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Magasin des demoiselles

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voyage en Russie

Magasin des Demoiselles XII, 1855-1856

 

         

Berlioz

Présentation en français
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Introduction in English
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Présentation

    Cette page donne le texte intégral de la première publication par Berlioz du récit de son voyage en Russie de 1847, paru dans le Magasin des Demoiselles entre novembre 1855 et avril 1856. Le texte a été transcrit par nous d’après un exemplaire de ce journal dans notre collection. On trouvera sur une page séparée une reproduction de quelques pages du tome XII du Magasin des Demoiselles.

    Berlioz fit trois grands voyages à l’étranger au cours des années 1840, en Allemagne en 1842-3, en Europe centrale en 1845-6, et en Russie en 1847; il en publiera par la suite des récits détaillés dans la presse de Paris, principalement dans le Journal des Débats (le voyage à Londres de 1847-8 n’entre pas ici en ligne de compte). Le récit du voyage de 1842 est publié rapidement en quelques mois; la rédaction du voyage de 1845-6 prend plus longtemps et sa publication ne sera terminée qu’en 1848. Le voyage en Russie de 1847 sera le plus long à écrire, en partie à cause de l’apparente tiédeur du Journal des Débats; ce n’est qu’en 1853 que le récit sera achevé, et Berlioz ne semble pas disposé à ce moment à une publication immédiate (sur tout ceci voir CG nos. 1240 et 1631). En avril 1855 Berlioz refuse semble-t-il la proposition d’un éditeur de publier le récit sous forme de livre: une publication sous forme de feuilletons lui paraît préférable (CG no. 1939). C’est ce qui aura lieu finalement entre novembre 1855 et avril 1856: le Magasin des Demoiselles publie le récit en cinq livraisons mensuelles, qui comprennent l’essentiel de la matière des chapitres 55, 56 et de la Suite du voyage en Russie des Mémoires posthumes. La publication du Magasin des Demoiselles est entièrement inédite, sauf en ce que concerne la première partie de la 3ème livraison, qui avait déjà paru dans le Journal des Débats (24 août 1851). Au départ Berlioz envisageait son récit sous forme de lettres, comme il l’avait fait pour les voyages de 1842-3 et 1845-6 (CG no. 1240), mais en 1853 il n’en sera semble-t-il plus question (CG no. 1631), et il n’y a plus trace d’une forme épistolaire dans le Magasin des Demoiselles ou dans les Mémoires.

    Il ne semble y avoir aucun témoignage dans ce qui subsiste de la correspondance de Berlioz sur le processus qui aboutira à la publication du Magasin des Demoiselles, à l’encontre des lettres sur ses deux grands voyages antérieurs et de la publication en 1858-9 d’extraits de ses Mémoires dans le Monde Illustré. Les remarques préliminaires que Berlioz adresse au Rédacteur en chef avant d’entamer son récit montrent que l’initiative est venue de l’éditeur du Magasin, et ceci soulève plusieurs questions. Journal mensuel à la mode qui vise un public féminin élégant (voir les pages de titre), le Magasin des Demoiselles semble une publication inattendue pour accueillir le récit des expériences russes de Berlioz (les précédents voyages avaient été publiés principalement dans le Journal des Débats, et aussi dans la Revue et Gazette musicale). Le moment de la publication surprend aussi, vu l’hostilité envers la Russie qui règne alors en Europe occidentale à cause de la Guerre de Crimée de 1853-6. Deux questions auxquelles Berlioz fait allusion dans ses remarques préliminaires et en conclusion de son recit.

    Si l’on compare en détail le récit du Magasin des Demoiselles avec celui des Mémoires on constate plusieurs différences. Nombreuses petites différences dans la typographie (il y a en général plus de ponctuation dans le Magasin des Demoiselles que dans les Mémoires), dans la mise en page (les Mémoires utilisent d’ordinaire moins de paragraphes), et dans la rédaction, mais la plupart de ces différences n’ont pas grande importance. Mais il y a aussi des omissions ou des raccourcis plus importants dans le Magasin des Demoiselles par rapport aux Mémoires; on en trouvera la liste des principaux exemples ci-dessous. De manière générale Berlioz omet ce qui ne se rattache pas directement à son récit, et met une sourdine à ce qui a un caractère plus personnel, ou qui risquerait d’être mal pris à l’époque par des confrères musiciens en France ou à l’étranger ou par les lectrices du Magasin des Demoiselles. La typographie est en général soignée, mais nous attirons l’attention ci-dessous sur une erreur dans la 3ème livraison.

    Principales omissions:

1ère livraison: sous-titres du chapitre 55; allusion à son père.
2ème livraison: renvoi à l’article des Soirées de l’orchestre sur Wilhelm von Lenz.
3ème livraison: le récit des démêlés avec la censure de Moscou est abrégé; omission d’un note sur l’hostilité contre Faust à Dresde; sous-titres du chapitre 56; le récit des réactions de Berlioz après l’exécution de Roméo est écourté (on remarquera l’omission de l’expression ‘comme une fille hystérique’)
4ème livraison: récit concernant l’ouverture du Carnaval romain à Vienne; quelques détails concernant l’hostilité contre Faust à Berlin; les détails concernant le désaccord avec le corniste de l’Opéra sont estompés à dessein
5ème livraison: récit concernant les réactions des instrumentistes à Berlin écourté

Contenu de cette page:

I. Magasin des Demoiselles 25 novembre 1855, p. 38-42
II. Magasin des Demoiselles 25 décembre 1855, p. 67-73
III. Magasin des Demoiselles 25 janvier 1856, p. 106-14
IV. Magasin des Demoiselles 25 mars 1856, p. 166-71
V. Magasin des Demoiselles 25 avril 1856, p. 205-7

Les livraisons du Magasin des Demoiselles de 1855 ont été reproduites dans Critique musicale tome VIII, p. 543-55; celles de 1856 n’ont pas été reprises dans Critique musicale IX.

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Introduction

    This page reproduces in full the French text of the first publication by Berlioz of the account of his trip to Russia of 1847, which appeared in Paris in the journal Magasin des Demoiselles between November 1855 and April 1856. The text has been transcribed by us from a copy of the journal in our own collection. A separate page provides images of selected pages from volume XII of the Magasin des Demoiselles.

    Berlioz made three major trips abroad in the 1840s, to Germany in 1842-3, to central Europe in 1845-6, then to Russia in 1847, and for all three he subsequently published detailed accounts in the Paris press, mainly in the Journal des Débats (the trip to London of 1847-8 was a different case). The trip of 1842-3 was written up and published quickly within a few months; the writing and publication of the second trip of 1845-6 took longer and was not completed till 1848. The trip to Russia of 1847 took longest to be written, due in part to the apparent reluctance of the Journal des Débats to publish it, and it was not till 1853 that Berlioz completed his account, though it seems without any plans for immediate publication (on all this cf. CG nos. 1240, 1631). In April 1855 Berlioz apparently turned down an approach from a publisher to have the Russian trip issued in book form, as he thought publication as a series of feuilletons would be more suitable (CG no. 1939). This is what eventually happened from November 1855 to April 1856 when the magazine Magasin des Demoiselles issued the account in five monthly instalments; they comprise the substance of what constitutes in the posthumous Memoirs chapters 55, 56 and the (unnumbered) Suite du voyage en Russie. The material was previously unpublished, except for the first part of the 3rd instalment which had already appeared in the Journal des Débats (24 August 1851). Berlioz had originally thought of casting his account in the form of letters, as he had done with the trips of 1842-3 and 1845-6 (CG no. 1240), but by 1853 the idea was apparently dropped (CG no. 1631), and there is no trace of any letter form either in the publication in the Magasin des Demoiselles or the later Memoirs.

    There appears to be no evidence from Berlioz’s extant correspondence to show how the publication in the Magasin des Demoiselles came about. This is in contrast to the letters concerning his earlier trips, and also to the publication in 1858-9 of excerpts from the Memoirs in the journal Le Monde Illustré. Berlioz’s prefatory remarks indicate that the approach came from the publisher of the Magasin, and this raises further questions. The Magasin des Demoiselles, a fashionable monthly journal aimed at an elegant feminine readership (see the title pages), seems an unexpected home for an account of Berlioz’s Russian experiences (the earlier trips had been published mainly in the Journal des Débats, and also in the Revue et Gazette Musicale). The timing of the publication was also curious, in view of the current hostility against Russia generated in western Europe by the Crimean War of 1853-6. Both points are touched on by Berlioz in the prefatory and concluding remarks he added to his account.

    Detailed comparison between the account in the Magasin des Demoiselles and that of the Memoirs reveals a number of differences between the two, which are clearly deliberate. There are numerous differences in typography (there is generally more punctuation in the Magasin des Demoiselles than in the Memoirs), layout (the Memoirs normally uses fewer paragraphs), and wording; many of these are of no particular significance. But there are also more important omissions or compressions in the Magasin des Demoiselles as compared with the Memoirs, the principal of which are listed below. Generally speaking Berlioz omitted material that was not directly relevant to his account, that was of a more personal kind, or might give offence at the time to some musical colleagues in France or abroad, or to the readership of the magazine. The typesetting was done with care, but we have drawn attention below to an apparent error in the 3rd instalment.

    The principal omissions are:

1st instalment: subtitles of chapter 55; reference to his father.
2nd instalment: reference to the article in Soirées de l’orchestre concerning Wilhelm von Lenz.
3rd instalment: shortened account of his relations with the censor in Moscow; footnote concerning prejudice against Faust in Germany; subtitles of chapter 56; shortened account of his feelings after the performance of Romeo (note the deliberate omission of the phrase ‘comme une fille hystérique’)
4th instalment: story about the overture Roman Carnival in Vienna; some details about the opposition to Faust in Berlin; the details of the disagreement with the horn player at the Opéra are deliberately blurred.
5th instalment: shortened account of the reaction of the players in Berlin.

Contents of this page:

I. Magasin des Demoiselles 25 November 1855, pp. 38-42
II. Magasin des Demoiselles 25 December 1855, pp. 67-73
III. Magasin des Demoiselles 25 January 1856, pp. 106-14
IV. Magasin des Demoiselles 25 March 1856, pp. 166-71
V. Magasin des Demoiselles 25 April 1856, pp. 205-7

The 1855 instalments of Magasin des Demoiselles have been reproduced in Critique musicale volume VIII, pp. 543-55; those of 1856 have not been included in Critique musicale IX.

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I. Magasin des Demoiselles 25 novembre 1855, p. 38-42

VOYAGES.

A M. le Rédacteur en chef.

    Monsieur,

    Vous me demandez le récit d’un voyage que je fis en Russie, il y a huit ans. Vous supposez que cette narration, ainsi faite hors de propos, peut intéresser vos lectrices. Dieu le veuille ! Quant à moi, j’ai peine à le croire. Si l’on se préoccupe fort des Russes à cette heure, les intérêts de l’harmonie ne sont pour rien dans cette préoccupation ; un Français sera peut-être mal venu de parler d’eux sans haine. Et loin d’avoir du mal à dire des Russes, ce qui serait en tout cas, avouez-le, une assez vulgaire platitude en ce moment, je dois leur témoigner de la reconnaissance pour l’accueil flatteur et cordial que j’ai reçu d’eux.

    Mais vous le voulez… Alors si je choque le patriotisme de vos jeunes abonnées, si je les ennuie, si je fais fiasco, si mon récit n’a ni goût, ni grâce, ni intérêt quelconque, vous serez le vrai coupable, et je ferai mon possible pour vous pardonner.

VOYAGE EN RUSSIE (1847).

     Pour pouvoir donner sans obstacle de grands concerts à Saint-Pétersbourg, il faut choisir l’époque du carême, pendant laquelle les théâtres sont fermés, et qui embrasse tout le mois de mars. Je partis donc de Paris le 14 février. Le sol y était couvert de six pouces de neige, et jusqu’à Saint-Pétersbourg, où j’arrivai quinze jours après, je ne la perdis pas un seul instant de vue. Il en était même tombé une telle abondance en Belgique, que le convoi du chemin de fer sur lequel je me trouvais fut obligé de rester plusieurs heures à Tirlemont, pendant que des ouvriers déblayaient la voie. On juge de ce que j’eus à souffrir du froid la semaine suivante, quand je fus parvenu de l’autre côté du Niémen !

    Je ne m’arrêtai que quelques heures à Berlin, où je sollicitai du roi de Prusse une lettre de recommandation pour sa sœur, l’Impératrice de Russie, lettre qu’avec sa bonté ordinaire le roi m’envoya immédiatement.

     J’eus le malheur, en allant en poste de Berlin à Tilsitt, d’avoir un courrier mélomane, qui me tourmenta beaucoup pendant tout le temps que je passai dans sa voiture à côté de lui. Cet homme n’eut pas plus tôt vu mon nom sur sa feuille de route, qu’il conçut le projet de m’exploiter chemin faisant. Voici comment : il avait la fureur de composer des polkas et des valses pour le piano. Il s’arrêtait, en conséquence, et quelquefois fort longuement, aux stations de la poste, où, pendant qu’on le croyait occupé à régler ses comptes avec le directeur, il employait son temps à régler du papier de musique, sur lequel il écrivait la mélodie dansante qu’il avait sifflotée entre ses dents pendant les trois dernières heures ; après quoi, remontant en voiture, il daignait donner l’ordre du départ, et me présentait aussitôt sa polka ou sa valse avec un crayon, pour que j’en écrivisse la basse et l’harmonie. Puis, cette basse écrite, c’étaient des commentaires sans fin, des pourquoi, des comment, des étonnements et des ravissements qui m’avaient fort diverti la première fois ; mais qui, à la seconde et à la troisième, me firent maudire de bon cœur le peu de notions de mon brave courrier en musique et en langue française.

    En arrivant à Tilsitt, je demandai le maître de poste, M. Nernst ; je dirai tout à l’heure par quel hasard je savais son nom et comptais sur son obligeance. On m’indique son cabinet ; j’entre, je vois un gros homme, coiffé d’une casquette de drap, dont la figure sévère décelait pourtant de l’esprit et de la bonté. Il était assis sur un siége élevé qu’il ne quitta point à mon entrée.

     — Monsieur Nernst ? dis-je en le saluant. 
     — C’est moi, monsieur. A qui ai-je l’honneur de parler ? 
     — A M. Hector Berlioz. 
     — Ah ! rien que ça ! s’écrie-t-il en bondissant hors de son siége et retombant debout devant moi sa casquette à la main.

     Et aussitôt le digne homme de m’accabler de politesses et de prévenances de toute espèce, qui redoublèrent quand je lui eus appris de quelle part je me présentais. « Ne manquez pas, en passant à Tilsitt, de demander M. Nernst, le directeur de la poste, m’avait dit à Paris un de mes amis, c’est un homme excellent, admirable, instruit d’ailleurs et lettré, et qui peut vous être fort utile. »

    L’ami qui me faisait cette recommandation, la veille de mon départ, au coin d’une rue où je l’avais rencontré à onze heures du soir, était H. de Balzac, qui, peu de temps auparavant, avait fait lui-même le voyage de Russie. En apprenant que j’allais à Saint-Pétersbourg pour y donner des concerts : « Vous en reviendrez avec cent cinquante mille francs, me dit très-sérieusement de Balzac, je connais le pays, vous ne pouvez pas en rapporter moins. » Ce grand esprit avait la faiblesse de voir partout des fortunes à faire, fortunes qu’il eût volontiers escomptées d’avance, tant il les croyait assurées. Il ne rêvait que millions, et les innombrables déceptions qu’il a essuyées en ce genre, toute sa vie, n’ont pu le désabuser sur ce perpétuel mirage. Je souris à une telle appréciation des résultats futurs de mon voyage, mais sans paraître douter de sa justesse. On verra bientôt que si mes concerts de Saint-Pétersbourg et de Moscou produisirent plus que je n’avais espéré, je pus cependant rapporter de Russie beaucoup moins que les cent cinquante mille francs prédits par de Balzac.

     Ce rare écrivain, cet incomparable anatomiste du cœur de la société française de notre époque, fut, on le pense bien, pour M. Nernst et pour moi un sujet fécond de conversation. M. Nernst me donna sur de Balzac, sur ses espérances de mariage et sur ses affections en Gallicie, des détails qui m’intéressèrent vivement. Il est, au reste, du petit nombre d’étrangers à qui il est permis d’admirer de Balzac avec passion, car il sait le français au point de pouvoir comprendre sa prose.

     Après quelques heures de repos ainsi employées à Tilsitt, muni des instructions de M. Nernst, et réchauffé par quelques verres d’un excellent curaçao qu’il ne se lassait pas de m’offrir, j’entrepris la partie la plus pénible du voyage. Une voiture de poste me conduisit jusque sur la frontière russe, à Taurogen. Là, il fallut m’enfermer dans un traîneau de fer, que je ne devais plus quitter jusqu’à Saint-Pétersbourg, et où j’allais éprouver, pendant quatre rudes journées et autant d’effroyables nuits, des tourments dont je ne soupçonnais pas l’existence.

     En effet, dans cette boîte métallique hermétiquement fermée, où la poussière de neige parvient à s’introduire néanmoins et vous blanchit la figure, on est presque sans cesse secoué avec violence, comme sont les grains de plomb dans une bouteille qu’on nettoie. De là, force contusions à la tête et aux membres, causées par les chocs qu’on reçoit à chaque instant des parois du traîneau. De plus, on y est pris d’envies de vomir et d’un malaise que je crois pouvoir appeler le mal de neige, à cause de sa ressemblance avec le mal de mer. On croit généralement, dans nos climats tempérés, que les traîneaux russes, emportés au galop par de rapides chevaux, glissent sur la neige comme ils feraient sur la glace d’un lac ; on se fait, en conséquence, une idée charmante de cette manière de voyager. Or, voici la vérité là-dessus : quand on a le bonheur de rencontrer un terrain uni, couvert d’une neige vierge ou battue partout également, le traîneau court, en effet, d’une façon rapide et parfaitement horizontale ; mais on ne trouve pas deux lieues sur cent de chemin pareil. Tout le reste bouleversé, creusé de petites vallées transversales, par les chariots des paysans qui, à cette époque dite du traînage, traînent des masses considérables de bois, ressemble à une mer en tourmente dont les flots auraient été solidifiés par le froid. Les intervalles qui séparent ces vagues de neige forment de véritables fossés profonds, où le traîneau, hissé d’abord avec efforts jusqu’au sommet de la vague, retombe brusquement avec une rudesse et un fracas capables de vous décrocher le cerveau, surtout pendant la nuit, quand, cédant un instant au sommeil, on n’est plus préparé à recevoir ces horribles secousses. Si les ondes sont plus égales et moins élevées, le traîneau peut alors les suivre d’une façon assez régulière, montant et descendant comme un canot sur les flots de la mer. De là les maux de cœur et même les vomissements dont j’ai parlé. Je ne dis rien du froid qui, vers le milieu de la nuit, malgré les sacs de fourrures, les manteaux, les pelisses dont on est couvert, et le foin qui remplit le traîneau, devient peu à peu intolérable. On se sent alors tout le corps piqué comme par un million d’aiguilles, et, quoi qu’on en ait, on tremble de peur de mourir gelé presque autant que de froid.

     Quand le brillant soleil de certains jours me permettait d’embrasser d’un coup d’œil ce morne et éblouissant désert, je ne pouvais m’empêcher de songer à la trop fameuse retraite de notre pauvre armée disloquée et saignante ; je croyais voir nos malheureux soldats sans habits, sans chaussures, sans pain, sans eau-de-vie, sans forces morales ni physiques, blessés pour la plupart, se traînant le jour comme des spectres, étendus la nuit sans abri, comme des cadavres, sur cette neige atroce, par un froid plus terrible encore que celui qui m’épouvantait. Et je me demandais comment un seul d’entre eux a pu résister à de telles souffrances et sortir vivant de cet enfer glacé... Il faut que l’homme soit prodigieusement dur à mourir.

     Puis, je riais de la stupidité des corbeaux affamés qui suivaient mon traîneau d’une aile engourdie, se posaient de temps en temps sur la route pour se gorger de crottin de cheval, se couchaient ensuite sur le ventre, réchauffant ainsi tant bien que mal leurs pattes à demi gelées ; quand sans efforts et en quelques heures, d’un vol dirigé vers le sud, ils eussent trouvé doux climat, champs fertiles et pâture abondante ;

Aux vrais cœurs de corbeaux la patrie est donc chère !

si toutefois, comme le disaient nos soldats, on peut appeler cela une patrie.

     Enfin, un dimanche soir, quinze jours après mon départ de Paris et tout ratatiné par le froid, j’arrivai dans cette fière capitale du Nord qu’on nomme Saint-Pétersbourg.

    (La fin au prochain numéro.)

H. BERLIOZ.

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II. Magasin des Demoiselles 25 décembre 1855, p. 67-73

VOYAGES.

VOYAGE EN RUSSIE (1847).
(Suite.)

    D’après ce qu’on m’avait dit en France des rigueurs de la police impériale, je m’attendais à voir mes ballots de musique confisqués pour une semaine au moins ; ils avaient à peine été ouverts à la frontière. Loin de là, on ne me demanda pas même au bureau de police ce qu’ils contenaient, et je pus immédiatement les emporter à l’hôtel avec moi. Ce fut, je l’avoue, une très-agréable surprise.

     Je n’étais pas installé depuis une heure dans une chambre chaude, quand un très-aimable et savant amateur de musique, M. de Lenz, qui m’avait quelques années auparavant, rencontré à Paris, vint me souhaiter la bienvenue.

     — Je sors de chez le comte Michel Wielhorski, me dit-il, où nous avons appris tout à l’heure votre arrivée. Il y a une grande soirée chez lui ; toutes les autorités musicales de Saint-Pétersbourg s’y trouvent réunies, et le comte m’envoie vous dire qu’il sera charmé de vous recevoir. 
     — Mais comment peut-on savoir déjà que je suis ici ? 
     — Enfin on le sait. Venez, venez.

     Je pris seulement le temps de me dégeler la figure, de me raser et de m’habiller, et je suivis mon obligeant introducteur chez le comte Wielhorski.

     Je devrais dire les comtes, car ils sont deux frères, aussi intelligents et aussi chaleureux amis de la musique l’un que l’autre, et qui habitent ensemble. Leur maison est à Saint-Pétersbourg un petit ministère des beaux-arts, grâce à l’autorité que donne aux comtes Wielhorski leur goût si justement célèbre, à l’influence qu’ils exercent par leur grande fortune et leurs nombreuses relations, grâce enfin à la position officielle qu’ils occupent à la cour, auprès de l’empereur et de l’impératrice.

     Leur accueil fut d’une charmante cordialité. Je fus en quelques heures présenté par eux aux principaux personnages, aux virtuoses, aux gens de lettres qui se trouvaient dans leur salon. Je fis là tout de suite connaissance avec cet excellent Henri Romberg, alors chargé des fonctions de chef d’orchestre au théâtre italien, et qui, avec une obligeance incomparable, s’établit dès ce moment mon guide musical à Saint-Pétersbourg [et] le régisseur du personnel de mes exécutants. Le jour de mon premier concert ayant été fixé ce soir même, par le général Guédéonoff, intendant des théâtres impériaux, la salle de l’Assemblée des nobles étant choisie, le prix des places, débattu et fixé à trois roubles d’argent (12 fr.), d’après l’avis des comtes Wielhorski, je me trouvai ainsi, après quatre heures de mon arrivée, in medias res. Romberg vint me prendre le lendemain, et je commençai à courir la ville avec lui, à visiter et à engager les artistes principaux dont le concours m’était nécessaire. Mon orchestre fut bientôt formé. Avec l’aide du général Lwoff, aide de camp de l’empereur, directeur de la chapelle impériale, compositeur virtuose du plus rare mérite, qui m’a donné tout d’abord des preuves de la plus franche confraternité musicale, nous vînmes aussi promptement à bout de réunir un chœur considérable et bien composé. Il ne me manquait plus que deux chanteurs solistes, une basse et un ténor, pour les deux premières parties de Faust, que j’avais placées dans le programme. Versing, basse du théâtre allemand, se chargea du rôle de Méphistophélès, et Ricciardi, ténor italien, que j’avais autrefois connu à Paris, voulut bien accepter celui de Faust. Seulement il dut chanter en français, pendant que Méphistophélès chantait en allemand. Mais le public russe, à qui ces deux langues sont également familières, admit sans peine cette bizarrerie. Pour les choristes, qui chantaient en langue allemande, il fallut recopier toutes les paroles en caractères russes, les seuls qui leur fussent familiers. En outre, dès la première répétition, Romberg me déclara que la traduction allemande de mon Faust, que j’avais fait faire à Paris, était détestable et prosodiée de telle sorte, qu’il n’y avait pas moyen de la chanter. Il se hâta, pour ne pas retarder mon premier concert, de corriger les plus grosses bévues de ce mauvais texte ; mais je dus me résoudre, quelques semaines après, à chercher un nouveau traducteur, et j’eus le bonheur de trouver M. Minzlaff qui, en sa qualité d’homme d’esprit musicien, s’acquitta parfaitement de sa tâche et me tira d’embarras.

    Ce fut une belle soirée que celle de mon premier concert dans la salle de l’Assemblée des nobles. L’orchestre et le chœur étaient nombreux et bien exercés, j’avais en outre une bande militaire que le général Lwoff m’avait procurée, en faisant un choix parmi les musiciens de la garde impériale ; Romberg et Maurer le père, c’est-à-dire les deux maîtres de chapelle de Saint-Pétersbourg, s’étaient même chargés de la partie des petites cymbales antiques dans le scherzo de la Fée Mab. Il y avait parmi tous mes artistes un entrain joyeux, une animation, un zèle, qui me faisaient bien augurer de l’exécution ; et j’avais en outre retrouvé au milieu d’eux un compatriote, l’habile violoncelliste Tajan Rogé, artiste véritable et chaleureux, qui me secondait de toute son âme. Mon programme, composé de l’ouverture du Carnaval romain, des deux premiers actes de Faust, du scherzo de la Fée Mab et de l’Apothéose de ma symphonie funèbre et triomphale, fut, en effet, très-bien exécuté. L’enthousiasme du public nombreux et éblouissant qui remplissait cette immense salle dépassa tout ce que j’avais pu rêver en ce genre, pour Faust surtout. Il y eut des applaudissements, des rappels, des cris de bis à me donner le vertige.

    Après la première partie de Faust, l’impératrice, qui assistait au concert, m’envoya chercher par le comte Michel Wielhorski, et il fallut bien comparaître devant Sa Majesté dans l’état peu convenable où je me trouvais, rouge, suant, haletant, ma cravate déformée, enfin en tenue de bataille musicale.

    L’impératrice me fit le plus flatteur accueil, me présenta aux princes ses fils, me parla de son frère le roi de Prusse, de l’intérêt qu’il me portait et dont ses lettres faisaient foi, jugea ma musique avec la plus grande bienveillance, en s’étonnant de l’exécution exceptionnelle que j’avais obtenue. Après un quart d’heure de conversation :

     — Je vous rends à votre auditoire, me dit-elle, il est tellement exalté que vous ne devez pas trop lui faire attendre la seconde partie du concert.

     Et je sortis du salon plein de reconnaissance pour toutes ces gracieusetés impériales.

     Après le chœur des Sylphes, l’émotion du public fut vraiment portée à l’extrême ; on ne s’attendait pas à ce genre de musique fine, aérienne et si douce, qu’il faut prêter l’oreille pour l’entendre. Ce fut, je l’avoue, un instant enivrant pour moi. J’étais un peu inquiet au sujet de ma bande militaire, ne la voyant pas arriver pour l’Apothéose qui terminait le concert. Je craignais qu’en entrant à l’orchestre au milieu d’un morceau, elle ne produisît quelque tumulte capable d’en compromettre l’effet. J’avais compté sans la discipline… En me retournant, après le scherzo de la Fée Mab, qui, certes, a besoin d’un profond silence pour être entendu, j’aperçus, rangés debout, leur instrument à la main, mes soixante musiciens à leur poste. Ils s’étaient introduits et placés sans que personne les eût remarqués. A la bonne heure !

     Enfin, le concert terminé, les embrassades essuyées, une bouteille de bière bue, je m’avisai de demander le résultat financier de l’expérience : Dix-huit mille francs ! Le concert en coûtait six mille ; il me restait douze mille francs de bénéfice net.

     Je me tournai alors machinalement vers le sud-ouest, et, songeant à nos concerts de Paris, qui produisent à peine de quoi couvrir leurs frais, je ne pus m’empêcher, en regardant du côté de la France, de murmurer ces mots : 

    — Ah ! chers Parisiens !

     Dix jours après, je donnai un second concert avec les mêmes résultats ; puis je partis pour Moscou, où m’attendaient des difficultés matérielles assez étranges, des musiciens du troisième ordre, des choristes fabuleux, mais un public d’une ardeur et d’une impressionnabilité au moins égales à la chaleur du public de Saint-Pétersbourg, et, en somme, un bénéfice de huit mille francs. Je me tournai encore vers le sud-ouest après ce concert, je pensai encore à mes compatriotes blasés et indifférents, et je dis une seconde fois :

    — Ah ! chers Parisiens !

    Heureusement, ce ne fut pas la dernière. A Londres, depuis lors, j’ai pu souvent aussi me tourner vers le sud-est.

    Aux yeux de beaucoup de gens, un artiste musicien est un homme qui joue de quelque instrument. Il ne leur est jamais venu en tête qu’il y eût des musiciens compositeurs, et surtout des compositeurs donnant des concerts pour faire connaître leurs œuvres. Ces bons bourgeois pensent, sans doute, que la musique se trouve chez les éditeurs, comme les brioches chez les pâtissiers, qu’on a seulement la peine de la faire confectionner par des manœuvres dont c’est l’état.

    Cette opinion, tout excentrique qu’elle soit, est fondée dans beaucoup de cas, j’en conviens ; elle manque néanmoins parfois de justesse et de justice. Mais rien n’est bouffon comme l’étonnement de ces gens-là quand on leur parle d’un compositeur.

    J’ai été presque insulté un jour à Breslau par un père de famille, qui voulait absolument me contraindre à donner à son fils des leçons de violon. J’avais beau protester que ce serait le plus grand des hasards si je savais jouer du violon, n’ayant jamais touché un archet de ma vie ; il prenait pour fausse monnaie toutes mes paroles et n’y voulait voir qu’une sorte de grossière mystification.

     — Monsieur, vous croyez parler au célèbre violoniste de Bériot, dont le nom en effet ressemble beaucoup au mien. 
     — Monsieur, je viens de lire votre affiche ; vous donnez un concert dans la salle de l’Université après-demain, ainsi… 
     — Oui, monsieur, je donne un concert, mais je n’y joue pas du violon. 
     — Qu’y faites-vous donc ? 
     — J’y fais jouer du violon, je dirige l’orchestre. Enfin, allez-y, vous le verrez.

     Mon homme garda sa colère jusqu’au surlendemain, et ce ne fut qu’en sortant du concert et à force de réflexions qu’il put se rendre compte de la manière dont un musicien pouvait s’y prendre pour se produire en public, sans figurer lui-même comme exécutant.

     A Moscou, une méprise du même genre fut sur le point d’avoir pour moi de plus graves conséquences. Une seule salle, celle de l’Assemblée des nobles, pouvait convenir pour y donner mon concert. Voulant en obtenir la disposition, je me fais conduire chez le grand maréchal du palais de l’Assemblée, respectable vieillard de quatre-vingts ans, et lui expose l’objet de ma visite :

     — De quel instrument jouez-vous ? me dit-il tout d’abord. 
     — Je ne joue d’aucun instrument. 
     — En ce cas, comment vous y prenez-vous pour donner un concert ? 
     — Je fais exécuter mes compositions et je dirige l’orchestre. 
     — Ah ! ah ! voilà qui est original ; je n’ai jamais entendu parler de concerts semblables. Je vous prêterai volontiers notre grande salle ; mais, comme vous le savez sans doute, tout artiste à qui nous permettons d’en disposer doit, en retour, s’y faire entendre, après son concert, à l’une des réunions privées de la noblesse. 
     — L’Assemblée a donc un orchestre qu’elle mettra à mes ordres pour exécuter ma musique ? 
     — Point du tout. 
     — Alors comment la faire entendre ? On n’exige pas, sans doute, que je dépense trois mille francs pour payer les musiciens nécessaires à l’exécution d’une de mes symphonies, dans le concert privé de l’Assemblée ? Ce serait un loyer de salle bien cher. 
     — En ce cas, je suis fâché, monsieur, de vous refuser. Je ne puis faire autrement.

     Et me voilà obligé de m’en retourner avec cette étrange réponse, et la perspective d’avoir fait un long voyage que l’obstacle le plus singulier et le plus imprévu allait rendre inutile. Un artiste français, M. Marcou, établi à Moscou depuis longtemps, se prit à rire au récit que je lui fis de ma déconvenue ; mais comme il connaissait le grand maréchal, il me proposa de m’accompagner chez lui et de tenter avec moi un nouvel assaut le lendemain. Seconde visite, second refus, inutiles explications données par mon compatriote. Le grand maréchal secoue sa tête blanche et reste inexorable.

    Pourtant, craignant de ne pas parler assez bien le français, et dans le cas où il aurait mal compris quelque terme de ma proposition, il va chercher sa femme. Mme la maréchale, dont l’âge est presque aussi respectable que celui de son mari, mais dont les traits expriment moins de bienveillance, arrive, me regarde, m’écoute, et coupe court à la discussion en me disant en français très-rapide, très-clair et très-net :

     — Nous ne pouvons ni ne voulons contrevenir aux règlements de l’Assemblée. Si nous vous prêtons la salle, vous jouerez un solo instrumental à notre prochaine réunion. Si vous ne voulez pas le jouer, on ne vous la prêtera pas. 
     — Mon Dieu, madame la maréchale, j’ai possédé autrefois un assez joli talent sur le flageolet, sur la flûte et sur la guitare : choisissez celui de ces trois instruments sur lequel j’aurai à me faire entendre. Mais comme il y a près de vingt-cinq ans que je n’ai touché ni l’un ni les autres, je dois vous prévenir que j’en jouerai fort mal. Et, tenez, si vous vouliez vous contenter d’un solo de tambour, je m’en tirerais mieux, très-probablement.

     Heureusement, un officier supérieur était entré dans le salon pendant cette scène ; bientôt mis au fait de la difficulté, il me prit à part et me dit :

     — N’insistez pas, monsieur Berlioz, la discussion deviendrait un peu désagréable pour notre digne maréchal. Veuillez m’envoyer demain votre demande par écrit et tout s’arrangera, j’en fais mon affaire.

     Je suivis ce conseil, et l’obligeant colonel *** me tira en effet d’embarras. Grâce à lui, on fit, pour cette fois seulement, une infraction au règlement ; mon concert put avoir lieu, et je ne fus obligé de jouer à la réunion des nobles ni de la flûte, ni du tambour. Ils l’ont, parbleu ! échappé belle, car plutôt que de repasser le Volga sans donner mon concert, j’étais décidé à jouer du galoubet, s’il l’eût fallu.

    Il ne résulta pas moins pour moi du singulier règlement du club de la noblesse moscovite, règlement dont je n’avais pas entendu parler à Saint-Pétersbourg, une perte d’argent assez importante ; car après ce concert, annoncé comme le seul que je me proposais de donner, un grand nombre d’amateurs sautèrent sur l’estrade de l’orchestre en criant : « Encore un ! encore un ! vous ne pouvez pas partir ainsi ! » Or, si j’en eusse donné un second, il m’eût rapporté peut-être plus que le précédent. Mais je n’avais point de salle ; en m’accordant celle de l’Assemblée des nobles, la clause était formelle, on n’avait fait exception aux usages que pour une fois, en faveur de mon ignorance du règlement, et à condition que je n’y reviendrais pas.

    Aussi un compositeur !… Un homme qui ne joue de rien !… Un bon-à-rien !… 

    Et pourtant, dans d’autres parties de la société, dans la classe moyenne surtout, que d’individus plus ou moins mal doués, dont cette carrière ardue, presque impraticable, est le rêve le plus cher !

    (La fin au prochain numéro.)

H. BERLIOZ.

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III. Magasin des Demoiselles 25 janvier 1856, p. 106-14

VOYAGES.

VOYAGE EN RUSSIE (1847).
(Suite.)

     Si la persistance de la vocation musicale dans certaines familles d’artistes s’explique tout naturellement par l’influence de l’éducation et de l’exemple, par les facilités que trouvent les enfants à parcourir une route déjà tracée par leurs parents, et même par des dispositions naturelles, qui se transmettent, [elles ont]aussi quelquefois, comme les traits du visage, de génération en génération, on ne sait, en revanche, comment expliquer les singulières fantaisies qui tombent de la lune dans la tête d’une foule de jeunes gens.

     Sans parler de ces amateurs qui s’obstinent à payer à un prix exorbitant des leçons inutiles pour vaincre une organisation barbare sur laquelle la patience et le talent des plus savants maîtres ne peuvent rien ; ni de ces songe-creux persuadés que l’on peut apprendre la musique par le raisonnement seul, comme on apprend les mathématiques ; sans tenir compte non plus de ces dignes pères qui ont l’idée de faire leur fils colonel ou grand compositeur, on rencontre de bien tristes exemples de mélomanie chez des êtres que tout semblait devoir garantir de ses atteintes.

     Je n’en veux citer que deux qu’il m’a été donné d’observer ; c’étaient, je le crains, des cas de mélomanie incurables. L’un de ces malades est Français, l’autre est Russe.

     J’étais seul un jour à Paris et fort préoccupé, quand le premier vint frapper à la porte de mon cabinet. Je fis entrer. Un jeune homme de dix-huit ans s’avança tout essoufflé et doublement ému de 1’idée qu’il couvait, et d’une course violente.

     — Monsieur, lui dis-je, donnez-vous la peine de vous asseoir.
     — Ce n’est rien… je suis un peu… Je viens… (Puis, partant comme un coup de pistolet) Monsieur, j’ai fait un héritage !
     — Un héritage ? je vous en félicite.
     — Oui, j’ai fait un heritage, et je viens vous demander si je ferais bien de 1’employer à me faire compositeur ?
     — (J’ouvre des yeux…) Donnez-vous donc la peine de vous asseoir. Mon Dieu ! monsieur, vous me supposez une perspicacité extraordinaire ; les pronostics basés sur des œuvres même assez importantes sont souvent bien trompeurs. Cependant, si vous m’avez apporté quelque partition…
     — Non, je n’ai pas apporté de partition ; mais je travaillerai bien, vous verrez, j’ai tant de goût pour la musique !
     — Vous avez déjà écrit quelque chose sans doute, un fragment de symphonie, une ouverture, une cantate ?…
     — Une ouverture ? n… n… n… non ; je n’ai pas fait de cantate non plus.
     — Eh bien ! avez-vous essayé d’écrire un quatuor ?
     — Ah ! monsieur ! un quatuor !…
     — Diable ! ne faites pas fi du quatuor, c’est peut-être, de tous les genres de musique, le plus difficile à bien traiter, et le nombre des maîtres qui y ont réussi est singulièrement restreint. Mais, sans chercher si haut, avez-vous à me montrer une simple romance, une valse ?…
     (D’un air presque offensé.) —  Oh ! une romance !… non, non, je ne fais pas de ces choses-là.
     — Alors vous n’avez rien fait ?
     — Non ; mais je travaillerai tant…
     — Au moins vous avez terminé vos études d’harmonie et de contre-point, vous connaissez l’étendue des voix et des instruments ?…
     — Quant à cela…, quant à cela…, non, je ne sais pas l’harmonie, ni le contre-point, ni l’instrumentation, mais, vous verrez…
     — Pardonnez-moi, monsieur ; vous avez dix-huit ou dix-neuf ans, et il est bien tard pour commencer avec fruit de pareilles études. Enfin, je suppose que vous savez lire à première vue la musique, que vous pourriez l’écrire sous la dictée ?
     — Que je sais le solfége ? Ah ! par exemple… Eh bien ! non ; je ne connais même pas les notes, je ne sais rien du tout ; mais j’ai tant de goût pour la musique, j’aimerais tant à être compositeur ! Si vous vouliez me donner des leçons, je viendrais chez vous deux fois par jour, je travaillerais la nuit.

     Après un assez long silence employé à maîtriser mon envie de rire, je fis à mon jeune compositeur un tableau exact et fort peu encourageant des difficultés qu’il aurait à surmonter pour arriver au talent le plus médiocre, c’est-à-dire pour parvenir à écrire de détestable musique ; je n’oubliai point l’énumération des obstacles qui l’attendaient lors même qu’il serait devenu un compositeur d’un ordre très-élevé. Rien n’y fit ; il m’écouta d’un air mécontent et impatient, et se retira avec l’intention évidente de chercher un autre maître pour lui offrir sa vocation et… son héritage. Dieu veuille qu’il ne l’ait pas trouvé !

     L’autre exemple de mélomanie que j’ai à citer n’est point ridicule, au contraire. Je venais de donner à Moscou le concert dont j’ai parlé tout à l’heure, quand on me remit une lettre écrite en excellent français, dans laquelle un inconnu me demandait une entrevue. Je m’empressai d’en fixer le jour et l’heure. Cette fois mon inconnu n’avait pas fait d’héritage, loin de là. C’était un grand jeune Russe de vingt-deux ans au moins, d’une figure remarquable, un peu étrange, s’exprimant en termes choisis et avec cette ardeur fiévreuse et concentrée qui décèle les enthousiastes. Dès ses premieres paroles, je me sentis vivement intéressé :

     — Monsieur, me dit-il, j’ai une passion immense pour la musique. Je l’ai apprise tout seul, mais fort incomplétement, ainsi que vous pouvez le penser. Moscou ne m’offre pas beaucoup de ressources pour mes études, et je ne suis pas assez riche pour voyager. Mes parents ont inutilement tenté de me détourner de cette voie. Maintenant un de nos grands seigneurs moscovites veut bien me venir en aide. Il a déclaré à mon père que si un musicien, en qui l’on puisse avoir confiance, me reconnaissait des dispositions réelles pour l’art musical, il se chargerait de tous les frais de mon éducation et m’enverrait la compléter en Allemagne et en France, auprès des meilleurs maîtres. Je viens donc vous prier d’examiner mes essais, et de m’écrire ensuite franchement l’opinion qu’ils vous auront donnée de mes facultés. En tout cas, je vous en aurai une reconnaissance éternelle. Mais si cette opinion m’est favorable, vous me rendrez la vie ; car je me meurs, monsieur ; la contrainte qu’on me fait subir me tue. Je me sens des ailes et ne puis les ouvrir. C’est un supplice que vous devez concevoir.
     — Oh ! certes, monsieur, je devine ce que vous souffrez, et toutes mes sympathies vous sont acquises. Disposez de moi.
     — Mille remercîments. Je vous apporterai demain les ouvrages que je désire vous soumettre.

     Là-dessus il s’éloigna, les yeux enflammés et brillant d’une joie extatique.

     Le lendemain il revint tout autre. Son regard était triste, éteint, et les symptômes du découragement se lisaient sur son pâle visage.

     — Je ne vous apporte rien, me dit-il ; j’ai passé la nuit à examiner mes manuscrits, aucun ne me semble digne de vous être montré, et franchement aucun non plus ne représente ce dont je suis capable. Je vais me mettre à l’œuvre pour vous offrir quelque chose de mieux. 
     — Malheureusement, repris-je, il me faut retourner après-demain à Saint-Pétersbourg. 
     — N’importe, je vous enverrai mon nouveau travail. Ah ! monsieur, si vous saviez de quel feu j’ai l’âme brûlée ! de quelle voix l’inspiration m’appelle parfois !… Alors je ne puis tenir dans la ville ; quelque froid qu’il fasse, je sors, je vais au loin dans les bois, et là, seul, en présence de la nature, j’entends tout un monde de merveilles harmoniques se mouvoir et retentir, et les larmes me gagnent, et je pousse des cris, je tombe dans des extases qui me donnent un avant-goût du ciel… On me traite de fou… mais je ne le suis pas, croyez-le bien, je vous le prouverai.

     Je renouvelai au jeune enthousiaste l’assurance de l’intérêt qu’il m’inspirait, et de mon désir de lui être utile. Mon Dieu, me disais-je après l’avoir quitté, ne voilà-t-il pas des symptômes d’une organisation exceptionnelle ?… C’est peut-être un homme de génie !… Ce serait un crime de ne pas l’aider ; certes, je me dévouerai à lui corps et âme s’il le faut ; qu’il me donne seulement le moindre point d’appui.

     Hélas ! j’attendis en vain plusieurs semaines à Saint-Pétersbourg, et il ne me parvint enfin qu’une lettre dans laquelle le jeune Russe s’excusait de nouveau de ne point m’envoyer de musique. « Mais, à son grand désespoir, écrivait-il, et malgré tous ses efforts, l’inspiration lui avait fait complétement défaut. »

     Qu’est-ce que cette froide et modeste appréciation de ses propres œuvres ?… Cette impuissance avouée d’un homme qui se croit, d’ailleurs, inspiré et puissant ? Quel est l’idéal qu’il cherche à atteindre ? Qu’a-t-il déjà fait pour en approcher ? Qu’y a-t-il enfin dans cette âme troublée ?… Dieu le sait. Mais aussi qu’y a-t-il de commun entre ces aspirations ardentes vers la musique, plus ou moins bien justifiées et expliquées par le temps, et le calcul mesquin et la prosaïque ambition qui poussent tant de jeunes gens dans les classes des conservatoires pour y embrasser la profession musicale, comme on apprend l’art du tailleur ou du bottier ?… Les mélomanes au moins, si voisins qu’ils soient de la folie, ne nuisent à personne, et leur manie, quand elle n’est pas risible, est touchante et poétique ; tandis que les artisans-musiciens font un tort essentiel à l’art et aux artistes, donnent lieu à de longues et fâcheuses erreurs, et, par leur nombre autant que par le peu d’élévation de leurs instincts, peuvent corrompre le goût de toute une nation. Le peuple le plus musical n’est pas celui chez qui l’on compte le plus de musiciens médiocres, mais bien celui qui a vu naître le plus de grands maîtres et dont le sentiment de la beauté musicale est le plus développé.

     Malgré tout ce que la ville à demi asiatique de Moscou offre de curieux et d’intéressant sous le rapport architectural, je l’ai peu étudiée pendant les trois semaines que j’y ai passées. Les préparatifs de mon concert m’absorbaient complétement ; grâce au dégel qui sévissait alors dans toute sa douceur, elle était d’ailleurs peu visitable. Les rues n’offraient que des cloaques d’eau et de neige fondante, d’où les traîneaux avaient peine à se tirer. Je n’ai même vu le Kremlin qu’à l’extérieur. Je me suis borné à compter les grains du collier de canons qui l’entoure de toutes parts… tristes trophées recueillis sur la trace de notre armée mourante !… Il y en a de toutes sortes, de tous calibres, et de toutes les nations. Des inscriptions en langue française (atroce ironie !) désignent même ceux de nos régiments auxquels ont appartenu les pièces de cette funèbre collection. L’une de ces pièces a reçu une singulière blessure ; elle porte sur la lèvre l’empreinte d’un boulet russe, qui après l’avoir frappée à la gueule est entré dans le tube, en en labourant l’intérieur. Si la pièce était chargée au moment de l’accident, je laisse à penser l’étonnement de la gargousse qu’elle contenait, en recevant un si rude coup de refouloir…; elle a dû croire, l’orgueilleuse, que, reprenant son ancien métier d’artilleur, l’empereur Napoléon en personne chargeait.

     J’ai entendu à Moscou une représentation de l’opéra de Glinka, la vie pour le Czar. L’immense théâtre était vide (est-il jamais plein ? j’en doute) et la scène représentait presque constamment des bois de sapins pleins de neige, des steppes couvertes de neige, des hommes blancs de neige. Je grelotte encore en y pensant. Il y a de fort élégantes et de fort originales mélodies dans cet ouvrage, mais je dus presque les deviner, tant l’exécution en était imparfaite. Au reste, il paraît que les études se font d’une étrange manière dans ce théâtre, malgré le zèle et le savoir musical de son directeur, M. Verstowski. Je m’en aperçus quand il fut question de répéter les chœurs des deux premiers actes de Faust, qui figuraient dans mon programme. M’étant rendu dans un salon où se faisaient d’ordinaire les études chorales, j’y trouvai une soixantaine d’hommes et de femmes groupés debout en silence, mais sans maître de chant, sans accompagnateur, et même sans piano.

     — Eh bien ! où est le piano, dis-je, où est le pianiste ?
     — On ne s’en sert pas ici pour apprendre les chœurs, me répondit-on. On étudie sans accompagnement, à volonté. 
     — Diable ! quels musiciens ! vos choristes sont donc les premiers lecteurs du monde ? 
     — Oh ! non, certes, mais c’est l’usage, et on fait comme on peut. 
     — Ah çà ! c’est une plaisanterie ! Veuillez faire apporter un piano, j’y tiens, on me passera cette exigence, je suis étranger. Nous trouverons bien ensuite un accompagnateur ; au besoin, je saurai même frapper quelques accords pour guider et soutenir les voix, et ce sera toujours mieux que rien.

    Au grand étonnement des choristes, le piano arriva ; M. Genista (excellent professeur allemand qui, par hasard se trouvait là) ayant bien voulu accepter la tâche d’accompagnateur, nous parvînmes à déchiffrer les chœurs de Faust, qui, au bout de quelques séances semblables, furent appris tant bien que mal. Ma foi, s’il est vrai que ces choristes parviennent ainsi seuls, à force de tâtonnements, d’ânonnements, de temps et de résignation, à savoir des opéras entiers, il faut supposer les Russes doués de facultés particulières, dont les autres peuples ne soupçonnent pas l’existence. Ils chantèrent encore en allemand, comme avaient fait leurs confrères de Saint-Pétersbourg. Mais les soli de Faust et de Méphistophélès dont MM. Leonoff et Slavik (deux chanteurs russes) avaient eu la bonté de se charger, furent chantés l’un et l’autre en français… du Nord. C’était un progrès, les deux héros du drame dialoguaient au moins dans le même idiome.

    M. Grassi, violoniste sarde établi en Russie, me fut, ainsi que M. Marcou, dont j’ai déjà parlé, d’un grand secours pour l’organisation de ce concert, et Max Bohrer, le célèbre violoncelliste, arrivé à Moscou en même temps que moi, s’offrit cordialement à jouer dans mon orchestre. Gracieuseté précieuse, vu le petit nombre de violoncellistes dont je disposais, et la valeur d’un pareil exécutant ; simplicité d’artiste dont les virtuoses n’ont garde, en général, de se rendre coupables en pareil cas…

     J’eus maille à partir avec la censure, à propos du programme de mon concert. J’eus beau lui dire que le livret entier de Faust avait été censuré à Saint-Pétersbourg, et lui en présenter un exemplaire revêtu de l’approbation officielle, on me répondit avec humeur : « M. le censeur de Saint-Pétersbourg fait ce qui lui convient, et je ne suis pas tenu de l’imiter. »

     Il y a à Moscou plusieurs amateurs de musique distingués, et des professeurs d’un remarquable talent, parmi lesquels, à côté de ceux que j’ai déjà nommés, je citerai M. Graziani, fils aîné de l’un des meilleurs acteurs de notre ancien Opéra-Italien de Paris. Dans une magnifique institution de jeunes demoiselles, placées directement sous le patronage de S. M. l’Impératrice, les élèves reçoivent, comme complément de leur éducation, une instruction musicale solide et même un peu grave. Trois des meilleures pianistes m’y firent entendre un vieux triple concerto en ré mineur pour le clavecin, de *** , ce qui est fort grave, on en conviendra. Et pourtant leur maître, M. Reinhart, est un homme charmant, joyeux, aimable, spirituel, et musicien jusqu’au cœur inclusivement. Et je suis sûr qu’en faisant exécuter ce morceau par ses élèves, il n’avait pas l’intention de m’être désagréable.

     Il y avait aussi à Moscou, à cette époque, un charmant petit prodige, le fils de Mme la princesse Olga Dolgorouki, âgé de dix ans, qui m’effraya par la passion intelligente avec laquelle il chantait des scènes dramatiques des grands maîtres, et des romances de sa composition.

     Comblé des politesses et des prévenances de plusieurs familles moscovites, et d’une famille française établie à Moscou, je dus aussitôt après le concert repartir pour la capitale de l’empire. J’y étais attendu pour diriger les études de ma symphonie de Roméo et Juliette, que M. Guédéonoff m’avait promis de faire splendidement exécuter au Grand-Théâtre.

     En arrivant sur le bord du Volga, je vis pour la première fois la débâcle d’un fleuve de Russie au dégel. Il fallut rester cinq heures sur la rive, à attendre que la masse des glaces fût moins compacte ; et quand, enfin, la traversée fut tentée dans une barque qu’on faisait exprès osciller de droite à gauche et de gauche à droite, pour faciliter son passage au travers des blocs, le mouvement lent, mais irrésistible des glaçons, la petite crépitation mystérieuse qu’ils produisaient en flottant, la charge excessive du bateau encombré de malles, l’air inquiet et les cris de nos conducteurs me charmèrent, je l’avoue, très-médiocrement, et je respirai avec un véritable plaisir en mettant pied à terre.

     Le soleil se montrait déjà sans trop de réserve ; mais malgré sa pâleur, dans les villages que la malle traversait, je vis plusieurs fois des enfants nus, en chemise, jouer et se rouler sur des monceaux de neige, comme font les nôtres, en été, sur les meules de foin. Les Russes ont l’enfer au corps.

     Aussitôt de retour à Saint-Pétersbourg, je commençai, au Grand-Théâtre, les répétitions chorales de Roméo et Juliette.

    Quand le projet de monter cet ouvrage eut été accueilli par M. Guédéonoff :

     « — Combien de répétitions me donnerez-vous ? dis-je à son Excellence.
     — Combien ? parbleu, autant que vous en voudrez. On répétera chaque jour, et quand vous viendrez me dire : Tout va bien ! on annoncera le concert, mais pas avant.
     — A la bonne heure, nous prenons les grands moyens, cela va marcher. »

     Dans le fait, cette symphonie ne peut être même passablement éxécutée si l’on n’en fait pas une étude régulière et suivie, comme d’un opéra qui doit être chanté par cœur.

     J’avais un chœur d’hommes colossal, et pour les soprani et contralti, soixante jeunes femmes, douées de voix fraîches et sonores, assez bonnes musiciennes, qu’on avait prises dans le chœur de l’Opéra-Italien, de l’Opéra-Allemand et dans l’Ecole des théâtres, espèce de conservatoire où l’on enseigne aux élèves la musique, le français, et la diction dramatique.

     Les Capulets répétaient d’un côté, les Montaigus de l’autre, et le Prologue s’exerçait dans un troisième local. Quand enfin chaque choriste sut presque par cœur sa partie, je réunis les trois chœurs, et l’ensemble de cette masse de voix dans le grand final fut on ne peut plus satisfaisant. J’avais en outre Versing pour le rôle du père Laurence, Mme Walker pour les strophes du contralto dans le prologue, et Holland (un spirituel acteur qui dit et scande le récitatif avec une rare intelligence) pour le scherzetto de la fée Mab. C’était impérialement organisé ; l’exécution devait être, et elle fut merveilleuse. Je me la rappelle comme une des grandes joies de ma vie. De plus, j’étais si bien disposé ce jour-là, qu’en dirigeant, j’eus le bonheur de ne pas faire une faute, ce qui m’arrivait rarement alors. Le théâtre était plein : les uniformes, les épaulettes, les casques, les diamants, étincelaient, ruisselaient de toutes parts. On me rappela je ne sais combien de fois ; mais je ne faisais pas grande attention, je l’avoue, au public ce jour-là ; et l’impression de ce grand poëme shakespearien, que je me chantais à moi-même, fut telle, qu’après le final, je courus tout frémissant me réfugier dans une chambre du théâtre, où, quelques instants après, Ernst me trouva pleurant à flots.

     « Ah ! me dit-il, les nerfs, je connais cela. »

     Et s’approchant de moi, il me soutint la tête, et me laissa pleurer pendant un grand quart d’heure.

     Figurez-vous un bourgeois de la rue Saint-Denis, à Paris, et un vieux dilettante (de Paris toujours), témoins d’une crise pareille. Tâchez de deviner ce qu’ils comprendront à cet orage d’été, éclatant avec ses torrents et ses feux électriques dans le cœur de l’artiste ; à tous ces vagues souvenirs de jeunesse, refleurissant dans son âme sous les ardents rayons du génie de Shakespeare ; à cette joie enfin d’avoir éveillé dans le monde mélodique quelques lointains échos des voix de ce ciel de la poésie…; puis, mesurez la rondeur de leurs yeux et l’ébahissement de leur bouche ouverte…. si vous pouvez !… Seulement, le premier bourgeois dira : « Ce monsieur est malade, je vais lui envoyer un verre d’eau sucrée ; » et le second : « Il se manière, je vais le recommander au Charivari. »

     Pour tout dire, malgré l’accueil chaleureux que fit le public à ma grande symphonie, je crois qu’en somme, l’ampleur de ses formes et la solennité triste des scènes finales surtout le fatiguèrent un peu, et qu’il préféra de beaucoup Faust à Roméo et Juliette.

     J’en eus la preuve quand nous eûmes annoncé la seconde exécution. Le caissier du théâtre, fort satisfait du résultat de la première soirée, m’avoua ses craintes pour la seconde si je ne donnais, en outre de Roméo, au moins deux scènes de Faust. Et je dus suivre son conseil.

     Parmi les auditeurs de cette deuxième exécution, se trouvait, m’a-t-on dit, une dame habituée du Théâtre-Italien, qui s’ennuya avec un courage exemplaire. Elle ne pouvait souffrir qu’on la supposât incapable de se plaire à l’audition d’une musique pareille. En sortant de sa loge, toute fière d’y être restée jusqu’à la fin du concert : « C’est une œuvre très-sérieuse, il est vrai, dit-elle, mais parfaitement intelligible. Et dans ce grand effet instrumental de l’introduction, j’ai tout de suite compris qu’on entendait Roméo arrivant dans son cabriolet » !!!………

    (La fin au prochain numéro.)

H. BERLIOZ.

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* Les mots ‘elles ont’, et la virgule qui précède,  n’ont pas de sens ici et ne se trouvent pas dans le texte correspondant des Mémoires; il doit s’agir d’une erreur typographique [Michel Austin].

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IV. Magasin des Demoiselles 25 mars 1856, p. 166-71

VOYAGES.

VOYAGE EN RUSSIE (1847).
(Suite.)

     La moins heureuse de mes partitions à Saint-Pétersbourg fut l’ouverture du Carnaval romain. Elle passa presque inaperçue, le soir de mon premier concert, et le comte Michel Wielhorski (un excellent musicien d’ailleurs), m’ayant avoué qu’il n’y comprenait rien, je ne la redonnai plus. On dirait cela à un Viennois qu’il aurait peine à le croire. Mais, comme les drames et les livres, comme les roses et les chardons, les partitions ont leur destin.

     J’ai parlé d’Ernst tout à l’heure. Il était en effet arrivé à Saint-Pétersbourg le même jour que moi. Nous nous rencontrâmes en Russie par hasard, comme nous nous étions déjà trouvés ensemble auparavant à Bruxelles, à Vienne, à Paris, et comme nous nous sommes depuis lors rencontrés de nouveau en d’autres endroits de l’Europe, où les divers incidents ou accidents de notre vie d’artiste semblent avoir noué les liens que la sympathie avait d’avance établis entre nous. J’éprouve pour lui la plus vive et la plus affectueuse admiration : c’est un si excellent cœur, un si digne ami, un si grand artiste !

     On a comparé Ernst à Chopin. Sous quelques rapports, cette comparaison a de la justesse ; sous beaucoup d’autres et des plus importants, elle en manque tout à fait. Étudiés du point de vue purement musical, ces deux artistes diffèrent l’un de l’autre essentiellement. Chopin supportait mal le frein de la mesure ; il a poussé beaucoup trop loin, selon moi, l’indépendance rhythmique. Ernst, tout en prenant avec la mesure les libertés raisonnables que l’art admet et que l’expression passionnée exige souvent, reste un musicien périodique, cadencé, et d’une sûreté d’allures imperturbable au milieu de ses caprices les plus osés. Chopin ne pouvait pas jouer régulièrement ; Ernst peut, s’il le veut, sortir pour un instant de la régularité, comme pour en mieux faire sentir la puissance quand il y rentre. Il faut l’entendre dans les quatuors de Beethoven, pour l’apprécier sous ce rapport.

     Dans les compositions de Chopin, tout l’intérêt est concentré sur la partie de piano ; l’orchestre de ses concertos n’est rien qu’un froid et presque inutile accompagnement ; les œuvres d’Ernst se distinguent surtout par les qualités contraires. Les morceaux qu’il a écrits pour son instrument avec orchestre, sont évidemment de ceux qui réunissent les qualités, réputées autrefois inconciliables, d’un brillant mécanisme et d’un intérêt symphonique soutenu. Faire régner l’instrument solo sans exiger l’abdication de l’orchestre, telle était la proposition que Beethoven résolut victorieusement le premier. Encore Beethoven, peut-être, fit-il trop dominer l’orchestre au détriment du solo, tandis que la balance me semble en équilibre dans le système adopté par Ernst, Vieuxtemps, Liszt et quelques autres.

     J’insiste donc là-dessus : Ernst, le plus charmant humoriste que je connaisse, grand musicien autant que grand violoniste, est un artiste complet, chez qui les facultés expressives dominent, mais auquel les qualités vitales de l’art musical proprement dit ne font jamais défaut. Il est doué de cette rare organisation qui permet à l’artiste de concevoir fortement et d’exécuter sans tâtonnements ce qu’il conçoit ; il cherche le progrès et use de toutes les provisions de l’art. Il récite sur le violon de beaux poëmes en langue musicale, et cette langue il la possède parfaitement. Chopin d’ailleurs était le virtuose des salons élégants, des réunions intimes ; Ernst ne redoute point les théâtres, les vastes salles, le grand public, la foule ; il les aime, au contraire, et, comme Liszt, il ne paraît jamais plus puissant que quand il a deux mille auditeurs à dompter.

     Ses concerts au théâtre de Saint Pétersbourg m’eussent prouvé la vérité de mon assertion, si je n’en avais pas eu déjà la certitude. Il fallait l’entendre quand, après avoir exécuté dans son grand style ses œuvres si passionnées et si magistralement conçues, il venait, écrasé d’applaudissements, prendre congé de son auditoire en lui jouant les variations sur l’air du Carnaval de Venise, qu’il a osé écrire après celles de Paganini et sans les imiter.

     Dans cette fantaisie de haut goût, les caprices de l’inventeur se mêlent d’une façon si adroite et si rapide aux excentricités d’un prodigieux mécanisme, qu’on finit par ne plus s’étonner de rien et se laisser bercer par le monotone accompagnement de l’air vénitien, comme si du violon solo ne ruisselaient pas en même temps les cascades mélodiques les plus diversement colorées, aux bonds les plus divertissants et les plus imprévus. Dans cette curieuse exhibition de tours de force constamment mélodieux et exécutés avec une facilité qui simule la gaucherie et la négligence, Ernst éblouit toujours et fascine le public. Il joue aux osselets avec des diamants. Si le conseiller Crespel, le fantastique possesseur du violon de Crémone, eût pu assister à ces ébats incroyables de l’esprit musical, il est à croire que le peu de raison qui restait au pauvre homme n’eût pas tardé à disparaître et qu’il eût moins souffert de la mort d’Antonia.

     Ces variations, que j’ai souvent entendu jouer par Ernst depuis cette époque, et dernièrement encore à Baden, m’impressionnent maintenant d’une façon singulière. Dès que le thème vénitien apparaît sous le magique archet, il est minuit pour moi, je me retrouve à Saint-Pétersbourg dans une vaste salle illuminée à jour, je ressens cette étrange et douce fatigue nerveuse qui naît à un moment donné, vers la fin des splendides soirées musicales ; il y a des rumeurs enthousiastes dans l’air, des reflets de sourires, et j’éprouve une mélancolie romanesque à laquelle il m’est impossible, il me serait même douloureux de résister .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
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     Aucun autre art que la musique ne jouit de cette puissance rétroactive, aucun, pas même l’art de Shakespeare, ne saurait, en l’évoquant, poétiser ainsi le passé. Car la musique seule parle à la fois à l’imagination, à l’esprit, au cœur et AUX SENS ; et de cette action des sens sur l’esprit et le cœur, et réciproquement, naissent des phénomènes sensibles aux êtres doués d’une organisation spéciale, que les autres, les barbares, ne connaîtront jamais.

Mon retour. — Riga, Berlin. — L’exécution de Faust. —
Le dîner à Sans-Souci. — Le roi de Prusse.

     L’été s’avançait, le grand carême était fini, les chanteurs italiens arrivaient, leur théâtre allait bientôt se rouvrir ; rien ne me retenait donc plus à Saint-Pétersbourg, et je me décidai, avec de très-vifs regrets, il faut le dire, à quitter cette brillante capitale, dont la charmante hospitalité m’a été si précieuse. En passant à Riga, j’eus l’idée singulière d’y donner un concert. La recette en couvrit à peine les frais ; mais il me procura la connaissance de plusieurs artistes et amateurs distingués ; celle entre autres du maître de chapelle, Schrameck, de M. Martinson et du directeur de la poste. Ce dernier s’était montré très-peu partisan de mon projet de concert. « Notre petite ville ne ressemble guère à Pétersbourg, me dit-il, nous sommes des commerçants, tout le monde y est occupé en ce moment de la vente du blé ; vous n’aurez pour auditoire qu’une centaine de dames, tout au plus, et pas un homme. » Il se trompait : j’eus cent trente-deux dames et sept hommes ; je crois même qu’en somme, il me resta trois roubles d’argent (12 fr.) de bénéfice. Ce même directeur de la poste me prétendait dépourvu du physique de mon emploi. « Vous ne paraissez pas méchant, monsieur, disait-il, et, d’après vos feuilletons, que je lis assidûment, je m’attendais à vous trouver une tout autre physionomie ; car, le diable m’emporte ! vous n’écrivez pas avec une plume, mais avec un poignard. » En tout cas, la pointe de mon poignard n’est pas empoisonnée et les Precious villain, dont on m’attribue si volontiers l’égorgement, se portent à merveille. J’eus en outre, à Riga, une bonne fortune, à laquelle j’étais loin de m’attendre. L’excellent acteur allemand Baumeister y était en représentations, et il joua….. Hamlet.

     Une lettre de M. le comte de Rœdern m’était parvenue à Moscou, cinq semaines auparavant, m’exprimant le désir du roi de Prusse de connaître ma légende de Faust, et m’engageant à m’arrêter à Berlin, à mon retour, pour la lui faire entendre. Le roi mettait à ma disposition le théâtre de l’Opéra et toutes ses ressources, en m’assurant la moitié de la recette brute.

     Je ne pouvais qu’être fort sensible à cette gracieuseté royale. Je restai donc à Berlin une dizaine de jours, pour y organiser l’exécution de Faust. Elle fut admirable de la part de l’orchestre et des chœurs, mais très-faible sous d’autres rapports. Le ténor chargé du rôle de Faust, et le soprano, écrasé par celui de Marguerite, me firent le plus grand tort. On siffla la ballade du Roi de Thulé (applaudie partout ailleurs depuis lors) ; mais je ne pus savoir si ces manifestations s’adressaient à l’auteur ou à la cantatrice, ou à tous les deux ensemble. Cette dernière supposition est la plus vraisemblable. Le parterre était rempli de gens malveillants, indignés, m’a-t-on dit, qu’un Français eût eu l’insolence de mettre en musique une paraphrase du chef-d’œuvre national allemand. Je n’ai rien vu dans ma vie d’aussi burlesquement farouche que l’intolérance de certains idolâtres de la nationalité allemande….. En outre, j’avais contre moi, cette fois-là, une partie de l’orchestre de l’Opéra, dont mes Lettres sur Berlin, traduites en allemand par M. Gathy, et publiées à Hambourg quelques années auparavant, m’avaient aliéné les bonnes grâces.

     Ces lettres ne contiennent pourtant, on peut s’en convaincre, rien de blessant pour les instrumentistes de Berlin. Au contraire, je loue ceux-ci de toutes façons, en critiquant avec beaucoup de réserve dans leur orchestre certains détails accessoires seulement. J’appelle cet orchestre MAGNIFIQUE, je le déclare doué de qualités éminentes de précision, d’ensemble, de force et de délicatesse. Mais, et voilà mon crime, j’établis une comparaison entre certains virtuoses et ceux de Paris, et j’avoue (frémissez d’indignation !) que quant aux flûtistes, les nôtres les surpassent.

     Or, ces simples mots avaient amassé dans le cœur de la première flûte de Berlin un trésor de rage ; et il était parvenu, autant que j’ai pu le comprendre, à faire partager sa fureur à beaucoup de ses confrères, en leur persuadant que j’avais dit mille infamies de l’orchestre de Berlin. Nouvelle preuve du danger qu’on court à écrire sur les musiciens, et à se trouver sous le vent qui gonfle l’outre de leur amour-propre, quand on a eu le malheur de lui faire la moindre blessure. En critiquant un chanteur, on ne s’expose guère à l’inimitié de ses émules ; ceux-ci généralement trouvent, au contraire, que vous n’avez pas montré pour lui assez de sévérité ; mais le virtuose d’un corps musical en renom prétend toujours qu’en le critiquant, lui, vous insultez le corps entier auquel il appartient, et parvient quelquefois à faire croire cette sottise à ses confrères. Il m’arriva, un jour, pendant une répétition à l’Opéra de Paris, de faire remarquer à un second cor, M. ***** (un homme d’esprit pourtant), qu’il se trompait dans un passage important. A cette observation, faite tranquillement et avec toute la politesse possible, M. ***** se levant courroucé et perdant tout son esprit s’écria : « Je fais ce qu’il y a ! pourquoi se méfier ainsi de l’orchestre ? » Ce à quoi je répondis encore plus tranquillement : « D’abord, mon cher monsieur M*****, il ne s’agit pas tout à fait de l’orchestre, mais de vous seulement ; ensuite, je ne me méfie point, car la méfiance suppose un doute, et je suis parfaitement sûr que vous vous trompez. »

    (La fin au prochain numéro.)

H. BERLIOZ.

1. Expression d’Othello en parlant d’Iago.

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V. Magasin des Demoiselles 25 avril 1856, p. 205-7

VOYAGES.

VOYAGE EN RUSSIE (1847).
(Fin.)

 

    Pour en revenir à l’orchestre de Berlin, je ne fus pas longtemps à reconnaître ses mauvaises dispositions à mon égard, pendant les études de Faust. L’accueil glacial qu’il me faisait chaque jour à mon entrée, son silence hostile après les meilleurs morceaux de la partition, les regards courroucés lancés sur moi par les flûtes surtout, et les révélations que je reçus enfin des musiciens restés mes amis, ne pouvaient me laisser aucun doute.

     A propos de quelques-uns des siffleurs de la ballade, il m’est donc assez permis de me méfier (c’est le cas de le dire) de leurs accointances avec les grandes flûtes, les flûtes immenses, les flûtes incomparables de l’orchestre de Berlin. Quoi qu’il en soit, je le répète, l’exécution de l’orchestre fut belle et irréprochable comme celle des chœurs. Boëtticher chanta en excellent musicien et en véritable artiste le rôle de Méphistophélès, le public cria da capo, après la scène des sylphes, mais j’étais de mauvaise humeur et ne voulus point recommencer le morceau ; Mme la princesse de Prusse, qui deux fois était venue, à huit heures du matin, dans la salle froide et obscure de l’Opéra, entendre mes répétitions, me dit toutes sortes de choses aimables ; le roi m’envoya par Meyerbeer la croix de l’Aigle-Rouge, m’invita à dîner à son château de Sans-Souci le surlendemain ; et le grand critique Rellstab, l’ennemi si longtemps acharné de Meyerbeer et de Spontini, après m’avoir verbalement donné des marques d’amitié et d’estime, m’éreinta dans la Gazette d’État on ne peut mieux. Voilà bien des succès !…

     Ce dîner à Sans-Souci fut charmant. M. de Humboldt, le comte Mathieu Wielhorski et Mme la princesse de Prusse se trouvaient parmi les convives. Après le dessert, on alla prendre le café dans le jardin. Le roi se promenait sa tasse à la main. En m’apercevant sur l’escalier d’un pavillon, il s’écria de loin :

     « — Eh ! Berlioz, venez donc me donner des nouvelles de ma sœur et me raconter votre voyage en Russie. » 

     Je m’empressai d’accourir, et je ne sais quelles folies je débitai à mon auguste Amphitryon, qui le mirent de très-joyeuse humeur.

     « — Avez-vous appris le russe ? me demanda-t-il. 
     — Oui, sire, je sais dire na prava, na leva (à droite, à gauche), pour conduire un conducteur de traîneau ; je sais dire encore dourack ! quand le conducteur s’égare. 
     — Et que veut dire le mot dourack ? 
     — Il veut dire imbécile, sire ! 
     — Ah ! ah ! ah ! imbécile, sire ; imbécile, sire ! c’est charmant ! » 

     Et le roi de rire aux éclats, avec de tels soubresauts d’abdomen et de bras, qu’il répandit sur le sable presque tout le contenu de sa tasse. Cette hilarité, à laquelle je me mêlai sans façons, fit tout à coup de moi un important personnage. Plusieurs courtisans, officiers, gentilshommes et chambellans la remarquèrent du pavillon où ils étaient restés, et l’on songea aussitôt à se mettre bien avec cet homme qui faisait tant rire le roi et qui riait même avec lui si familièrement.

     Aussi, en revenant au pavillon l’instant d’après, me vis-je entouré de grands seigneurs, à moi parfaitement inconnus, qui me faisaient de profonds saluts, en déclinant modestement leur nom : « Monsieur, je suis le prince de ***, et je m’estime heureux de faire votre connaissance. — Monsieur, je suis le comte de ***, permettez-moi de vous féliciter du beau succès que vous venez d’obtenir. — Monsieur, je suis le baron de ***, j’ai eu l’honneur de vous voir, il y a six ans, à Brunswick, et je serais enchanté de, etc., etc. »

     Je ne comprenais pas d’où me pouvait naître à l’improviste un tel crédit à la cour de Prusse, quand enfin je me rappelai la scène du premier acte des Huguenots, où Raoul, après avoir reçu la lettre de la reine Marguerite, se voit environné de gens qui lui chantent en canon, sur tous les degrés de la gamme :

Vous savez si je suis un ami sûr et tendre !

     On me prenait pour un puissant favori du roi. Quel drôle de monde que celui d’une cour !

     Sans être ni puissant, ni favori, je suis au moins profondément reconnaissant de la bienveillance dont le roi de Prusse m’a donné si souvent des preuves, et il n’y eut pas l’ombre de flatterie de ma part quand je lui dis ce jour-là, dans un moment de conversation sérieuse :

     « Vous êtes le vrai roi des artistes ! 
     — Comment cela ? qu’ai-je donc fait pour eux ? 
     — A ne parler que des artistes musiciens, vous avez fait pour eux beaucoup, sire. Vous avez comblé d’honneurs et royalement récompensé Spontini et Meyerbeer ; vous avez fait splendidement exécuter leurs ouvrages ; vous avez fait remettre en scène d’une façon grandiose les chefs-d’œuvre de Gluck, qu’on n’entend plus nulle part hors de Berlin ; vous avez fait représenter l’Antigone de Sophocle, et commandé pour cette résurrection de l’antique, des chœurs à Mendelssohn ; vous avez encore chargé ce maître d’écrire la musique de la ravissante fantaisie de Shakespeare, le Songe d’une nuit d’été, etc., etc.;  et de plus, l’intérêt direct que vous prenez à toutes les nobles tentatives de l’art devient un excitant pour l’activité des producteurs, un encouragement incessant pour leurs travaux. Et ce point d’appui, que Votre Majesté offre ainsi aux efforts des artistes, a d’autant plus de prix qu’il est presque le seul de cette nature qu’ils aient en Europe. 
     — Allons, c’est peut-être vrai ce que vous dites là, mais il n’en faut pas tant parler. »

    Voilà, monsieur le directeur, ce que je puis dire de mon voyage en Russie. Mais si, depuis mon retour en France, il m’est souvent arrivé de soupirer en songeant à cet ardent et intelligent public, à ces splendides soirées musicales, à ces exécutions grandioses de Saint-Pétersbourg, et à la gracieuse courtoisie des Russes, croyez-le bien, je n’en suis pas moins aussi patriote que vous, et très-fier d’être Français.

H. BERLIOZ.

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