui ferait suite à Vienne. Les principaux témoignages pour le voyage de 1866 viennent de la correspondance du compositeur, plus fournie pour ce séjour que pour celui, plus long, de 1845-1846. Les Mémoires sont maintenant muettes: la page finale est datée du 1er janvier 1865. La presse contemporaine de Vienne fournit quelques aperçus, mais reste partagée sur Berlioz comme elle l’était auparavant (cf. CG nos. 3196, 3198). On a aussi quelques témoignages de contemporains: Peter Cornelius, ami de Berlioz, qui a lui-même travaillé à Vienne aux cours des années précédentes où il défend la cause de Berlioz (CG nos. 2521, 2522, 2594, 2599), vient loger au même hôtel à Vienne (cf. CG VII nos. 3187 et 3191, avec la n. 1 p. 493; Michael Rose, Berlioz Remembered [2001], p. 270-1); Adolphe Jullien fournit quelques détails sur le voyage dans son livre Hector Berlioz publié en 1888 (p. 301-2).

    L’initiative du voyage revient à Johann von Herbeck (1831-1877), chef d’orchestre de la Gesellschaft der Musikfreunde et un passioné de Berlioz - témoignage en soi de l’effet à long terme du séjour de 1845-6 du compositeur en Autriche. Au cours des années précédentes Herbeck s’emploie à faire entendre la musique de Berlioz à Vienne. En 1862 il exécute Harold en Italie puis la Symphonie fantastique (CG nos. 2594, 2599, 2605; cf. aussi no. 2797, novembre 1863). En 1864 il organise une exécution de la deuxième partie de la Damnation de Faust qui est fixée au 11 décembre pour célébrer l’anniversaire du compositeur; immédiatement après il envoie un télégramme de félicitations à Berlioz pour l’informer. Berlioz est très touché, comme sa correspondance l’atteste, et il écrit à Herbeck pour le remercier chaleureusement: une fois de plus l’Allemagne a manifesté son estime pour sa musique (CG nos. 2941-5, 2948-9, 2949bis [tome VIII]; comparer les nos. 2274, 2888). Le terrain pour l’invitation à l’automne de 1866 est donc bien préparé, et les conditions proposées à Berlioz sont satisfaisantes (comparer CG no. 3107, en mars). En octobre il écrit à sa nièce Joséphine Suat (CG no. 3174, cf. 3175):

[…] Je pars pour Vienne (Autriche) le 9 du mois prochain. La Société Philharmonique vient de m’écrire et de m’engager à venir y diriger ma Légende de La Damnation de Faust qu’on veut y donner en entier pour la première fois. J’aurai deux cents choristes, cent-cinquante musiciens, les meilleurs chanteurs du grand théâtre, et l’on fera devant moi cinq répétitions générales avant de me remettre le bâton. Je n’aurai ainsi qu’à souffler un feu déjà allumé. On n’est pas plus galant ni plus artiste que ces excellents Autrichiens. Je vais retrouver une foule d’amis et des partisans très ardents. Je n’ai pas entendu La Damnation de Faust depuis mon dernier voyage à Dresde, il y a plus de douze ans.
Tout cela me ranime, je souffre beaucoup moins. […]
Je ne sais ce qu’on me donnera à Vienne pour frais et honoraires, je les ai prévenus que je ne voulais pas le savoir et que j’acceptais les yeux fermés. Qu’importe! Je suis trop content d’y aller et de réentendre ma grande partition, si hardie et de l’entendre exécuter sans peur et sans reproche. […]

    En l’occurrence le concert doit être reporté à décembre. Le 10 novembre Berlioz écrit à Humbert Ferrand (CG no. 3180, cf. 3178):

En effet, mon cher Humbert, je devais être à Vienne; mais une dépêche m’a prévenu l’autre jour que le concert que je dois diriger était forcément remis au 16 décembre; je ne partirai donc que le 5 du mois prochain. Je suppose que La Damnation de Faust n’est pas assez étudiée à leur gré, et qu’ils ne veulent me la présenter qu’à peu près sue. C’est pour moi une vraie joie d’aller entendre cette partition, que je n’ai plus entendue en entier depuis Dresde, il y a 12 ans. […]

    Malgré des inquiétudes de santé (CG no. 3184) Berlioz quitte finalement Paris pour Vienne le 5 décembre et arrive deux jours plus tard: le voyage par le train se fait sans encombre, à l’encontre du cheminement laborieux d’il y a vingt ans en diligence, chariot et bateau à vapeur. Berlioz est accompagné par le jeune musicien Danois Asger Hamerik avec qui il s’est lié d’amitié à Paris et qui va lui servir d’interprète à Vienne (fait connu uniquement d’après les souvenirs de Hamerik, et non la correspondance du compositeur). Les répétitions sont épuisantes (cf. CG nos. 3191, 3192) et des témoignages contemporains (Cornelius, Adolphe Jullien) évoquent plusieurs incidents pénibles à la suite d’erreurs des exécutants qui mettent Berlioz en colère. Mais le dévouement de Herbeck assure le succès de l’entreprise, comme Berlioz le raconte à Berthold Damcke le 13 décembre (CG no. 3192):

[…] J’ai répété hier et avant-hier avec l’orchestre seul, un jour deux actes et un jour les deux autres. Aujourd’hui je souffrais tellement, que Herbeck qui est un homme incomparable qui sait ma partition par cœur, m’a prié de rester dans mon lit.
Il savait très bien mes mouvements. On me dit qu’il a superbement fait étudier les deux premiers actes. Demain il en fera autant pour les deux suivants. Les deux cent cinquante choristes vont comme un seul homme. Ce sont des applaudissements sans fin. […]
Enfin tout fait présager un grandissime succès. La salle est louée. Tous les membres du comité sont dans une grande exaltation.

    Le succès du concert va au delà de toute espérance, et Berlioz est tellement heureux qu’il a la force d’écrire le jour même après le concert et le lendemain une série de lettres à ses amis et familiers (CG nos. 3194-6, 3198-99, cf. 3206 de retour à Paris). Le récit le plus détaillé est donné par une lettre à Ernest Reyer le lendemain du concert (CG no. 3200):

[…] La Damnation de Faust a été exécutée hier dans la vaste salle de la Redoute devant un auditoire immense avec un succès foudroyant. Vous dire tous les rappels, les bis, les pleurs, les fleurs, les applaudissements de cette matinée serait chose ridicule de ma part.
J’avais 300 choristes et 150 instrumentistes; une charmante Marguerite, la belle Mlle Bettleim [Bettelheim], dont la voix de mezzo-soprano est splendide, un ténor-Faust (Walter) dont nous n’avons certainement pas l’égal à Paris, et un énergique Méphistophélès (basse) Meyeroffer [Mayerhofer]: tous les trois du grand Opéra de Vienne. Le duo d’amour entre Faust et Marguerite, supérieurement chanté, a été interrompu trois fois par les applaudissements. La scène de Marguerite abandonnée a ému encore plus. Les Sylphes, les Follets, le chant de la fête de Pâques et l’Enfer et le CIEL on littéralement révolutionné mes bienveillants auditeurs. Helmesberger (le directeur du Conservatoire) a joué d’une façon toute poétique le petit solo d’alto dans la ballade du Roi de Thulé si bien chantée par Mlle Bettleim. Ma chambre ne désemplit pas depuis hier de visiteurs, de complimenteurs. Ce soir, on me donne une grande fête à laquelle assisteront deux ou trois cents personnes, artistes et amateurs; entre autres mes cent quarante dames (amateurs) qui ont si bien chanté mes chœurs. Quelles voix fraîches et justes! Et comme tout cela avait été bien instruit par le directeur de la Société des amis de la musique, Herbeck, un chef d’orchestre de premier ordre, qui s’est mis en quatre, en seize, en trente-deux pour moi, et qui a eu le premier l’idée de monter en entier mon ouvrage.
Demain, je suis invité par le Conservatoire qui veut me faire entendre sous la direction d’Helmesberger ma symphonie d’Harold.
Que vous dirai-je? C’est la plus grande joie musicale de ma vie; il faut me pardonner si je vous en parle si longuement. Il était venu des auditeurs de Munich et de Leipzig.
Walter (Faust) sort d’ici, il est venu m’embrasser encore. Oh! comme il a dit l’air dans la chambre de Marguerite et surtout la phrase: « Que j’aime ce silence! »
Enfin, voilà une de mes partitions de sauvée. Ils la joueront maintenant à Vienne sous la direction de Herbeck, qui la sait par cœur. Le Conservatoire de Paris peut continuer à me laisser dehors! Qu’il se renferme dans son ancien répertoire!

    Tout comme pour son séjour de 1845-1846 Berlioz est conscient de fouler le même sol que son illustre prédecesseur (CG no. 3195):

Quand je songe que c’est dans cette même salle que le pauvre grand Beethoven a vu ses chefs-d’œuvre froidement accueillis! Le temps marche! Quels cris! Quels applaudissements! Ils retentissent encore dans mon cerveau. […]

    Réception en l’honneur de Berlioz à l’Hôtel Munsch le 17 décembre avec discours, entre autres celui du chef d’orchestre Herbeck (cf. CG VII p. 503 n. 1) et du prince Czartoriski (CG nos. 3192, 3206), mécène de la musique qu’il avait rencontré vingt ans auparavant à Vienne. Mais on ne sait rien d’une éventuelle recontre en 1866 entre Berlioz et son ami d’antan Johann Vesque von Püttlingen, ce qui peut surprendre: Vesque est toujours en vie à l’époque.

    Comme avec l’Enfance du Christ à Strasbourg en juin 1863, le concert de 1866 est pour Berlioz un évènement exceptionnel du fait de l’ampleur des effectifs en jeu. « Il me faut les grands moyens, les grandes exécutions; les petits orchestres, les solistes, les virtuoses, me sont insupportables » écrit-il à ses nièces (CG no. 3211, 11 janvier 1867). C’est en fait la dernière exécution complète de la Damnation de Faust à être dirigée par Berlioz. Le souvenir de l’événement restera vivace dans sa mémoire pendant des mois, mais l’effort nécessaire le laisse aussi épuisé (CG nos. 3209, 3211-13, 3227-8, 3234, 3241, 3244). Après Vienne il ne lui restera que deux voyages de concerts à accomplir, l’un à Cologne en février 1867 et l’autre sa dernière tournée en Russie au cours de l’hiver 1867-1868.

    Mais Vienne se souviendra de Berlioz: on continue à jouer sa musique à Vienne après la mort du compositeur. C’est dans cette ambiance que Felix Mottl (1856-1911), lui-même viennois de naissance, commence sa carrière, et il deviendra par la suite le plus actif partisan de Berlioz en Allemagne de son temps.

Illustrations

    Sauf indication contraire, les images sur cette page ont été reproduites d’après des documents de notre collection. © Michel Austin et Monir Tayeb. Tous droits de reproduction réservés.

I. Billet de concert

    Billet du concert du 11 décembre 1864 à la Salle des Redoutes où la 2ème partie de la Damnation de Faust fut dirigée par Johann von Herbeck. Un exemplaire de ce billet est dans notre collection.

Recto
Billet 1
Verso
Billet 2

II. Locaux

    Pendant la première partie de son séjour de 1845-1846 Berlioz est installé à Fischofstadt (selon CG no. 1011), mais on ignore le nom et l’emplacement exact de son hôtel. En février 1846 après son retour de Prague il séjourne à l’Hôtel de l’Homme Sauvage (CG no. 1021), dont l’emplacement est de même inconnu. En décembre il loge à l’Hôtel de Francfort (CG no. 3187); d’après son ami le compositeur Peter Cornelius il occupe la chambre 49 – Cornelius le rejoint à Vienne et occupe la chambre 50 à côté (CG tome VII p. 493 n. 1)

Le Théâtre an der Wien

    La plupart des concerts de Berlioz en 1845-1846 ont lieu au Théâtre an der Wien: ceux du 16, 23 et 29 novembre, et l’exécution de Roméo et Juliette le 2 janvier. « Le théâtre de la Vienne, ainsi appelé parce qu’il se trouve sur le bord de la petite rivière de ce nom, est ouvert depuis trois ans à peine », disent les Mémoires, ce qui peut induire en erreur: le Théâtre an der Wien en effet existe depuis 1801 (c’est là qu’on représente en 1805 et 1806 les deux premières versions de la Leonore de Beethoven). Berlioz veut parler de la nomination du nouveau directeur Pokorny, qui donne un nouvel élan au théâtre dont la réputation se développe rapidement et fait concurrence au théâtre impérial au Kärntnertor. Le théâtre possède aussi dans la célèbre basse Staudigl un des meilleurs chanteurs de l’époque. Le bâtiment est construit de 1797 à 1801 par Franz Jäger; en 1902 les architectes Ferdinand Fellner et Hermann Helmer lui font subir des modifications.

Le Théâtre an der Wien en 1830
Théâtre an der Wien

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    Cette image est reproduite ici d’après Adam Carse The Orchestra from Beethoven to Berlioz (Cambridge, G.-B., 1948), dans notre collection.

L’intérieur du Théâtre an der Wien vers 1806
Théâtre an der Wien

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Le Théâtre an der Wien vers 1924
Théâtre an der Wien

(Image plus grande)

    Cette carte postale de 1924 vient de notre collection.

Le Théâtre an der Wien de nos jours
(façade principale sur la Linke Wienzeile)
Théâtre an der Wien

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    Cette partie du bâtiment date de 1902.

Le Théâtre an der Wien de nos jours
(façade de côté sur la Millöckergasse)
Théâtre an der Wien

(Image plus grande)

    La porte dite de Papageno, qui subsiste du bâtiment original, formait autrefois l’entrée principale (voyez l’image de 1830 ci-dessus).

La Salle des Redoutes

    La salle des Redoutes est construite en 1748 par Jean Nicolas Jadot. Après un incendie en 1992 elle est rouverte en 1997 (reconstruite en partie, et en partie modernisée). C’est dans cette grande salle aux dimensions de 40 x 17 mètres que Berlioz donne ses deux derniers concerts en 1846 (le 11 janvier et le 1er février), et dirige la Damnation de Faust le 16 décembre 1866. En 1845 il assiste là aussi à de nombreux concerts. Il est toujours particulièrement conscient du fait que c’est là que Beethoven avait fait jouer sa musique (Mémoires, Deuxième voyage en Allemagne, 2ème lettre):

C’est dans cette grande et belle salle des Redoutes que Beethoven faisait entendre, il y a trente ans, ses chefs-d’œuvre adorés maintenant de toute l’Europe, et accueillis alors des Viennois avec le plus mortel dédain. [...]
Vous concevrez, mon cher Humbert, que les jambes m’aient tremblé quand je suis monté pour la première fois sur cette estrade où s’appuya naguère son pied puissant. Rien n’y est changé depuis Beethoven; le pupitre-chef dont je me servais fut le sien; voilà la place occupée par le piano sur lequel il improvisait; cet escalier conduisant au foyer des artistes est celui par lequel il redescendait quand, après l’exécution de ses immortels poëmes, quelques enthousiastes clairvoyants se donnaient la joie de le rappeler en l’applaudissant avec transports, au grand étonnement des autres auditeurs [...]
La vaste salle des Redoutes est très-bonne pour la musique. C’est un parallélogramme, mais ses angles ne produisent pas d’échos. Il n’y a qu’un parquet et une galerie.
L’intérieur de la Salle des Redoutes vers 1812
Salle des Redoutes

(Image plus grande)

    Cette vielle carte postale vient de notre collection.

La Salle des Redoutes de nos jours
Salle des Redoutes

(Image plus grande)

    La salle des Redoutes fait partie du complexe du Hofburg.

Le Théâtre du Kärntnertor

Le Théâtre du Kärntnertor vers 1827
Théâtre du Kärntnertor

(Image plus grande)

    En 1869 le Théâtre du Kärntnertor est remplacé par le Staatsoper, situé immédiatement devant l’immeuble où se trouvait le Kärntnertor.

Le Manège

    La Winterreitschule (ou Manège) fait partie du complexe du Hofburg. Il est construit par Josef Emanuel Fischer von Erlach en 1729-1735. La salle mesure 55 x 18 mètres.

Le Manège (ou Winterreitschule) en 1783
Manège

(Image plus grande)

    L’imposant Manège est le deuxième bâtiment à droite.

Le Manège de nos jours
Manège

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La Burgkapelle
Burgkapelle

(Image plus grande)

    La seule partie extérieure visible de la Burgkapelle, qui fait partie du complexe du Hofburg. Construit de 1447 à 1449 il subit des modifications par la suite. Berlioz assiste ici à des exécutions à la Chapelle Impériale, qu’il évoque dans ses Mémoires (voir aussi la gravure de 1783 ci-dessus).

III. Le Palais Metternich

    La villa d’origine est construite sur ces terrains en 1815 et modifiée en 1835 par l’architecte Peter Nobile. L’actuel bâtiment sur le Rennweg est ajouté en 1846-1848; il abrite maintenant l’ambassade d’Italie. En 1873 la villa (située à l’est, soit sur la droite de l’actuel bâtiment) est démolie. Metternich en devient propriétaire en 1837 et la villa est alors appelée Villa Metternich.

    C’est ici que Berlioz, passant outre aux conventions de la cour, se présente hardiment à Metternich dans les premiers jours de janvier 1846, avant son départ pour Prague. L’épisode n’est pas mentionné dans la correspondance du compositeur. La troisième lettre du Deuxième voyage en Allemagne évoque la visite en termes généraux, mais sans rien dire de précis sur la conversation entre les deux hommes:

Le prince se montra d’une amabilité parfaite, me fit beaucoup de questions sur la musique et surtout sur ma musique dont il me parut que Son Altesse, qui n’en avait point encore entendu alors, s’était fait une fort drôle d’idée. Je m’efforçai de lui en donner une autre.

    Ce n’est que dans un passage plus tardif des Mémoires que Berlioz explique l’allusion:

[...] Le prince de Metternich me dit un jour à Vienne :
« — C’est vous, monsieur, qui composez de la musique pour cinq cents musiciens ? »
Ce à quoi je répondis :
« — Pas toujours, monseigneur, j’en fais quelquefois pour quatre cent cinquante. »
Le Palais Metternich
Palais Metternich

(Image plus grande)

Page Berlioz à Vienne créée le 1er juin 2006, augmentée le 1er décembre 2014. Révision le 1er avril 2024.

    Nous remercions notre ami Pepijn van Doesburg pour plusieurs informations historiques et des photographies de monuments se rapportant à Berlioz à Vienne, et au professeur Stelzel qui nous a envoyé des photocopies des articles originaux en allemand de la presse viennoise de 1845-1846.

© (sauf indication contraire) Michel Austin et Monir Tayeb pour le texte; Pepijn van Doesburg pour les photos.

 Berlioz et la presse viennoise, 1845-1846
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