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Les Troyens

Extraits des Mémoires. Chasse royale et orage

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Les Troyens: Extraits des Mémoires (chapitre 59; Postface)

Chapitre 59 (daté du 18 octobre 1854)

    […] Depuis trois ans, je suis tourmenté par l’idée d’un vaste opéra dont je voudrais ecrire les paroles et la musique, ainsi que je viens de le faire pour ma trilogie sacrée: l’Enfance du Christ. Je résiste à la tentation de réaliser ce projet et j’y résisterai, je l’espère, jusqu’à la fin. [en note: Hélas! non, je n’ai pas résisté. Je viens d’achever le poème et la musique des Troyens, opéra en cinq actes. Que deviendra cet immense ouvrage?... 1858.] Le sujet me paraît grandiose, magnifique et profondément émouvant, ce qui prouve jusqu’à l’évidence que les Parisiens le trouveraient fade et ennuyeux. Me trompai-je même en attribuant à notre public un goût si différent du mien (pour parler comme le grand Corneille), je n’aurais pas une femme intelligente et dévouée capable d’interpréter le rôle principal, un rôle qui exige de la beauté, une grande voix, un talent dramatique réel, une musicienne parfaite, une âme et un cœur de feu. J’aurais bien moins encore entre les mains le reste des ressources de toute espèce dont je devrais pouvoir disposer à mon gré, sans contrôle ni observations de qui que ce fût. L’idée seule d’éprouver pour l’exécution et la mise en scène d’une œuvre pareille les obstacles stupides que j’ai dû subir et que je vois journellement opposer aux autres compositeurs qui écrivent pour notre grand opéra, me fait bouillir le sang. Le choc de ma volonté contre celle des malveillants et des imbéciles en pareil cas, serait aujourd’hui excessivement dangereux, je me sens parfaitement capable de tout à leur égard, et je tuerais ces gens-là comme des chiens. Quant à grossir le nombre des œuvres agréables et utiles qu’on nomme opéras-comiques et qui se produisent journellement à Paris, par fournées, comme on y produit des petits pâtés, je n’en éprouve pas la moindre envie. Je ne ressemble point, sous ce rapport à ce caporal qui avait l’ambition d’être domestique. J’aime mieux rester simple soldat. L’influence de Meyerbeer, je dois le dire aussi, et la pression qu’il exerce par son immense fortune, au moins autant que par les réalités de son talent éclectique, sur les directeurs, sur les artistes, sur les critiques, et par suite sur le public de Paris, y rendent à peu près impossible tout succès sérieux à l’Opéra. Cette influence délétère se fera sentir encore peut-être dix ans après sa mort. Henri Heine prétend qu’il a payé d’avance… [en note: Je crois l’avoir dit ailleurs (Soirées de l’orchestre, 5ème soirée), et je le répète: Meyerbeer a non seulement le bonheur d’avoir du talent, mais, au plus haut degré, le talent d’avoir du bonheur ] […]

Postface (1864)

    […] J’avais entièrement terminé à cette époque l’ouvrage dramatique dont je parlais tout à l’heure et dont j’ai fait mention dans une note d’un des précédents chapitres [allusion aux Troyens; voyez ci-dessus]. Me trouvant à Weimar quatre ans auparavant chez la princesse de Wittgenstein (amie dévouée de Liszt, femme de cœur et d’esprit, qui m’a soutenu bien souvent dans mes plus tristes heures), je fus amené à parler de mon admiration pour Virgile et de l’idée que je me faisais d’un grand opéra traité dans le système shakespearien, dont le deuxième et le quatrième livre de l’Énéide seraient le sujet. J’ajoutai que je savais trop quels chagrins une telle entreprise me causerait nécessairement, pour que j’en vinsse jamais à la tenter. “En effet, répliqua la princesse, de votre passion pour Shakespeare unie à cet amour de l’antique, il doit résulter quelque chose de grandiose et de nouveau. Allons, il faut faire cet opéra, ce poème lyrique; appelez-le et disposez-le comme il vous plaira. Il faut le commencer et le finir.” Comme je continuais à m’en défendre: “Ecoutez, me dit la princesse, si vous reculez devant les peines que cette œuvre peut et doit vous causer, si vous avez la faiblesse d’en avoir peur et de ne pas tout braver pour Didon et Cassandre, ne vous représentez jamais chez moi, je ne veux plus vous voir.” Il n’en fallait pas tant dire pour me décider. De retour à Paris je commençai à écrire les vers du poème lyrique des Troyens. Puis je me mis à la partition, et au bout de trois ans et demi de corrections, de changements, d’additions, etc., tout fut terminé. Pendant que je polissais et repolissais cet ouvrage, après en avoir lu le poème en maint endroit, avoir écouté les observations des uns et des autres et en avoir profité de mon mieux, l’idée me vint d’écrire à l’Empereur la lettre suivante:

“Sire,

    Je viens d’achever un grand opéra dont j’ai écrit les paroles et la musique. Malgré la hardiesse et la variété des moyens qui y sont employés, les ressources dont on dispose à Paris peuvent suffire à le représenter [en note: Le poème lyrique des Troyens n’était pas encore alors divisé en deux opéras, il n’en formait qu’un dont la durée était de cinq heures]. Permettez-moi, Sire, de vous en lire le poème et de solliciter ensuite pour l’œuvre votre haute protection, si elle a le bonheur de la mériter. Le théâtre de l’Opéra est en ce moment dirigé par un de mes anciens amis, [en note: Alphonse Royer] qui professe au sujet de mon style en musique, style qu’il n’a jamais connu et qu’il ne peut apprécier, les opinions les plus étranges; les deux chefs du service musical placés sous ses ordres sont mes ennemis. Gardez-moi, Sire, de mon ami, et quant à mes ennemis, comme dit le proverbe italien, je m’en garderai moi-même. Si Votre Majesté, après avoir entendu mon poème, ne le juge pas digne de la représentation, j’accepterai sa décision avec un respect sincère et absolu; mais je ne puis soumettre mon ouvrage à l’appréciation de gens dont le jugement est obscurci par des préventions et des préjugés, et dont l’opinion, par conséquent, n’est pour moi d’aucune valeur. Ils prendraient le prétexte de l’insuffisance du poème pour refuser la musique. J’ai été un instant tenté de solliciter la faveur de lire mon livret des Troyens à Votre Majesté, pendant les loisirs que lui laissait son dernier séjour à Plombières; mais alors la partition n’était pas terminée et j’ai craint, si le résultat de la lecture n’eût pas été favorable, un découragement qui m’eût empêché de l’achever; et je voulais l’écrire cette grande partition, l’écrire complètement, avec une ardeur constante et les soins et l’amour les plus assidus. Maintenant, viennent le découragement et les chagrins, rien ne peut faire qu’elle n’existe pas. C’est grand et fort, et, malgré l’apparente complexité des moyens, très simple. Ce n’est pas vulgaire malheureusement, mais ce défaut est de ceux que Votre Majeste pardonne, et le public de Paris commence à comprendre que la production des jouets sonores n’est pas le but le plus élevé de l’art. Permettez-moi donc, Sire, de dire comme l’un des personnages de l’épopée antique d’où j’ai tiré mon sujet: Arma citi properate viro! et je crois que je prendrai le Latium.

    Je suis avec le plus profond respect et le plus entier dévouement, Sire, de Votre Majesté le très humble et très obéissant serviteur.

HECTOR BERLIOZ,

Membre de l’Institut.

Paris, 28 mars 1858

    Eh bien, non, je n’ai pas pris le Latium. Il est vrai que les gens de l’Opéra se sont bien gardés de properare arma viro; et l’Empereur n a jamais lu cette lettre; M. de Morny m’a dissuadé de la lui envoyer; “l’Empereur, m’a-t-il dit, l’eût trouvée peu convenable”; et quand enfin les Troyens ont été représentés tant bien que mal, S.M. n’a pas seulement daigné venir les voir.

    Un soir, aux Tuileries, je pus avoir un instant d’entretien avec l’Empereur, et il m’autorisa à lui apporter le poème des Troyens, m’assurant qu’il le lirait s’il pouvait trouver une heure de loisir. Mais a-t-on du loisir quand on est Empereur des Français? Je remis mon manuscrit à Sa Majesté qui ne le lut pas et l’envoya dans les bureaux de la direction des théâtres. Là on calomnia mon travail, le traitant d’absurde et d’insensé; on fit courir le bruit que cela durerait huit heures, qu’il fallait deux troupes comme celle de l’Opéra pour l’exécuter, que je demandais trois cents choristes supplémentaires, etc., etc. Un an après, on sembla vouloir s’occuper un peu de mon ouvrage. Un jour Alphonse Royer me prit à part et me dit: “Le ministre d’Etat m’a ordonné de vous annoncer qu’on allait mettre à l’étude, à l’Opéra, votre partition des Troyens, et qu’il voulait vous donner pleine satisfaction.”

    CETTE PROMESSE FAITE SPONTANÉMENT PAR SON EXCELLENCE NE FUT PAS MIEUX TENUE QUE TANT D’AUTRES, ET A PARTIR DE CE MOMENT IL N’EN A PLUS, ETC., ETC. Et voilà comment, après une longue attente inutile et las de subir tant de dédains, je cédai aux sollicitations amicales de M. Carvalho et je consentis à lui laisser tenter la mise en scène des Troyens à Carthage au Théâtre-Lyrique [en note: Deuxième partie du poème lyrique des Troyens, à laquelle j’ajoutai une introduction instrumentale (le Lamento) et un prologue], malgré l’impossibilité manifeste où il était de la mener à bien. Il venait d’obtenir du gouvernement une subvention annuelle de 100,000 francs. Malgré cela l’entreprise était au-dessus de ses forces; son théâtre n’est pas assez grand, ses chanteurs ne sont pas assez habiles, ni ses chœurs ni son orchestre suffisants. Il fit des sacrifices considérables; j’en fis de mon côté. Je payai de mes deniers quelques musiciens qui manquaient à son orchestre, je mutilai même en maint endroit mon instrumentation pour la mettre en rapport avec les ressources dont il disposait. Mme Charton-Demeur, la seule femme qui pût chanter le rôle de Didon, fit à mon égard acte de généreuse amitié en acceptant de M. Carvalho des appointements de beaucoup inférieurs à ceux que lui offrait le directeur du théâtre de Madrid. Malgré tout l’exécution fut et ne pouvait manquer d’être fort incomplète. Mme Charton eut d’admirables moments, Montjauze qui jouait Enée, montra à certains jours de l’entraînement et de la chaleur; mais la mise en scène, que Carvalho avait voulu absolument régler lui-même, fut tout autre que celle que j’avais indiquée, elle fut même absurde en certains endroits et ridicule dans d’autres. Le machiniste, à la première représentation, faillit tout compromettre et faire tomber la pièce par sa maladresse dans la scène de la chasse pendant l’orage. Ce tableau, qui serait à l’Opéra d’une beauté sauvage saisissante, parut mesquin, et pour changer ensuite de décor, il fallut cinquante-cinq minutes d’entracte. D’où résulta le lendemain la suppression de l’orage, de la chasse et de toute la scène.

    Je l’ai déjà dit, pour que je puisse organiser convenablement l’exécution d’un grand ouvrage tel que celui-là, il faut que je sois le maître absolu du théâtre, comme je le suis de l’orchestre quand je fais répéter une symphonie; il me faut le concours bienveillant de tous et que chacun m’obéisse sans faire la moindre observation. Autrement, au bout de quelques jours, mon énergie s’use contre les volontés qui contrarient la mienne, contre les opinions puériles et les terreurs plus puériles encore dont on m’impose l’obsession; je finis par donner ma démission, par tomber énervé et laisser tout aller au diable. Je ne saurais dire ce que Carvalho, tout en protestant qu’il ne voulait que se conformer à mes intentions et exécuter mes volontés, m’a fait subir de tourments pour obtenir les coupures qu’il croyait nécessaires. Quand il n’osait me les demander lui-même, il me les faisait demander par un de nos amis communs. Celui-ci m’écrivait que tel passage était dangereux, celui-là me suppliait, par écrit également, d’en supprimer un autre. Et des critiques de détail à me faire devenir fou.

    “— Votre rapsode qui tient à la main une lyre à quatre cordes, justifie bien, je le sais, les quatre notes que fait entendre la harpe dans l’orchestre. Vous avez voulu faire un peu d’archéologie.

    — Eh bien?

    — Ah! c’est dangereux, cela fera rire.

    — En effet, c’est bien risible. Ha! ha! ha! un tétracorde, une lyre antique faisant quatre notes seulement! ha! ha! ha!

    — Vous avez un mot qui me fait peur dans votre prologue.

    — Lequel?

    — Le mot triomphaux.

    — Et pourquoi vous fait-il peur? n’est-il pas le pluriel de triomphal, comme chevaux de cheval, originaux d’original, madrigaux de madrigal, municipaux de municipal?

    — Oui, mais c’est un mot qu’on n’a pas l’habitude d’entendre.

    — Pardieu, s’il fallait dans un sujet épique n’employer que les mots en usage dans les guinguettes et les théâtres de vaudeville, les expressions prohibées seraient en grand nombre, et le style de l’œuvre serait réduit à une étrange pauvreté.

    — Vous verrez, cela fera rire.

    — Ha! ha! ha! triomphaux! en effet c’est fort drôle! triomphaux! est presque aussi bouffon que tarte à la crème de Molière. Ha! ha! ha!

    — Il ne faut pas qu’Énée entre en scène avec un casque.

    — Pourquoi?

    — Parce que Mangin, le marchand de crayons de nos places publiques, lui aussi, porte un casque; un casque du Moyen Age, il est vrai, mais enfin un casque et les titis de la quatrième galerie se mettront à rire et crieront “Ohé! c’est Mangin!”

    — Ah, oui, un héros troyen ne doit pas porter de casque, il ferait rire. Ha! ha! ha! un casque! ha! ha! Mangin!

    — Voyons, voulez vous me faire plaisir?

    — Qu’est-ce encore?

    — Supprimons Mercure, ses ailes aux talons et à la tête feront rire. On n’a jamais vu porter des ailes qu’aux épaules.

    — Ah! l’on a vu des êtres à figure humaine porter des ailes aux épaules! je l’ignorais. Mais enfin je conçois que les ailes des talons feront rire; ha! ha! ha! et celles de la tête bien plus encore; ha! ha! ha! comme on ne rencontre pas souvent Mercure dans les rues de Paris, supprimons Mercure.”

    Comprend-on ce que ces craintes idiotes devaient me faire éprouver? Je ne dis rien des idées musicales de Carvalho, qui, pour favoriser une mise en scène qu’il avait imaginée, voulait me faire prendre plus lentement ou plus vite le mouvement de certains morceaux, me faire ajouter seize mesures, huit mesures, quatre mesures, ou en supprimer deux, ou trois, ou une. A ses yeux la mise en scène d’un opéra n’est pas faite pour la musique, c’est la musique qui est faite pour la mise en scene. Comme si d’ailleurs je n’eusse pas longuement calculé ma partition pour les exigences de théâtre que j’étudie depuis quarante ans à l’Opéra. Au moins les acteurs se sont-ils complètement abstenus de me tourmenter, et je leur dois la justice de déclarer qu’ils ont tous chanté leur rôle tel que je leur ai donné et sans y changer une seule note. Ceci est peut-être incroyable, mais cela est, et je les en remercie. La première représentation des Troyens à Carthage eut lieu le 4 novembre 1863, ainsi que Carvalho l’avait annoncé. L’ouvrage avait besoin encore de trois ou quatre sérieuses répétitions générales, rien ne marchait avec aplomb, sur la scène surtout. Mais le directeur ne savait de quel bois faire flèche pour alimenter son répertoire, son théâtre était vide chaque soir, il voulait sortir au plus vite de cette triste position. En pareil cas, on le sait, les directeurs sont féroces. Mes amis et moi nous pensions que la soirée serait orageuse, nous nous attendions à toutes sortes de manifestations hostiles; il n’en fut rien. Mes ennemis n’osèrent pas se montrer; un coup de sifflet honteux se fit entendre à la fin lorsqu’on proclama mon nom, et ce fut tout. L’individu qui avait sifflé s’imposa sans doute la tâche de m’insulter de la même façon pendant plusieurs semaines, car il revint, accompagné d’un collaborateur, siffler encore au même endroit, aux troisième, cinquième, septième et dixième représentations. D’autres péroraient dans les corridors avec une violence comique, m’accablant d’imprécations, disant qu’on ne pouvait pas, qu’on ne devait pas permettre une musique pareille. Cinq journaux me dirent de sottes injures, choisies parmi celles qui pouvaient en moi blesser le plus cruellement l’artiste. Mais plus de cinquante articles de critique admirative, en revanche, parurent pendant quinze jours, parmi lesquels ceux de MM. Gasperini, Fiorentino, d’Ortigue, Léon Kreutzer, Damcke, Joannes Weber, et d’une foule d’autres, écrits avec un véritable enthousiasme et une rare sagacité, me remplirent d’une joie que je n’avais pas éprouvée depuis longtemps. Je reçus en outre un grand nombre de lettres, les unes éloquentes, les autres naïves, toutes émues, et qui ne manquèrent pas de me toucher profondément. A plusieurs représentations j’ai vu des gens pleurer. Souvent, pendant les deux mois qui suivirent la première apparition des Troyens, j’ai été arrêté dans les rues de Paris par des inconnus qui me demandaient la permission de me serrer la main et me remerciaient d’avoir produit cet ouvrage. N’étaient-ce pas là des compensations aux insultes de mes ennemis? ennemis que je me suis faits, moins encore par mes critiques, que par mes tendances musicales; ennemis dont la haine ressemble à celle des filles publiques pour les femmes honnêtes et dont on doit se trouver honoré. La muse de ceux-là s’appelle ordinairement Lais, Phryné, très rarement Aspasie, [en note: Aspasie avait trop d’esprit.] celle que les nobles natures et les amis du grand art adorent, s’appelle Juliette, Desdémone, Cordelia, Ophelia, Imogène, Virgilia, Miranda, Didon, Cassandre, Alceste, noms sublimes qui éveillent des idées de poétique amour, de pudeur et de dévouement, quand les premiers ne rappellent qu’un bas sensualisme et la prostitution.

    J’avoue avoir, moi aussi, ressenti à l’audition des Troyens des impressions violentes de certains morceaux bien exécutés. L’air d’Enée: Ah! quand viendra l’instant des suprêmes adieux et surtout le monologue de Didon

Je vais mourir
Dans ma douleur immense submergée
.

me bouleversaient. Mme Charton disait grandement et d’une façon si dramatique le passage:

Énée, Énée!
Oh, mon âme te suit!

et ses cris de désespoir, sans paroles, en se frappant la poitrine et s’arrachant les cheveux, comme l’indique Virgile:

Terque quaterque manu pectus percussa decorum,
Flaventesque abscissa comas.

    Il est singulier qu’aucun des critiques aboyants ne m’ait reproché d’avoir osé écrire cet effet vocal; il est pourtant, je le crois, digne de leur colère. Dans tout ce que j’ai produit de musique douloureusement passionnée, je ne connais de comparable à ces accents de Didon, dans cette scène et dans l’air suivant, que ceux de Cassandre dans quelques parties de la Prise de Troie qu’on n’a encore représentée nulle part... O ma noble Cassandre, mon héroïque vierge, il faut donc me résigner, je ne t’entendrai jamais!... et je suis comme le jeune Chorèbe.

.....Insano Cassandrae incensus amore.

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

    On a supprimé dans les Troyens à Carthage, au Théâtre-Lyrique, tant pendant les études qu’après la première représentation, les morceaux suivants

    1o l’entrée des constructeurs,

    2o celle des matelots,

    3o celle des laboureurs,

    4o l’intermède instrumental (chasse royale et orage),

    5o la scène et le duo entre Anna et Narbal,

    6o le deuxième air de danse,

    7o les strophes d’Iopas,

    8o le duo des sentinelles,

    9o la chanson d’Hylas,

    10o le grand duo entre Enée et Didon: “Errante sur tes pas.”

    Pour les entrées des constructeurs, des matelots et des laboureurs, Carvalho en trouva l’ensemble froid; d’ailleurs le théâtre n’était pas assez vaste pour le déploiement d’un pareil cortège. L’intermède de la chasse fut pitoyablement mis en scène. On me donna un torrent en peinture au lieu de plusieurs chutes d’eau réelle; les satyres dansants étaient représentés par un groupe de petites filles de douze ans; ces enfants ne tenaient point à la main des branches d’arbre enflammées, les pompiers s’y opposaient dans la crainte du feu; les nymphes ne couraient pas échevelées à travers la forêt en criant : “Italie!” les femmes choristes avaient été placées dans la coulisse, et leurs cris n’arrivaient pas dans la salle; la foudre en tombant s’entendait à peine, bien que l’orchestre fût maigre et sans énergie. D’ailleurs, le machiniste exigeait toujours au moins quarante minutes pour changer son décor après cette mesquine parodie. Je demandai donc moi-même la suppression de l’intermède. Carvalho s’obstina avec un acharnement incroyable, malgré ma résistance et mes fureurs, à couper la scène entre Narbal et Anna, l’air de danse et le duo des sentinelles dont la familiarité lui paraissait incompatible avec le style épique. Les strophes d’Iopas disparurent de mon aveu, parce que le chanteur chargé de ce rôle était incapable de les bien chanter. Il en fut de même du duo entre Énée et Didon; j’avais reconnu l’insuffisance de la voix de Mme Charton dans cette scène violente qui fatiguait l’artiste au point qu’elle n’eût pas eu ensuite la force, au cinquième acte, de dire le terrible récitatif: “Dieux immortels! il part!” et son dernier air et la scène du bûcher. Enfin la chanson d’Hylas, qui avait plu beaucoup aux premières représentations et que le jeune Cabel chantait bien, disparut pendant que j’étais retenu dans mon lit exténué par une bronchite. On avait besoin de Cabel dans la pièce qui se jouait le lendemain des représentations des Troyens, et comme son engagement ne l’obligeait à chanter que quinze fois par mois, il fallait lui donner deux cents francs pour chaque soirée supplémentaire. Carvalho en conséquence, et sans m’en avertir, supprima la chanson par économie. Je fus tellement abruti par ce long supplice, qu’au lieu de m’y opposer de tout ce qui me restait de forces, je consentis à ce que l’éditeur de la partition de piano, entrant dans la pensée de Carvalho qui voulait que cette partition fût le plus possible conforme à la représentation, supprimât, lui aussi, dans une édition, plusieurs de ces morceaux. Heureusement la grande partition n’est pas encore publiée; j’ai employé un mois à la remettre en ordre en pansant avec soin toutes ses plaies; elle paraîtra dans son intégrité primitive et absolument telle que je l’ai écrite.

    Oh! voir un ouvrage de cette nature disposé pour la vente, avec les coupures et les arrangements de l’éditeur, y a-t-il un supplice pareil! une partition dépecée, à la vitrine du marchand de musique, comme le corps d’un veau sur l’étal d’un boucher, et dont on débite des fragments comme on vend de petits morceaux de mou pour régaler les chats des portières!!

    Malgré les perfectionnements et les corrections que Carvalho leur avait fait subir, les Troyens à Carthage n’eurent que vingt et une représentations. Les recettes qu’ils produisaient ne répondant pas à ce qu’il en avait attendu, Carvalho consentit à résilier l’engagement de Mme Charton qui partit pour Madrid; et l’ouvrage, à mon grand soulagement, disparut de l’affiche. Cependant, comme les honoraires que je reçus, pendant ces vingt et une représentations, étaient considérables, étant l’auteur du poème et de la musique, et comme j’avais vendu la partition de piano à Paris et à Londres, je m’aperçus avec une joie inexprimable que le revenu de la somme totale égalerait à peu près le produit annuel de ma collaboration au Journal des Débats, et je donnai aussitôt ma démission de critique. Enfin, enfin, enfin, après trente ans d’esclavage, me voilà libre! je n’ai plus de feuilletons à écrire, plus de platitudes à justifier, plus de gens médiocres à louer, plus d’indignation à contenir, plus de mensonges, plus de comédies, plus de lâches complaisances, je suis libre! je puis ne pas mettre les pieds dans les théâtres lyriques, n’en plus parler, n’en plus entendre parler, et ne pas même rire de ce qu’on cuit dans ces gargotes musicales! Gloria in excelsis Deo, et in terra pax hominibus bonae voluntatis!!

    C’est aux Troyens au moins que le malheureux feuilletoniste a dû sa délivrance. […]

Les Troyens: Chasse royale et orage

    Le manuscrit autographe de la Chasse royale et orage porte cette note de Berlioz:

    Avis pour l’intermède: Dans le cas où le théâtre ne serait pas assez vaste pour permettre une mise-en-scène animée et grandiose de cet intermède, si l’on ne pouvait obtenir des choristes femmes de parcourir la scène les cheveux épars, et des choristes hommes costumés en Faunes et en Satyres de se livrer à de grotesques gambades en criant: Italie! si les pompiers avaient peur du feu, les machinistes peur de l’eau, le directeur peur de tout, et surtout si l’on ne pouvait faire rapidement le changement de décors avant le 3me acte [Acte IV, 2ème tableau de la version originale des Troyens], on devrait supprimer entièrement cette symphonie. Il faut d’ailleurs pour la bien exécuter une puissant orchestre qui se trouve rarement dans les théâtres.

    Cette note est à rapprocher du passage des Mémoires (Postface de 1864) concernant les représentations des Troyens à Carthage au Théâtre Lyrique en 1863: voir ci-dessus.

Les Troyens (commentaire et partitions)

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