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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 8 OCTOBRE 1843 [p. 1-2]

VOYAGE MUSICAL EN ALLEMAGNE. (1)

(Septième Lettre.)

A MADEMOISELLE LOUISE BERTIN.

Berlin.

    Je dois d’abord implorer votre indulgence, Mademoiselle, pour la lettre que je prends la liberté de vous écrire ; j’ai trop lieu de craindre de la disposition d’esprit où je suis. Un accès de philosophie noire m’a saisi depuis quelques jours, et Dieu sait à quelles idées sombres, à quels jugemens saugrenus, à quels étranges récits il va infailliblement me porter... s’il continue. Vous ne savez peut-être pas encore bien exactement ce que c’est que la philosophie noire ?... C’est le contraire de la magie blanche, ni plus ni moins.

    Par la magie blanche, on arrive à deviner que Victor Hugo est un grand poëte ; que Beethoven était un grand musicien ; que vous êtes à la fois et au plus haut degré musicienne et poëte ; que Janin est un homme d’esprit ; que si un bel opéra bien exécuté tombe, le public n’y a rien compris ; que s’il réussit, le public n’y a pas compris davantage ; que le beau est rare, que le rare n’est pas toujours beau ; que la raison du plus fort est la meilleure ; qu’Abd-el-Kader a tort, O’Connell aussi ; que décidément les Arabes sont des Français ; que l’agitation pacifique est une bêtise, et autres propositions aussi embrouillées.

    Par la philosophie noire on en vient à douter, à s’étonner de tout ; à voir à l’envers les images gracieuses, et dans leur vrai sens les objets hideux ; on murmure sans cesse, on blasphème la vie, on maudit la mort ; on s’indigne, comme Hamlet, que la cendre de César puisse servir à calfeutrer un mur ; on s’indignerait bien davantage si la cendre des misérables était seule propre à cet ignoble emploi ; on plaint le pauvre Yorick de ne pouvoir pas même rire de la sotte grimace qu’il fait après quinze ans passés sous terre, et l’on rejette sa tête avec horreur et dégoût ; ou bien on l’emporte, on la scie, on en fait une coupe, et le pauvre Yorick, qui ne peut plus boire, sert à étancher la soif des amateurs de vin du Rhin qui se moquent de lui.

    Ainsi dans votre solitude des Roches où vous vous abandonnez paisiblement au cours de vos pensées profondes, je n’éprouverais, moi, à cette heure de philosophie noire, qu’un mécontentement et un ennui mortels. Si vous me faisiez admirer un beau coucher du soleil, je serais capable de lui préférer l’éclairage au gaz de l’avenue des Champs-Élysées ; si vous me montriez sur le lac vos cygnes et leurs formes élégantes, je vous dirais : Le cygne est un sot animal, il ne songe qu’à barboter et à manger, il n’a de chant qu’un râle stupide et affreux ; si, vous mettant au piano, vous vouliez me faire entendre quelques pages de vos auteurs favoris, Mozart et Cimarosa, je vous interromprais peut-être avec humeur, trouvant qu’il est bientôt temps d’en finir avec cette admiration pour Mozart, dont les opéras se ressemblent tous et dont le beau sang-froid fatigue et impatiente !... Quant à Cimarosa, j’enverrais au diable son éternel et unique Mariage secret, presque aussi ennuyeux que le Mariage de Figaro, sans être à beaucoup près aussi musical ; je vous prouverais que le comique de cet ouvrage réside seulement dans les pasquinades des acteurs ; que son invention mélodique est assez bornée ; que la cadence parfaite y revenant à chaque instant, forme à elle seule près des deux tiers de la partition ; enfin que c’est un opéra bon pour le carnaval et les jours de foire. Si, choisissant un exemple du style opposé, vous aviez recours à quelque œuvre de Sébastien Bach, je serais capable de prendre la fuite devant ses fugues et de vous laisser seule avec sa Passion.

    Voyez les conséquences de cette terrible maladie !... On n’a plus, quand elle vous possède, ni politesse, ni savoir-vivre, ni prudence, ni politique, ni rouerie, ni bon sens ; on dit toutes sortes d’énormités ; et, qui pis est, on pense ce qu’on dit, on se compromet, on perd la tête.

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    Ces lignes de points expriment toutes sortes d’horribles sophismes que je me suis heureusement abstenu de vous écrire, et, plus heureusement encore, la fin de mon accès. Foin de la philosophie noire ! je suis assez sage maintenant pour vous parler des vivans ; et voici, Mademoiselle, ce que j’ai vu et entendu à Berlin ; je dirai plus tard ce que j’y ai fait entendre.

    Je commence par le grand théâtre lyrique ; à tout seigneur tout honneur !

    Feu la salle de l’Opéra allemand, si rapidement détruite il y a un mois à peine par un incendie, était assez sombre et malpropre, mais très sonore et bien disposée pour l’effet musical. L’orchestre n’y occupait pas, comme à Paris, une place si avancée dans les rangs des auditeurs ; il s’étendait beaucoup plus à droite et à gauche, et les instrumens violents, tels que les trombones, trompettes, timbales et grosse caisse, un peu abrités par les premières loges, perdaient ainsi de leur excessif retentissement. La masse instrumentale, l’une des meilleures que j’aie entendues, est ainsi composée aux jours des grandes représentations : 14 premiers, 14 seconds violons, 8 altos, 10 violoncelles, 8 contrebasses, 4 flûtes, 4 hautbois, 4 clarinettes, 4 bassons, 4 cors, 4 trompettes, 4 trombones, 1 timbalier, 1 grosse caisse, 1 paire de cymbales et 2 harpes.

    Les instrumens à archet sont presque tous excellens ; il faut signaler à leur tête les frères Ganz (1er violon et 1er violoncelle d’un grand mérite), et l’habile violoniste Ries. Les instrumens à vent de bois sont aussi fort bons, et, vous le voyez, en nombre double de celui que nous avons à l’Opéra de Paris. Cette combinaison est très avantageuse ; elle permet de faire entrer deux flûtes, deux hautbois, deux clarinettes et deux bassons ripienni dans le fortissimo, et adoucit singulièrement alors l’âpreté des instrumens de cuivre qui, sans cela, dominent toujours trop. Les cors sont d’une belle force et tous à cylindres, au grand regret de Meyerbeer, qui a conservé l’opinion que j’avais, il y a peu de temps encore, au sujet de ce mécanisme nouveau. Plusieurs compositeurs se montrent hostiles au cor à cylindres, parce qu’ils croient que son timbre n’est plus le même que celui du cor simple. J’ai fait plusieurs fois l’expérience, et en écoutant les notes ouvertes d’un cor simple et celles d’un cor chromatique ou à cylindres alternativement, j’avoue qu’il m’a été impossible de découvrir entre les deux la moindre différence de timbre ou de sonorité. On a fait en outre au nouveau cor une objection fondée en apparence, mais qu’il est facile de détruire cependant. Depuis l’introduction dans les orchestres de cet instrument (selon moi perfectionné), certains cornistes, employant les cylindres pour jouer des parties de cor ordinaire, trouvent plus commode de produire en sons ouverts, par ce mécanisme, les notes bouchées, écrites avec intention par l’auteur. Ceci est en effet un abus très grave, mais il doit être imputé aux exécutans et non point à l’instrument. Loin de là, puisque le cor à cylindres, entre les mains d’un artiste habile, peut rendre non seulement tous les sons bouchés du cor ordinaire, mais même la gamme entière sans employer une seule note ouverte. Il faut seulement conclure de tout ceci que les cornistes doivent savoir se servir de la main dans le pavillon, comme si le mécanisme des cylindres n’existait pas, et que les compositeurs devront dorénavant indiquer dans leurs partitions, par un signe quelconque, celles des notes des parties de cor qui doivent être faites bouchées, l’exécutant ne devant alors produire ouvertes que celles qui ne portent aucune indication.

    Le même préjugé a combattu pendant quelque temps l’emploi des trompettes à cylindres aujourd’hui général en Allemagne, mais avec moins de force cependant qu’il n’en avait apporté à combattre les nouveaux cors. La question des sons bouchés, dont aucun compositeur ne faisait usage sur les trompettes, se trouvait naturellement écartée. On s’est borné à dire que le son de la trompette perdait, par le mécanisme des cylindres, beaucoup de son éclat ; ce qui n’est pas, du moins pour mon oreille. Or, s’il faut une oreille plus fine que la mienne pour percevoir une différence entre les deux instrumens, on conviendra, j’espère, que l’inconvénient résultant de cette différence pour la trompette à cylindres n’est pas comparable à l’avantage que ce mécanisme lui donne de pouvoir parcourir, sans difficulté et sans la moindre inégalité de sons, toute une échelle chromatique de deux octaves et demie d’étendue. Je ne puis donc qu’applaudir à l’abandon à peu près complet où les trompettes simples sont aujourd’hui tombées en Allemagne. Nous n’avons presque point encore en France de trompettes chromatiques (ou à cylindres) ; la popularité incroyable du cornet à pistons leur a fait une concurrence victorieuse jusqu’à ce jour, mais injuste, à mon avis ; le timbre du cornet étant fort loin d’avoir la noblesse et le brillant de celui de la trompette. Ce ne sont pas, en tout cas, les instrumens qui nous manquent ; Adolphe Sax fait à cette heure des trompettes à cylindres, grandes et petites, dans tous les tons possibles usités et inusités, dont l’excellente sonorité et la perfection sont incontestables. Croirait-on que ce jeune et ingénieux artiste a mille peines à se faire jour et à se maintenir à Paris ? On renouvelle contre lui des persécutions dignes du moyen-âge, et qui rappellent exactement les faits et gestes des ennemis de Benvenuto, le ciseleur florentin. On lui enlève ses ouvriers, on lui dérobe ses plans, on l’accuse de folie, on lui intente des procès ; avec un peu plus d’audace, on l’assassinerait. Telle est la haine que les inventeurs excitent toujours parmi ceux de leurs rivaux qui n’inventent rien. Heureusement la protection et l’amitié dont M. le général de Rumigny a constamment honoré l’habile facteur, l’ont aidé à soutenir jusqu’à présent cette misérable lutte ; mais suffira-t-elle toujours ?... C’est au ministre de la guerre qu’il appartiendrait de mettre un homme aussi utile et d’une spécialité si rare dans la position dont il est digne par son talent, par sa persévérance et par ses efforts. Nos bandes de musique militaire n’ont point encore de trompettes à cylindres, ni des bass-tubas (le plus beau des instrumens graves). Une fabrication considérable de ces instrumens va devenir inévitable pour mettre les orchestres militaires français au niveau de ceux que possèdent la Prusse et l’Autriche ; une commande [de] trois cents trompettes et de cent bass-tubas, adressée à Ad. Sax par le ministère, le sauverait.

     Berlin est la seule des villes d’Allemagne (que j’ai visitées) où l’on trouve le grand trombone basse (en mi bémol). Nous n’en possédons point encore à Paris, les exécutans se refusant à la pratique d’un instrument qui leur fatigue la poitrine. Les poumons prussiens sont apparemment plus robustes que les nôtres. L’orchestre de l’Opera de Berlin possède deux de ces instrumens, dont la sonorité est telle qu’elle écrase et fait disparaître complétement le son des autres trombones, alto et ténor, exécutant les parties hautes. Le timbre rude et prédominant d’un trombone basse suffirait à rompre l’équilibre et à détruire l’harmonie des trois parties de trombones qu’écrivent partout aujourd’hui les compositeurs. Or à l’Opéra de Berlin il n’y a point d’ophicléide, et, au lieu de le remplacer par un bass-tuba dans les opéras venus de France, et qui contiennent presque tous une partie d’ophicléide, on a imaginé de faire jouer cette partie par un deuxième trombone-basse. Il en résulte que la partie d’ophicléide, écrite souvent à l’octave inférieure du troisième trombone, étant ainsi exécutée, l’union de ces deux terribles instrumens produit un effet désastreux. On n’entend plus que le son grave des instrumens de cuivre ; c’est tout au plus si la voix des trompettes peut surnager encore. Dans mes concerts où je n’avais pourtant employé (pour les symphonies) qu’un seul trombone basse, je fus obligé, remarquant qu’on l’entendait seul, de prier l’artiste qui le jouait de rester assis et de se placer de manière à ce que le pavillon de l’instrument fût tourné contre le pupitre, qui lui servait en quelque sorte de sourdine ; pendant que les trombones, ténor et alto, au contraire, jouaient debout, leur pavillon passant en conséquence par-dessus la planchette du pupitre. Alors seulement on put entendre les trois parties. Ces observations réitérées, faites à Berlin, m’ont conduit à penser que la meilleure manière de grouper les trombones dans les théâtres est, après tout, celle qu’on a adoptée à l’Opéra de Paris, et qui consiste à employer ensemble trois trombones ténors. Le timbre du petit trombone (l’alto) est grêle, et ses notes hautes ne présentent que peu d’utilité. Je voterais donc aussi pour son exclusion, dans les théâtres, et ne désirerais la présence d’un trombone-basse que si l’on écrivait à quatre parties, et avec trois ténors capables de lui résister.

    Si je ne parle pas d’or, au moins parlé-je beaucoup de cuivre ; cependant je suis sûr, Mademoiselle, que ces détails d’instrumentation vous intéresseront beaucoup plus que mes tirades misanthropiques et mes histoires de têtes de mort. Vous êtes mélodiste, harmoniste, et fort peu versée, du moins que je sache, en noire philosophie. Ainsi donc je continue l’examen des forces musicales de l’Opéra de Berlin.

    Le timbalier est bon musicien, mais il n’a pas beaucoup d’agilité dans les poignets ; ses roulemens ne sont pas assez serrés. D’ailleurs ses timbales sont trop petites, elles ont peu de son, et il ne connaît qu’une seule espèce de baguettes, d’un effet médiocre, et tenant le milieu entre nos baguettes à tête de peau et celles à tête d’éponge. On est à cet égard, dans toute l’Allemagne, fort en arrière de la France. Sous le rapport même du mécanisme de l’exécution, et en exceptant Wibrecht, le chef des corps d’harmonie militaire de Berlin, qui joue des timbales comme un tonnerre, je n’ai pas trouvé un artiste qu’on puisse comparer, pour la précision, la rapidité du roulement et la finesse des nuances, à Poussard, l’excellent timbalier de l’Opéra. Faut-il vous parler des cymbales ? Oui, et pour vous dire seulement qu’une paire de cymbales intactes, c’est-à-dire qui ne sont ni fêlées ni écornées, qui sont entières enfin, est chose fort rare, et que je n’ai trouvée ni à Weimar, ni à Leipzig, ni à Dresde, ni à Hambourg, ni à Berlin. C’était toujours pour moi un sujet de très grande colère, et il m’est arrivé de faire attendre l’orchestre une demi-heure et de ne vouloir pas commencer une répétition avant qu’on m’eût apporté deux cymbales bien neuves, bien frémissantes, bien turques, comme je les voulais, pour montrer au maître de chapelle si j’avais tort de trouver ridicules et détestables les fragmens de plats cassés qu’on me présentait sous ce nom. En général, il faut reconnaître l’infériorité choquante où certaines parties de l’orchestre ont été maintenues en Allemagne jusqu’à présent. On ne semble pas se douter du parti qu’on en peut tirer et qu’on en tire effectivement ailleurs. Les instrumens ne valent rien, et les exécutans sont loin d’en connaître toutes les ressources. Telles sont les timbales, les cymbales, la grosse caisse même ; tels sont encore le cor anglais, l’ophicléide et la harpe. Mais ce défaut tient évidemment à la manière d’écrire des compositeurs, qui, n’ayant jamais rien demandé d’important à ces instrumens, sont cause que leurs successeurs, qui écrivent d’une autre façon, n’en peuvent presque rien obtenir.

    Mais de combien les Allemands, en revanche, nous sont supérieurs pour les instrumens de cuivre en général et les trompettes en particulier ! Nous n’en avons pas d’idée. Leurs clarinettes aussi valent mieux que les nôtres ; il n’en est pas de même pour les hautbois ; il y a, je crois, à cet égard, égalité de mérite entre les deux écoles ; quant aux flûtes, nous les surpassons ; on ne joue nulle part de la flûte comme à Paris. Leurs contre-basses sont plus fortes que les contre-basses françaises ; leurs violoncelles, leurs altos et leurs violons ont de grandes qualités ; on ne saurait pourtant, sans injustice, les mettre au niveau de notre jeune école d’instrumens à archet. Les violons, les altos et les violoncelles de l’orchestre du Conservatoire à Paris n’ont point de rivaux. J’ai prouvé surabondamment, ce qui me semble, la rareté des bonnes harpes en Allemagne ; celles de Berlin ne font point exception à la règle générale, et on aurait grand besoin dans cette capitale de quelques élèves de Parish-Alvars. Ce magnifique orchestre, dont les qualités de précision, d’ensemble, de force et de délicatesse sont éminentes, est placé sous la direction de :

    Meyerbeer, directeur général de la musique du roi de Prusse. C’est... Meyerbeer. Je crois que vous le connaissez !!!...

    De Henning (1er maître de chapelle), homme habile, dont le talent est en grande estime auprès des artistes ; et de Taubert (2e maître de chapelle), pianiste et compositeur brillant. J’ai entendu (exécuté par lui et les frères Ganz) un trio de piano de sa composition, d’une facture excellente, d’un style neuf et plein de verve. Taubert vient d’écrire et de faire entendre avec grand succès les chœurs de la tragédie grecque Médée, récemment mise en scène à Berlin.

    MM. Ganz et Ries se partagent le titre et les fonctions de maître de concert.

    Montons sur la scène maintenant.

    Le chœur, aux jours des représentations ordinaires, se compose de soixante voix seulement ; mais lorsqu’on exécute les grands opéras en présence du Roi, la force du chœur est alors doublée, et soixante autres choristes externes sont adjoints à ceux du théâtre. Toutes ces voix sont excellentes, fraîches, vibrantes. La plupart des choristes, hommes, femmes et enfans, sont musiciens, moins habiles lecteurs cependant que ceux de l’Opéra de Paris, mais beaucoup plus qu’eux exercés à l’art du chant, et plus attentifs, et plus soigneux, et mieux payés. C’est le plus beau chœur de théâtre que j’aie encore entendu. Il a pour directeur Elssler, frère de la célèbre danseuse. Cet intelligent et patient artiste pourrait s’épargner beaucoup de peine et faire plus rapidement avancer les études des chœurs, si, au lieu d’exercer les cent vingt voix toutes à la fois dans la même salle, il les divisait préliminairement en trois groupes (les soprani et contralti, les ténors, les basses), étudiant isolément, en même temps, dans trois salles séparées, sous la direction de trois sous-chefs choisis et surveillés par lui. Cette méthode analytique, qu’on ne veut pas absolument admettre dans les théâtres, pour de misérables raisons d’économie et d’habitude routinière, est la seule cependant qui puisse permettre d’étudier à fond chaque partie d’un chœur, et d’en obtenir l’exécution soignée et bien nuancée ; je l’ai déjà dit ailleurs, je ne me lasserai pas de le répéter.

    Les chanteurs-acteurs du théâtre de Berlin n’occupent pas dans la hiérarchie des virtuoses une place aussi élevée que celle où le chœur et l’orchestre sont parvenus, chacun dans sa spécialité, parmi les masses musicales de l’Europe. Cette troupe contient cependant des talens remarquables, parmi lesquels il faut citer :

     Mlle Marx, soprano expressif et très sympathique, dont les cordes extrêmes, dans le grave et l’aigu, commencent déjà malheureusement à s’altérer un peu ;

    Mlle Tutchek, soprano flexible, d’un timbre assez pur et agile ;

    Mlle Hähnel, contralto bien caractérisé ;

    Boëticher, excellente basse, d’une grande étendue et d’un beau timbre ; chanteur habile, bel acteur, musicien et lecteur consommé ;

    Zsische, basse chantante d’un vrai talent, dont la voix et la méthode semblent briller au concert plus encore qu’au théâtre ;

    Mantius, premier ténor ; sa voix manque un peu de souplesse et n’est pas très étendue ;

    Mme Schrœder-Devrient, engagée depuis quelques mois seulement ; soprano usé dans le haut, peu flexible, éclatant et dramatique cependant. Mme Devrient chante maintenant trop bas toutes les fois qu’elle ne peut pousser la note avec force. Ses ornemens sont de très mauvais goût, et elle entremêle son chant de phrases et d’interjections parlées, comme font nos acteurs de vaudeville dans leurs couplets, d’un effet exécrable. Cette école de chant est la plus antimusicale et la plus triviale qu’on puisse signaler aux débutans pour qu’ils se gardent de l’imiter.

    Pischek, l’excellent baryton dont j’ai parlé à propos de Francfort, vient aussi, dit-on, d’être engagé par M. Meyerbeer. C’est une acquisition précieuse, dont il faut féliciter la direction du théâtre de Berlin.

    Voilà, Mademoiselle, tout ce que je sais des ressources que possède la musique dramatique dans la capitale de la Prusse. Je n’ai pas entendu une seule représentation du théâtre italien, je m’abstiendrai donc de vous en parler.

    Dans une prochaine lettre et avant de m’occuper du récit de mes concerts, j’aurai à rassembler mes souvenirs sur les représentations des Huguenots et d’Armide auxquelles j’ai assisté ; sur l’académie de chant et sur les bandes militaires, institutions d’un caractère essentiellement opposé, mais d’une valeur immense, et dont la splendeur, comparée à ce que nous possédons en ce genre, doit profondément humilier notre amour-propre national.

    J’ai l’honneur d’être, Mademoiselle, votre dévoué et sincère admirateur,

H. BERLIOZ.

(1) La reproduction du Voyage musical en Allemagne est formellement interdite.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er février 2015.

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