FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 10 NOVEMBRE 1836 [p. 1-2]
LES HUGUENOTS.
La Partition. — 1er Article.
Comme toutes les œuvres qui attirent sur elles l’attention de la foule, comme tous les succès dont le retentissement est grand, la dernière œuvre et le dernier succès de Meyerbeer, excitent des haines et des enthousiasmes incroyables. Les admirateurs et les détracteurs se coudoient à chaque représentation des Huguenots ; les uns voudraient pouvoir élever un temple au grand compositeur les autres voudraient le voir mort et brûleraient son ouvrage en trépignant de joie. Il en fut, il en sera toujours ainsi. C’est la guerre des Gluckistes et des Piccinistes, qui se reproduit incessamment avec des épisodes plus ou moins variés. L’amour-propre, le désir de faire prédominer son opinion sur celle d’autrui, des intérêts privés, de basses jalousies, sont ordinairement les motifs de ces querelles : presque jamais on ne les voit naître de l’amour de l’art. « Vous êtes du Nord, je suis du Midi ; vous êtes porté à la réflexion, j’aime la vie active ; votre tempérament est nerveux, le mien est sanguin ; en un mot, vos impressions diffèrent des miennes, vous adorez ce que je hais, vous vous plaisez à ce qui m’ennuie, et vous méprisez ce qui me charme ; c’est ridicule, c’est insupportable, vous m’insultez, je vous exècre. » Ainsi raisonnent les uns.
« Cet homme écrit autrement que moi, il a découvert dans certaines parties de l’art des ressources que je ne soupçonnais pas ; sa musique est la critique vivante de la mienne. C’est mon ennemi naturel ; guerre à lui ! » Ainsi disent les autres. Les vrais amis de l’art ne procèdent pas ainsi ; et sans faire de fausse modestie, ni prétendre non plus tout à fait à une réputation de sainteté qu’il est assez difficile de soutenir, nous nous rangerons parmi ces derniers, et comme eux nous essaierons de nous soustraire à toute influence étrangère dans l’appréciation de l’œuvre importante qui fait le sujet de cet article. Ce travail assez difficile il y a peu de jours encore, le sera moins aujourd’hui, grâce à la partition qui vient enfin d’être publiée et que nous avons sous les yeux. Les compositions vastes et complexes comme celles de M. Meyerbeer ne peuvent être comprises sans étude dans leur ensemble, moins encore dans leurs détails ; et si certains critiques savaient à combien d’erreurs peut donner lieu une méprise en apparence légère, ou seulement un moment d’inadvertence de leur part, probablement ils ne se hâteraient pas tant d’émettre a priori des opinions que d’ailleurs, grâce à un défaut absolu d’éducation musicale, il leur serait fort difficile de motiver.
L’opéra des Huguenots, comme celui de Robert-le-Diable, comme la plupart des grands ouvrages en cinq actes de l’école moderne, n’a point d’ouverture. Peut-être les développemens symphoniques exigés par l’immensité du sujet dramatique, ordinairement choisi en pareille circonstance, dépasseraient-ils les propotions accordées à la musique instrumentale dans nos théâtres ; peut-être aussi les compositeurs craignent-ils de fatiguer dès le début un auditoire dont l’attention peut à peine suffire au long exercice qu’ils viennent réclamer d’elle. Sous ce double rapport il est possible qu’une simple introduction soit plus convenable ; mais je ne puis m’empêcher de regretter cependant, qu’un compositeur comme M. Meyerbeer n’ait pas écrit d’ouverture, surtout quand je vois les beautés dont brillent ses introductions. Celle de Robert est un modèle qu’on égalera difficilement ; et celle des Huguenots, moins saisissante à cause du caractère religieux qu’en fait le fond, me semble, dans un autre genre, digne en tout point de lui être comparée. Le fameux choral de Luther y est savamment traité ; non point avec la sécheresse scholastique qu’on remarque trop souvent en pareil cas, mais de manière à ce que chacune de ses transformations lui soit avantageuse, que chacun des rayons harmoniques que l’auteur projète sur lui, n’aboutisse qu’à le colorer de teintes plus riches, et que sous le tissu précieux dont il le couvre, ses formes vigoureuses se dessinent toujours nettement. La variété des effets qu’il en a su tirer, surtout à l’aide des instrumens à vent, et l’habileté avec laquelle leur crescendo est ménagé jusqu’à l’explosion finale, sont vraiment merveilleuses.
Le chœur A table, amis, à table ! est d’une verve remarquable ; la mélodie épisodique du milieu (de la Touraine versez les vins) plaît surtout par sa coupe rhythmique et par la manière originale dont elle est modulée. Le morceau est en ut, et au lieu d’aller à la dominante par la route ordinaire, le passage par le ton de mi naturel majeur que l’auteur a choisi donne au ton de sol qui survient immédiatement une fraîcheur delicieuse. Je ne reprocherai à ce morceau qu’un peu de laisser-aller dans la prosodie qui en rend les paroles fort difficiles à prononcer, et le petit allegro à trois huit qui précède la coda. Le thème sautillant et syllabique qu’on y trouve à regret sort tout à fait du style de l’auteur pour tomber dans celui de le mauvaise école italienne, et de plus il rompt l’unité d’intention et de couleur de la scène sans en augmenter l’effet.
L’accompagnement du récitatif de Raoul est d’un expression fort piquante ; on y reconnaît les cris joyeux, les agaceries libertines des étudians dont il a trouvé entourée sa belle maîtresse. La romance qui suit est plus remarquable par la manière dont elle est accompagnée que par le chant lui-même. La viole d’amour y est fort bien placée, et l’entrée de l’orchestre, retardée jusqu’à l’exclamation : O reine des amours ! est une idée heureuse. Dans les couplets : A bas les couvens maudits ! qui succèdent au choral chanté avec tant de bonheur par Marcel, un côté du caractère de ce vieux serviteur est supérieurement dessiné ; c’est celui du soldat puritain dont la joie est si sombre qu’à l’entendre on ne peut distinguer s’il rit ou s’il menace. L’instrumentatiom surtout en est fort étrange, le chant se trouvant placé entre les deux timbres extrêmes de l’orchestre, celui des contrebasses et celui de la petite flûte, pendant que le rhythme est marqué par des coups sourds de grosse caisse pianissimo. La fanfare de trompettes en ut majeur donne un accent de triomphe féroce à la phrase : Qu’ils pleurent, qu’ils meurent, et fait ressortir davantage le fanatisme de la suivante, murmurée à demi-voix dans le mode mineur : Mais grâce, jamais.
Dans toute la suite du rôle de Marcel, ce même caractère est constamment observé : il l’est même dans les récitatifs que l’auteur n’a accompagnés qu’avec des accords de violoncelles, comme dans les anciens opéras ; harmonie terne, gothique et en même temps sévère, parfaitement analogue aux mœurs du personnage.
Le chœur l’aventure est singulière ! ne me paraît pas à beaucoup près à la même hauteur. Le rhythme sautillant qui en fait le fond est peu distingué. On voit que l’auteur n’a écrit ces quelques pages qu’a contre-cœur ; je crois même qu’une heureuse coupure les a fait disparaître depuis peu de la représentation.
L’entrée du page Urbain Une dame noble et sage est au contraire d’une mélodie exquise, relevée encore dès la seconde période sans qu’on le nomme par un accompagnement chantant auquel une accentuation, placée à contre-temps sur les temps faibles, donne la physionomie la plus piquante ; c’est gracieux et un peu impertinent, comme doit être tout page bien appris. Il faut signaler encore dans le morceau d’ensemble suivant, une excellente idée de la même nature les Plaisirs, les Honneurs ! qui fait ressortir, avec beaucoup d’avantage, le Te deum en style choral dont le vieux Marcel accompagne les autres voix.
Le second acte a été jugé très sévèrement, et fort mal à mon avis. L’intérêt n’en est pas à beaucoup près aussi grand que celui du reste de la pièce ; mais la faute en est-elle au musicien ? Et celui-ci pouvait-il faire autre chose que de gracieuses cantilènes, des cavatines à roulades et des chœurs calmes et doux, sur des vers qui ne parlent que de rians jardins, de vertes fontaines, de sons mélodieux, de flots amoureux, de folie, de coquetterie, et de refrains d’amour que répétent les échos d’alentour ? nous ne le croyons pas ; et certes, il ne fallait rien moins qu’un homme supérieur pour s’en tirer aussi bien. Le chœur des baigneuses, avec son dessin continu des bassons en dessous, et les tenues de la voix du page en dessus, serpente ainsi au milieu de l’harmonie avec une nonchalance pleine de volupté.
Le mérite de la scène dialoguée entre Raoul et la reine Marguerite est fort grand sous le rapport dramatique ; toutes les intentions en ont été saisies par le compositeur avec cette finesse et cette grande entente de la scène qui lui sont familières ; je trouve seulement au thème principal : Ah ! j’étais coquette ! le défaut de trop rappeler celui du chœur de Robert : Le vin, le jeu, les belles. C’est une de ces ressemblances qui ne frappent pas d’ordinaire le compositeur, parce qu’elles sont moins dans la forme extérieure ou dans l’harmonie, que dans un sentiment mélodique qui n’est jamais pour lui tout-à-fait le même que pour son auditoire.
Je trouve, à l’occasion du serment : Par l’honneur, par le nom que portaient mes ancêtres, un autre exemple de la différence qui sépare les impressions musicales reçues par l’oreille seulement, de celles qu’on perçoit par l’oreille aidée des yeux. L’ensemble : Devant vous nous jurons éternelle amitié, est sur l’accord de ré majeur, frappé avec force pendant plusieurs mesures par les voix et l’orchestre ; et l’andante à quatre voix seules qui lui succède est en mi bémol. La préparation de ce nouveau ton est faite au moyen de l’accord de quinte diminuée, ré, fa naturel, la bémol, écrit très lisiblement dans la partition. On pourrait donc croire que la transition ne sera pas trop brusque ; elle l’est cependant, et plusieurs causes concourent à lui donner une grande dureté : la force extrême et la prolongation de l’accord de ré, d’abord, qui, remplissant la salle de ses vibrations éclatantes, s’installe dans l’oreille de l’auditeur de manière à ce qu’on ne puisse l’en chasser que par une puissance de tonalité et une intensité de son plus grandes encore ; la faiblesse disproportionnée et la brièveté excessive des deux notes fa et la bémol de l’accord intermédiaire, murmurées pianissimo dans le bas de l’orchestre de manière à ce qu’on les entende à peine, pendant que le ré majeur bourdonne encore avec fureur, au moins dans la mémoire de chacun ; une faiblesse analogue dans l’attaque douce des quatre voix sans accompagnement, sur l’accord de mi bémol, après la grande clameur de toutes les voix et de tout l’orchestre sur celui de ré ; et enfin l’appogiature (mi naturel) du ténor, qui, se faisant entendre dès les premières notes du nouveau ton et sur l’accord diminué de la sensible, en détruit la clarté, et affaiblit la tonalité de mi bémol au moment même où il est le plus important de l’établir et de faire cesser pour l’oreille toute espèce d’indécision. Il est probable que ce défaut n’existe pas pour M. Meyerbeer ; il sera même beaucoup moins saillant pour moi dès aujourd’hui, parce que je viens de lire la partition, et qu’à l’avenir j’entendrai, comme l’auteur, l’accord préparatoire qu’il a placé dans l’orchestre, et qu’il est impossible de remarquer sans en être prévenu. Le tutti suivant : Que le ciel daigne entendre et bénir ces sermens, est pour les voix, les basses surtout, d’une difficulté immense causée par un trop grand nombre de modulations enharmoniques extrêmement rapprochées les unes des autres. Je crois qu’on peut, à l’égard de tout le reste de ce final, adresser le même reproche au compositeur. Beaucoup de grands harmonistes comme lui l’ont quelquefois encouru.
Mais nous allons être au troisième acte, amplement dédommagés ; il s’ouvre par un chœur de promeneurs « c’est le jour du dimanche, c’est le jour du repos » plein d’un joyeuse bonhomie, que font bientôt oublier les couplets des soldats huguenots et les litanies des femmes catholiques. Ceci est véritablement un magnifique tissu musical ; la difficulté vaincue y devient un mérite réel, à cause de l’admirable résultat qu’elle amène. L’auteur, dans cette partie de son œuvre, a réalisé une proposition d’où, au premier abord, il semble ne devoir naître qu’une masse confuse de sons sans aucun intérêt ; on peut croire qu’il ne s’agit que d’une combinaison péniblement élaborée, faite pour les yeux plus que pour l’oreille, comme ces tours de force tant vantés dans les écoles, sous le nom de double fugue sur un choral (excellens exercices du reste) que le père Martini et beaucoup d’autres musiciens religieux, pratiquaient volontiers, pour se préserver, je crois, de l’approche du diable, qu’une telle musique était bien faite pour épouvanter. Il n’en est rien cependant. Au premier chœur de soldats, énergique, chaleureux et franc, accompagné syllabiquement par des voix imitant le tambour, succède une douce prière de femmes, qui, entendue d’abord sans accompagnement, comme la chanson précédente, se réunit à elle, au moment de la rentrée de l’orchestre. Ces deux morceaux, de caractères opposés, s’enchaînent et se marient admirablement sans aucun effort et sans la moindre obscurité harmonique. Ils ne sont pas seuls pourtant ; car dès la seconde mesure, un troisième chœur vient s’y adjoindre ; c’est celui des hommes catholiques exprimant par de vives exclamations l’horreur que leur causent les chants impies des Huguenots au moment du passage des saintes images. Les amateurs demandent quelquefois à quoi servent les études si longues auxquelles se condamnent quelques compositeurs, à quoi tend ce qu’ils appellent la science du musicien ; c’est à produire des œuvres d’art merveilleuses comme celle-ci, non point dans le but puéril d’étonner, mais d’exciter un sentiment où le plaisir et l’admiration se confondent ; c’est à accomplir enfin sans difficulté la tâche souvent ardue que lui imposent certaines situations, certaines données dramatiques d’où jaillissent en foule les contrastes les plus heureux, mais qui, entre des mains inhabiles, ne produiraient que désordre et chaos. L’amalgame musical que je viens de citer, est une chose curieuse pour les artistes et belle pour tout le monde ; on n’avait encore rien tenté au théâtre d’aussi vaste en ce genre ; les trois orchestres du bal de don Juan n’y ressemblent pas.
Dans cet acte, qu’on avait aux premières représentations, voulu sacrifier aux deux derniers, se trouve encore un fort beau duo de basse et soprano, d’un caractère neuf, remarquable surtout par un dessin obstiné d’accompagnement qui s’empare peu à peu de l’attention, et finit par intéresser vivement, bien qu’il ne se compose que d’une note frappée deux fois et répercutée à l’octave. N’oublions pas le septuor du combat pour quatre basses et trois ténors, composition du plus haut style, dont les détails sont aussi admirables que l’ensemble, et que nous rangerons parmi les plus belles productions de la musique moderne. Aprés l’appareil vocal déployé dans ces différentes scènes, il semble impossible que le musicien puisse tirer encore de nouveaux effets des voix ; mais son génie a d’étonnantes ressources ; il nous le prouve dans la dispute de ces deux groupes de femmes, où, du choc des dissonnances de seconde mineure et majeure, jetées avec force sur un débit syllabique brusquement accentué, jaillissent des effets pour lesquels les points de comparaison me manquent absolument. Le final, avec le second orchestre placé au fond du théâtre, ne me paraît pas heureux ; c’est plutôt clinquant que brillant ; le drame n’exigeait pas ce déploiement extraordinaire de forces instrumentales, et la musique n’y gagne pas assez pour le justifier.
Nous verrons, dans un prochain article, quelles merveilles l’infatigable auteur des Huguenots a répandues sur le reste de sa partition, et de quels accens il a su animer les scènes violentes qui s’y déroulent, après le coloris si vif et si brillant qu’il a répandu sur tout ce que les trois premiers actes offraient de pittoresque à ses inspirations.
H*****.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er novembre 2014.
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