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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 6 FÉVRIER 1853 [p. 1-2].

ACADÉMIE IMPÉRIALE DE MUSIQUE.

Première représentation de Louise Miller, opéra en quatre actes, musique de M. Verdi, paroles de M. B. Alaffre. — Début de Mme Bosio.
Quelques mots sur l’Etat actuel de l’art du chant dans théâtres lyriques de France et d’Italie, et sur les causes qui l’ont amené.

    Je ne connais pas les raisons qui ont pu engager l’administration de l’Opéra à lutter ainsi corps à corps avec le Théâtre-Italien, en mettant en scène la Louise Miller de Verdi que l’on représente depuis plus d’un mois au théâtre Ventadour. Il est d’ailleurs peu important de les connaître ; ce ne sont pas sans doute des raisons d’art ; celles-là n’entrent jamais dans les calculs des directeurs de nos établissemens dits lyriques. Le fait est que nous avons aujourd’hui deux Louise Miller, l’une en deçà, l’autre au delà du boulevard, et que l’on a vu en d’autres circonstances l’Opéra se débattre comme un beau diable pour ne pas monter des ouvrages nouveaux qui plus tard ont fait sa fortune et sa gloire ! Le fait est aussi que ce même Grand-Opéra se garderait bien de remettre en lumière quelques chefs-d’œuvre qu’on n’entend plus nulle part, et qui feraient, sinon des recettes, au moins l’honneur de la scène où ils seraient dignement représentés.

    Il est vrai que cette scène-là n’est pas celle dont nous avons à nous occuper aujourd’hui, et qu’il vaut mieux ne pas toucher aux monumens de l’art que de les profaner. Sous ce rapport, il faut savoir à M. le directeur de l’Opéra un gré infini de sa réserve. Il semble au bon sens vulgaire que l’on devrait, dans les établissemens dits lyriques, avoir des chanteurs pour les opéras ; mais c’est justement le contraire qui a lieu : on y a des opéras pour les chanteurs. Il faut toujours rajuster, retailler, rapiécer, rallonger, raccourcir plus ou moins une partition pour la mettre en état (en quel état !) d’être exécutée par les artistes auxquels on la livre. L’un trouve son rôle trop haut, l’autre trouve le sien trop bas ; celui-là a trop de morceaux, celui-ci n’en a pas assez ; le ténor veut des i à tout bout de chant, le baryton veut des a ; ici l’on trouve un accompagnement qui le gène, là son émule se plaint d’un accord qui le contrarie ; ceci est trop lent pour la prima donna, cela est trop vif pour le ténor. Enfin un malheureux compositeur qui s’aviserait d’écrire une gamme d’ut dans l’échelle moyenne et dans un mouvement lent, et sans accompagnement, ne serait pas assuré de trouver des chanteurs pour la bien rendre sans changemens ; la plupart de ces derniers prétendraient encore que la gamme n’est pas dans leur voix, parce qu’elle n’a pas été écrite pour eux.

    A l’heure qu’il est, en Europe, avec le système de chant qui y est en vigueur (c’est le cas de le dire), sur dix individus qui se disent chanteurs, c’est tout au plus s’il serait possible d’en trouver deux ou trois capables de bien chanter, mais, là, tout à fait bien, avec correction, justesse, expression, dans un bon style et avec une voix pure et sympathique, une simple romance. Je suppose qu’on prenne l’un d’eux au hasard et qu’on lui dise : Voici un vieil air bien simple, bien touchant, dont la douce mélodie ne module pas et reste enfermée dans la modeste étendue d’une octave, chantez-nous cela ; il est très possible que votre chanteur, qui peut-être est un illustre, extermine la pauvre fleurette musicale, et qu’en l’écoutant vous regrettiez quelque brave fille de village par qui vous aurez entendu fredonner autrefois le vieil air.

    Aucune pensée musicale, aucune forme mélodique, aucun accent expressif ne résiste à l’affreux mode d’interprétation qui se répand de plus en plus aujourd’hui. Encore s’il était le seul ! mais nous avons de nombreuses variétés de chant antimélodique. Il y a d’abord le chant innocemment bête, le chant plat, puis le chant prétentieusement bête, le chant orné de toutes les stupidités que le chanteur s’avise d’y introduire ; celui-ci est déjà fort coupable. Vient ensuite le chant vicieux, qui corrompt le public et l’attire dans de mauvaises routes musicales, par l’attrait d’une certaine exécution capricieuse, brillante, mais fausse d’expression, qui révolte à la fois le bon goût et le bon sens ; entin nous avons le chant criminel, le chant scélérat, qui joint à sa scélératesse un fonds inépuisable de bêtise, qui ne procède que par grandes engueulées, se plaît

Aux bruyantes mêlées,
Au longs roulemens des tambours,

aux drames sombres, aux égorgemens, aux empoisonnemens, aux malédictions, aux anathèmes, à toutes les horreurs dramatiques enfin qui fournissent le plus d’occasions de donner de la voix. C’est ce dernier qui règne, dit-on, despotiquement en Italie à cette heure. Mais la cause, la cause ? dira-t-on. La cause, ou les causes, répondrai-je, sont faciles à trouver ; c’est le remède que l’on connaît moins, ou, pour parler franc, c’est le remède qu’on n’appliquera jamais, lors même qu’il serait connu et que son efficacité serait parfaitement démontrée. Les causes sont à la fois morales et physiques, toutes dépendantes les unes des autres ; et si les entreprises théâtrales n’avaient pas été de tout temps, presque partout, livrées aux mains de gens avides d’argent avant tout et ignorans des nécessités de l’art, ces causes n’existeraient pas.

    Ce sont : la grandeur démesurée de la plupart des théâtres lyriques ;

    Le système des applaudissemens, salariés ou non ;

    La prépondérance qu’on a laissé s’établir de l’exécution sur la composition, du larynx sur le cerveau, de la matière sur l’esprit, et trop souvent enfin la lâche soumission du génie à la sottise.

    Les théâtres lyriques sont trop vastes. Il est prouvé, il est certain que le son, pour agir musicalement sur l’organisation humaine, ne doit pas partir d’un point trop éloigné de l’auditeur. On est toujours prêt à répondre, lorsqu’on parle de la sonorité d’une salle d’opéra ou de concert : Tout s’y entend fort bien. Mais j’entends aussi fort bien de mon cabinet le canon que l’on tire sur l’esplanade des Invalides, et cependant ce bruit, qui d’ailleurs est en dehors des conditions musicales, ne me frappe, ne m’émeut, n’ébranle mon système nerveux en aucune façon. Eh bien ! c’est ce coup, cette émotion, cet ébranlement que le son doit absolument donner à l’organe de l’ouïe, pour l’émouvoir musicalement, que l’on ne reçoit pas des groupes même les plus puissans de voix et d’instrumens, lorsqu’on les écoute à trop grande distance. Quelques savans pensent que le fluide électrique est impuissant à parcourir un espace plus grand qu’un certain nombre de milliers de lieues ; j’ignore s’il en est ainsi, mais je suis sûr que le fluide musical (je demande la permission de désigner ainsi la cause inconnue de l’émotion musicale) est sans force, sans chaleur et sans vie à une certaine distance de son point de départ. On entend, on ne vibre pas. Or, il faut vibrer soi-même avec les instrumens et les voix, et par eux, pour percevoir de véritables sensations musicales. Rien n’est plus facile à démontrer. Placez un petit nombre de personnes, bien organisées et douées de quelque connaissance de la musique, dans un salon de médiocre grandeur, point trop meublé ni tapissé ; exécutez dignement devant elles quelque vrai chef-d’œuvre, d’un vrai compositeur, vraiment inspiré, une œuvre bien pure de ces insupportables beautés de convention que prônent les pédagogues et les enthousiastes de parti pris, un simple trio pour piano, violon et basse, le trio en si bémol de Beethoven par exemple ; que va-t-il se passer ? Les auditeurs vont se sentir peu a peu remplis d’un trouble inaccoutumé, ils éprouveront une jouissance intense, profonde, qui tantôt les agitera vivement, tantôt les plongera dans un calme délicieux, dans une véritable extase. Au milieu de l’andante, au troisième ou quatrième retour de ce thème sublime et si passionnément religieux, il peut arriver à l’un d’eux de ne pouvoir contenir ses larmes, et s’il les laisse un instant couler, il finira peut-être (j’ai vu le phénomène se produire) par pleurer avec violence, avec fureur, avec explosion. Voilà un effet musical ! voilà un auditeur saisi, enivré par l’art des sons, un être élevé à une hauteur incommensurable au-dessus des régions ordinaires de la vie ! Il adore la musique, celui-là ; il ne sait comment exprimer ce qu’il ressent, son admiration est ineffable, et sa reconnaissance pour le grand poëte-compositeur qui vient de le ravir ainsi égale son admiration.

    Maintenant, supposez qu’au milieu de ce même morceau, rendu par les mêmes virtuoses, le salon dans lequel on l’exécute puisse s’agrandir graduellement, et que par suite de cet agrandissement progressif du local l’auditoire soit peu à peu éloigné des exécutans. Bien ; voilà notre salon grand comme un théâtre ordinaire ; notre auditeur, qui déjà l’instant d’auparavant sentait l’émotion le gagner, commence à reprendre son calme ; il entend toujours, mais il ne vibre presque plus ; il admire l’œuvre, mais par raisonnement et non plus par sentiment ni par suite d’un entraînement irrésistible. Le salon s’élargit encore, l’auditeur est éloigné de plus en plus du foyer musical. Il en est aussi loin qu’il le serait si les trois concertans étaient groupés au milieu de la scène de l’Opéra et s’il était, lui, assis au balcon des premières loges de face. Il entend toujours, pas un son ne lui échappe, mais il n’est plus atteint par le fluide musical qui ne peut parvenir jusqu’à lui ; son trouble s’est dissipé, il redevient froid, il éprouve même une sorte d’anxiété désagréable et d’autant plus pénible qu’il fait plus d’efforts d’attention pour ne pas perdre le fil du discours musical. Mais ses efforts sont vains, l’insensibilité les paralyse, l’ennui le gagne, le grand maître le fatigue, l’obsède, le chef-d’œuvre n’est plus pour lui qu’un petit bruit ridicule, le géant un nain, l’art une déception ; il s’impatiente et n’écoute plus. Autre épreuve :

    Suivez une bande militaire exécutant une marche brillante dans la rue Royale, je suppose ; vous l’écoutez avec plaisir, vous marchez allègrement à sa suite, son rhythme vous entraîne, ses fanfares guerrières vous animent, et vous rêvez déjà de gloire et de combats. La bande militaire entre sur la place de la Concorde, vous l’entendez toujours, mais les réflecteurs du son n’existant plus, son prestige se dissipe, vous ne vibrez plus et vous la laissez continuer son chemin, et vous n’en faites pas plus de cas que d’une musique de saltimbanques.

    A présent, pour rentrer dans le cœur de notre sujet, combien de fois m’est-il arrivé, au temps où l’on avait encore la bonté de représenter, et pas trop mal, à l’Opéra, les œuvres de Gluck, de rester froid, mais irrité de ma froideur, en entendant le premier acte d’Orphée ! Je savais, j’étais sûr pourtant que c’est là une merveille d’expression, de poétique mélodie ; l’exécution ne manquait d’aucune qualité essentielle. Mais la scène représentant un bois sacré était ouverte de toutes parts, le son se perdait au fond, à droite et à gauche du théâtre, il n’y avait pas de réflecteurs, et, partant, plus d’effet ; Orphée semblait chanter réellement dans une plaine de la Thrace : Gluck avait tort. Ce même rôle d’Orphée chanté encore par A. Nourri[t], quelques jours après, ces mêmes chœurs exécutés par les mêmes choristes, ce même air pantomime exécuté par le même orchestre, mais dans la salle du Conservatoire, retrouvaient toute leur magie ; on s’extasiait, on s’imprégnait de poésie antique : Gluck avait raison.

    Les symphonies de Beethoven, qui bouleversent tout dans cette salle du Conservatoire, ont été exécutées plusieurs fois à l’Opéra, elles n’y produisaient rien ; Beethoven avait tort. Le Don Juan de Mozart, si ardent, si passionné et si passionnant au Théâtre-Italien, quand l’exécution en est bonne, est glacial à l’Opéra, tout le monde en convient. Le Mariage de Figaro y paraîtrait plus froid encore. A l’Opéra, Mozart a donc tort !…

    Les chefs-d’œuvre de la première manière de Rossini, le Barbier, la Cenerentola et tant d’autres, perdent à l’Opéra leur physionomie si piquante et si spirituelle ; on en jouit encore, mais froidement de loin, comme d’un jardin qu’on regarde avec un télescope. Ce Rossini-là a donc tort !…

    Et le Freyschütz, voyez comme il se traîne languissant à l’Opéra, ce drame musical si vivace, d’une si sauvage énergie ! Weber a donc tort ?…

    Je pourrais aisément multiplier mes citations. Qu’est-ce qu’un théâtre dans lequel Gluck, Mozart, Weber, Beethoven et Rossini ont tort, sinon un théâtre construit dans de mauvaises conditions musicales ? Il ne manque pourtant pas de sonorité. Non, mais comme tous les autres théâtres de la même dimension, l’Opéra est trop grand. Le son le remplit aisément, mais non le fluide musical que dégagent les moyens ordinaires d’exécution. On objectera sans doute que plusieurs beaux ouvrages y produisent néanmoins de l’effet, et qu’un chanteur habile, lorsqu’il a le talent d’enchaîner et de concentrer sur soi l’attention de l’auditoire, y peut aborder avec succès le chant doux. Mais je répondrai que ce précieux chanteur impressionnerait bien plus vivement encore son public dans une salle moins vaste, et qu’il en serait de même de ces beaux ouvrages, écrits d’ailleurs spécialement pour le théâtre de l’Opéra ; que, de plus, sur vingt belles idées contenues dans ces partitions exceptionnelles (les partitions écrites aujourd’hui même pour le théâtre de l’Opéra), c’est à peine si quatre ou cinq surnagent ; tout le reste est perdu. Encore ces beautés même n’apparaissent-elles que voilées et amoindries par l’éloignement, et jamais sous tous leurs aspects, jamais dans toute leur vivacité d’allures, jamais dans tout leur éclat.

    De là la nécessité tant raillée, mais réelle cependant, d’entendre très souvent un bel opéra pour le goûter et en découvrir le mérite. A sa première représentation tout y paraît confus, vague, incolore, sans forme, sans nerf ; ce n’est qu’un tableau à demi effacé et dont il faut suivre le dessin ligne à ligne. Ecoutez les jugemens du foyer dans les entr’actes des premières représentations : l’ouvrage nouveau, au dire des critiques de bonne foi, est invariablement ennuyeux ou détestable. Voilà vingt-cinq ans que je les écoute en pareil cas, sans les avoir entendus une seule fois exprimer une opinion plus favorable. C’est bien pis aux répétitions générales, quand la salle est à demi vide ; alors rien ne surnage, tout disparaît ; ni grâce mélodique, ni science harmonique, ni coloris d’instrumentation, ni amour, ni colère, n’y font rien ; c’est un bruit vague plus ou moins fatigant qui vous irrite ou vous assomme et l’on sort de là en maudissant l’œuvre et l’auteur.

    Je n’oublierai jamais la répétition générale des Huguenots. En rencontrant M. Meyerbeer sur le théâtre, après le quatrième acte, je ne pus lui dire que ceci : « Il y a un chœur dans l’avant-dernière scène qui, ce me semble, doit produire de l’effet. » Je voulais parler du chœur des moines, de la scène de la bénédiction des poignards, de l’une des plus foudroyantes inspirations de l’art de tous les temps. Il me semblait que cela devait produire quelque effet. Je n’en avais pas été autrement frappé. Voilà les beaux résultats qu’amène la trop grande dimension des salles, quant à l’effet d’ensemble et de détail des compositions musicales qu’on y exécute avec les moyens ordinaires.

    Maintenant examinons un autre côté de la question, celui qui se rattache à l’art du chant et à l’art du compositeur ; nous trouverons bien vite la preuve de ce que j’ai avancé en commençant, à savoir que si l’art du chant est devenu ce qu’il est aujourd’hui, l’art du cri, la trop grande dimension des théâtres en est la cause ; nous trouverons aussi que de là sont sortis d’autres excès qui déshonorent la musique aujourd’hui.

    Le théâtre de la Scala, à Milan, est immense ; celui de la Cannobianna est très vaste aussi ; le théâtre de Saint-Charles, à Naples, et beaucoup d’autres que je pourrais citer, ont également d’énormes dimensions. Or, d’où est partie l’école de chant que l’on blâme si ouvertement et à si juste titre aujourd’hui ? des grands centres musicaux de l’Italie. Le public italien étant en outre dans l’usage de parler pendant les représentations aussi haut que l’on parle chez nous à la Bourse, les chanteurs ont été amenés peu à peu, ainsi que les compositeurs, à chercher tous les moyens de concentrer sur eux l’attention de ce public qui prétend aimer sa musique. On a visé dès lors à la sonorité avant tout ; pour l’obtenir, on a supprimé l’emploi des nuances, celui de la voix mixte, de la voix de tête, et des notes inférieures de l’échelle de chaque voix ; on n’a plus admis pour les ténors que les sons hauts dits de poitrine ; les basses, ne chantant plus que sur les degrés élevés de leur échelle, se sont transformées en barytons ; les voix d’hommes, ne gagnant pas en réalité dans le haut tout ce qu’elles perdaient dans le bas, se sont privées d’un tiers de leur étendue ; les compositeurs, en écrivant pour ces chanteurs, ont dû se renfermer dans une octave, et, se bornant à l’emploi de huit notes tout au plus, ne plus produire que des mélodies d’une monotonie et d’un vulgarisme désespérans ; les voix de femmes les plus aiguës, les plus lancinantes, ont obtenu sur toutes les autres une préférence marquée. Ces ténors, ces barytons, ces soprani, lancés à toute volée, à sons perdus, ont seuls été applaudis ; les compositeurs les ont secondés de leur mieux en écrivant dans le sens de leurs prétentions stentoréennes ; les duos à l’unisson, les trios, les quatuors, les chœurs à l’unisson se sont produits ; ce mode de composition étant d’ailleurs plus facile et plus expéditif pour les maestri et plus commode pour les exécutans, a prévalu ; et, la grosse caisse aidant, on a vu s’établir dans une grande partie de l’Europe le système de musique dramatique dont nous jouissons.

    Je fais cette restriction, parce qu’il n’existe réellement pas en Allemagne. Là, pas de salles-gouffres. Celle du Grand-Opéra de Berlin elle-même n’est point de dimensions disproportionnées. Les Allemands chantent mal, dit-on ; cela peut paraître vrai en général. Je ne veux pas aborder ici la question de savoir si leur langue n’en est pas la cause, et si Mme Sontag, si Pischek, si Titchachek [sic], si Mlle Lind, presque Allemande, et plusieurs autres, ne constituent pas néanmoins de magnifiques exceptions ; mais en somme l’immense majorité des vocalistes allemands chantent et ne hurlent pas ; l’école du cri n’est pas la leur ; ils font de la musique. D’où cela vient-il ? De ce qu’ils ont un sentiment musical plus fin que beaucoup de leurs émules des autres nations sans doute, mais aussi de ce que les théâtres lyriques allemands étant tous de médiocres dimensions, le fluide musical en atteint exactement tous les points ; de ce que le public s’y montrant toujours silencieux et attentif, les efforts disgracieux des voix et de l’instrumentation y deviennent inutiles, et y paraîtraient plus odieux encore que chez nous.

    Voilà donc, direz-vous, le procès fait aux grands théâtres ; on ne pourra plus faire de recettes de 11,000 fr. ni réunir dix-huit cents personnes à l’Opéra de Paris, à Covent-Garden de Londres, à la Scala, à Saint-Charles, ni ailleurs, sous peine d’encourir la critique des musiciens. Nous n’hésitons point à repondre par l’affirmative. Vous avez lâché le grand mot : La recette ! Vous êtes des spectateurs, nous sommes des artistes, et nous ne parlons pas de l’art de battre monnaie, qui est le seul auquel vous vous intéressiez.

    L’art véritable a ses conditions de puissance et de beauté ; la spéculation, que je me garderai de confondre avec l’industrie, a les siennes de succès plus ou moins moral, et, en derrière analyse, l’art et la spéculation s’exècrent mutuellement. Leur antagonisme est de tous les lieux et de toutes les époques, il sera éternel ; il réside dans le cœur même des questions. Parlez à un directeur de spectacle, demandez-lui quelle est la meilleure salle d’opéra ; il répondra, ou au moins il pensera s’il n’ose le dire, que c’est la salle où l’on peut faire les plus fortes recettes. Parlez à un musicien instruit ou à un savant architecte ami de la musique, ils vous diront ceci : « Une salle d’Opéra, si l’on veut que les qualités essentielles de l’art des sons puissent y être appréciables, doit être un instrument de musique ; or elle ne l’est point, si dans sa construction on n’a pas tenu compte de certaines lois physiques dont la nature est parfaitement connue. Toutes les autres considérations sont sans force et sans autorité contre celle-là. Tendez des cordes métalliques sur une caisse d’emballage, adaptez-y un clavier, vous n’aurez pas pour cela un piano. Tendez des cordes à boyau et en soie sur un sabot, vous n’aurez pas pour cela un violon. L’habileté des pianistes et des violonistes sera impuissante à transformer en véritables instrumens de musique ces machines ridicules, quand même la caisse serait en bois de rose, quand le sabot serait en bois de sandal. Vous aurez beau faire souffler les tempêtes dans un tuyau de poële, le son peut-être très énergique qui en sortira ne fera pas qu’il soit un tuyau d’orgue, ni un trombone, ni un tuba, ni un cor. Toutes les raisons imaginables, raisons de perspective, raisons de splendeur, raisons d’argent, quand il s’agira de la construction d’une salle d’opéra, tomberont devant le fait des lois de l’acoustique et de celles de la transmission du fluide musical, car ces lois existent. C’est un fait, et l’entêtement d’un fait est proverbial. » Voilà ce qu’ils diront ces… artistes. Mais ils veulent faire de la musique, et vous voulez faire de l’argent.

    Quant à l’effet de l’orchestre dans les salles trop grandes, il est défectueux, incomplet et faux, en ce sens qu’il est autre que le compositeur ne l’a imaginé en écrivant sa partition, lors même que la partition a été écrite exprès pour la grande salle où elle est entendue.

    Comme la portée du fluide musical des divers projecteurs du son est inégale, il s’ensuit nécessairement que les instrumens à longue portée seront dans mainte occasion d’une puissance en désaccord avec l’importance que le compositeur leur a accordée, quand ceux à courte portée disparaîtront ou seront déchus de l’emploi qui leur fut assigné pour atteindre le but de la composition. Car pour que l’action musicale des voix et des instrumens soit complète, il faut que tous les sons arrivent simultanément et avec la même vitalité de vibrations à l’auditeur. Il faut, en un mot, que les sons écrits en partition (les musiciens me comprendront) parviennent à l’oreille en partition.

    Une autre conséquence de l’extrême grandeur de la salle dans les théâtres lyriques, conséquence que j’ai laissé entrevoir tout à l’heure en rappelant l’emploi que l’on fait aujourd’hui de la grosse caisse, a été en effet l’introduction de tous les violens auxiliaires de l’instrumentation dans les orchestres ordinaires. Et cet abus poussé maintenant à ses dernières limites, tout en ruinant la puissance de l’orchestre lui-même, n’a pas peu contribué à amener le système de chant dont on déplore l’existence, en excitant les chanteurs, à lutter de violence avec l’orchestre dans l’émission des sons.

    Voici comment le règne des instrumens à percussion s’est établi.

    Les lecteurs amis de la musique me pardonneront-ils d’entrer aujourd’hui dans d’aussi longs développemens ? Je l’espère. Quant aux autres, je crains peu de les ennuyer ; ils ne me liront pas.

    Ce fut, ou je me trompe fort, dans l’Iphigénie en Aulide de Gluck que la grosse caisse se fit entendre pour la première fois à l’Opéra de Paris, mais seule, sans cymbales ni aucun autre instrument à percussion. Elle figure dans le dernier chœur des Grecs (chœur à l’unisson, notons ceci en passant), dont les premières paroles sont : Partons, volons à la victoire ! Ce chœur est en mouvement de marche et à reprises. Il servait au défilé de l’armée thessalienne. La grosse caisse y frappe le temps fort de chaque mesure, comme dans les marches vulgaires. Ce chœur ayant disparu lorsque le dénouement de l’opéra fut changé, la grosse caisse ne fut plus entendue jusqu’au commencement du siècle suivant.

    Gluck introduisit aussi les cymbales (et l’on sait avec quel admirable effet) dans le chœur des Scythes d’Iphigénie en Tauride, les cymbales seules, sans la grosse caisse, que les routiniers de tous les pays en croient inséparable. Dans un ballet du même opéra il employa avec le plus rare bonheur le triangle seul. Et ce fut tout.

    En 1808, Spontini admit la grosse caisse et les cymbales dans la marche triomphale et dans l’air de danse des gladiateurs de la Vestale. Plus tard il s’en servit encore dans la marche du cortége de Telasco de Fernand Cortez. Il y avait jusque-là emploi, sinon très ingénieux, au moins convenable et fort réservé de ces instrumens. Mais Rossini vint donner à l’Opéra le Siége de Corinthe. Il avait remarqué, non sans chagrin, la somnolence du public de notre grand théâtre pendant l’exécution des œuvres les plus belles, somnolence amenée bien plus encore par les causes physiques contraires à l’effet musical que je viens de signaler, que par le style des œuvres magistrales de cette époque ; et Rossini jura de n’en pas subir l’affront. « Je saurai bien vous empêcher de dormir », dit-il. Et il mit de la grosse caisse partout, et des cymbales et le triangle, et les trombones et l’ophicléide par paquets d’accords et frappant à tour de bras sur des rhythmes précipités, il fit jaillir de l’orchestre de tels éclairs de sonorité, sinon d’harmonie, de tels coups de foudre, que le public, se frottant les yeux, se plut à ce nouveau genre d’émotions plus vives, sinon plus musicales que celles qu’il avait ressenties jusque alors. Encouragé par le succès, il poussa plus loin encore cet abus en écrivant Moïse, où, dans le fameux et si magnifique final du troisième acte, la grosse caisse, les cymbales et le triangle frappent dans les forte les quatre temps de la mesure, et font en conséquence autant de notes que les voix, qui s’accommodent comme on peut le penser d’un pareil accompagnement. Néanmoins l’orchestre et le chœur de cet étonnant morceau sont construits de telle sorte, la sonorité des voix et des instrumens ainsi disposés est si foudroyante, que la musique surnage au milieu de ce fracas, et que le fluide musical, projeté à flots cette fois sur tous les points de la salle, malgré ses vastes dimensions, saisit l’auditoire, le secoue, le fait vibrer, et que le plus grand effet qu’on ait eu à signaler dans la salle de l’Opéra depuis qu’elle existe est produit. Mais les instrumens à percusssion y contribuent-ils ? Oui, si on les considère comme un excitant furieux pour les autres instrumens et pour les voix ; non, si l’on tient seulement compte de la part réelle qu’ils prennent à l’action musicale, car ils écrasent l’orchestre et les voix, et substituent un bruit violent jusqu’à la folie à une sonorité d’une énergie et d’une beauté incomparables.

    Quoi qu’il en soit, à dater de l’arrivée de Rossini à l’Opéra, la révolution instrumentale des orchestres de théâtre fut faite. On employa les grands bruits à tout propos et dans tous les ouvrages, quel que fût le style que leur imposait leur sujet. Bientôt les timbales, la grosse caisse, et les cymbales et le triangle ne suffisant plus, on leur adjoignit un tambour, puis deux cornets vinrent en aide aux trompettes, aux trombones et à l’ophicléide ; l’orgue s’installa dans les coulisses à côté des cloches, et l’on vit entrer sur la scène les bandes militaires et enfin les grands instrumens de Sax, qui sont aux autres voix de l’orchestre comme une pièce de canon est à un fusil. Les nouveaux compositeurs, irrités de l’obstacle que leur opposait l’immensité de la salle, sentaient instinctivement qu’il fallait par tous les moyens, et sous peine de mort pour leurs œuvres, le renverser. Maintenant est-on resté généralement dans les conditions de l’art digne et élevé en employant ces moyens extrêmes pour tourner l’obstacle en croyant le détruire ? Non, certes ! les exceptions sont rares.

    L’emploi judicieux des instrumens les plus vulgaires, les plus grossiers même, peut être avoué par l’art, peut servir à accroître réellement sa richesse et sa puissance. Rien n’est à dédaigner dans les moyens qui nous sont acquis aujourd’hui ; mais les horreurs instrumentales dont nous sommes témoins n’en deviennent que plus odieuses, et je crois avoir démontré qu’elles ont, pour leur part, beaucoup contribué à faire naître les excès vocaux qui ont motivé ces trop longues et, je le crains, trop inutiles réflexions.

    Ajoutez que ces mêmes excès, introduits graduellement par l’esprit d’imitation dans le théâtre de l’Opéra-Comique, y sont, eu égard aux conditions particulières de ce théâtre, de son orchestre, de ses chanteurs, du ton général de son répertoire, incomparablement plus révoltans.

    J’ai cru devoir aborder de front, pour la première fois, cette question d’où dépend évidemment la vie de la musique théâtrale ; ces vérités pourront déplaire à de grands artistes, à d’excellens et puissans esprits ; mais je crois qu’en leur conscience ils reconnaîtront que ce sont des vérités…

    J’ai signalé, en commençant, des causes morales à l’immense désordre dont je viens d’étudier les causes physiques. L’influence des applaudissemens et de ce que les artistes dramatiques surtout ont encore l’étonnante naïveté d’appeler le succès, doit y figurer en première ligne. L’importance ridicule accordée aux exécutans qui sont ou que l’on croit indispensables, l’autorité qu’ils ont usurpée, ne sont pas à oublier non plus. Mais ce n’est point ici le lieu de nous livrer à l’examen de ces questions ; il y aurait un livre et non un feuilleton à écrire là-dessus.

    Quant à la Louise Miller, dont je n’ai rien dit encore, on y trouve les défauts introduits dans la composition théâtrale par l’école de chant, que M. Verdi a dû subir, mais qu’il n’a, je le crois, ni fait naître ni désirée. On y trouve une tendance vers un style plus sérieux, vers une orchestration plus variée, plus artiste que le style et l’orchestration de l’école dont M. Verdi est le chef ; et ces qualités, il est du devoir des musiciens et des critiques de leur rendre entière justice. On remarque dans Louise Miller plusieurs beaux airs, une romance pleine d’expression, un beau quatuor sans accompagnement, plusieurs élans pathétiques, et aussi quelques réminiscences qui décèlent une trop rapide rédaction. L’instrumentation m’en a paru sobre, souvent élégante, et la grosse caisse en est entièrement bannie. Ceci est digne de remarque ; il a fallu presque du courage à M. Verdi pour le tenter. C’est un pas fait dans la voie de la réforme ; espérons que le maestro y marchera plus hardiment encore désormais.

    Déjà ici même Luisa Miller a été l’objet d’une étude approfondie à l’occasion de sa mise en scène au Théâtre-Italien ; je n’en entreprendrai pas une autre, me bornant à dire que, vu le nombre étourdissant de claqueurs qui manœuvraient dans la salle de l’Opéra à cette nouvelle représentation, il a été impossible de savoir si l’ouvrage réussissait ou non. Je crois pourtant au succès.

    Mme Bosio possède une voix de soprano très belle et très sympathique, vibrante, éclatante, mais qui tend à monter. La cantatrice corrige ce défaut presque instantanément chaque fois qu’il se manifeste, ce qui prouve qu’elle a l’oreille fine, et qu’avec de l’attention elle parviendra à le corriger tout à fait. Mme Bosio a de la sensibilité et de l’ardeur ; il serait d’un grand intéret de l’entendre dans un autre rôle où elle pourrait aborder le chant nuancé. Malheureusement elle doit quitter l’Opéra au 1er mars. La jeune cantatrice, élève du maestro Cataneo, de Milan, a obtenu déjà de beaux succès en Italie et en Amérique, surtout à la Havane, où elle a tenu l’emploi de prima donna pendant plusieurs saisons. Son succès dans la Louise Miller de l’Opéra, est probablement réel ; Mme Bosio a été rappelée plusieurs fois dans la soirée, après la représentation, après un acte, et même apres un air, au milieu d’une scène, ainsi que cela se pratique en Italie.

    A bientôt les nouveaux opéras comiques, les concerts arriérés et les virtuoses avancés : Sivori, Fumagalli, Mlle Clauss, Heller ; la place me manque pour parler d’eux aujourd’hui.

HECTOR BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 15 octobre 2010.

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