Chronologie: 1843, 1853, 1854
Après 1855
Le Théâtre de la Cour
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28 avril: Berlioz arrive à Hanovre en provenance de Berlin
6 mai: concert au théâtre de la cour
mi-mai: Berlioz quitte Hanovre pour Darmstadt
28 octobre: Berlioz arrive à Hanovre en provenance de Brunswick
8 novembre: premier concert au théâtre de la cour
15 novembre: second concert au théâtre de la cour
18 novembre: Berlioz quitte Hanovre pour Brême
26 mars: Berlioz quitte Paris le soir
28 mars: Berlioz arrive à Hanovre le matin
29-31 mars: répétitions tous les jours
1er avril: concert au théâtre de la cour
2 avril: Berlioz voyage de Hanovre à Brunswick
Parmi les premiers contacts de Berlioz avec la musique de chambre de Beethoven on compte des exécutions des quatuors données à Paris en 1830 et 1831 par un ensemble mené par le violoniste Anton Bohrer (1783-1852); Max, frère d’Anton, tient la partie de violoncelle. Les deux frères, avec au piano la femme d’Anton, présentent aussi au public parisien quelques uns des trios de Beethoven. Quelques années plus tard Berlioz évoque ces exécutions dans un de ses feuilletons de la Revue et Gazette Musicale (février 1837; cf. Critique Musicale tome III, p. 33-4), et dans ses Mémoires, à propos de sa première visite à Hanovre en 1843, il parle avec chaleur des exécutions des quatuors par Anton Bohrer. Sophie, fille d’Anton, est aussi une pianiste prodige: elle se produit à Paris avec son père pour la première fois en 1838 à l’âge de neuf ans (voyez la notice de Berlioz dans le Journal des Débats, 22 juin 1838 [Critique Musicale tome III p. 487]); Berlioz l’évoque aussi dans le même passage des Mémoires.
Anton Bohrer est nommé premier violon (Konzertmeister) de l’orchestre de Hanovre en 1834 et occupera ce poste jusqu’à sa mort en 1852; son successeur à la tête de l’orchestre sera Joseph Joachim (voir ci-dessous). C’est probablement avec Bohrer à l’esprit que Berlioz inclut Hanovre dans l’itinéraire prévu au départ de son premier voyage en Allemagne (Correspondance génerale no. 791, ci-après CG tout court). De passage à Weimar en janvier 1843 Berlioz écrit à Bohrer; la lettre est perdue, mais dans sa réponse Bohrer à Berlioz souhaite la bienvenue et commence les préparatifs pour la visite: il recommande le choix du théâtre de la cour plutôt que de la salle des concerts qui coûte plus cher et où le Roi ne se rend jamais, et conseille d’attendre la fin février (CG no. 809bis [tome VIII], 31 janvier). En l’occurrence le passage de Berlioz sera retardé jusqu’à la fin avril, après les concerts à Berlin (CG no. 831, de Magdebourg, 27 avril); Berlioz arrive à Hanovre le 28 avril et y séjourne jusque vers le milieu de mai.
Ce qui subsiste de la correspondance du compositeur donne peu d’informations sur le séjour de Hanovre, et le récit des Mémoires la source principale reste la dixième et dernière lettre de la série Voyage musical en Allemagne, publiée d’abord dans le Journal des Débats le 9 janvier 1844. Elle sera bientôt reprise la même année dans le premier des deux tomes du Voyage musical en Allemagne et en Italie, et sera finalement incorporée dans les Mémoires posthumes. Le passage à Hanovre constitue en fait l’une des étapes les plus décevantes du premier voyage et ne donne aucun indice de l’accueil chaleureux qui sera réservé à Berlioz dix ans plus tard. Le récit des Mémoires s’attache naturellement à accentuer le côté positif de la visite, et notamment le plaisir qu’a Berlioz à revoir la famille Bohrer et à évoquer leurs activités musicales. Mais Berlioz ne peut cacher sa déception. Des problèmes de langue rendent difficiles les rapports avec le chef d’orchestre Marschner. L’orchestre comporte certes de bons exécutants mais manque de cordes. Berlioz ne peut obtenir plus de deux répétitions et pour la première fois pendant son séjour en Allemagne une sourde hostilité se manifeste parmi certains membres de l’orchestre, au grand chagrin de Bohrer. Le concert a lieu le 6 mai (cf. CG no. 833, le jour du concert [texte complet dans le tome VIII]). Le récit de Berlioz ne donne pas le programme en détail et quelques incertitudes subsistent, mais on peut établir le programme à partir de journaux de l’époque. Dans l’ordre du programme: l’ouverture du Roi Lear, la cantate Le Cinq Mai chantée par la basse Steinmüller, les deuxième et troisième mouvements de Roméo et Juliette, les mélodies Le Jeune pâtre breton et Absence chantées par Marie Recio, qui chante aussi une cavatine de Benvenuto Cellini après une exécution de Harold en Italie où Anton Bohrer joue la partie d’alto solo (cf. CG no. 1621, août 1853). Le concert conclut avec l’Invitation à la valse de Weber instrumentée par Berlioz. Les résultats manquent forcément de relief et le public réagit avec froideur. Le jour du concert Berlioz écrit de Hanovre à son nouvel ami Robert Griepenkerl à Brunswick pour le remercier d’un pamphlet en son honneur qu’il vient d’écrire, et dans une brève note fait allusion au concert du soir (CG no. 833, voir ci-dessus): Griepenkerl reçoit semble-t-il la lettre le jour même et a le temps de faire le voyage à Hanovre pour assister au concert. Pour lui la comparaison avec Brunswick n’est pas à l’honneur de Hanovre.
Dans un carnet de route qu’il porte avec lui pendant son voyage en Allemagne Berlioz ajoute une note datée du 8 mai 1843 à Hanovre (on trouvera une reproduction de cette page dans Damnation! Berlioz et l’Allemagne [2006] p. 24):
Triste concert! orchestre misérablement fourni d’instruments à cordes, il y a 3 C.Basses!! Les artistes font un peu les messieurs on ne peut pas les faire répéter plus de deux fois, ils m’ont éreinté Harold d’une façon vraiment édifiante. Cet excellent Bohrer était confus pour son orchestre! Le public a été assez bien.
Selon le récit des Mémoires le Prince de Hanovre, qui était aveugle, assiste au concert, et Berlioz a l’occasion de lui parler brièvement avant son départ pour Darmstadt. L’année suivante, en août 1844 ou peu après, Berlioz lui envoie semble-t-il un exemplaire de son Voyage Musical en Allemagne et en Italie qui vient d’être publié sous forme de livre, et le prince lui offre en cadeau une médaille d’or (cf. CG no. 946quinquies, 5 mars 1845).
Par la suite Berlioz aura quelques rapports avec la famille Bohrer. La jeune Sophie vient enfin à Paris pour démontrer ses talents, comme Berlioz en a exprimé le souhait, mais son arrivée est retardée jusqu’à mars 1845 (CG nos. 945, 960). Berlioz a l’occasion de la mentionner plusieurs fois dans ses feuilletons pour le Journal des Débats (29 octobre et 29 décembre 1844; 4 mars et 29 avril 1845; 19 octobre 1850). Mais sa santé est fragile et des inquiétudes à ce sujet empêcheront semble-t-il Anton Bohrer d’assister aux célébrations à Bonn en l’honneur de Beethoven en août 1845 comme il l’aurait normalement fait. Sophie se produira à Vienne à l’époque du séjour de Berlioz au début de 1846 mais on ne sait si Berlioz a l’occasion de l’entendre à nouveau à cette occasion. Elle devait mourir prématurément en 1851. Quant à Max, le frère d’Anton, il aura par la suite une carrière brillante de violoncelliste et Berlioz le rencontrera à nouveau pendant son voyage à Moscou en 1847.
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Les données sont fournies par Georg Fischer, Opern und Concerte im Hoftheater in Hannover bis 1866 (Hanovre et Leipzig, 1899), p. 160. – Pierre Citron, Calendrier Berlioz (2000), p. 103 affirme que Berlioz a donné deux concerts à Hanovre en 1843, l’un au début de mai et l’autre le 6; mais il n’y pas de témoignage de ce premier concert, et Berlioz dans ses Mémoires ne parle jamais que d’un seul concert. – Selon D. Kern Holoman, Berlioz (1989), p. 300-1 (de même dans son Catalogue of the Works of Hector Berlioz [1987], p. 51) l’ouverture de Waverley aurait figuré au programme du concert le 6 mai, mais il ne cite aucun témoignage et – à l’encontre de ses autres ouvertures – Berlioz n’a semble-t-il jamais dirigé lui-même ce morceau dans ses concerts en France ou à l’étranger (sauf pour l’hypothétique exécution à Hanovre). Le seul témoignage consiste en fait du carnet de route cité ci-dessus, où Berlioz transcrit quelques mesures du second thème de l’ouverture avant ses commentaires sur le concert; la plupart des citations de ses œuvres dans ce carnet coïncident avec des exécutions de l’œuvre en question dans différentes villes au cours de son voyage. Mais il n’existe à l’heure actuelle aucun autre témoignage (par exemple un programme ou compte-rendu du concert), et la question doit rester ouverte.
Dix années s’écoulent avant que Berlioz revienne à Hanovre, mais quand il y arrive la situation a changé sous deux rapports essentiels. Le Prince de Hanovre est maintenant devenu Roi à la mort de son père fin 1851, et après la mort d’Anton Bohrer en 1852 le jeune Joseph Joachim a été nommé premier violon (Konzertmeister) de l’orchestre.
Dans une lettre d’octobre 1853 Berlioz observe que ‘le jeune Roi [a] toujours été excellent et gracieux pour moi au temps où il n’était que Prince Royal’ (CG no. 1631). À l’insu de Berlioz, la visite de 1843 a évidemment semé des graines qui porteront fruit plus tard (il en est de même pour le Prince de Hechingen). Conscient sans doute des réserves émises par Berlioz dans la lettre publiée par lui en 1843 sur sa visite à Hanovre, le jeune Roi a l’ambition à son avènement d’étoffer et d’améliorer son orchestre en recrutant de nouveaux exécutants. Berlioz aura l’occasion à plusieurs reprises de souligner la qualité des orchestres qu’il dirige en Allemagne dans les années 1850 par rapport à dix ans auparavant. On n’a pas de témoignage de rapports entre Berlioz et le Roi entre 1844 et 1853 (en fait il ne subsiste aucune lettre échangée entre les deux hommes, et toutes leurs communications ultérieures seront le fait d’intermédiaires). La famille royale de Hanovre assiste à la représentation malheureuse de Benvenuto Cellini à Covent Garden le 25 juin 1853 (CG nos. 1609-11, 1617), mais rien ne suggère une rencontre entre Berlioz et le Roi à cette occasion. Quoiqu’il en soit, à son retour en septembre de concerts à Bade et à Francfort Berlioz reçoit une invitation transmise par le Baron von Perglass, l’Intendant du Roi, à venir diriger un concert à Hanovre (CG no. 1648), dont l’orchestre, comme il a été dit ci-dessus, est maintenant mené par Joachim.
C’est pendant son séjour à Vienne en 1845-1846 que Berlioz entend pour la première fois Joseph Joachim (1831-1907) et il est tout de suite impressionné par le jeune virtuose, comme on peut le lire dans les Mémoires, et dans une note ajoutée plus tard Berlioz déclare ‘Joachim est maintenant le premier violoniste de l’Allemagne, peut-être de l’Europe, et un artiste complet’. L’éducation de Joachim est poursuivie en partie sous la direction de Mendelssohn à Leipzig où il s’établit en 1843. En 1850 Joachim est nommé premier violon de l’orchestre de la cour de Weimar sous la direction de Liszt; quand Liszt cite son nom dans une lettre à Berlioz ce dernier réplique ‘tu n’as pas besoin de me recommander Joachim, je le connais et l’apprécie depuis longtemps’ (CG no. 1456, 2 mars 1852). Berlioz rencontre bientôt Joachim à Londres, et son nom figure souvent dans la correspondance du compositeur cette année (CG nos. 1462, 1466, 1471, 1491, 1499, 1505, 1538). Comme il a été dit, à la mort d’Anton Bohrer en novembre 1852 c’est le jeune Joachim qui prend maintenant sa place à la tête de l’orchestre de Hanovre. La nomination de Joachim marque le début de relations suivies avec Berlioz, pour lequel Joachim représente un appui sûr à Hanovre dans l’organisation des concerts de 1853 et 1854, mais aussi un musicien qu’il admire et respecte. Les Mémoires n’évoquent pas ces relations à propos de Hanovre (elles ne font allusion à Joachim qu’une seule fois à propos de Vienne en 1846), mais plus d’une douzaine de lettres de Berlioz à Joachim ont survécu datant de la période de septembre 1853 à septembre 1854.
Par suite de l’absence du Roi le concert envisagé doit être reporté à novembre (CG nos. 1629-31), et entre-temps Berlioz va à Brunswick pour y donner deux concerts (le 22 et 25 octobre); au deuxième concert Joachim exécute un concerto pour violon et un caprice de Paganini. De séjour à Brunswick Berlioz est mis au courant, probablement par Griepenkerl, des changements intervenus à Hanovre depuis sa visite d’il y a dix ans. Il écrit à Joachim (CG no. 1635 [cf. tome VIII pour le texte intégral], 16 octobre):
[…] On me dit en outre ici que l’orchestre de Hanovre s’est beaucoup amélioré depuis que je l’ai entendu, qu’il est plus nombreux. […]
Berlioz fait le voyage de Brunswick à Hanovre le 28 octobre, où il loge au British Hotel (CG nos. 1636-8), dont on ignore l’emplacement (il logera au même hôtel l’année suivante: CG nos. 1710, 1714, 1716). Le concert a lieu le 8 novembre et tel est le succès qu’à la demande du Roi on doit répéter presque tout le programme dans un second concert le 15 (CG no. 1646, 11 novembre, à Ferdinand David à Leipzig). En témoignage de sympathie l’orchestre refuse de se faire payer pour le premier concert, mais Berlioz ne peut l’accepter pour le second (CG no. 1649, à Griepenkerl, 13 novembre). La salle est celle du théâtre, comme pour tous les concerts donnés par Berlioz à Hanovre. Le programme comprend l’ouverture du Roi Lear (un des morceaux préférés du Roi, cf. CG no. 2320), des parties de la Damnation de Faust (lesquelles n’est pas établi), Le repos de la Sainte Famille qui remporte partout un grand succès aux concerts de Berlioz en 1853 (cf. CG no. 1646); le second concert comprend trois des mouvements instrumentaux de Roméo et Juliette. On a de nombreuses lettres de Berlioz datant de cette époque et le récit qu’elles donnent correspond souvent de près dans les termes employés avec les Mémoires (vers la fin du chapitre 59, daté du 18 octobre 1854), mais avec plus de détails. Le 10 Berlioz donne un compte-rendu du premier concert à Jules Janin à Paris (CG no. 1644):
[…] Je ne sais pas quand je pourrais revenir à Paris; mes concerts se multiplient et s’enchaînent d’une ville à l’autre. Je comptais n’en donner qu’un ici, et hier matin, après celui qui a eu lieu avant-hier, le roi m’a envoyé chercher, et m’en a demandé un autre pour mardi prochain.
Il faut savoir que le roi de Hanovre, par suite de deux cruels et invraisemblables accidents, est complètement aveugle depuis plus de 15 ans; qu’il est en outre musicien très distingué, et lettré et artiste comme le Roi de Prusse. Vous concevrez alors quel intérêt il prend à mes concerts; intérêt tel qu’il vient même aux répétitions. Lundi dernier il est resté avec la Reine à nous entendre travailler depuis neuf heures du matin jusqu’à une heure apres-midi. Il m’a comblé hier des plus gracieux compliments sur Faust surtout qui l’a, dit-il, presqu’autant étonné que charmé. Il ne croyait pas qu’on pût encore faire de la musique nouvelle. « Et comme vous dirigez! a-t-il ajouté, je ne vous vois pas, mais je le sens bien. » Je me récriais sur mon bonheur d’avoir un pareil auditeur: « Oui, a dit le roi, je dois beaucoup à la Providence qui m’a accordé le sentiment de la musique en compensation de ce que j’ai perdu. » La reine, cette charmante Antigone, n’a pas été moins gracieuse; et je suis sorti bien heureux de l’audience royale.
Quant aux succès de mes concerts auprès du public et des artistes, il dépasse de beaucoup ce que j’ai jamais pu rêver. Ce sont des hourras, des applaudissements, des Da capo (bis) comme on n’en voit guère en France malgré la collaboration des claqueurs. L’autre jour ici à une répétition, j’ai été accueilli à mon entrée par des Fanfares de tous les instruments à vent et des applaudissements du reste de l’orchestre, et j’ai trouvé ma partition couverte de couronnes.
[…] Quant aux orchestres excellents et dévoués dont je dispose, ils me comprennent je ne sais comment. Je ne possède pas dix mots d’allemand, je leur parle anglais, ils ouvrent des yeux, et je m’étonne de leur étonnement, jusqu’à ce qu’on m’avertisse de la méprise et qu’un truchement traduise ma phrase. Heureusement je trouve toujours quelqu’un qui parle le français. […]
Quelques jours plus tard, le 13 novembre, on rend visite à Berlioz: ‘Ce matin j’ai reçu la visite de madame d’Arnim, la Bettina de Goethe, qui venait non pas me voir, disait-elle, mais me regarder. Elle a soixante-douze ans et bien de l’esprit’ (CG no. 1648; texte intégral dans le tome VIII). Deux jours après le second concert du 15 novembre Berlioz écrit à sa sœur Adèle (CG no. 1651):
[…] L’enthousiasme a été le même ici [qu’à Brunswick]; seulement ici c’est pour la première fois; car, il y a 11 ans, quand j’y vins, le public et les artistes furent assez froids. Eh bien, j’ai trouvé tout changé; jamais je n’entendis d’acclamations comparables à celles de la second soirée (avant-hier). On a couvert de couronnes mes partitions, on m’a rappelé à la fin du concert avec des cris et des trépignements, dont notre ambassadeur ne pouvait assez s’étonner.
« Vous avez animé des cadavres, me disait-il, le public de Hanovre est le plus froid qui existe; il ne lui arrive pas deux fois par an d’applaudir quelque chose. » Le chef de mes claqueurs était le Roi. Il a voulu assister ainsi que la Reine à toutes mes répétitions. À la dernière quand il a entendu l’ouverture du Roi Lear, il m’a appelé pour me dire des choses… des choses!… Il m’avait déjà comblé de compliments chez lui quelques jours auparavant. […] Il fallait le voir avant-hier s’agiter dans sa loge… et naturellement, ceux de ses officiers ou courtisans qui ne comprennent rien à la musique, de l’imiter quand même. […]
‘Un jour, à Hanovre, à la fin de ce morceau [la Scène d’amour de Roméo et Juliette], je me sens tirer en arrière sans savoir par qui, je me retourne, c’étaient les musiciens voisins de mon pupitre qui baisaient les pans de mon habit’ (Post-Scriptum des Mémoires, écrit en 1856). L’allusion est sans doute soit au concert du 15 novembre soit à celui du 1er avril suivant, plutôt qu’à l’exécution de 1843.
Une lettre à Duchène de Vère du 19 novembre, quand Berlioz est maintenant de passage à Brême, apporte une ombre au tableau (CG no. 1653):
[…] Mes affaires en Allemagne vont mieux qu’elles ne sont encore allées en aucun temps et en aucun lieu. Ce sont des enthousiasmes de l’autre monde, et un journal assez malveillant de Hanovre disait avant-hier que Weber, Beethoven et Mozart, maîtres allemands doués des qualités qui me manquent, n’obtinrent cependant jamais en Allemagne des triomphes pareils. Et c’est ce qui paraît précisément donner de l’humeur à ce critique; je n’ai plus affaire maintenant à la routine musicale mais au Teutonisme, et vous savez ce que c’est. On a reproché aux artistes de Brunswick d’avoir donné mon nom (le nom d’un Français) à l’institution de secours pour leurs veuves, institution pour laquelle j’ai donné un concert. La Gazette de Hambourg a traité très noblement cette question et a déclaré qu’un tel reproche était une sottise, l’art n’ayant point de nation. […]
C’est un problème que Berlioz devra affronter dans d’autres villes – Brunswick, Leipzig, Dresde – dans ses tournées en Allemagne des années 1850.
Si grand est le succès des deux concerts de 1853 que le Roi insiste pour que Berlioz revienne l’année suivante pour donner un autre concert. Pendant l’hiver Berlioz est en correspondance avec Joachim au sujet des préparatifs (CG nos. 1672, 1706, 1709). Berlioz quitte Paris (par le train) à 8 heures du soir le 26 mars (CG nos. 1708-9, 1712) et arrive à Hanovre le 28 au matin; les répétitions commencent dès le lendemain (CG no. 1714, cf. 1715). Le 31 mars, la veille du concert, Berlioz écrit au Baron Donop à Detmold, l’un de ses plus chauds partisans (CG no. 1716; cf. 1717, 1720 [texte intégral au tome VIII]):
[…] Nous venons de faire ici la dernière répétition du concert d’abonnement auquel j’avais été invité à prendre part. Le Roi a voulu que le programme fût exclusivement composé de ma musique. En conséquence nous exécutons l’Ouverture du Roi Lear (demandée par le Roi); une Romance (Le Jeune Pâtre Breton) pour Ténor; le Solo de violon intitulé Tendresse et Caprice, divinement exécuté par Joachim; un morceau de chant (Absence) dont M. Nieper a eu l’obligeance de traduire les paroles et que Mme Nottès chante on ne peut mieux; le Scherzo de la Fée Mab, et la Scène d’amour de Roméo et Juliette (demandée par la Reine) et ma Symphonie Fantastique qu’on n’avait encore jamais exécutée à Hanovre. Il m’est impossible de vous dire avec quelle miraculeuse perfection tout cela est rendu par l’orchestre… Il y a dans la Symph. Fantastique un adagio (La scène aux champs) qui est le frère aîné de l’adagio de Roméo et Juliette. C’est la première fois qu’il m’arrive d’entendre ces deux morceaux dans le même concert. Dans l’un (celui de Roméo) se trouve l’expansion de l’amour du midi, le ciel d’Italie, la nuit étoilée… Dans l’autre vous reconnaîtrez, je crois, la désolation de l’amour souffrant du nord, les sombres menaces d’un horizon orageux pendant un soir d’été où les nuages dardent de silencieux éclairs. Dans l’un c’est l’amour en présence de l’objet aimé, dans l’autre c’est l’amour en l’absence de l’être qu’il demande à toute la nature.
Voyez comme je suis naïf de vous dire cela… Mais j’ai été ce matin ravagé par ce contraste et j’éprouve le besoin de vous l’avouer à vous qui, j’en suis sûr, ne vous moquerez pas de mon émotion. Quel regret j’éprouve de ne pas vous avoir demain pour auditeur!… La Reine était à la répétition, et après notre scène Shakespearienne, S.M. a bien voulu me dire des choses dont vous eussiez été content.
Mon dieu, quel orchestre! comme il comprend! quelles nuances!… quel coloris!… J’en fais ce que je veux; il me semble que c’est moi qui chante par sa voix… […]
Berlioz part pour Brunswick le lendemain du concert. Quelques jours plus tard, le 4 avril, il écrit de Brunswick à son oncle Félix Marmion (CG no. 1726):
[…] Je suis parti de Paris, cette fois, pour aller diriger seulement une de mes symphonies au dernier concert de la Société Philharmonique de Hanovre. Quand le Roi a su que j’étais arrivé, il a fait contremander les chanteurs et virtuoses engagés pour cette soirée, et voulu que le programme fût entièrement composé de ma musique; me laissant le choix des morceaux, à l’exception de deux que la Reine et lui demandaient: l’ouverture du Roi Lear, et la scène d’amour de Roméo et Juliette. La reine est venue avec son père le Duc d’Altenbourg à notre répétition générale; S.M. m’a fait appeler après son morceau favori (l’Adagio de Roméo): « Je suis bien heureuse m’a-t-elle dit, de voir que je n’avais rien oublié de ce merveilleux morceau, je le sais par cœur pour jamais. Le Roi voulait venir aussi ce matin et il m’a chargée de vous dire combien il regrette d’en avoir été empêché par un Conseil qu’il a dû présider. »
Le lendemain le concert a eu lieu, devant une salle pleine comble et un brillant auditoire; une exécution miraculeuse, et un effet extraordinaire malgré la grande quantité de Dames qui occupaient le centre de la salle (ce qui rend toujours le public froid) en ont fait une de mes plus belles soirées. Dimanche le Roi m’a envoyé chercher pour me complimenter. Il m’a gardé une heure et demie. J’ai dû lui raconter tous les commencements de mes études musicales, mon histoire avec Paganini; je n’ai pas oublié, cher oncle, de mentionner l’influence que votre goût pour la musique a évidemment eue sur mes instincts d’enfant pour cet art, et les leçons que vous m’avez données quand je commençais à épeler l’alphabet des sons. Il m’a fait entrer dans les plus minutieux détails et m’a enfin demandé de lui promettre de revenir l’hiver prochain pour monter en entier Roméo et Juliette au théâtre de Hanovre: « Si nos forces ne suffisent pas, m’a dit le Roi, nous ferons venir ce qu’il vous faudra de Dresde, de Brunswick, de Hambourg. Entendez-vous avec mon Intendant le Comte de Platen à ce sujet. » – J’ai en effet parlé au Comte qui craint, lui, que les travaux d’hiver du théâtre ne s’opposent à la réalisation de ce projet; à cause des trois semaines de répétitions qui me seraient nécessaires. Nous verrons bien.
Vous eussiez été ravi, cher oncle, d’entendre dans ce concert le jeune violoniste Joachim (concert-meister du Roi). C’est un talent phénoménal par son élévation et sa profondeur. Évidemment Joachim est à cette heure le premier violon de l’Europe. Quand il s’est présenté pour répéter mon morceau (Tendresse et Caprice) il n’a pas voulu de musique: Je le sais par cœur m’a-t-il dit. Et dans le fait il n’a pas commis une faite; il a joué avec une largeur de style, une âme, une tendresse et un caprice incomparables, et en musicien comme on n’en voit pas. Il a 23 ans. […]
On se souviendra que Marmion était lui-même musicien amateur et jouait du violon, comme Berlioz le précise dans ses Mémoires (chapitre 3).
De passage à Brunswick Berlioz apprend par la bouche du Comte de Platen que le Roi a décidé de lui conférer un honneur exceptionnel, la croix des Guelphes, au grand dam des partisans de Marschner, le Kapellmeister de Hanovre qui se sent probablement éclipsé par Berlioz (CG no. 1725, à Liszt, 4 avril; sur Berlioz et Marschner voir aussi CG no. 2059). L’honneur est cependant pour Berlioz une source inattendue d’irritation: la croix promise se fait attendre, et au courant d’avril Berlioz revient sur l’incident dans une série de lettres (CG nos. 1733, 1738, 1744, 1746, 1748, 1750) et aussi plus tard dans l’année (CG nos. 1789, 1811). La croix sera finalement livrée en janvier de l’année suivante (CG nos. 1876, 1889bis [tome VIII], 1891).
Entre-temps Berlioz se prépare à revenir à Hanovre tôt en 1855 pour diriger comme promis l’intégrale de Roméo et Juliette. En octobre 1854 Berlioz conclut le chapitre 59 des Mémoires où il s’attend à ce que le concert ait lieu; en janvier 1855 il se prépare à partir à la fin du mois (CG nos. 1876, 1881-2). Mais en même temps que la croix promise arrive une nouvelle imprévue: le Roi lui demande de remettre à l’année prochaine son voyage ‘à cause du désarroi momentané de son orchestre et de ses chœurs’… (CG nos. 1891, 1893; 1 et 7 février).
Berlioz n’aura jamais l’occasion de retourner à Hanovre, mais les relations resteront constamment chaleureuses. En 1857 le Roi de Hanovre est l’un des membres des familles royales à souscrire à l’édition du Te Deum (CG no. 2211, 25 février). En octobre 1858, en réponse à des questions du Baron Donop sur l’ouverture du Roi Lear, Berlioz évoque avec plaisir ses séjours à Hanovre: ‘Il faut un orchestre de premier ordre pour exécuter cette ouverture. Je ne l’ai pas entendue depuis mon dernier voyage à Hanovre; c’est le morceau favori du Roi’ (CG no. 2320). Il semble que Berlioz ait fait cadeau à Marie Recio de plusieurs bijoux donnés à lui par divers souverains au cours de ses voyages. À sa mort le 13 juin 1862 elle lègue plusieurs de ces objets à Nancy et Joséphine Suat, nièces de Berlioz (CG no. 2627). Une lettre au père de Nancy et Joséphine datant d’octobre de la même année fait allusion à un objet précis (CG no. 2662):
[…] Je dois expliquer aussi à Joséphine que le chiffre en brillants de l’écusson du bracelet, est celui du roi de Hanovre (Georgius Rex) GR. Il faut tâcher de le conserver, c’est un prince excellent, qui m’a comblé de témoignages d’estime et d’intérêt; il ne déplaira pas sans doute à Joséphine de se le rappeler. […]
La correspondance avec Joachim ne cesse pas totalement après 1854. La dernière lettre connue de Berlioz à Joachim est datée de janvier 1859: Bénazet, directeur du casino de Bade, espérait convaincre le célèbre violoniste de participer au festival d’été, mais sans succès, semble-t-il (CG no. 2344). La dernière mention de Joachim dans la correspondance date du 26 avril 1865 quand Berlioz écrit à son ami Humbert Ferrand (CG no. 3001):
[…] Le célèbre violoniste allemand Joachim est venu passer ici dix jours; on l’a fait jouer presque tous les soirs dans divers salons. J’ai entendu ainsi, par lui et quelques autres dignes artistes, le Trio en si b [l’Archiduc], la sonate en la [sonate à Kreutzer], et le quatuor en mi mineur [op. 59 no. 2] de Beethoven …… c’est la musique des sphères étoilées …… vous pensez bien et vous comprenez qu’il est impossible, après avoir connu de tels miracles d’inspiration, d’endurer la musique commune, les productions patentées, les œuvres recommandées par M. le maire ou le ministre de l’Instruction publique… […]
Le premier théâtre de la cour est construit par le Duc Ernst August en 1687-89 à côté du palais, à l’endroit où se trouve maintenant la Plenarsaal (salle d’assemblée) du Landtag. La dernière représentation dans ce théâtre a lieu le 27 juin 1852; deux ans plus tard le bâtiment est démoli. C’est ici que Berlioz donne son premier concert à Hanovre le 6 mai 1843.
Le beau théâtre nouveau de la cour (maintenant l’Opernhaus), qui remplace celui à côté du palais, est conçu par Georg Ludwig Friedrich Laves (1788-1864) et construit entre 1845 et 1852. Il a une capacité de 2650 personnes et est à l’époque le plus grand d’Allemagne. C’est ici que Berlioz donne ses concerts le 8 et le 15 novembre 1853, et le 1er avril 1854. Gravement endommagé en 1943 pendant la Deuxième Guerre Mondiale, l’extérieur en est restauré en 1950, alors que l’intérieur est reconstruit dans un style moderne.
Cette vieille gravure vient de notre collection.
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Cette carte postale datant du milieu du XXème siècle vient de notre collection.
Nous remercions notre ami Pepijn van Doesburg pour cette photographie et pour l’histoire du Théâtre de la Cour.
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