Par
HECTOR BERLIOZ
SIXIÈME SOIRÉE.
ÉTUDE ASTRONOMIQUE,
révolution du Ténor autour du public. —
VEXATION de Kleiner le jeune.
On joue un opéra allemand moderne très plat.
Conversation générale. « Dieu de Dieu ! s’écrie Kleiner le jeune, en entrant à l’orchestre ; comment tenir à de telles vexations ! Ce n’est pas assez d’avoir un semblable ouvrage à endurer, il faut encore qu’il soit chanté par cet infernal Ténor ! Quelle voix ! quel style ! quel musicien et quelles prétentions ! — Tais-toi, misanthrope ! réplique Dervinck, le premier hautbois, tu finiras par devenir aussi sauvage que ton frère dont tu as tous les goûts, toutes les idées. Ne sais-tu donc pas que le Ténor est un être à part, qui a le droit de vie et de mort sur les œuvres qu’il chante, sur les compositeurs, et, par conséquent, sur les pauvres diables de musiciens tels que nous ? Ce n’est pas un habitant du monde, c’est un monde lui-même. Bien plus, les dilettanti vont jusqu’à le diviniser ; et il se prend si bien pour un Dieu, qu’il parle à tout instant de ses créations. Et tiens, vois dans cette brochure qui m’arrive de Paris comment ce monde lumineux fait sa révolution autour du public. Toi qui étudies toujours le Cosmos de Humboldt, tu comprendras ce phénomène. — Lis-nous cela, petit Kleiner, disent la plupart des musiciens ; si tu lis bien, nous te ferons apporter une bavaroise au lait. — Sérieusement ? — Sérieusement. — Je le veux bien.
AUTOUR DU PUBLIC.
AVANT L’AURORE.
Le Ténor obscur est entre les mains d’un professeur habile, plein de science, de patience, de sentiment et de goût, qui fait de lui d’abord un lecteur consommé, un bon harmoniste, qui lui donne une méthode large et pure, l’initie aux beautés des chefs-d’œuvre de l’art, et le façonne enfin au grand style du chant. A peine a-t-il entrevu la puissance d’émotion dont il est doué, le Ténor aspire au trône ; il veut, malgré son maître, débuter et régner : sa voix, cependant, n’est pas encore formée. Un théâtre de second ordre lui ouvre ses portes ; il débute, il est sifflé. Indigné de cet outrage, le Ténor rompt à l’amiable son engagement, et, le cœur plein de mépris pour ses compatriotes, part au plus vite pour l’Italie.
Il trouve, pour y débuter, de terribles obstacles, qu’il renverse à la fin ; on l’accueille assez bien. Sa voix se transforme, devient pleine, forte, mordante, propre à l’expression des passions vives autant qu’à celle des sentiments les plus doux ; le timbre de cette voix gagne peu à peu en pureté, en fraîcheur, en candeur délicieuse ; et ces qualités constituent enfin un talent de premier ordre, dont l’influence est irrésistible. Le succès vient. Les directeurs italiens, qui entendent les affaires, vendent, rachètent, revendent le pauvre Ténor, dont les modestes appointements restent toujours les mêmes, bien qu’il enrichisse deux ou trois théâtres par an. On l’exploite, on le pressure de mille façons, et tant et tant, qu’à la fin sa pensée se reporte vers la patrie. Il lui pardonne, il avoue même qu’elle a eu raison d’être sévère pour ses premiers débuts. Il sait que le directeur de l’Opéra de Paris a l’œil sur lui. On lui fait de sa part des propositions qui sont acceptées ; il repasse les Alpes.
LEVER HÉLIAQUE.
Le Ténor débute de nouveau, mais à l’Opéra cette fois et devant un public prévenu en sa faveur par ses triomphes d’Italie.
Des exclamations de surprise et de plaisir accueillent sa première mélodie ; dès ce moment son succès est décidé. Ce n’est pourtant que le prélude des émotions qu’il doit exciter avant la fin de la soirée. On a admiré dans ce passage la sensibilité et la méthode unies à un organe d’une douceur enchanteresse ; restent à connaître les accents dramatiques, les cris de la passion. Un morceau se présente, où l’audacieux artiste lance à voix de poitrine, en accentuant chaque syllabe, plusieurs notes aiguës, avec une force de vibration, une expression de douleur déchirante et une beauté de sons dont rien jusqu’alors n’avait donné une idée. Un silence de stupeur règne dans la salle, toutes les respirations sont suspendues, l’étonnement et l’admiration se confondent dans un sentiment presque semblable à la crainte ; et dans le fait, on peut en avoir pour la fin de cette période inouïe ; mais quand elle s’est terminée triomphante, on juge des transports de l’auditoire...
Nous voici au troisième acte. C’est un orphelin qui vient revoir la chaumière de son père ; son cœur, d’ailleurs rempli d’un amour sans espoir, tous ses sens agités par les scènes de sang et de carnage que la guerre vient de mettre sous ses yeux, succombent accablés sous le poids du plus désolant contraste. Son père est mort ; la chaumière est déserte ; tout est calme et silencieux ; c’est la paix, c’est la tombe. Et le sein sur lequel il lui serait si doux, en un pareil moment, de répandre les pleurs de la piété filiale, ce cœur auprès duquel seul le sien pourrait battre avec moins de douleur, l’infini l’en sépare... Elle ne sera jamais à lui... La situation est poignante et dignement rendue par le compositeur. Ici, le chanteur s’élève à une hauteur à laquelle on ne l’eût jamais cru capable d’atteindre ; il est sublime. Alors, de deux mille poitrines haletantes, s’élance une de ces acclamations que l’artiste entend deux ou trois fois dans sa vie, et qui suffisent à payer de longs et rudes travaux.
Puis les bouquets, les couronnes, les rappels ; et le surlendemain, la presse débordant d’enthousiasme et lançant le nom du radieux Ténor aux échos de tous les points du globe où la civilisation a pénétré.
C’est alors, si j’étais moraliste, qu’il me prendrait fantaisie d’adresser au triomphateur une homélie, dans le genre du discours que fit don Quichotte à Sancho, au moment où le digne écuyer allait prendre possession de son gouvernement de Barataria :
« Vous voilà parvenu, lui dirais-je. Dans quelques semaines vous serez célèbre ; vous aurez de forts applaudissements et d’interminables appointements. Les auteurs vous courtiseront, les directeurs ne vous feront plus attendre dans leur antichambre, et si vous leur écrivez, ils vous répondront. Des femmes, que vous ne connaissez pas, parleront de vous comme d’un protégé ou d’un ami intime. On vous dédiera des livres en prose et en vers. Au lieu de cent sous, vous serez obligé de donner cent francs à votre portier le jour de l’an. On vous dispensera du service de la garde nationale. Vous aurez des congés de temps en temps, pendant lesquels les villes de province s’arracheront vos représentations. On couvrira vos pieds de fleurs et de sonnets. Vous chanterez aux soirées du préfet, et la femme du maire vous enverra des abricots. Vous êtes sur le seuil de l’Olympe, enfin ; car si les Italiens appellent les cantatrices dive (déesses), il est bien évident que les grands chanteurs sont des dieux. Eh bien ! puisque vous voilà passé dieu, soyez bon diable malgré tout ; ne méprisez pas trop les gens qui vous donneront de sages avis.
» Rappelez-vous que la voix est un instrument fragile, qui s’altère ou se brise en un instant, souvent sans cause connue ; qu’un accident pareil suffit pour précipiter de son trône élevé le plus grand des dieux, et le réduire à l’état d’homme, et à moins encore quelquefois.
» Ne soyez pas trop dur pour les pauvres compositeurs.
» Quand, du haut de votre élégant cabriolet, vous apercevrez dans la rue, à pied, Meyerbeer, Spontini, Halévy ou Auber, ne les saluez pas d’un petit signe d’amitié protectrice, dont ils riraient de pitié et dont les passants s’indigneraient comme d’une suprême impertinence. N’oubliez pas que plusieurs de leurs ouvrages seront admirés et pleins de vie, quand le souvenir de votre ut de poitrine aura disparu à tout jamais.
» Si vous faites de nouveau le voyage d’Italie, n’allez pas vous y engouer de quelque médiocre tisseur de cavatines, le donner, à votre retour, pour un auteur classique, et nous dire d’un air impartial que Beethoven avait aussi du talent ; car il n’y a pas de dieu qui échappe au ridicule.
» Quand vous accepterez de nouveaux rôles, ne vous permettez pas d’y rien changer à la représentation, sans l’assentiment de l’auteur. Car sachez qu’une seule note ajoutée, retranchée ou transposée, peut aplatir une mélodie et en dénaturer l’expression. D’ailleurs, c’est un droit qui ne saurait en aucun cas être le vôtre. Modifier la musique qu’on chante ou le livre qu’on traduit, sans en rien dire à celui qui ne l’écrivit qu’avec beaucoup de réflexion, c’est commettre un indigne abus de confiance. Les gens qui empruntent sans prévenir sont appelés voleurs, les interprètes infidèles sont des calomniateurs et des assassins.
» Si d’aventure, il vous arrive un émule dont la voix ait plus de mordant et de force que la vôtre, n’allez pas, dans un duo, jouer aux poumons avec lui, et soyez sûr qu’il ne faut pas lutter contre le pot de fer, même quand on est un vase de porcelaine de la Chine. Dans vos tournées départementales, gardez-vous aussi de dire aux provinciaux, en parlant de l’Opéra et de sa troupe chorale et instrumentale : Mon théâtre, mes chœurs, mon orchestre. Les provinciaux n’aiment pas plus que les Parisiens qu’on les prenne pour des niais ; ils savent fort bien que vous appartenez au théâtre, mais que le théâtre n’est pas à vous, et ils trouveraient la fatuité de votre langage d’un grotesque parfait.
» Maintenant, ami Sancho, reçois ma bénédiction ; va gouverner Barataria ; c’est une île assez basse, mais la plus fertile peut-être qu’il y ait en terre ferme. Ton peuple est fort médiocrement civilisé ; encourage l’instruction publique ; que dans deux ans on ne se méfie plus, comme de sorciers maudits, des gens qui savent lire ; ne t’abuse pas sur les louanges de ceux à qui tu permettras de s’asseoir à ta table ; oublie tes damnés proverbes ; ne te trouble point quand tu auras un discours important à prononcer ; ne manque jamais à ta parole ; que ceux qui te confieront leurs intérêts puissent être assurés que tu ne les trahiras pas ; et que ta voix soit juste pour tout le monde ! »
LE TÉNOR AU ZÉNITH.
Il a cent mille francs d’appointements et un mois de congé. Après son premier rôle, qui lui valut un éclatant succès, le Ténor en essaie quelques autres avec des fortunes diverses. Il en accepte même de nouveaux, qu’il abandonne après trois ou quatre représentations s’il n’y excelle pas autant que dans les rôles anciens. Il peut briser ainsi la carrière d’un compositeur, anéantir un chef-d’œuvre, ruiner un éditeur et faire un tort énorme au théâtre. Ces considérations n’existent pas pour lui. Il ne voit dans l’art que de l’or et des couronnes ; et le moyen le plus propre à les obtenir promptement est pour lui le seul qu’il faille employer.
Il a remarqué que certaines formules mélodiques, certaines vocalisations, certains ornements, certains éclats de voix, certaines terminaisons banales, certains rhythmes ignobles, avaient la propriété d’exciter instantanément des applaudissements tels quels : cette raison lui semble plus que suffisante pour en désirer l’emploi, pour l’exiger même dans ses rôles, en dépit de tout respect pour l’expression, l’originalité, la dignité du style, et pour se montrer hostile aux productions d’une nature indépendante et élevée. Il connaît l’effet des vieux moyens qu’il emploie habituellement, il ignore celui des moyens nouveaux qu’on lui propose, et, ne se considérant point comme un interprète désintéressé dans la question, dans le doute, il s’abstient autant qu’il est en lui. Déjà la faiblesse de quelques compositeurs, en donnant satisfaction à ses exigences, lui fait rêver l’introduction, dans nos théâtres, des mœurs musicales de l’Italie. Vainement on lui dit :
« Le maître, c’est le Maître ; ce nom n’a pas injustement été donné au compositeur ; c’est sa pensée qui doit agir entière et libre sur l’auditeur, par l’intermédiaire du chanteur ; c’est lui qui dispense la lumière et projette les ombres ; c’est lui qui est le roi et répond de ses actes ; il propose et dispose ; ses ministres ne doivent avoir d’autre but, ambitionner d’autres mérites que ceux de bien concevoir ses plans, et, en se plaçant exactement à son point de vue, d’en assurer la réalisation. »
(Ici tout l’auditoire du lecteur, s’écrie : « Bravo ! » et s’oublie jusqu’à applaudir. Le Ténor du théâtre, qui, en ce moment, criait plus faux que de coutume, prend ces applaudissements pour lui, et jette un regard satisfait sur l’orchestre ... ) Le lecteur continue :
Le Ténor n’écoute rien ; il lui faut des vociférations en style de tambour-major, traînant depuis dix ans sur tous les théâtres ultramontains, des thèmes communs entrecoupés de repos, pendant lesquels il peut s’écouter applaudir, s’essuyer le front, rajuster ses cheveux, tousser, avaler une pastille de sucre d’orge. Ou bien, il exige de folles vocalises, mélées d’accents de menace, de fureur, de gaieté, de tendresse, diaprées de notes basses, de sons aigus, de gazouillements de colibri, de cris de pintade, de fusées, d’arpéges, de trilles. Quels que soient le sens des paroles, le caractère du personnage, la situation, il se permet de presser ou de ralentir le mouvement, d’ajouter des gammes dans tous les sens, des broderies de toutes les espèces, des ah ! des oh ! qui donnent à la phrase un sens grotesque ; il s’arrête sur les syllabes brèves, court sur les longues, détruit les élisions, met des h aspirées où il n’y en a pas, respire au milieu d’un mot. Rien ne le choque plus ; tout va bien, pourvu que cela favorise l’émission d’une de ses notes favorites. Une absurdité de plus ou de moins serait-elle remarquée en si belle compagnie ! L’orchestre ne dit rien ou ne dit que ce qu’il veut ; le Ténor domine, écrase tout ; il parcourt le théâtre d’un air triomphant ; son panache étincelle de joie sur sa tête superbe ; c’est un roi, c’est un héros, c’est un demi-dieu, c’est un dieu ! Seulement on ne peut découvrir s’il pleure ou s’il rit, s’il est amoureux ou furieux ; il n’y a plus de mélodie, plus d’expression, plus de sens commun, plus de drame, plus de musique ; il y a émission de voix, et c’est là l’important ; voilà la grande affaire ; il va au théâtre courre le public, comme on va au bois courre le cerf. Allons donc ! ferme ! donnons de la voix ! Tayaut ! tayaut ! faisons curée de l’art.
Bientôt l’exemple de cette fortune vocale rend l’exploitation du théâtre impossible ; il éveille et entretient chez toutes les médiocrités chantantes des espérances et des ambitions folles. « Le premier Ténor a cent mille francs, pourquoi, dit le second, n’en aurais-je pas quatre-vingt mille ? — Et moi, cinquante mille ? réplique le troisième. »
Le directeur, pour alimenter ces orgueils béants, pour combler ces abîmes, a beau rogner sur les masses, déconsidérer et détruire l’orchestre et les chœurs, en donnant aux artistes qui les composent des appointements de portiers ; peines perdues, sacrifices inutiles ; et un jour que, voulant se rendre un compte exact de sa situation, il essaie de comparer l’énormité du salaire avec la tâche du chanteur, il arrive en frémissant à ce curieux résultat :
Le premier Ténor, aux appointements de 100,000 francs, jouant à peu près sept fois par mois, figure en conséquence dans quatre-vingt-quatre représentations par an, et touche un peu plus de 1,100 francs par soirée. Maintenant, en supposant un rôle composé de onze cents notes ou syllables, ce sera 1 fr. par syllabe.
Ainsi, dans Guillaume Tell
Ma (1 fr.) présence (3 fr.) pour vous est peut-être un outrage (9 fr.)
Mathilde (3 fr.) mes pas indiscrets (cent sous)
Ont osé jusqu’à vous se frayer un passage ! (13 fr.)
Total, 34 francs. — Vous parlez d’or, monseigneur !
Étant donnée une prima donna aux misérables appointements de 40,000 francs, la réponse de Mathilde revient nécessairement à meilleur compte (style du commerce), chacune de ses syllabes n’allant que dans les prix de huit sous ; mais c’est encore assez joli.
On pardonne aisément (2 fr. 40 c.) des torts (16 s.) que l’on partage (2 fr.)
Arnold (16 s.) je (8 s.) vous attendais (32 s.)
Total, 8 francs.
Puis il paye, il paye encore, il paye toujours ; il paye tant, qu’un beau jour il ne paye plus, et se voit forcé de fermer son théâtre. Comme ses confrères ne sont pas dans une situation beaucoup plus florissante, quelques-uns des immortels doivent alors se résigner à donner des leçons de solfége (ceux qui le savent), ou à chanter sur les places publiques avec une guitare, quatre bouts de chandelle et un tapis vert.
LE SOLEIL SE COUCHE,
CIEL ORAGEUX.
Le Ténor s’en va ; sa voix ne peut plus ni monter ni descendre. Il doit décapiter toutes les phrases et ne chanter que dans le médium. Il fait un ravage affreux dans les anciennes partitions, et impose une insupportable monotonie pour condition d’existence aux nouvelles. Il désole ses admirateurs.
Les compositeurs, les poëtes, les peintres, qui ont perdu le sentiment du beau et du vrai, que le vulgarisme ne choque plus, qui n’ont plus même la force de pourchasser les idées qui les fuient, qui se complaisent seulement à tendre des piéges sous les pas de leurs rivaux dont la vie est active et florissante, ceux-là sont morts et bien morts. Pourtant ils croient toujours vivre, une heureuse illusion les soutient, ils prennent l’épuisement pour de la fatigue, l’impuissance pour de la modération. Mais la perte d’un organe ! qui pourrait s’abuser sur un tel malheur ? quand cette perte surtout détruit une voix merveilleuse par son étendue, sa force, la beauté de ses accents, les nuances de son timbre, son expression dramatique et sa parfaite pureté ! Ah ! je me suis senti quelquefois ému d’une profonde pitié pour ces pauvres chanteurs, et plein d’une grande indulgence pour les caprices, les vanités, les exigences, les ambitions démesurées, les prétentions exorbitantes et les ridicules infinis de quelques-uns d’entre eux. Ils ne vivent qu’un jour et meurent tout entiers. C’est à peine si le nom des plus célèbres surnage ; et encore, c’est à l’illustration des maîtres dont ils furent les interprètes, trop souvent infidèles, qu’ils doivent, ceux-là, d’être sauvés de l’oubli. Nous connaissons Cafforiello, parce qu’il chanta à Naples dans le Tito de Gluck ; le souvenir de mesdames Saint-Huberti et Branchu s’est conservé en France, parce qu’elles ont créé les rôles de Didon, de la Vestale, d’Iphigénie en Tauride, etc. Qui de nous eût entendu parler de la diva Faustina, sans Marcello qui fut son maître, et sans Rasse qui l’épousa ? Pardonnons-leur donc, à ces dieux mortels, de faire leur Olympe aussi brillant que possible, d’imposer aux héros de l’art de longues et rudes épreuves, et de ne pouvoir être apaisés que par des sacrifices d’idées.
Il est si cruel pour eux de voir l’astre de la gloire et de la fortune descendre incessamment à l’horizon. Quelle douloureuse fête que celle d’une dernière représentation ! Comme le grand artiste doit avoir le cœur navré en parcourant et la scène et les secrets réduits de ce théâtre, dont il fut longtemps le génie tutélaire, le roi, le souverain absolu ! En s’habillant dans sa loge, il se dit : « Je n’y rentrerai plus ; ce casque, ombragé d’un brillant panache, n’ornera plus ma tête ; cette mystérieuse cassette ne s’ouvrira plus pour recevoir les billets parfumés des belles enthousiastes. » On frappe, c’est l’avertisseur qui vient lui annoncer le commencement de la pièce. « Eh bien ! mon pauvre garçon, te voilà donc pour toujours à l’abri de ma mauvaise humeur ! Plus d’injures, plus de bourrades à craindre. Tu ne viendras plus me dire : « Monsieur, l’ouverture commence ! Monsieur, la toile est levée ! Monsieur, la première scène est finie ! Monsieur, voilà votre entrée ! Monsieur, on vous attend ! » Hélas ! non ; c’est moi qui te dirai maintenant : « Santiquet, efface mon nom qui est encore sur cette porte ; Santiquet, va porter ces fleurs à Fanny ; vas-y tout de suite, elle n’en voudrait plus demain ; Santiquet, bois ce verre de vin de Madère et emporte la bouteille ; tu n’auras plus besoin de faire la chasse aux enfants de chœur pour la défendre ; Santiquet, fais-moi un paquet de ces vieilles couronnes, enlève mon petit piano, éteins ma lampe et ferme ma loge, tout est fini. »
Le virtuose entre dans les coulisses sous le poids de ces tristes pensées ; il rencontre le second Ténor, son ennemi intime, sa doublure, qui pleure aux éclats en dehors et rit aux larmes en dedans.
— Eh bien ! mon vieux, lui dit le demi-dieu d’une voix dolente, tu vas donc nous quitter ? Mais quel triomphe t’attend ce soir ! C’est une belle soirée !
— Oui, pour toi, répond le chef d’emploi d’un air sombre. Et lui tournant le dos :
— Delphine, dit-il à une jolie petite danseuse à qui il permettait de l’adorer, donne-moi ma bonbonnière !
— Oh ! ma bonbonnière est vide, répond la folâtre en pirouettant, j’ai donné tout à Victor.
Et cependant il faut étouffer son chagrin, son désespoir, sa rage : il faut sourire, il faut chanter. Le virtuose paraît en scène ; il joue pour la dernière fois ce drame dont il fit le succès, ce rôle qu’il a créé ; il jette un dernier coup d’œil sur ces décors qui réfléchirent sa gloire, qui retentirent tant de fois de ses accents de tendresse, de ses élans de passion, sur le lac aux bords duquel il attendit Mathilde, sur ce Grütly, d’où il cria : Liberté ! sur ce pâle soleil que depuis tant d’années il voyait se lever à neuf heures du soir. Et il voudrait pleurer, pleurer à sanglots ; mais la réplique est donnée, il ne faut pas que la voix tremble, ni que les muscles du visage expriment d’autre émotion que celle du rôle : le public est là ; des milliers de mains sont disposées à t’applaudir, mon pauvre dieu ; et si elles restaient immobiles, oh ! alors, tu reconnaîtrais que les douleurs intimes que tu viens de sentir et d’étouffer ne sont rien auprès de l’affreux déchirement causé par la froideur du public en pareille circonstance ; le public, autrefois ton esclave, aujourd’hui ton maître, ton empereur ! Allons, incline-toi, il t’applaudit... Moriturus salutat.
Et il chante, et par un effort surhumain, retrouvant sa voix et sa verve juvéniles, il excite des transports jusqu’alors inconnus ; on couvre la scène de fleurs comme une tombe à demi fermée. Palpitant de mille sensations contraires, il se retire à pas lents ; on veut le voir encore ; on l’appelle à grands cris. Quelle angoisse douce et cruelle pour lui, dans cette dernière clameur de l’enthousiasme ! et qu’on doit bien lui pardonner s’il en prolonge un peu la durée ! C’est sa dernière joie, c’est sa gloire, son amour, son génie, sa vie, qui frémissent en s’éteignant à la fois. Viens donc, pauvre grand artiste, météore brillant au terme de ta course, viens entendre l’expression suprême de nos affections admiratives et de notre reconnaissance pour les jouissances que nous t’avons dues si longtemps ; viens et savoure-les, et sois heureux et fier ; tu te souviendras de cette heure toujours, et nous l’aurons oubliée demain. Il s’avance haletant, le cœur gonflé de larmes ; une vaste acclamation éclate à son aspect ; le peuple bat des mains, l’appelle des noms les plus beaux et les plus chers ; César le couronne. Mais la toile s’abaisse enfin, comme le froid et lourd couteau des supplices ; un abîme sépare le triomphateur de son char de triomphe, abîme infranchissable et creusé par le temps. Tout est consommé ! le dieu n’est plus ! . .
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Nuit profonde
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Nuit éternelle
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— Convenons que voici un portrait peu flatté, mais prodigieusement ressemblant, du dieu-chanteur ! s’écrie Corsino. La brochure est-elle signée ? — Non. — L’auteur ne peut être qu’un musicien ; il est amer, mais vrai ; et encore on voit qu’il contient sa colère.
« Tenons notre promesse maintenant. Le petit Kleiner s’est bien acquitté de sa tâche ; il doit être enroué. — Oui, et je suis en outre altéré et gelé. — Carlo ! — Monsieur ? — Va chercher, pour M. Kleiner, une bavaroise au lait bien chaude. — J’y cours, monsieur. » (Le garçon d’orchestre sort.) Dimski prenant la parole : « Il faut rendre justice aux instrumentistes ; malgré quelques exceptions que l’on pourrait citer, ils sont bien plus fidèles que les chanteurs, bien plus respectueux pour les maîtres, bien mieux dans leur rôle, et par conséquent bien plus près de la vérité. Que dirait-on si, dans un quatuor de Beethoven, par exemple, le premier violon s’avisait de désarticuler ainsi ses phrases, d’en changer la disposition rhythmique et l’accentuation ? On dirait que le quatuor est impossible ou absurde, et on aurait raison.
» Pourtant ce premier violon est quelquefois joué par des virtuoses d’une réputation et d’un talent immenses, qui doivent se croire, en musique, des hommes souverainement intelligents, qui le sont en effet beaucoup plus que tous les dieux du chant ; et c’est justement pour cela qu’ils se gardent de ce travers. »
(Le garçon d’orchestre revenant) : « Messieurs, il est trop tard, il n’y a plus de bavaroises au lait ! » (Rire général). (Kleiner cassant sur son pupitre l’archet de son violoncelle) : « Décidément, c’est une vexation spéciale prédestinée à ma famille ! Et voilà un excellent archet brisé ! Allons !... je boirai de l’eau... N’y pensons plus ! »
La toile tombe.
On ne rappelle pas le Ténor ; on applaudit à peine son dernier cri. Scène de rage et de désespoir au post-scenium. Le demi-dieu s’arrache les cheveux. Les musiciens en passant près de lui haussent les épaules, et s’éloignent.