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MÉMOIRES

de

HECTOR BERLIOZ

LIX

Mort de ma sœur. — Mort de ma femme. — Ses obsèques. — L’Odéon. — Ma position dans
le monde musical. — La presque impossibilité pour moi de braver au théâtre les haines
que j’ai suscitées. — La cabale de Covent-Garden. — La coterie du Conservatoire de Paris. —
 La symphonie rêvée et oubliée. — Le charmant accueil qu’on me fait en Allemagne. —
 Le roi de Hanovre. — Le duc de Weimar. — L’intendant du roi de Saxe. — Mes adieux.

     J’ai hâte d’en finir avec ces mémoires, leur rédaction m’ennuie et me fatigue presque autant que celle d’un feuilleton ; d’ailleurs quand j’aurai écrit les quelques pages que je veux écrire encore, j’en aurai dit assez, je pense, pour donner une idée à peu près complète des principaux événements de ma vie et du cercle de sentiments, de travaux et de chagrins dans lequel je suis destiné à tourner... jusqu’à ce que je ne tourne plus.

     La route qui me reste à parcourir, si longue qu’on la suppose, doit sûrement ressembler beaucoup à celle que j’ai parcourue ; j’y trouverai partout les mêmes profondes ornières, les mêmes cailloux raboteux, les mêmes terrains défoncés, traversés çà et là par quelque clair ruisseau, ombragés de quelque bosquet paisible, surmontés de quelque roche sublime que je gravirai à grand-peine, pour aller sécher au soleil couchant la froide pluie subie dans la plaine dès le matin.

     Les choses et les hommes changent cependant, il est vrai, mais si lentement que ce n’est pas dans le court espace de temps embrassé par une existence humaine que ce changement peut être perceptible. Il me faudrait vivre deux cents ans pour en ressentir le bienfait.

     J’ai perdu ma sœur aînée, Nanci. Elle est morte d’un cancer au sein, après six mois d’horribles souffrances qui lui arrachaient nuit et jour des cris déchirants. Mon autre sœur, ma chère Adèle, qui s’était rendue à Grenoble pour la soigner et qui ne l’a pas quittée jusqu’à sa dernière heure, a failli succomber aux fatigues et aux cruelles impressions que lui a causées cette lente agonie.

     Et pas un médecin n’a osé avoir l’humanité de mettre fin à ce martyre, en faisant respirer à ma sœur un flacon de chloroforme. On fait cela pour éviter à un patient la douleur d’une opération chirurgicale qui dure un quart de minute, et on s’abstient d’y recourir pour le délivrer d’une torture de six mois. Quand il est prouvé, certain, que nul remède, rien, pas même le temps, ne peut guérir un mal affreux ; quand la mort est évidemment le bien suprême, la délivrance, la joie, le bonheur !... 

     Mais les lois sont là qui le défendent, et les idées religieuses qui s’y opposent non moins formellement.

     Et ma sœur, sans doute, n’eût pas consenti à se délivrer ainsi si on le lui eût proposé. « Il faut que la volonté de Dieu soit faite. » Comme si tout ce qui arrive n’arrivait pas par la volonté de Dieu... et comme si la délivrance de la patiente, par une mort douce et prompte, n’eût pas été aussi bien le résultat de la volonté de Dieu que son exécrable et inutile torture...

     Quels non-sens que ces questions de fatalité, de divinité, de libre arbitre, etc. !! c’est l’absurde infini ; l’entendement humain y tournoie et ne peut que s’y perdre.

     En tout cas, la plus horrible chose de ce monde, pour nous, êtres vivants et sensibles, c’est la souffrance inexorable, ce sont les douleurs sans compensation possible arrivées à ce degré d’intensité ; et il faut être ou barbare ou stupide, ou l’un et l’autre à la fois, pour ne pas employer le moyen sûr et doux dont on dispose aujourd’hui pour y mettre un terme. Les sauvages sont plus intelligents et plus humains.

     Ma femme aussi, est morte, mais au moins sans grandes douleurs. La pauvre Henriette paralysée depuis quatre ans, et privée du mouvement et de la parole, s’est éteinte à Montmartre sous mes yeux le 3 mars 1854. Mon fils avait heureusement pu obtenir un congé et venir de Cherbourg passer quelques heures auprès d’elle. Il était reparti depuis quatre jours seulement quand elle a expiré. Cette entrevue a donné quelque douceur à ses derniers moments, et un hasard favorable a voulu que je ne fusse pas absent de France à cette époque.

     Je l’avais quittée depuis deux heures... une des femmes qui la servaient court à ma recherche, me ramène... tout était fini... son dernier soupir venait de s’exhaler. Elle était déjà couverte du drap fatal que j’ai dû écarter pour baiser son front pâle une dernière fois. Son portrait, que je lui avais donné l’année précédente, portrait fait au temps de sa splendeur, me la montrait éblouissante de beauté et de génie, à côté de ce lit funèbre où elle gisait défigurée par la maladie.

     Je n’essayerai pas de donner une idée des douleurs que cet arrachement de cœur m’a fait subir. Elles se compliquaient d’ailleurs d’un sentiment qui, sans être jamais arrivé auparavant à ce degré de violence, fut toujours pour moi le plus difficile à supporter— le sentiment de la pitié. Au milieu des regrets de cet amour éteint, je me sentais prêt à me dissoudre dans l’immense, affreuse, incommensurable, infinie pitié dont le souvenir des malheurs de ma pauvre Henriette m’accablait : sa ruine avant notre mariage ; son accident ; la déception causée par sa dernière tentative dramatique à Paris ; son renoncement volontaire, mais toujours regretté, à un art qu’elle adorait ; sa gloire éclipsée ; ses médiocres imitateurs et imitatrices, dont elle avait vu la fortune et la célébrité s’élever ; nos déchirements intérieurs ; son inextinguible jalousie devenue fondée ; notre séparation ; la mort de tous ses parents ; l’éloignement forcé de son fils ; mes fréquents et longs voyages ; sa douleur fière d’être pour moi la cause de dépenses sous lesquelles j’étais toujours, elle ne l’ignorait pas, prêt à succomber ; l’idée fausse qu’elle avait de s’être, par son amour pour la France, aliéné les affections du public anglais ; son cœur brisé ; sa beauté disparue ; sa santé détruite ; ses douleurs physiques croissantes ; la perte du mouvement et de la parole ; son impossibilité de se faire comprendre d’aucune façon ; sa longue perspective de la mort et de l’oubli...

     Destruction, feux et tonnerres, sang et larmes, mon cerveau se crispe dans mon crâne en songeant à ces horreurs !... 

     Shakespeare ! Shakespeare ! où est-il ? où es-tu ? Il me semble que lui seul parmi les êtres intelligents peut me comprendre et doit nous avoir compris tous les deux ; lui seul peut avoir eu pitié de nous, pauvres artistes s’aimant, et déchirés l’un par l’autre. Shakespeare ! Shakespeare ! tu dois avoir été humain ; si tu existes encore, tu dois accueillir les misérables ! C’est toi qui es notre père, toi qui es aux cieux, s’il y a des cieux.

     Dieu est stupide et atroce dans son indifférence infinie ; toi seul es le Dieu bon pour les âmes d’artistes ; reçois-nous sur ton sein, père, embrasse-nous ! De Profundis ad te clamo. La mort, le néant, qu’est-ce que cela ? L’immortalité du génie !... What ?... O fool ! fool ! fool !
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     Je dus m’occuper seul des tristes devoirs... Le pasteur protestant nécessaire pour la cérémonie et chargé du service de la banlieue de Paris, demeurait à l’autre bout de la ville dans la rue de M. le Prince. J’allai l’avertir à huit heures du soir. Une rue étant barrée par des paveurs, le cabriolet qui me conduisait fut obligé de faire un détour et de passer devant le théâtre de l’Odéon. Il était illuminé, on y jouait une pièce en vogue. C’est là que j’ai vu Hamlet pour la première fois, il y a vingt-six ans ; c’est là que la gloire de la pauvre morte éclata subitement, un soir, comme un brillant météore ; c’est là que j’ai vu pleurer une foule brisée d’émotions, à l’aspect de la douleur, de la poétique et navrante folie d’Ophélia ; c’est là que rappelée sur la scène après le dénoûment d’Hamlet par un public d’élite et par tous les rois de la pensée régnant alors en France, j’ai vu revenir Henriette Smithson, presque épouvantée de l’énormité de son succès, saluer tremblante ses admirateurs. Là j’ai vu Juliette pour la première et la dernière fois. Sous ces arcades, j’ai si souvent, pendant les nuits d’hiver, promené ma fiévreuse anxiété. Voici la porte par laquelle je l’ai vue entrer à une répétition d’Othello. Elle ignorait mon existence alors ; et si on lui eût montré ce jeune inconnu pâle et défait, qui, accoudé contre un des piliers de l’Odéon, la suivait d’un œil effaré, et qu’on lui eût dit : « Voilà votre futur mari, » elle eût à coup sûr traité d’insolent imbécile ce prophète de malheur.

     Et pourtant... c’est lui qui prépare ton dernier voyage, poor Ophelia ! c’est lui qui va dire à un prêtre comme Laërtes : « What ceremonies else ? »... lui qui t’a tant tourmentée ; lui qui a tant souffert par toi, après avoir tant souffert pour toi, lui qui, malgré ses torts, peut dire comme Hamlet :

« Forty thousand brothers... »

    « Quarante mille frères ne l’eussent pas aimée comme je t’aimais ! »

     Shakespeare ! Shakespeare ! je sens revenir l’inondation, je sombre dans le chagrin, et je te cherche encore...

     Father ! Father ! Where are you ?
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     Le lendemain, deux ou trois hommes de lettres, MM. d’Ortigue, Brizeux, Léon de Wailly, plusieurs artistes conduits par cet excellent baron Taylor, et quelques autres bons cœurs, vinrent, par amitié pour moi, conduire Henriette à sa dernière demeure. Si elle fût morte vingt-cinq ans auparavant, tout le Paris intelligent eût assisté par admiration, par adoration pour elle, à ses obsèques ; tous les poëtes, tous les peintres, tous les statuaires, tous les acteurs à qui elle venait de fournir de si nobles exemples de mouvements, de gestes, d’attitudes, tous les musiciens qui avaient senti la mélodie de ses accents de tendresse, la déchirante vérité de ses cris de douleur, tous les amants, tous les rêveurs, et plus d’un philosophe, eussent marché, avec larmes, derrière son cercueil....
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     Aujourd’hui, pendant qu’elle s’achemine ainsi, à peu près seule, vers le cimetière, l’ingrat et oublieux Paris grouille là-bas dans sa fumée ; celui qui l’aima et qui n’a pas le courage de la suivre jusqu’à sa tombe, pleure dans le coin d’un jardin désert, et son jeune fils luttant au loin contre la tempête est balancé au haut du grand mât d’un navire sur le sombre Océan.

     Hic jacet. Dans le petit cimetière de Montmartre, au versant de la colline, elle repose, la face tournée vers le nord, vers l’Angleterre qu’elle ne voulut jamais revoir. Sa modeste tombe porte cette inscription :

     « Henriette-Constance Berlioz-Smithson, née à Ennis, en Irlande, morte à Montmartre le 3 mars 1854. »

     Les journaux annoncèrent froidement, en termes vulgaires, cette mort. J. Janin seul eut du cœur et de la mémoire, et voici les quelques lignes qu’il écrivit dans le Journal des Débats :

    « Elles passent si vite et si cruellement ces divinités de la fable ! Ils sont si frêles, ces frêles enfants du vieux Shakespeare et du vieux Corneille ! Hélas ! il n’y a pas si longtemps déjà, nous étions jeunes et superbes, qu’un soir d’été, assise à son balcon qui donne sur la route de Vérone, Juliette à côté de Roméo, Juliette, enivrée et tremblante écoutait... le rossignol de la nuit, l’alouette matinale ! Elle écoutait rêveuse et si blanche, avec tant de feu charmant dans ce regard à demi voilé ! Dans cette voix sonore et pure, une voix d’or, résonnait triomphante, adorée, et pleine de sa vie éternelle, la prose de Shakespeare et sa poésie ! un monde entier était attentif à la grâce, à la voix, à l’enchantement de cette femme.

    » Elle avait vingt ans à peine, elle s’appelait miss Smithson, elle conquit, toute-puissante, la sympathie et l’admiration de ce parterre enchanté de la vérité nouvelle ! Elle fut ainsi, sans le savoir, cette jeune femme, un poëme inconnu, une passion nouvelle et toute une révolution. Elle a donné le signal à Mme Dorval, à Frédérick-Lemaître, à Mme Malibran, à Victor Hugo, à Berlioz ! Elle s’appelait Juliette, elle s’appelait Ophélie. Elle inspirait Eugène Delacroix lui-même lorsqu’il dessinait cette douce image d’Ophélie. Elle tombe ; sa main qui cède tient encore à la branche ; de l’autre main, elle porte sur son beau sein sa douce et dernière couronne ; l’extrémité de sa robe est déjà voisine de l’eau qui monte ; le paysage est triste et lugubre ; on voit accourir tout au loin le flot qui va l’engloutir ; ses vêtements appesantis ont entraîné la pauvre malheureuse et ses douces chansons dans la vase et dans la mort !

    » Elle s’appelait enfin, cette admirable et touchante miss Smithson, d’un nom que Mme Malibran a porté ; elle s’appelait Desdémone, et le More lui disait, en l’embrassant : « O ma belle guerrière ! » O my fair warrior ! Je la vois encore, à cette distance, aussi blanche, aussi pâle que la Vénitienne d’Angelo, tyran de Padoue ! Elle est seule à écouter la pluie et le vent qui gronde au-dehors, cette belle fille, maudite et charmante, que le poëte Shakespeare entourait de ses amours et de ses respects. Elle est seule, elle a peur ; elle sent au fond de son âme troublée un indicible malaise ; ses bras sont nus, et l’on peut entrevoir enfin un petit bout de sa blanche épaule ! Ah ! sainte nudité de la femme qui va mourir ! Elle était merveilleuse ainsi, miss Smithson, et plus semblable à un fantôme de là-haut qu’à une femme d’ici-bas ! — et maintenant la voilà morte, elle est morte, il y a huit jours, rêvant encore à cette gloire qui vient si vite et qui s’en va si vite ! ô visions ! ô regrets ! ô douleurs !... On chantait autrefois, dans ma jeunesse, un chœur à la louange de Juliette Capulet ! Cette marche funèbre était d’un effet désolant au milieu de ce cri qui revenait sans cesse : Jetez des fleurs ! Jetez des fleurs  ! On descendait ainsi sous la voûte sombre où dormait Juliette, et la sombre mélodie accomplissait son œuvre en racontant l’épouvante de ces voûtes mortuaires. « Jetez des fleurs ! Jetez des fleurs ! » Juliette est morte, disait le chant funèbre, à la façon d’un cantique du vieux père Eschyle ; Juliette est morte (jetez des fleurs !), la mort pèse sur elle comme la gelée sur le gazon en avril (jetez des fleurs !). Ainsi les instruments de la danse servent de cloches funèbres ; le dîner de l’hymen est un repas des morts ; les fleurs de la noce couvrent une sépulture ! »

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     Liszt m’écrivit bientôt après de Weimar une lettre cordiale, comme il sait les écrire : « Elle t’inspira, me disait-il, tu l’as aimée, tu l’as chantée, sa tâche était accomplie ! »
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     Je n’ai plus rien à dire maintenant des deux grands amours, qui ont exercé une influence si puissante et si longue sur mon cœur et sur ma pensée. L’un est un souvenir d’enfance. Il vint à moi radieux de tous les sourires, paré de tous les prestiges, armé de toutes les séductions d’un paysage incomparable dont l’aspect seul avait déjà suffi à m’émouvoir. Estelle fut vraiment alors l’hamadryade de ma vallée de Tempé, et j’éprouvai pour la première fois, et à la fois, à l’âge de douze ans, le sentiment du grand amour et celui de la grande nature.

     L’autre amour m’apparut avec Shakespeare, à mon âge viril dans le buisson ardent d’un Sinaï, au milieu des nuées, des tonnerres et des éclairs d’une poésie pour moi nouvelle. Il me terrassa, je tombai prosterné, et mon cœur et tout mon être furent envahis par une passion cruelle, acharnée, où se confondaient, en se renforçant l’un par l’autre l’amour pour la grande artiste et l’amour du grand art.

     On conçoit la puissance d’une pareille antithèse, si toutefois il y a antithèse là-dedans. Aussi n’avais-je pas fait à Henriette un mystère de mon idylle de Meylan, ni de la vivacité des souvenirs que j’en conservais. Qui de nous n’a pas eu une première idylle telle quelle ? Malgré sa jalousie, elle était trop intelligente pour en être blessée. Elle m’a seulement quelquefois à ce sujet adressé de douces railleries.

     Les gens qui ne comprennent pas cela, me comprendront bien moins encore, si j’avoue une autre singularité de ma nature : J’éprouve un vague sentiment de poétique amour en respirant une belle rose, et j’en ai ressenti pendant longtemps un semblable à l’aspect d’une belle harpe. En voyant cet instrument, il fallait alors me contenir pour ne pas m’agenouiller et l’embrasser ! 

     Estelle fut la rose qui a fleuri dans l’isolement, Henriette fut la harpe mêlée à tous mes concerts, à mes joies, à mes tristesses, et dont, hélas, j’ai brisé bien des cordes ! 

     Maintenant, me voilà, sinon au terme de ma carrière, au moins sur la pente de plus en plus rapide qui y conduit ; fatigué, brûlé, mais toujours brûlant, et rempli d’une énergie qui se réveille parfois avec une violence dont je suis presque épouvanté. Je commence à savoir le français, à écrire passablement une page de partition et une page de vers ou de prose, je sais diriger et animer un orchestre, j’adore et je respecte l’art dans toutes ses formes... Mais j’appartiens à une nation, qui, aujourd’hui, ne s’intéresse plus à aucune des nobles manifestations de l’intelligence, dont le veau d’or est l’unique dieu. Le peuple parisien est devenu un peuple barbare : sur dix maisons riches, c’est à peine s’il en est une où l’on trouve une bibliothèque. Je ne parle pas d’une bibliothèque musicale... Non, on n’achète plus de livres, on loue, pour deux sous le volume, de pitoyables romans dans les cabinets de lecture ; cet aliment suffit aux appétits littéraires de toutes les classes de la société. Comme on s’abonne chez les éditeurs de musique, pour quelques francs par mois, afin de pouvoir choisir dans le nombre infini des plates productions dont les magasins regorgent, quelque chef-d’œuvre du genre que Rabelais a caractérisé par une si méprisante épithète.

     L’industrialisme de l’art, suivi de tous les bas instincts qu’il flatte et caresse, marche à la tête de son ridicule cortége, promenant sur ses ennemis vaincus un regard niaisement superbe et rempli d’un stupide dédain... Paris est donc une ville où je ne puis rien faire, et où l’on me regarde comme trop heureux de remplir la seule tâche qui me soit confiée, celle du feuilletoniste, la seule, à en croire beaucoup de gens, pour laquelle je sois venu au monde. 

     Je sens bien ce que je pourrais produire en musique dramatique, mais il est aussi inutile que dangereux de le tenter. D’abord, la plupart de nos théâtres lyriques sont d’assez mauvais lieux, musicalement parlant, l’Opéra surtout à cette heure est ignoble. Ensuite, je ne pourrais donner l’essor à ma pensée dans ce genre de composition, qu’en me supposant maître absolu d’un grand théâtre, comme je suis maître de mon orchestre quand je dirige l’exécution d’une de mes symphonies. Je devrais disposer de la bonne volonté de tous, être obéi de tous, depuis la première chanteuse et le premier ténor, les choristes, les musiciens, les danseuses et les comparses, jusqu’au décorateur, aux machinistes et au metteur en scène. Un théâtre lyrique, comme je le conçois, est, avant tout, un vaste instrument de musique ; j’en sais jouer, mais pour que j’en joue bien, il faut qu’on me le confie sans réserve. C’est ce qui n’arrivera jamais. Ensuite les menées, les conspirations, les cabales de mes ennemis se donneraient là trop aisément carrière. Ils n’osent pas venir me siffler dans une salle de concerts, ils n’y manquent pas dans un vaste théâtre comme l’Opéra ; cela arrivera toujours.

     J’aurais à subir en pareil cas, non-seulement les coups des haines soulevées par mes critiques théoriques, mais ceux non moins furieux des colères excitées par les tendances de mon style musical ; style qui, à lui seul, est la plus sanglante critique pratique des œuvres de certains hommes jouissant d’une puissante popularité. Ceux-ci se disant avec raison : « Le jour où le gros public en sera venu à comprendre ou à goûter seulement des compositions pareilles, les nôtres n’auront plus de valeur. » J’ai eu la preuve de ces vérités à Londres, où une bande d’Italiens est venue rendre presque impossible la représentation de Benvenuto Cellini à Covent-Garden. Ils ont crié, chuté et sifflé du commencement à la fin ; ils ont voulu empêcher même l’exécution de mon ouverture du Carnaval romain qui servait d’introduction au second acte et qu’on avait applaudie maintes fois à Londres en divers concerts, entre autres à celui de la Société philharmonique de Hanover Square, quinze jours auparavant. L’opinion publique, sinon la mienne, plaçait à la tête de cette cabale comique dans sa fureur, M. Costa, le chef d’orchestre de Covent-Garden, que j’ai plusieurs fois attaqué dans mes feuilletons au sujet des libertés qu’il prend avec les partitions des grands maîtres, en les taillant, allongeant, instrumentant et mutilant de toutes façons. Si M. Costa est le coupable, ce qui est fort possible, il a su, en tout cas, par ses empressements à me servir et à m’aider pendant les répétitions, endormir ma méfiance avec une rare habileté.

     Les artistes de Londres, indignés de cette vilenie, ont voulu m’exprimer leur sympathie en souscrivant, au nombre de deux cent trente, pour un Testimonial concert, qu’ils m’engageaient à donner avec leur concours gratuit dans la salle d’Exeter Hall, mais qui néanmoins n’a pu avoir lieu. L’éditeur Beale (aujourd’hui l’un de mes meilleurs amis) m’a en outre apporté un présent de deux cents guinées qui m’était offert par une réunion d’amateurs, en tête desquels figuraient les célèbres facteurs de piano, MM. Broadwood. Je n’ai pas cru devoir accepter ce présent si en dehors de nos mœurs françaises, mais dont une bonté et une générosité réelles avaient néanmoins suggéré l’idée. Tout le monde n’est pas Paganini.

     Ces preuves d’affection m’ont touché beaucoup plus que ne m’avaient blessé les insultes des cabaleurs.

     En Allemagne, sans doute, je n’aurais rien de pareil à redouter. Mais je ne sais pas l’allemand ; il faudrait composer sur un texte français qu’on traduirait ensuite ; c’est un grand désavantage. Il faudrait aussi, pour écrire un grand opéra, y consacrer au moins dix-huit mois sans m’occuper d’autre chose, sans rien gagner par conséquent, et sans dédommagement possible sous ce rapport, puisqu’en Allemagne, les compositeurs d’opéras ne touchent pas d’honoraires. Encore a-t-on vu dans mon récit de la première exécution de Faust en Prusse, ce qu’une inoffensive observation imprimée dans le Journal des Débats m’avait attiré d’inimitiés parmi les musiciens de l’orchestre de Berlin.

     A Leipzig aussi, bien qu’on entende aujourd’hui ma musique avec d’autres oreilles qu’au temps de Mendelssohn (à ce que j’ai pu voir, et à ce que m’assure Ferdinand David) il y a encore quelques petits fanatiques, élèves du Conservatoire, qui, me regardant, sans savoir pourquoi, comme un destructeur, un Attila de l’art musical, m’honorent d’une haine forcenée, m’écrivent des injures et me font des grimaces dans les corridors du Gewandhaus quand j’ai le dos tourné. Puis certains maîtres de chapelle, dont je trouble la quiétude, commettent par-ci par-là à mon égard, d’assez plates perfidies. Mais cet inévitable antagonisme, joint même à l’opposition toute naturelle d’une petite partie de la presse allemande , n’est rien en comparaison des fureurs qui se donneraient carrière à Paris contre moi si je m’y exposais au théâtre. 

     Depuis trois ans, je suis tourmenté par l’idée d’un vaste opéra dont je voudrais écrire les paroles et la musique, ainsi que je viens de le faire pour ma trilogie sacrée : l’Enfance du Christ. Je résiste à la tentation de réaliser ce projet et j’y résisterai, je l’espère, jusqu’à la fin. Le sujet me paraît grandiose, magnifique et profondément émouvant, ce qui prouve jusqu’à l’évidence que les Parisiens le trouveraient fade et ennuyeux. Me trompai-je même en attribuant à notre public un goût si différent du mien (pour parler comme le grand Corneille), je n’aurais pas une femme intelligente et dévouée capable d’interpréter le rôle principal, un rôle qui exige de la beauté, une grande voix, un talent dramatique réel, une musicienne parfaite, une âme et un cœur de feu. J’aurais bien moins encore entre les mains le reste des ressources de toute espèce dont je devrais pouvoir disposer à mon gré, sans contrôle ni observations de qui que ce fût. L’idée seule d’éprouver pour l’exécution et la mise en scène d’une œuvre pareille les obstacles stupides que j’ai dû subir et que je vois journellement opposer aux autres compositeurs qui écrivent pour notre grand opéra, me fait bouillir le sang. Le choc de ma volonté contre celle des malveillants et des imbéciles en pareil cas, serait aujourd’hui excessivement dangereux, je me sens parfaitement capable de tout à leur égard, et je tuerais ces gens-là comme des chiens. Quant à grossir le nombre des œuvres agréables et utiles qu’on nomme opéras-comiques et qui se produisent journellement à Paris, par fournées, comme on y produit des petits pâtés, je n’en éprouve pas la moindre envie. Je ne ressemble point, sous ce rapport à ce caporal qui avait l’ambition d’être domestique. J’aime mieux rester simple soldat. L’influence de Meyerbeer, je dois le dire aussi, et la pression qu’il exerce par son immense fortune, au moins autant que par les réalités de son talent éclectique, sur les directeurs, sur les artistes, sur les critiques, et par suite sur le public de Paris, y rendent à peu près impossible tout succès sérieux à l’Opéra. Cette influence délétère se fera sentir encore peut-être dix ans après sa mort. Henri Heine prétend qu’il a payé d’avance... Quant aux concerts musicaux que je pourrais donner à Paris, j’ai déjà dit dans quelles conditions je me trouvais placé et quelle était devenue l’indifférence du public pour tout ce qui n’est pas le théâtre. La coterie du Conservatoire a d’ailleurs trouvé le moyen de me faire interdire l’accès de sa salle, et M. le ministre de l’Intérieur est un jour venu, à une distribution de prix, déclarer à tout l’auditoire que cette salle (la seule convenable qui existe à Paris) était la propriété exclusive de la Société du Conservatoire et qu’elle ne serait plus désormais prêtée à personne pour y donner des concerts. Or, personne, c’était moi ; car, à deux ou trois exceptions près, aucun autre que moi n’y avait donné de grandes exécutions musicales depuis vingt ans.

     Cette société célèbre, dont presque tous les membres exécutants sont de mes amis ou partisans, est dirigée par un chef et par un petit nombre de faiseurs qui me sont hostiles. Ils se garderaient donc bien d’admettre dans leurs concerts la moindre de mes compositions. Une seule fois, il y a six ou sept ans, ils s’avisèrent de me demander deux fragments de Faust. Le comité qui avait été alors tant soit peu influencé par l’opinion de mes partisans de l’orchestre, essaya en revanche de m’écraser en me plaçant, dans le programme, entre le finale de la Vestale, de Spontini, et la Symphonie en ut mineur, de Beethoven. Le bonheur voulut que l’écrasement n’eût pas lieu et que ces messieurs fussent déçus dans leur attente. Malgré les terribles voisins qu’on lui avait donnés, la scène des Sylphes de Faust excita un véritable enthousiasme et fut bissée. Mais M. Girard, qui en avait fort maladroitement et fort platement dirigé l’exécution, feignit de ne pas pouvoir trouver dans la partition l’endroit où il fallait recommencer, et, malgré les cris de bis de toute la salle, il ne recommença pas. Le succès n’en fut pas moins évident. Aussi, depuis cette époque, la coterie s’est-elle abstenue de mes ouvrages comme de la peste.

     Des millionnaires, qui abondent à Paris, pas un seul n’aurait l’idée de rien faire pour la grande musique. Nous ne possédons pas une bonne salle de concerts publique ; il ne viendrait en tête à aucun de nos Crésus d’en construire une. L’exemple de Paganini a été perdu, et ce que ce noble artiste fit pour moi restera un trait unique dans l’histoire. 

     Il faut donc compter seulement sur soi-même quand on est compositeur à Paris, produisant des œuvres sérieuses en dehors du Théâtre. Il faut se résigner à des exécutions incomplètes, incertaines, et par suite plus ou moins infidèles, faute de répétitions qu’on ne peut payer, à des salles incommodes où les exécutants ni l’auditoire ne peuvent être bien installés, à des entraves de toute espèce suscitées, sans mauvais vouloir, par les théâtres lyriques dont on est obligé d’employer le personnel musical et qui ont nécessairement à veiller aux intérêts de leur répertoire ; il faut subir des spoliations insolentes de la part de MM. les percepteurs du droit des hospices, qui ne tiennent aucun compte des frais d’un concert, et viennent aggraver les pertes de celui qui le donne, en prélevant le huitième de la recette brute ; des appréciations hâtives et nécessairement fausses d’œuvres vastes et complexes entendues dans de pareilles conditions, et rarement plus d’une ou deux fois ; et, en dernière analyse, il faut avoir à dépenser beaucoup de temps et beaucoup d’argent. Sans compter la force d’âme et de volonté qu’on a l’humiliation d’user contre de pareils obstacles. L’artiste le plus puissamment doué de ces qualités, est alors comme un obus chargé qui va droit son chemin, renverse tout ce qu’il rencontre, laisse une trace il est vrai, mais ne doit pas moins, au terme de sa course, se briser en éclatant. Je ferais pourtant, en général, tous les sacrifices possibles. Mais il est des circonstances où, cessant d’être généreux, ces sacrifices deviennent éminemment coupables.

     Il y a deux ans, au moment où l’état de la santé de ma femme, qui laissait encore alors quelque espoir d’amélioration, m’occasionnait le plus de dépenses, une nuit, j’entendis en songe une symphonie que je rêvais composer. En m’éveillant le lendemain je me rappelai presque tout le premier morceau qui (c’est la seule chose dont je me souvienne) était à deux temps (allegro), en la mineur. Je m’approchais de ma table pour commencer à l’écrire, quand je fis soudain cette réflexion : si j’écris ce morceau, je me laisserai entraîner à composer le reste. L’expansion à laquelle ma pensée tend toujours à se livrer maintenant, peut donner à cette symphonie d’énormes proportions. J’emploierai peut-être trois ou quatre mois exclusivement à ce travail. (J’en ai bien mis sept pour écrire Roméo et Juliette.) Je ne ferai plus ou presque plus de feuilletons. Mon revenu diminuera d’autant. Puis, quand la symphonie sera terminée, j’aurai la faiblesse de céder aux sollicitations de mon copiste ; je la laisserai copier, je contracterai ainsi tout de suite une dette de mille ou douze cents francs. Une fois les parties copiées, je serai harcelé par la tentation de faire entendre l’ouvrage. Je donnerai un concert, dont la recette couvrira à peine la moitié des frais ; c’est inévitable aujourd’hui. Je perdrai ce que je n’ai pas ; je manquerai du nécessaire pour la pauvre malade, et je n’aurai plus ni de quoi faire face à mes dépenses personnelles ni de quoi payer la pension de mon fils sur le vaisseau où il doit monter prochainement. Ces idées me donnèrent le frisson et je jetai ma plume en disant : Bah ! demain j’aurai oublié la symphonie ! La nuit suivante, l’obstinée symphonie vint se présenter encore et retentir dans mon cerveau ; j’entendais clairement l’allegro en la mineur, bien plus, il me semblait le voir écrit. Je me réveillai plein d’une agitation fiévreuse, je me chantai le thème, dont le caractère et la forme me plaisaient extrêmement ; j’allais me lever... mais les réflexions de la veille me retinrent encore, je me raidis contre la tentation, je me cramponnai à l’espoir d’oublier. Enfin, je me rendormis, et le lendemain, au réveil, tout souvenir en effet avait disparu pour jamais.

     Lâche ! va dire quelque jeune fanatique à qui je pardonne d’avance son injure, il fallait oser ! il fallait écrire ! il fallait te ruiner ! On n’a pas le droit de chasser ainsi la pensée, de faire rentrer dans le néant une œuvre d’art qui en veut sortir et qui implore la vie ! Ah ! jeune homme qui me traites de lâche, tu n’as pas subi le spectacle que j’avais alors sous les yeux, sans quoi tu serais moins sévère. Je n’ai pas reculé aux jours où l’on pouvait encore douter des conséquences de mes coups d’audace. Il y avait dans ce temps à Paris un petit public d’élite, il y avait les princes de la maison d’Orléans et la Reine elle-même qui s’y intéressaient. Ma femme d’ailleurs était toute vivante et la première à m’encourager : « Tu dois produire cette œuvre, me disait-elle, et la faire grandement et dignement exécuter. Ne crains rien, nous subirons les privations que ces dépenses nous imposeront. Il le faut ! va toujours ! » Et j’allais. Mais plus tard, quand elle était là, à demi-morte, ne pouvant plus que gémir, quand il lui fallait trois femmes pour la soigner, quand le médecin devait lui faire presque chaque jour une visite, quand j’étais sûr, mais sûr comme il l’est que les Parisiens sont des barbares, de trouver au bout de toute entreprise musicale le désastreux résultat que je viens de signaler, je n’étais pas lâche de m’abstenir, jeune homme, non, j’ai la conscience d’avoir été seulement humain ; et, tout en me croyant aussi dévoué à l’art que toi, et que bien d’autres, je crois l’honorer en ne le traitant pas de monstre avide de victimes humaines et en prouvant qu’il m’a laissé assez de raison pour distinguer le courage de la férocité. Si j’ai cédé peu à peu à l’entraînement musical, en écrivant dernièrement ma trilogie sacrée (l’Enfance du Christ), c’est que ma position n’est plus la même, d’aussi impérieux devoirs ne me sont plus imposés. D’ailleurs, j’ai la certitude de faire aisément et souvent exécuter cet ouvrage en Allemagne où je suis invité à revenir par plusieurs villes importantes. J’y vais maintenant fréquemment, j’y ai fait quatre voyages pendant les derniers dix-huit mois.  On m’y accueille de mieux en mieux ; les artistes m’y témoignent une sympathie de jour en jour plus vive ; ceux de Leipzig, de Dresde, de Hanovre, de Brunswick, de Weimar, de Carlsruhe, de Francfort, m’ont comblé de marques d’amitié pour lesquelles je manque d’expressions de reconnaissance. Je n’ai qu’à me louer du public aussi, des intendants des théâtres royaux et des chapelles ducales, et de la plupart des princes souverains. Ce charmant jeune roi de Hanovre et son Antigone la reine, s’intéressent à ma musique au point de venir à huit heures du matin à mes répétitions et d’y rester jusqu’à midi quelquefois, pour mieux pénétrer, me disait le roi dernièrement, le sens intime des œuvres et se familiariser avec la nouveauté des procédés ! Avec quelle joie, quels mouvements d’enthousiasme, il m’entretenait de mon ouverture du Roi Lear :

     « C’est magnifique, M. Berlioz, c’est magnifique ! votre orchestre parle, vous n’avez pas besoin de paroles. J’ai suivi toutes les scènes : l’entrée du roi dans son conseil, et l’orage sur la bruyère, et l’affreuse scène de la prison, et les plaintes de Cordelia ! Oh ! cette Cordelia ! comme vous l’avez peinte ! comme elle est timide et tendre ! c’est déchirant, et si beau ! »

     La reine, à ma dernière visite à Hanovre, me fit prier de mettre dans mon programme deux morceaux de Roméo et Juliette, dont l’un surtout lui est particulièrement cher, la scène d’amour (l’adagio). Le roi m’a ensuite formellement demandé de revenir l’hiver prochain pour organiser au théâtre l’exécution de l’œuvre entière de Roméo et Juliette, dont je n’ai donné encore à Hanovre que des fragments. « Si vous ne trouvez pas suffisantes les ressources dont nous disposons, a-t-il ajouté, je ferai venir des artistes de Brunswick, de Hambourg, de Dresde même, s’il le faut, vous serez content. » De son côté le nouveau grand-duc de Weimar m’a dit en me quittant, à la dernière visite que je lui ai faite : « Donnez-moi votre main, monsieur Berlioz, que je la serre avec une sincère et vive admiration ; et n’oubliez pas que le théâtre de Weimar vous est toujours ouvert. » M. de Lüttichau, l’intendant du roi de Saxe, m’a proposé la place de maître de chapelle de Dresde, qui ne tardera pas à être vacante. « Si vous vouliez (ce sont ses paroles), que de belles choses nous ferions ici ! avec nos artistes que vous trouvez si excellents, et qui vous aiment tant, vous qui dirigez comme si peu de gens dirigent, vous feriez de Dresde le centre musical de l’Allemagne ! » Je ne sais si je me déciderai à me fixer ainsi en Saxe quand le moment sera venu... C’est à bien examiner. Liszt est d’avis que je dois accepter. Mes amis de Paris sont d’un avis contraire. Mon parti n’est pas pris, et la place d’ailleurs est encore occupée. Il est question de mettre en scène, à Dresde, mon opéra de Cellini, que cet admirable Liszt a déjà ressuscité à Weimar.

     Certainement alors j’irais en diriger les premières représentations. Au reste, je n’ai pas à m’occuper ici de l’avenir et me suis peut-être trop appesanti sur le passé, bien que j’aie laissé dans l’ombre beaucoup de curieux épisodes et de tristes détails. Je finis... en remerciant avec effusion la sainte Allemagne où le culte de l’art s’est conservé pur ; et toi généreuse Angleterre ; et toi Russie qui m’as sauvé ; et vous mes bons amis de France ; et vous cœurs et esprits élevés de toutes les nations que j’ai connus. Ce fut pour moi un bonheur de vous connaître ; je garde et je garderai fidèlement de nos relations le plus cher souvenir. Quant à vous, maniaques, dogues et taureaux stupides, quant à vous mes Guildenstern, mes Rosencrantz, mes Jago, mes petits Osrick , serpents et insectes de toute espèce, farewell, my... friends  ; je vous méprise, et j’espère bien ne pas mourir sans vous avoir oubliés. 

Paris, 18 octobre 1854.

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1. Allusion de J. Janin au chœur du convoi funèbre dans ma symphonie de Roméo et Juliette, où ces mots sont en effet constamment psalmodiés.

2. ’Tis the last rose of summer left blooming alone (Thomas Moore).

3. Il y a dans cette presse comme dans celle de Paris, des hommes à idées fixes qui, à l’aspect seul de mon nom sur une affiche ou sur un journal, entrent en fureur, comme les taureaux quand on leur présente un drapeau rouge, m’attribuent un petit monde d’absurdités éclos dans leur petit cerveau, croient entendre dans mes ouvrages ce qui n’y est pas et n’entendent pas ce qui s’y trouve, combattent avec une noble ardeur des moulins à vent, et qui, si on leur demandait leur avis sur l’accord parfait de ré majeur en les prévenant qu’il est écrit par moi, s’écrieraient avec indignation : « Cet accord est détestable ! » Ces pauvres diables sont des maniaques, il y en a, il y en eut partout et en tout temps de pareils.

4. Hélas ! non, je n’ai pas résisté. Je viens d’achever le poëme et la musique des Troyens, opéra en cinq actes. Que deviendra cet immense ouvrage ?... 1858.

5. J’avais pourtant, il y a quelques années, consenti à écrire une œuvre de ce genre. Carvalho le directeur du théâtre Lyrique et qui est aujourd’hui fort de mes amis, s’était engagé par écrit à me donner, à une époque désignée, un libretto que je devais mettre en musique pour son théâtre. Un dédit de dix mille francs était stipulé dans le traité. Quand le moment fut venu, Carvalho ne se souvenait déjà plus de cet engagement, en conséquence SA PROMESSE NE FUT PAS MIEUX TENUE QUE TANT D’AUTRES ET, A PARTIR DE CE JOUR, ETC., ETC.

6. Je crois l’avoir dit ailleurs, et je le répète : Meyerbeer a non seulement le bonheur d’avoir du talent, mais, au plus haut degré, le talent d’avoir du bonheur.

7. La plus ridicule bamboche théâtrale est répétée au moins pendant un mois presque chaque jour, et j’ai dû produire en public ma symphonie de Roméo et Juliette après quatre répétitions, et tant d’autres ouvrages après deux répétitions seulement.

8. Depuis que ces lignes furent écrites, M. Bénazet, le directeur des jeux, m’a engagé plusieurs fois à venir organiser et diriger le festival annuel de Bade, en mettant à ma disposition pour exécuter mes œuvres, tout ce que je pouvais demander. Sa générosité, en pareil cas, a dépassé de beaucoup ce qu’ont jamais fait pour moi les souverains de l’Europe dont j’ai le plus à me louer.« Je vous donne carte blanche, m’a-t-il dit encore cette année, faites venir d’où vous voudrez les artistes dont vous avez besoin, offrez-leur des appointements qui puissent les satisfaire, j’approuve tout d’avance. »

9. Le roi de Hanovre est aveugle.

10. Je n’ai jamais vu Henriette dans ce rôle qui fut une des plus sublimes manifestations de son talent ; mais elle m’en a récité quelquefois des scènes (!!!!). D’ailleurs, je l’avais devinée.

11. Faux amis d’Hamlet.

12. Freluquet de cour, dans Hamlet.

13. Adieu, mes... amis !

 

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