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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 12 SEPTEMBRE 1843 [p. 1-2]

VOYAGE MUSICAL EN ALLEMAGNE. (1)

(Cinquième Lettre.)

A ERNST.

Dresde.

     Vous m’avez bien recommandé, mon cher Ernst, de ne pas m’arrêter dans les petites villes en parcourant l’Allemagne, m’assurant que les capitales seulement m’offriraient les moyens d’exécution nécessaires à mes concerts. D’autres que vous encore, et quelques critiques allemands, m’avaient parlé dans le même sens, et m’ont reproché plus tard de n’avoir pas suivi leur avis, et de n’être pas allé d’abord à Berlin ou à Vienne. Mais vous savez qu’il est toujours plus aisé de donner de bons conseils que de les suivre ; et, si je ne me suis pas conformé au plan de voyage qui paraissait à tout le monde le plus raisonnable, c’est que je n’ai pas pu. D’abord, je n’étais pas le maître de choisir le moment de mon voyage. Après avoir fait à Francfort une visite inutile, comme je l’ai dit, je ne pouvais pas revenir sottement à Paris. J’aurais voulu partir pour Munich, mais une lettre de Beermann m’annonçait que mes concerts ne pouvaient avoir lieu dans cette ville qu’un mois plus tard, et Meyerbeer, de son côté, m’écrivait que la reprise de plusieurs importans ouvrages allait occuper le théâtre de Berlin assez longtemps pour rendre ma présence en Prusse inutile à cette époque. Je ne devais pourtant pas rester oisif si longtemps ; alors, plein du désir de connaître ce que possède d’institutions musicales votre harmonieuse patrie, je formai le projet de tout voir, de tout entendre et de réduire beaucoup mes prétentions chorales et orchestrales, afin de pouvoir aussi me faire entendre presque partout. Je savais bien que dans les villes de second ordre je ne pourrais trouver le luxe musical exigé par la forme et par le style de quelques-unes de mes partitions ; mais je réservais celles-là pour la fin du voyage, elles devaient former le forte du crescendo ; et je pensais qu’à tout prendre, cette marche lentement progressive ne manquait ni de prudence ni d’un certain intérêt. En tout cas, je ne me repens point de l’avoir suivie.

     Maintenant parlons de Dresde.

     J’y étais engagé pour deux concerts, et j’allais trouver là, chœur, orchestre, musique d’harmonie, et de plus un célèbre ténor ; depuis mon entrée en Allemagne, je n’avais point encore vu réunies des richesses pareilles. Je devais en outre rencontrer à Dresde un ami chaud, dévoué, énergique, enthousiaste, Charles Lipinscki, que j’avais autrefois connu à Paris. Il m’est impossible de vous dire, mon cher Ernst, quelle ardeur cet admirable et excellent homme mit à me seconder. Sa position de premier maître de concert, et l’estime générale dont jouissent en outre sa personne et son talent, lui donnent une grande autorité sur les artistes de la chapelle ; et certes il ne se fit pas faute d’en user. Comme j’avais une promesse de l’intendant, M. le baron de Lütichau, pour deux soirées, le théâtre tout entier était à ma disposition, et il ne s’agissait plus que de veiller à l’excellence de l’exécution. Celle que nous obtînmes fut splendide, et pourtant le programme était formidable ; il contenait : l’ouverture du Roi Lear, la Symphonie fantastique, l’Offertoire, le Sanctus, et le Quaerens me de mon Requiem, les deux dernières parties de ma Symphonie funèbre, écrite, vous le savez, pour deux orchestres et chœur, et quelques morceaux de chant. Je n’avais pas de traduction du chœur de la symphonie, mais le régisseur du théâtre, M. Winkler, homme à la fois spirituel et savant, eut l’extrême obligeance d’improviser, pour ainsi dire, les vers allemands dont nous avions besoin, et les études du final purent commencer. Quant aux solos de chant, ils étaient en langues latine, allemande et française. Titchachek, le ténor dont je parlais tout à l’heure, possède une voix pure et touchante, qui, échauffée par l’action dramatique, devient en scène d’une rare énergie. Son style de chant est simple et de bon goût, il est musicien et lecteur consommé. Il se chargea, de prime abord, du solo de ténor dans le Sanctus, sans même demander à le voir, sans réticences, sans grimaces, sans faire le Dieu ; il aurait pu, comme tant d’autres en pareil cas, accepter le Sanctus en m’imposant pour son succès particulier quelque cavatine à lui connue ; il ne le fit pas ; à la bonne heure, voilà qui est tout à fait bien !

    Mlle Recio, qui se trouvait alors à Dresde, consentit très gracieusement aussi à chanter deux romances avec orchestre, et le public l’en récompensa galamment.

     Mais la cavatine de Benvenuto qu’il me prit fantaisie d’ajouter au programme, me donna plus de peine à elle seule que tout le reste du concert. On n’avait pu la proposer à la prima donna, Mme Devrient, le tissu mélodique du morceau étant trop haut et les vocalises trop légères pour elle. Mlle Wiest, la seconde chanteuse, à qui Lipinscki l’avait offerte, trouvait la traduction allemande mauvaise, l’andante trop haut et trop long, l’allegro trop bas et trop court, elle demandait des coupures, des changemens, elle était enrhumée, etc., etc. ; vous savez par cœur la comédie de la cantatrice qui ne peut ni ne veut. Enfin Mme Schubert, femme de l’excellent maître de concert et habile violoniste que vous connaissez, vint me tirer d’embarras en acceptant, non sans terreur, cette malheureuse cavatine dont sa modestie lui exagérait les difficultés. Elle y fut très applaudie. En vérité, il semble qu’il soit plus difficile quelquefois de faire chanter Fleuve du Tage, que de monter la Symphonie en ut mineur.

     Lipinscki avait tellement excité les amours-propres des musiciens, que leur désir de bien faire et leur ambition de faire mieux surtout que ceux de Leipzig (il y a une sourde rivalité musicale entre les deux villes) nous fit énormément travailler. Quatre longues répétitions parurent à peine suffisantes, et la chapelle en eût elle-même volontiers demandé une cinquième si le temps ne nous eût manqué. Aussi l’exécution s’en ressentit ; elle fut excellente. Les chœurs seuls m’avaient effrayé à la répétition générale ; mais deux leçons qu’ils reçurent encore avant le concert leur firent acquérir l’assurance qui leur manquait, et les fragmens du Requiem furent aussi bien rendus que tout le reste. La symphonie funèbre produisit le même effet qu’à Paris. Le lendemain matin les musiciens militaires qui l’avaient exécutée vinrent pleins de joie me donner une aubade qui m’arracha de mon lit, dont j’avais pourtant grand besoin, et m’obligea, souffrant que j’étais d’une névralgie à la tête et de mon éternel mal de gorge, d’aller vider avec eux une petite cuve de punch.

     C’est à ce concert de Dresde que j’ai vu pour la première fois se manifester la prédilection du public allemand pour mon Requiem ; cependant nous n’avions pas osé (le chœur n’était pas assez nombreux) aborder les grands morceaux, tels que le Dies iræ, le Lacrymosa, etc. La symphonie fantastique plut beaucoup moins à une partie de mes juges. La classe élégante de l’auditoire, le Roi de Saxe et la cour en tête, fut très médiocrement charmée, m’a-t-on dit, de la violence de ces passions, de la tristesse de ces rêves, et de toutes les monstrueuses hallucinations du finale. Le Bal et la Scène aux Champs seulement trouvèrent, je crois, grâce devant elle. Quant au public proprement dit, il se laissa entraîner au courant musical, et applaudit plus chaudement la Marche au Supplice et le Sabbat que les trois autres morceaux. Cependant il était aisé de voir, en somme, que cette composition, si bien accueillie à Stuttgardt, si parfaitement comprise à Weymar, tant discutée à Leipzig, était peu dans les mœurs musicales et poétiques des habitans de Dresde, qu’elle les désorientait par sa dissemblance avec les symphonies à eux connues, et qu’ils en étaient plus surpris que charmés, moins émus qu’étourdis.

     La chapelle de Dresde, longtemps sous les ordres de l’Italien Morlachi et de l’illustre auteur du Freyschütz, est maintenant dirigée par MM. Reissiger et Richard Wagner. Nous ne connaissons guère à Paris de Reissiger que la douce et mélancolique valse publiée sous le titre de : Dernière pensée de Weber ; on a exécuté, pendant mon séjour à Dresde, une de ses compositions religieuses, dont on a fait devant moi les plus grands éloges. Je ne pouvais y joindre les miens ; le jour de la cérémonie où cette œuvre figurait, de cruelles souffrances me retenaient au lit, et je fus ainsi malheureusement privé de l’entendre. Quant au jeune maître de chapelle Richard Wagner, qui a longtemps séjourné à Paris sans pouvoir parvenir à se faire connaître autrement que par quelques articles publiés dans la Gazette musicale, il eut à exercer pour la première fois son autorité en m’assistant dans mes répétitions ; ce qu’il fit avec zèle et de très bon cœur. La cérémonie de sa présentation à la chapelle et de sa prestation du serment avait eu lieu le lendemain de mon arrivée, et je le retrouvais dans tout l’enivrement d’une joie bien naturelle. Après avoir supporté en France les mille privations et toutes les douleurs attachées à l’obscurité pour un artiste, Richard Wagner étant revenu en Saxe sa patrie, eut l’audace d’entreprendre et le bonheur d’achever la composition des paroles et de la musique d’un opéra en cinq actes (Rienzi). Cet ouvrage obtint à Dresde un succès éclatant. Bientôt après suivit le Vaisseau Hollandais, opéra en deux actes, dont le sujet est le même que celui du Vaisseau Fantôme, joué il y a un an à l’Opéra de Paris, et dont il fit également la musique et les paroles. Quelle que soit l’opinion qu’on ait du mérite de ces ouvrages, il faut convenir que les hommes capables d’accomplir deux fois avec succès ce double travail littéraire et musical ne sont pas communs, et que M. Wagner donnait ainsi une preuve de capacité plus que suffisante pour attirer sur lui l’attention et l’intérêt. C’est ce que le roi de Saxe a parfaitement compris ; et le jour où, donnant à son premier maître de chapelle Richard Wagner pour collègue, il a ainsi assuré l’existence de celui-ci, les amis de l’art ont dû dire à S. M. ce que Jean Bart répondit à Louis XIV, annonçant à l’intrépide loup de mer qu’il l’avait nommé chef d’escadre : « Sire, vous avez bien fait ! »

     L’opéra de Rienzi, excédant de beaucoup la durée assignée ordinairement aux opéras en Allemagne, n’est plus maintenant représenté en entier ; on joue un soir les deux premiers actes et un autre soir les trois derniers. C’est cette seconde partie seulement que j’ai vu représenter ; je n’ai pu la connaître assez à fond en l’entendant une fois pour pouvoir émettre à son sujet une opinion arrêtée : je me souviens seulement d’une belle prière chantée au dernier acte par Rienzi (Titchachek), et d’une marche triomphale bien modelée, sans imitation servile, sur la magnifique marche d’Olympie. La partition du Vaisseau Hollandais m’a semblé remarquable par son coloris sombre et certains effets orageux parfaitement motivés par le sujet ; mais j’ai dû y reconnaître aussi un abus du tremolo d’autant plus fâcheux qu’il m’avait déjà frappé dans Rienzi, et qu’il indique chez l’auteur une certaine paresse d’esprit contre laquelle il ne se tient pas assez en garde. Le tremolo soutenu est de tous les effets d’orchestre celui dont on se lasse le plus vite ; il n’exige point d’ailleurs d’invention de la part du compositeur, quand il n’est accompagné en dessus ni en dessous par aucune idée saillante.

     Quoi qu’il en soit, il faut, je le répète, honorer la pensée royale qui, en lui accordant une protection complète et active a pour ainsi dire sauvé un jeune artiste doué de précieuses facultés. Richard Wagner, outre son double talent littéraire et musical, possède encore celui de chef d’orchestre ; je l’ai vu diriger ses opéras avec une énergie et une précision peu communes. L’administration du théâtre de Dresde n’a rien negligé d’ailleurs pour donner tout l’éclat possible à la représentation de ces deux ouvrages ; les décors, les costumes et la mise en scène de Rienzi approchent de ce qu’on a fait de mieux dans ce genre à Paris. Mme Devrient, dont j’aurai l’occasion de parler plus longuement à propos de ses représentations à Berlin, joue dans Rienzi le rôle d’un jeune garçon ; ce vêtement ne va plus guère aux contours tant soit peu maternels de sa personne. Elle m’a paru beaucoup plus convenablement placée dans le Vaisseau Hollandais, malgré quelques poses affectées et les interjections parlées qu’elle se croit obligée d’introduire partout. Mais un véritable talent bien pur et bien complet, dont l’action sur moi a été très vive, c’est celui de Wechter, qui remplissait le rôle du Hollandais maudit. Sa voix de baryton est une des plus belles que j’aie entendues, et il s’en sert en chanteur consommé ; elle a un de ces timbres onctueux et vibrans en même temps, dont la puissance expressive est si grande, pour peu que l’artiste mette de cœur et de sensibilité dans son chant ; et ces deux qualités, Wechter les possède à un degré très élevé. Titchachek est gracieux, passionné, brillant, héroïque et entraînant dans le rôle de Rienzi, où sa belle voix et ses grands yeux pleins de feu le servent à merveille. Mlle Wiest représente la sœur de Rienzi, elle n’a presque rien à dire. L’auteur, en écrivant ce rôle, l’a parfaitement approprié aux moyens de la cantatrice.

     Maintenant je voudrais, mon cher Ernst, vous parler avec détails de Lipinscki ; mais ce n’est pas à vous, le violoniste tant admiré, tant applaudi d’un bout à l’autre de l’Europe, à vous l’artiste si attentif et si studieux, que je pourrais rien apprendre sur la nature du talent de ce grand virtuose qui vous précéda dans la carrière. Vous savez aussi bien et mieux que moi comme il chante, comme il est, dans le haut style, touchant et pathétique, et vous avez depuis longtemps logé dans votre imperturbable mémoire les magnifiques originalités de ses concertos. D’ailleurs Lipinscki a été, pendant mon séjour à Dresde, si excellent, si chaleureux, si dévoué pour moi, que mes éloges, aux yeux de beaucoup de gens, paraîtraient dépourvus d’impartialité ; on les attribuerait (bien à tort, je puis le dire), à la reconnaissance plutôt qu’à un véritable élan d’admiration. Il s’est fait énormément applaudir à mon concert, dans la romance de violon, exécutée quelques jours auparavant par David à Leipzig, et dans l’alto solo de ma deuxième symphonie (Harold).

     Le succès de cette seconde soirée a été supérieur à celui de la première ; les scènes mélancoliques et religieuses d’Harold ont paru réunir de prime abord toutes les sympathies, et le même bonheur est arrivé aux fragmens de Roméo et Juliette (l’adagio et la Fête chez Capulet). Mais ce qui a le plus vivement touché le public et les artistes de Dresde, c’est la cantate du Cinq mai, admirablement chantée par Wechter et le chœur, sur une traduction allemande que l’infatigable M. Winkler avait encore eu la bonté d’écrire pour cette occasion. La mémoire de l’empereur Napoléon est chère aujourd’hui au peuple allemand, presque autant qu’à la France, et c’est sans doute la cause de l’impression profonde constamment produite par ce chant dans toutes les villes où je l’ai ensuite fait entendre. La fin surtout a maintes fois donné lieu à de singulières manifestations :

Loin de ce roc nous fuyons en silence,
L’astre du jour abandonne les cieux...

     J’ai fait la connaissance, à Dresde, du prodigieux harpiste anglais Parish-Alvar, dont le nom n’a pas encore la popularité qu’il mérite. Il arrivait de Vienne. C’est le Liszt de la harpe ! On ne se figure pas tout ce qu’il est parvenu à produire d’effets gracieux ou énergiques, de traits originaux, de sonorités inouïes, avec son instrument si borné sous certains rapports. Sa fantaisie sur Moïse, dont la forme a été imitée et appliquée au piano avec tant de bonheur par Thalberg, ses variations en sons harmoniques sur le chœur des Naïades d’Obéron et vingt autres morceaux de la même nature, m’ont causé un ravissement que je renonce à décrire. L’avantage inhérent aux nouvelles harpes de pouvoir, au moyen du double mouvement des pédales, accorder deux cordes à l’unisson, lui a donné l’idée de combinaisons, qui, à les voir écrites, paraissent absolument inexécutables. Toute leur difficulté cependant ne consiste que dans l’emploi ingénieux des pédales produisant ces doubles notes appelées synonymes. Ainsi il fait avec une rapidité foudroyante des traits à quatre parties procédant par sauts de tierces mineures, parce que, au moyen des synonymes, les cordes de sa harpe, au lieu de représenter comme à l’ordinaire, la gamme diatonique d’ut bémol, donnent pour série, dans leur ordre de succession descendante : 

notes

Parish-Alvar a formé quelques bons élèves pendant son séjour à Vienne. Il vient de se faire entendre à Dresde, à Leipzig, à Berlin, et dans beaucoup d’autres villes où son talent extraordinaire a constamment excité l’enthousiasme. Qu’attend-il pour venir à Paris ?...

     On trouve dans l’orchestre de Dresde, outre les artistes éminens que j’ai cités, l’excellent professeur Dautzauer ; il est à la tête des violoncelles, et doit prendre seul la responsabilité des attaques du premier pupitre des basses, car le contrebassiste qui lit avec lui est trop vieux pour pouvoir exécuter quelques notes de sa partie, et n’a que tout juste la force de supporter le poids de son instrument. J’ai rencontré souvent en Allemagne des exemples de ce respect mal entendu pour les vieillards, qui porte les maîtres de chapelle à leur laisser des fonctions musicales devenues depuis longtemps supérieures à leurs forces physiques, et à les leur laisser, malheureusement, jusqu’à ce que mort s’ensuive. J’ai dû plus d’une fois m’armer de toute mon insensibilité, et demander avec une cruelle insistance le remplacement de ces pauvres invalides. Il y a à Dresde un très bon cor anglais. Le premier hautbois a un beau son, mais un vieux style et une manie de faire des trilles et des mordans, qui m’a, je l’avoue, profondément outragé. Il s’en permettait surtout d’affreux dans le solo du commencement de la Scène aux Champs. J’exprimai très vivement, à la seconde répétition, mon horreur pour ces gentillesses mélodiques ; il s’en abstint malicieusement aux répétitions suivantes, mais ce n’était qu’un guet-apens ; et le jour du concert, le perfide hautbois, bien sûr que je n’irais pas arrêter l’orchestre et l’interpeller, lui personnellement, devant la cour et le public, recommença ses petites vilenies en me regardant d’un air narquois qui faillit me faire tomber à la renverse d’indignation et de fureur.

     On remarque parmi les cors, M. Levy, virtuose qui jouit en Saxe d’une belle réputation. Il se sert, ainsi que ses confrères, du cor à cylindres que la chapelle de Leipzig, à peu près seule parmi les chapelles du nord de l’Allemagne, n’a point encore admis. Les trompettes de Dresde sont à cylindres également ; elles peuvent avantageusement tenir lieu de nos cornets à pistons qu’on n’y connaît pas.

     La bande militaire est très bonne, les tambours même sont musiciens ; mais les instrumens à anches que j’ai entendus ne me paraissent pas irréprochables ; ils laissent à désirer pour la justesse, et le chef de musique de ces régimens devrait bien demander à notre incomparable facteur Adolphe Sax quelques-unes de ses clarinettes.

     Il n’y a pas d’ophicléïdes ; la partie grave est tenue par des bassons russes et des serpens.

     J’ai bien souvent songé à Weber en conduisant cet orchestre de Dresde qu’il a dirigé pendant quelques années. Il était alors plus nombreux qu’aujourd’hui, et Weber l’avait tellement exercé, qu’il lui arrivait quelquefois, dans l’allegro de l’ouverture du Freyschütz, d’indiquer le mouvement des quatre premières mesures, laissant ensuite l’orchestre marcher tout seul jusqu’aux points d’orgue de la fin. Les musiciens doivent être fiers qui voient en pareille occasion leur chef se croiser ainsi les bras.

     Croiriez-vous, mon cher Ernst, que pendant les trois semaines que j’ai passées dans cette ville si musicale, personne ne s’est avisé de me parler de la famille de Weber, ni de m’informer qu’elle était à Dresde ? J’eusse été si heureux de la connaître et de lui exprimer un peu de ma respectueuse admiration pour le grand compositeur qui illustra son nom !!... J’ai su trop tard que j’avais manqué cette occasion précieuse, et je dois au moins prier ici Mme Weber et ses enfans de ne pas douter des regrets que j’en ai ressentis.

     On m’a montré à Dresde quelques partitions du célèbre Hasse, dit le Saxon, qui fut autrefois aussi et pendant longtemps l’arbitre des destinées de cette chapelle. Je n’y ai rien trouvé, je l’avoue, de bien remarquable ; un Te Deum seulement, composé exprès pour une commémoration glorieuse de la cour de Saxe, m’a paru pompeux et éclatant comme une sonnerie de grandes cloches lancées à toute volée. Ce Te Deum, pour ceux qui se contentent en pareil cas d’une puissante sonorité, devra paraître beau ; quant à moi cette qualité ne me semble pas suffisante. Ce que je voudrais connaître surtout, mais connaître par une bonne représentation, c’est quelques uns des nombreux opéras que Hasse écrivit pour les théâtres d’Italie, d’Allemagne et d’Angleterre, et qui lui valurent son immense réputation. Pourquoi n’essaie-t-on pas à Dresde d’en remonter au moins un ? C’est une expérience curieuse à faire ; ce serait peut-être une résurrection. La vie de Hasse a dû être fort incidentée ; j’ai cherché inutilement à la connaître. Je n’ai rien trouvé à son sujet que de vulgaires biographies, qui m’apprenaient ce que je savais déjà, et ne disaient mot de ce que j’aurais voulu savoir. Il a tant voyagé, tant vécu sous la zone torride et aux pôles, c’est-à-dire en Italie et en Angleterre ! Il doit y avoir un curieux roman dans ses relations avec le Vénitien Marcello, dans ses amours avec la Faustina, qu’il épousa, et qui chantait les principaux rôles de ses opéras ; dans leurs disputes conjugales, guerre d’auteur à cantatrice, où le maître était toujours l’esclave, où la raison avait toujours tort. Peut-être aussi n’y a-t-il rien eu de tout cela ; qui sait ? Faustina a pu vivre en diva très humaine, en cantatrice modeste, en vertueuse épouse, bonne musicienne, fidèle à son mari, fidèle à ses rôles, disant son chapelet et tricotant des bas quand elle n’avait rien à faire. Hasse écrivait, Faustina chantait ; ils gagnaient tous les deux beaucoup d’argent qu’ils ne dépensaient pas. Cela s’est vu, cela se voit ; si vous vous mariez, c’est ce que je vous souhaite.

     Quand je quittai Dresde pour retourner à Leipzig, Lipinscki, apprenant que Mendelssohn montait pour le concert des pauvres mon finale de Roméo et Juliette, m’annonça son intention de venir l’entendre, si l’intendant voulait lui accorder deux ou trois jours de congé. Je ne pris cette promesse que pour un très aimable compliment ; mais jugez de mon chagrin, quand le jour du concert où, par suite de l’incident que j’ai raconté dans ma précédente lettre, le final ne put être exécuté, je vis arriver Lipinscki... Il avait fait trente-cinq lieues pour entendre ce morceau !... Voilà un musicien qui aime la musique !... Mais ce n’est pas vous, mon cher Ernst, que ce trait étonnera ; vous en feriez autant, j’en suis sûr ; vous êtes un artiste !

     Adieu, adieu.

H. BERLIOZ.

(1) La reproduction du Voyage musical en Allemagne est formellement interdite.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er janvier 2015.

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