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LES SOIRÉES DE L’ORCHESTRE

Par

HECTOR BERLIOZ

PROLOGUE

    Il y a dans le nord de l’Europe un théâtre lyrique où il est d’usage que les musiciens, dont plusieurs sont gens d’esprit, se livrent à la lecture et même à des causeries plus ou moins littéraires et musicales pendant l’exécution de tous les opéras médiocres. C’est dire assez qu’ils lisent et causent beaucoup. Sur tous les pupitres, à côté du cahier de musique, se trouve, en conséquence, un livre tel quel. De sorte que le musicien qui paraît le plus absorbé dans la contemplation de sa partie, le plus occupé à compter ses pauses, à suivre de l’œil sa réplique, est fort souvent acquis tout entier aux merveilleuses scènes de Balzac, aux charmants tableaux de mœurs de Dickens, et même à l’étude de quelque science. J’en sais un qui, pendant les quinze premières représentations d’un opéra célèbre, a lu, relu, médité et compris les trois volumes du Cosmos de Humboldt ; un autre qui, durant le long succès d’un sot ouvrage, très-obscur aujourd’hui, est parvenu à apprendre l’anglais, et un autre encore qui, doué d’une mémoire exceptionnelle, a raconté à ses voisins plus de dix volumes de contes, nouvelles, anecdotes et gaillardises.

    Un seul des membres de cet orchestre ne se permet aucune distraction. Tout à son affaire, actif, infatigable, les yeux fixés sur ses notes, le bras toujours en mouvement, il se croirait déshonoré s’il venait à omettre une croche ou à mériter un reproche sur sa qualité de son. A la fin de chaque acte, rouge, suant, exténué, il respire à peine ; et pourtant il n’ose profiter des instants que lui laisse la suspension des hostilités musicales pour aller boire un verre de bière au café voisin. La crainte de manquer, en s’attardant, les premières mesures de l’acte suivant, suffit pour le clouer à son poste. Touché de son zèle, le directeur du théâtre auquel il appartient lui envoya un jour six bouteilles de vin à titre d’encouragement. L’artiste qui a la conscience de sa valeur, loin de recevoir ce présent avec gratitude, le renvoya superbement au directeur avec ces mots : « Je n’ai pas besoin d’encouragement ! » On devine que je veux parler du joueur de grosse caisse.

    Ses confrères, au contraire, ne font guère trêve à leurs lectures, récits, discussions et causeries, qu’en faveur des grands chefs-d’œuvre, ou quand, dans les opéras ordinaires, le compositeur leur a confié une partie principale et dominante, auquel cas leur distraction volontaire serait trop aisément remarquée et les compromettrait. Mais alors encore, l’orchestre ne se trouvant jamais mis en évidence tout entier, il s’ensuit que si la conversation et les études littéraires languissent d’une part, elles se raniment de l’autre, et que les beaux parleurs du côté gauche reprennent la parole quand ceux du côté droit reprennent leur instrument.

    Mon assiduité à fréquenter en amateur ce club d’instrumentistes, pendant le séjour que je fais annuellement dans la ville où il est institué, m’a permis d’y entendre narrer un assez bon nombre d’anecdotes et de petits romans ; j’y ai même souvent, je l’avoue, rendu leur politesse aux conteurs, en faisant quelque récit ou lecture à mon tour. Or, le musicien d’orchestre est naturellement rabâcheur, et quand il a intéressé ou fait rire une fois son auditoire par un bon mot ou une historiette quelconque, fût-ce le 25 décembre, on peut être bien sûr que, pour rechercher un nouveau succès par le même moyen, il n’attendra pas la fin de l’année. De sorte, qu’à force d’écouter ces jolies choses, elles ont fini par m’obséder presque autant que les plates partitions auxquelles on les faisait servir d’accompagnement ; et je me décide à les écrire, à les publier même, ornées des dialogues épisodiques des auditeurs et des narrateurs, afin d’en donner un exemplaire à chacun d’eux et qu’on n’en parle plus.

    Il est entendu que le joueur de grosse caisse seul n’aura point part à mes largesses bibliographiques. Un homme aussi laborieux et aussi fort dédaigne les exercices d’esprit.