Par
HECTOR BERLIOZ
XXI.
A MM.
DE L’INSTITUT
11 septembre 1861.
Messieurs et chers confrères,
Vous pensez que le récit de ce que je fais à Bade en ce moment pourra intéresser l’auditoire d’une séance publique de l’Institut. Je ne partage pas votre opinion ; mais, puisque vous le voulez, je me résigne et je vous écris.
N’imaginez pas pourtant que je me fourvoie au point de paraphraser tant de descriptions de Bade, faites avec un si rare talent par MM. Eugène Guinot, Achard et quelques autres écrivains. Non, je parlerai de musique, de géologie, de zoologie, de ruines, de palais splendides, de philosophie, de morale ; nous évoquerons l’antiquité, le moyen âge ; nous examinerons le temps présent ; je citerai l’Apocalypse, et Homère, et Shakspeare, peut-être M. Paul de Kock ; je critiquerai çà et là, par habitude ; je désapprouverai même quelques-unes de vos approbations, et vous serez obligés néanmoins de tout entendre. Vous l’aurez voulu.
Que de choses dans un menuet ! disait le grand Vestris. Que de choses dans une lettre ! allez-vous dire. Rassurez-vous, ma lettre sera peut-être fort convenable, claire et nette comme une lettre de faire-part. Cela va dépendre de ma santé, qui est détestable, et des caprices de ma névralgie. Je lâche ce mot à dessein, afin que vous puissiez dire, quand je serai par trop ennuyeux : — C’est sa névralgie !
En effet, beaucoup de gens sont dépourvus d’esprit et de bon sens quand ils se portent bien ; pour moi c’est tout le contraire, et mon défaut d’esprit n’est jamais si évident que dans l’état de maladie. Je suis de la seconde catégorie ; trop heureux de me figurer que je n’appartiens pas à la troisième, à celle des gens qui n’ont pas le sens commun dans tous les cas.
Ce que je fais à Bade ?... J’y fais de la musique ; chose qui m’est absolument interdite à Paris, faute d’une bonne salle, faute d’argent pour payer les répétitions, faute de temps pour les bien faire, faute de public, faute de tout.
M. Bénazet, qui, pendant cinq mois, est le véritable souverain de Bade, et qui exerce sa souveraineté pour la plus grande gloire de l’art et le bonheur des artistes, me tint, il y a huit ans, à peu près ce langage : « Mon cher monsieur, je donne beaucoup de concerts dans les petits salons du palais de la Conversation. Tous les pianistes du monde y viennent successivement, et plusieurs y viennent simultanément, faire leurs exercices. On y entend les plus grands artistes et les virtuoses les plus excentriques ; on y voit des violonistes jouer de la flûte, des flûtistes jouer du violon, des basses chanter en voix de soprano, des soprani chanter en voix de basse ; on y entend même des chanteurs qui ne se servent d’aucune espèce de voix. Ce sont donc, en somme, de beaux concerts. Pourtant, quoiqu’on prétende que le mieux est ennemi du bien, j’ambitionne le mieux. Voulez-vous venir à Bade organiser annuellement un grand concert festival ? Je mettrai à votre disposition tout ce que vous demanderez en chanteurs et en instrumentistes, pour former un ensemble en rapport avec les dimensions de la grande salle du palais de la Conversation, et surtout en rapport avec le style des œuvres que vous ferez exécuter. Vous composerez vos programmes, vous désignerez les jours de répétition ; s’il nous manque certains artistes spéciaux dont le concours soit nécessaire, faites-les venir, promettez-leur de ma part ce qu’ils demanderont, j’ai confiance en vous, je ne me mêlerai de rien... que de payer ! — O Richard, ô mon roi ! m’écriai-je éperdu, en entendant ces sublimes paroles. Quoi ! il y a un souverain capable de cela ? Quoi ! vous me laisserez faire ? Vous choisissez un musicien pour diriger une institution musicale, une entreprise musicale, une fête musicale ! Vous abandonnez les errements de toute l’Europe ! Vous ne prenez pas pour directeur de concerts un capitaine de vaisseau, un colonel de cavalerie, un avocat, un orfèvre ? Il est donc vrai ; Dieu a dit : Que la lumière soit ! et la lumière... est. Voilà le renversement des usages les plus sacrés. Vous êtes un ultra-romantique, on va crier haro ! sur vous. On cassera vos vitres ! Vous allez être horriblement compromis ; les autres souverains retireront leurs ambassadeurs. — N’importe, répliqua M. Bénazet ; dût le concert européen en être bouleversé, j’y suis résolu, c’est entendu ! Je compte sur vous. »
Depuis ce temps, tous les ans, à l’approche du mois d’août, une certaine inquiétude que je ressens dans le bras droit m’annonce que je vais bientôt avoir un orchestre à conduire. Aussitôt je m’occupe du programme, s’il n’est pas (ce qui arrive presque toujours) composé dès la saison précédente. Il me reste alors seulement à m’entendre avec les dieux et les déesses du chant engagés pour le festival, sur le choix de leurs morceaux. Quant à désigner moi-même ce qu’ils devront chanter, je m’en garde, je sais trop le respect que les simples mortels doivent aux divinités. Au bout de six semaines on parvient, en général, à découvrir qu’on ne peut pas s’entendre, les cantatrices surtout ayant pour habitude de changer dix fois d’avis avant le moment du concert.
A l’heure qu’il est, pour le festival qui aura lieu dans quelques jours, je ne sais pas encore quel duo le ténor et la prima donna chanteront ; il y a trois mois que je les supplie de me l’indiquer.
Pour l’air du ténor seulement, nous nous sommes entendus tout de suite. C’est un air admirable que la modestie d’un de nos confrères ne me permet pas de désigner autrement.
Je saisis cette occasion, messieurs, pour vous adresser une question. Vous avez, m’a-t-on dit, approuvé dernièrement un ouvrage sur l’art du chant dont l’auteur, homme de talent et d’esprit, par malheur, déclare que c’est non seulement le droit, mais le devoir du chanteur de broder les airs d’expression, d’en changer à son gré certains passages, de les modifier de cent façons, de se poser en collaborateur du compositeur et de venir en aide à son insuffisance. Que croyez-vous que ferait le musicien auteur de ce bel air, dites-le-moi franchement, si, mettant en pratique cette incroyable théorie, un ténor s’avisait, en le chantant devant lui, d’en dénaturer toutes les phrases dont l’expression est si absolument vraie, le sentiment si profond, le style mélodique si naturel ? De quelle façon ses entrailles de père seraient-elles émues, si le traditore s’avisait d’ajouter seulement des apoggiatures au passage sublime où respirent à la fois la candeur, l’innocence, une grâce ingénue et la terreur naïve de la mort ?
Il n’est pas partisan du suicide, je le sais, mais s’il avait un pistolet à la main, à coup sûr il lui brûlerait la cervelle.
Soyez tranquilles, cela n’arrivera pas à Bade. Mon ténor est un artiste sérieux ; il ne rêva jamais de monstruosités pareilles. D’ailleurs je serai là, et s’il était assez abandonné de son ange gardien pour commettre à la répétition générale un tel crime de lèse-majesté de l’art et du génie, je dirais aussitôt à l’orchestre ce que je lui ai dit une fois à Londres, en semblable circonstance : « Messieurs, quand nous en serons à ce passage, regardez-moi bien ; si le chanteur ose le défigurer comme il vient de le faire, je vous ferai signe de vous arrêter court ; je vous défends de jouer, il chantera sans accompagnement. »
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Et vous approuveriez de pareilles incartades et la théorie qui les consacre !... Vous !... quand vous mourriez pour revenir ensuite me l’affirmer avec une voix d’outre-tombe, je ne le croirais pas.
Et tenez, voici une jolie anecdote qui se rattache au sujet par tous les points. Elle est vraie ; j’en prends à témoin un autre de nos confrères qui y figure comme victime d’un virtuose. Il s’agit ici d’un traditore instrumentiste. Car nous autres compositeurs nous avons la chance d’être assassinés par tout le monde, par les chanteurs sans talent, par les méchants virtuoses, par les mauvais orchestres, par les choristes sans voix, par les chefs d’orchestre incapables, lymphatiques ou bilieux, par les machinistes, par les metteurs en scène, par les copistes, par les graveurs, par les marchands de cordes, par les fabricants d’instruments, par les architectes qui construisent les salles, enfin par les claqueurs qui nous applaudissent. Tellement que jamais, depuis qu’on exécute en France le Don Juan de Mozart, il n’a été possible d’entendre la belle phrase instrumentale qui termine le trio des masques ; elle est toujours couverte par les applaudissements.
En Allemagne, les applaudisseurs (il n’y a pas dans ce pays-là de claqueurs de profession) sont plus avisés ; ils n’applaudissent point ainsi à tort et à travers ; ils écoutent d’abord. Je me souviens d’avoir assisté à Francfort à une représentation de Fidelio pendant laquelle le public ne donna pas une marque d’approbation. Arrivé là avec mes idées et mes habitudes parisiennes, je m’indignais. Mais, après le dernier accord du dernier acte, toute la salle se leva et salua l’œuvre de Beethoven d’une foudroyante salve d’applaudissements. A la bonne heure ! mais il était temps. Je me trompe : il était temps, mais à la bonne heure !
Que vous disais-je ? O névralgie ! m’y voilà. Il s’agit d’une anecdote sur ces virtuoses brigands qui égorgent les grands compositeurs. Celui de mon histoire fit bien pis, il égorgea un membre de l’Institut ! Je vous vois frémir. Voici le fait :
Il y a cinq ans, on donnait à Bade un nouvel et charmant opéra composé exprès pour la saison, intitulé le Sylphe. On avait fait venir un harpiste de Paris pour accompagner dans l’orchestre un morceau de chant très-important. Persuadé qu’un homme de sa valeur se devait de faire parler de lui en Allemagne, puisqu’il avait daigné y venir, et que l’auteur de l’opéra ne voudrait pas écrire pour la harpe un solo que l’action du drame lyrique ne comportait pas, notre homme se servit lui-même ; il écrivit clandestinement un petit concerto de harpe, et le soir de la première représentation du Sylphe, au moment où, après la ritournelle de l’orchestre, la cantatrice se disposait à commencer son air, le virtuose, profitant d’un moment de silence, se mit tranquillement à exécuter son concerto, au grand ébahissement du chef d’orchestre, de tous les musiciens, de la cantatrice et du malheureux compositeur, qui, suant d’anxiété et d’indignation, croyait faire un mauvais rêve. J’y étais. L’auteur est philosophe, il n’a pas perdu du coup trop de son embonpoint ; mais j’en ai maigri pour lui. Dites, messieurs, approuvez-vous aussi le concerto de harpe et la collaboration forcée des virtuoses et des compositeurs ?
Je dois dire encore que ce même harpiste, quelques jours auparavant, avait fait partie de l’orchestre du festival ; il était placé tout près de moi. Le voyant cesser de jouer dans un tutti : « Pourquoi ne jouez-vous pas ? lui dis-je. — C’est inutile, on ne pourrait m’entendre. » Il n’admettait pas qu’il fût utile à l’ensemble ni convenable pour lui de jouer quand sa harpe ne pouvait se faire remarquer parmi les autres instruments. De sorte que si cette doctrine était en vigueur, à chaque instant, presque toujours, dans les ensembles, la seconde flûte, le second hautbois, la seconde clarinette, les troisième et quatrième cors, et tous les altos auraient raison de s’abstenir... Ai-je besoin de vous dire que ce noble ambitieux n’a pas remis et ne remettra jamais le pied dans un orchestre placé sous ma direction ?
Ce système de suppressions est assez rarement pratiqué ; celui des additions, au contraire, est fort répandu. Rendons-en les désastres plus frappants en le supposant appliqué à la littérature.
Il y a des gens qui récitent en public des fragments de poésie et les mettent plus ou moins en relief par leur manière de les dire ; la plupart du temps ils se font applaudir en outrant leur diction, en exagérant les accents, en soulignant les mots, en prononçant avec emphase les expressions simples, etc. Que l’un d’eux, en récitant la fable de La Fontaine, la Mort et le Mourant, ait l’idée d’y introduire des vers de sa façon pour obtenir plus d’effet, il se peut, il faut malheureusement le reconnaître, qu’il y ait des esprits assez mal faits pour l’absoudre de cette insolence et pour trouver même très-ingénieuse l’addition de ses vers à ceux de l’immortel fabuliste. Qu’il dise ainsi :
La mort ne surprend point le sage
Il est toujours prêt à partir
Sans gémir.
En effet, remarquera-t-on, pourquoi gémir, quand il est sûr que toute plainte sera vaine, que rien au monde ne peut retarder l’instant fatal ? La Fontaine n’avait pas songé à cela.
Donc :
Il est toujours prêt à partir
Sans gémir,
S’étant su lui-même avertir
Du temps où l’on se doit résoudre à ce passage
D’usage.
« Ah ! ceci est admirable, diront encore nos Philintes, rien n’est, à coup sûr, plus en usage que la mort, et ce petit vers, ainsi jeté après un alexandrin, est d’une intention excellente que La Fontaine eût approuvée sans doute, si quelqu’un l’avait eue de son vivant. »
Avouez, avouez, avouez donc que, témoins d’une pareille abomination littéraire, bien loin de faire comme ces juges complaisants, toujours prêts à soutenir les insulteurs contre l’insulté, vous demanderiez pour ce lecteur de la Fontaine
Un cabanon
A Charenton.
Eh bien, c’est cela, et plus encore que l’on fait journellement en musique.
Ce n’est pas que tous les compositeurs s’indignent ouvertement d’être corrigés par leurs interprètes. Rossini, par exemple, semble heureux d’entendre parler des changements, des broderies et des mille vilenies que les chanteurs introduisent dans ses airs.
« Ma musique n’est pas encore faite, disait un jour le terrible railleur ; on y travaille. Mais ce n’est que le jour où il n’y restera plus rien de moi qu’elle aura acquis toute sa valeur. »
A la dernière répétition d’un opéra nouveau :
« Ce passage ne me va pas, dit naïvement un chanteur, il faut que je le change. — Oui, répliqua l’auteur, mettez quelque autre chose à la place. Chantez la Marseillaise. » Ces ironies, si âcres qu’elles soient, ne remédieront pas au mal. Les compositeurs ont tort de plaisanter à ce sujet ; les chanteurs ne manquant pas alors de dire : « Il a ri, il est désarmé. » Il faut être armé, au contraire, et ne pas rire……………………………..
Autre exemple en sens inverse, et pourtant analogue.
Un célèbre chef d’orchestre, qui passait pour vénérer profondément Beethoven, prenait néanmoins avec ses œuvres de déplorables libertés.
Un jour il entra le visage très-animé dans un café où je me trouvais.
« Ah ! parbleu, dit-il en m’apercevant, vous venez de me faire avoir une belle algarade ! — Comment cela ? — Je sors de la répétition de notre premier concert ; quand nous avons commencé le scherzo de la symphonie en ut mineur, ne voilà-t-il pas nos contre-bassistes qui se sont mis à jouer ; et comme je les arrêtais, ils ont invoqué votre opinion pour blâmer la suppression que j’ai faite des contre-basses dans ce passage. — Comment, répliquai-je, ces malheureux ont eu l’audace de vous désapprouver et celle plus grande encore d’exécuter les parties de contre-basse écrites par Beethoven ! Cela crie vengeance ! — Bah ! bah ! vous raillez ! Les contre-basses ne produisent pas là un bon effet ; je les ai retranchées il y a plus de vingt ans ; j’aime mieux les violoncelles seuls. Vous savez que lorsqu’on monte un ouvrage nouveau il faut toujours que le chef d’orchestre y arrange quelque chose. — Moi ? je n’entendis jamais parler de cela. Je sais seulement que quand on étudie pour la première fois un ouvrage, le chef d’orchestre et ses musiciens doivent s’efforcer d’abord de le bien comprendre, et l’exécuter ensuite avec une fidélité scrupuleuse unie à de l’inspiration, s’il se peut. Voilà tout ce que je sais. Ayant écrit une symphonie, si vous aviez prié Beethoven de la corriger, et s’il eût consenti à la retoucher de haut en bas pour vous être agréable, cela paraîtrait tout naturel ; mais vous, sans autorisation, sans autorité, porter ainsi de bas en haut la main sur une symphonie de Beethoven et en corriger l’orchestre, c’est bien l’exemple le plus extravagant de témérité et d’irrévérence que l’on puisse citer dans l’histoire de l’art. Quant à l’effet produit par les contre-basses dans cet endroit, et qui est mauvais, dites-vous, cela ne regarde ni vous, ni moi, ni personne. Les parties de contre-basse sont écrites par l’auteur, on doit les exécuter. D’ailleurs votre sentiment ne sera certainement pas celui de tous les chefs d’orchestre, autorisés par votre exemple à vous imiter. Vous aimez mieux faire dire le thème du scherzo par les violoncelles, un autre aimera mieux le faire chanter par les bassons, celui-ci voudra des clarinettes, celui-là des altos ; il n’y aura que l’auteur qui n’aura pas voix au chapitre. N’est-ce pas le désordre à son comble, une débâcle générale, la fin de l’art ? Si Beethoven revenait au monde, et si, en entendant sa symphonie ainsi arrangée, il demandait qui s’est avisé de lui donner là une leçon d’instrumentation, vous feriez en sa présence une singulière figure, convenez-en. Oseriez-vous lui répondre : C’est moi ? Lulli cassa un jour un violon sur la tête d’un musicien de l’Opéra qui lui manquait de respect ; ce n’est pas un violon, mais une contre-basse que Beethoven casserait sur la vôtre, en se voyant insulté et bravé de la sorte. » Mon homme réfléchit un instant, puis, frappant du poing sur une table : « C’est égal, dit-il, les contre-basses ne joueront pas ! — Oh ! quant à cela, les gens qui vous connaissent n’en sauraient douter. Nous attendrons. » Il mourut. Son successeur crut devoir réintégrer dans leurs fonctions les contre-basses du scherzo. Mais ce changement n’était pas le seul commis dans la splendide symphonie. Au finale se trouve une reprise indiquant que la première partie du morceau doit se dire deux fois. Trouvant que cette répétition faisait longueur, on avait supprimé la reprise. Le nouveau chef d’orchestre, qui, pour les contre-basses, venait de donner raison à Beethoven contre son prédécesseur, donna raison à celui-ci contre Beethoven et maintint la suppression de la reprise. (Voyez l’exercice du libre arbitre de ces messieurs ! n’est-ce pas admirable ?) Le nouveau chef mourut. Si M. T..., qui le remplace, donne maintenant, comme il est probable, complétement raison à Beethoven, il réinstallera la reprise, et il aura fallu en conséquence trois générations de chefs d’orchestre et trente-cinq ans d’efforts des admirateurs de Beethoven pour que cette œuvre merveilleuse du plus grand des compositeurs de musique instrumentale ait pu être exécutée à Paris telle que l’auteur l’a conçue.
Certes, messieurs, vous n’approuverez pas cela.
Voilà pourtant où conduit la tolérance de l’insubordination de certains exécutants et du droit insensé qu’ils s’arrogent de corriger les auteurs.
L’un de nos plus illustres virtuoses a dit à ce sujet : « Nous ne sommes pas le clou auquel on suspend le tableau, nous sommes le soleil qui l’éclaire. » — Ce à quoi on peut répondre : D’accord, nous admettons cette modeste comparaison. Mais le soleil, en rayonnant sur un tableau, en dévoile exactement le dessin et le coloris ; il n’y fait pas pousser des arbres ni de mauvaises herbes, apparaître des oiseaux ou des serpents là où le peintre n’en a pas mis ; il ne change pas l’expression des figures, il ne rend pas tristes les visages gais, ni gais les visages tristes ; il n’élargit pas certains contours pour en rétrécir d’autres ; il ne rend pas blanc ce qui est noir, ou noir ce qui est blanc, il montre enfin le tableau tel que le peintre l’a fait. Eh ! que voulons-nous autre chose ? C’est justement ce que nous demandons. Soyez donc des soleils, mesdames et messieurs, on sera heureux de vous adorer ; soyez des soleils, et tâchez de ne jamais être des rats-de-cave ou des lanternes de chiffonnier.
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Je suis monté au vieux château à grands pas, en enrageant de toute mon âme, forcé de reconnaître que les grands poëtes, comme les grands artistes, sont fatalement destinés à être outragés de mille manières ; que, si l’on met en vaudeville l’Iliade, en ballets l’Odyssée, si l’on place une pipe à la bouche de l’Hercule Farnèse, si l’on dessine des moustaches sur la lèvre de la Vénus de Milo, si les praticiens corrigent le travail des statuaires, si l’on mutile et déforme les chefs-d’œuvre de l’art musical, il n’y aura personne pour les venger, et les gouvernants ne daigneront pas s’en occuper.
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Le vieux château de Bade est une ruine colossale du moyen âge, un nid de vautours construit au sommet d’une montagne qui domine toute la vallée de l’Oos. Au milieu d’une forêt de sapins gigantesques pendent de toutes parts des pans de murs noirs et durs comme les rochers, des pans de rochers droits comme les murs. Dans les cours président des chênes séculaires ; de vieux hêtres curieux passent par les fenêtres leurs têtes chevelues ; d’interminables escaliers, des puits sans fond se présentent à chaque instant devant les pas de l’explorateur étonné, qui ne peut se défendre d’une terreur secrète, Là, vécurent, on ne sait quand, on ne sait quels landgraves, margraves ou burgraves, gens de proie et de brigandage, de meurtre et de rapine, que la civilisation a fait disparaître. Que de crimes ont été commis sous ces voûtes formidables, que de cris de désespoir, que de sanglantes orgies en ont fait retentir les lambris !... Aujourd’hui, ô prose ! ô plate utilité ! un restaurateur les habite, on n’y entend que le bruit des fourneaux d’une vaste cuisine, que les explosions des bouteilles de vin de Champagne, que les éclats de rire des bourgeois allemands et des touristes français en pointe de gaieté. Pourtant, si l’on a le courage d’entreprendre l’ascension du faîte déchiré du monument, on retrouve peu à peu la solitude, le silence et la poésie. Du haut de la dernière plate-forme on aperçoit dans la plaine, de l’autre côté de la montagne, plusieurs riantes petites villes allemandes, des champs bien cultivés, une végétation luxuriante, et le Rhin, morne et silencieux, déroulant son interminable ruban d’argent à l’horizon.
C’est là que je suis parvenu, toujours grondant, comme une locomotive impatiente. Peu à peu le calme et l’indifférence m’ont été rendus, en écoutant les voix mystérieuses qui parlent là avec tant d’indifférence et de calme des hommes et des temps qui ne sont plus.
L’amour de la musique a semblé lui-même se ranimer en moi, en écoutant les harmonies ineffables des harpes éoliennes, placées par quelque charitable Allemand dans les anfractuosités des ruines, où les vents leur font rendre de si poétiques plaintes. Ces accords vaporeux donnent une idée de l’infini ; on ne sait quand ils commencent ni quand ils cessent... On croit les entendre encore quand ils ne vibrent plus. Cela éveille de vagues souvenirs de jeunesse enfuie, d’amours éteintes, d’espérances déçues... et l’on pleure tristement... si l’on n’est pas trop vieux, car alors l’œil reste sec, il se ferme, et l’on s’endort.
Il paraît qu’on ne doit pas encore me ranger parmi les vieux... je ne me suis pas endormi. Loin de là, après l’averse le soleil est revenu, et j’ai pensé à un petit ouvrage dont je m’occupe en ce moment. Assis sur un créneau, le crayon à la main, je me suis mis à écrire les vers d’une scène de nuit dont je tâcherai ces jours-ci de trouver la musique, et que voici :
Nuit paisible et sereine !
La lune, douce reine
Qui plane en souriant,
L’insecte des prairies
Dans les herbes fleuries
En secret bruissant,
Philomèle,
Qui mêle
Au murmure du bois
Les splendeurs de sa voix ;
L’hirondelle
Fidèle
Caressant sous nos toits
Sa nichée en émois ;
Dans sa coupe de marbre
Ce jet d’eau retombant
Écumant ;
L’ombre de ce grand arbre
En spectre se mouvant
Sous le vent ;
Harmonies
Infinies,
Que vous avez d’attraits
Et de charmes secrets
Pour les âmes attendries !
J’en étais là de mon nocturne, quand un de ces oisons si nombreux à Bade, à l’époque où nous sommes, est venu brusquement me replonger dans la prose : « Tiens, c’est vous, m’a-t-il dit avec sa voix de sauveur du Capitole, que diable faites-vous là tout seul, sur ce donjon perché ? Ah ! des vers ! voyons ! Je parie que vous travaillez à l’opéra que M. Bénazet vous a commandé pour l’ouverture du théâtre de Bade. Eh ! eh ! il avance, le nouveau théâtre, il sera fini l’an prochain. L’ouvrier qui le bâtit est un peu âgé, il est vrai, mais encore vert ; c’est le même qui, avant 1830, à Paris, travaillait avec tant d’ardeur à l’arc de triomphe de l’Étoile. — Précisément, mon très-cher, je m’occupe de ce petit opéra. Mais n’employez donc pas, s’il vous plaît, des expressions aussi inconvenantes. M. Bénazet ne m’a rien commandé ; on ne commande rien aux artistes, vous devriez le savoir. On commande à un régiment français d’aller se faire tuer, et il y va ; à l’équipage d’un vaisseau français de se faire sauter, il le fait ; à un critique français d’entendre un opéra-comique dont il doit rendre compte, et il l’entend ; mais c’est tout ; et si l’on commandait à certains acteurs de déranger seulement leurs habitudes, d’être simples, naturels, nobles, également éloignés de la platitude et de l’enflure ; si l’on commandait à certains chanteurs d’avoir de l’âme et de bien rhythmer leur chant, à certains critiques de connaître ce dont ils parlent, à certains écrivains de respecter la grammaire, à certains compositeurs de savoir le contre-point, les artistes sont fiers, ils n’obéiraient pas. Pour moi, dès qu’on me commande quelque chose, on peut être assuré de l’effet de ce commandement, il me paralyse, il me rend inerte et stupide ; et comme je vous crois organisé de la même façon, je vous prie très-instamment (il est inutile de vous le commander), je vous conjure de redescendre à Bade et de me laisser rêver sur mon donjon. » Et l’oison repartit en ricanant. Mais le fil de mes idées était rompu ; après d’inutiles efforts pour le renouer, je suis resté là sans penser, écoutant l’hymne à l’empereur d’Autriche, exécuté à une grande distance, dans le kiosque de la Conversation, par la musique militaire prussienne, et que le vent du sud m’apportait par lambeaux des profondeurs de la vallée. Que cette mélodie du bon Haydn est touchante ! Comme on y sent une sorte d’affectuosité religieuse ! C’est bien le chant d’un peuple qui aime son souverain. Notez que je ne dis pas le bon Haydn avec une intention railleuse ; non, Dieu m’en garde ! Je me suis toujours indigné contre Horace, ce poëte parisien de l’ancienne Rome, qui a osé dire :
Aliquando bonus dormitat Homerus.
Certes, Haydn n’était pas un bonhomme, mais un homme bon ; et la preuve, c’est qu’il avait une femme insupportable qu’il n’a jamais battue, et par qui, dit-on, il s’est quelquefois laissé battre.
Enfin il a fallu redescendre ; la nuit était venue,
La lune, douce reine,
Planait en souriant.
J’ai retraversé la forêt de sapins, plus sonore et d’une meilleure sonorité que la plupart de nos salles de concerts. On y pourrait faire des quatuors. J’ai souvent pensé à une admirable chose que l’on devrait y exécuter par une belle nuit d’été, c’est l’acte des champs Élysées de l’Orphée de Gluck. Je crois entendre, sous ce dôme de verdure, dans une demi-obscurité, ce chœur des ombres heureuses dont les paroles italiennes augmentent le charme mélodieux :
Torna o bella al tuo consorte,
Che non vuol che più diviso
Sia di te pietoso il ciel.
Mais quand on a des velléités de musique dans les bois, c’est toujours à la suite d’un déjeuner où l’on a mangé du pâté ; ce sont alors des fanfares qu’on y exécute, fanfares de cors, de trompes de chasse, n’éveillant d’autres idées que celles des chiens, des piqueurs et des marchands de vin...
Au milieu de la montagne se trouve une fontaine qui coule avec un petit bruit ; je suis allé m’asseoir près de son bassin. J’y serais resté jusqu’au lendemain à écouter son tranquille murmure, s’il ne m’eût rappelé celui des fontaines du corridor intérieur de la Grande-Chartreuse, que j’entendis pour la première fois il y a trente-cinq ans (hélas ! trente-cinq ans !). La Grande-Chartreuse m’a fait penser aux trappistes et à leur phrase obligée :
Frère, il faut mourir !
La lugubre phrase m’a rappelé que je devais aller le lendemain de bonne heure à Carlsruhe faire répéter les chœurs de mon Requiem, dont le programme de cette année contient deux morceaux. Et j’ai regagné mon gîte pour préparer ce voyage.
« Où a-t-il la tête, allez-vous dire, de faire entendre aux gens de plaisir réunis à Bade des morceaux d’une messe de morts ? — C’est précisément cette antithèse qui m’a séduit en faisant le programme. Cela me semble la réalisation en musique de l’idée d’Hamlet tenant le crâne d’Yorick : « Allez maintenant dans le boudoir d’une belle dame, dites-lui que, quand elle se mettrait un pouce de fard sur le visage, il faudra qu’elle en vienne à faire cette figure-là. Faites-la rire à cette idée. »
Oui, faisons-les rire, me suis-je dit aussi, toutes ces beautés crinolinées, si fières de leurs jeunes charmes, de leur vieux nom et de leurs nombreux millions ; faisons-les rire, ces femmes hardies qui souillent et déchirent ; faisons-les rire, ces marchands de corps et d’âmes, ces abuseurs de la souffrance et de la pauvreté, en leur chantant le redoutable poëme d’un poëte inconnu, dont le barbare latin rimé du moyen âge semble donner à ses menaces un accent plus effrayant :
Dies irae, dies illa.
« Jour de colère, ce jour-là réduira l’univers en
poudre.
« Quel tremblement, quelle terreur alors, quand le juge viendra tout scruter
sévèrement.
« Le livre où tout est écrit sera apporté, et son contenu motivera la
sentence.
« La trompette, répandant un son terrible parmi les tombeaux des contrées
diverses, rassemblera l’humanité tout entière devant son trône.
« Lors donc que le juge sera assis, tout ce qui était caché apparaîtra, rien
ne demeurera sans vengeance.
« Stupéfaction de la mort et de la nature. »
Faisons-les rires à ces idées !
Comme la grande majorité de l’auditoire ne sait pas le latin, j’aurai soin que la traduction française soit imprimée sur le programme. Faisons-les rire.
Quel poëme ! quel texte pour un musicien ! Je ne saurais exprimer le bouleversement de cœur que j’éprouve quand, dirigeant un orchestre immense, j’arrive au verset :
Judex ergo cum sedebit.
Alors tout se fait noir autour de moi ; je n’y vois plus, je crois tomber dans la nuit éternelle.
— Ah çà, vous avez donc affaire à un auditoire de prédestinés de l’enfer ? direz-vous. — Il est vrai, ma tirade apocalyptique pourrait le faire croire, c’est le courant des idées shakspeariennes qui m’avait entraîné ; au contraire, la belle société de Bade se compose d’honnêtes gens qui ne doivent avoir aucun sujet de crainte en songeant à l’autre vie. On n’y compte qu’un petit nombre de scélérats, ceux qui ne vont pas au concert.
Vous allez aussi me demander comment, dans une si petite ville, je pourrai trouver l’appareil musical nécessaire à l’exécution de ce Dies irae, appareil dont les éléments sont si difficiles à réunir à Paris, comment on pourra les placer dans la salle du festival, et comment on supportera cette sonorité ébranlante. D’abord vous saurez que j’ai arrangé la partition des timbales pour trois timbaliers seulement ; quant aux orchestres d’instruments de cuivre,
Mirum spargentes sonum,
nous les avons aisément formés avec les artistes de Carlsruhe réunis à ceux de Bade et aux musiciens prussiens en garnison à Rastadt, forteresse voisine de Carlsruhe. Le chœur a été rassemblé par les soins de MM. Strauss et Krug, maître de chapelle et directeur des chœurs du grand-duc. Les choristes répètent depuis quinze jours : je fais ici des répétitions instrumentales trois fois par semaine. Tout se prépare tranquillement avec une régularité parfaite. La veille et l’avant-veille du concert, j’emmènerai par le chemin de fer nos artistes à Carlsruhe ; ils y répéteront avec ceux de la chapelle grand-ducale. Le jour du concert, au contraire, de grand matin, M. Strauss m’amènera les artistes de Carlsruhe pour les faire répéter avec ceux de Bade, sur une vaste estrade élevée pendant la nuit à l’un des bouts de la salle de Conversation. Les jeux sont suspendus ce jour-là. Derrière l’orchestre se trouve une tribune assez vaste ; c’est là que je placerai mon attirail de timbales et les groupes d’instruments de cuivre. M. Kenneman, le chef d’orchestre intelligent et dévoué de Bade, les conduira. Ces voix formidables, ces bruits de tonnerre ne perdront rien de leur puissance musicale, je l’espère, pour être lancés à cette distance. En outre le mouvement du tuba mirum est si large, que les deux chefs d’orchestre pourront, en se suivant de l’œil et de l’oreille, marcher ensemble sans accident.
Vous voyez que je vais avoir une rude journée. De neuf heures du matin à midi, dernière répétition générale ; à trois heures, remise en ordre de l’orchestre et de la musique plus ou moins bouleversés par la répétition du matin, travail que je n’ose confier à personne ; à huit heures du soir, le concert.
A minuit, en pareil cas, j’ai peu envie de danser. Mais madame la princesse de Prusse (aujourd’hui reine) assiste ordinairement à cette fête ; souvent elle daigne me retenir quelques instants pour me faire ses observations, toujours bienveillantes malgré leur finesse, sur les principaux morceaux du programme. Elle cause avec tant de charme, elle comprend si intimement la musique, elle a tant de sensibilité unie à un si rare esprit, elle a si bien l’art de vous encourager, de vous donner confiance, qu’après cinq minutes de son charmant entretien toute ma fatigue disparaît, je serais prêt à recommencer.
Voilà, messieurs, ce que je fais à Bade. J’aurais encore d’autres détails à vous donner ; Dieu me garde néanmoins de poursuivre ; je vois d’ici la moitié de votre auditoire... qui dort.
* La lettre, en effet, a paru d’un style trop en dehors des habitudes académiques et n’a pas été lue en séance publique.