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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 20 AVRIL 1849 [p. 1-2].

THÉATRE DE L’OPÉRA.

Première représentation du Prophète, opéra en cinq actes, de MM. Scribe et Meyerbeer ; divertissemens de M. Mabille, décors de MM. Despléchins, Cambon, Séchan et Thierry. — Débuts de Roger, de Mmes Viardot et Castellan.

    Le sujet du drame est connu. Voici comment M. Scribe a su rendre intéressans et dramatiques les incidens fournis par l’histoire, et au moyen de quelles inventions habiles il les a reliés entre eux et fait concourir à une action aussi simple qu’émouvante. Une jeune fille des environs de Dordrecht a été sauvée des flots de la Meuse par Jean, aubergiste des faubourgs de Leyde, jeune homme ardent, dévot et brave. Berthe, tout naturellement, aime son sauveur. Au début de l’action, Fidès, mère de Jean, vient chercher la fiancée de son fils ; la noce des deux amans doit se faire à Leyde dans peu de jours. Mais pour que Berthe quitte sa campagne et se marie, il lui faut une permission spéciale d’Oberthal, le seigneur du pays. Les deux femmes se disposent à aller la lui demander. Paraissent alors trois sombres figures, trois fanatiques, trois fous, trois anabaptistes, qui depuis peu parcourent les villages environnans, en chantant des cantiques et prêchant l’abolition des priviléges, la démolition des châteaux, le partage des biens des riches, la communauté des femmes et tous les avantages de l’état de brigand, en grand ; et cela pour la plus grande gloire de Dieu et de ses saints.

    Les paysans n’ont garde de fermer l’oreille à de si belles doctrines. Armés de fourches, de faux et de fléaux, ils se disposent à voler au martyre, c’est-à-dire à tout mettre à feu, à sang, à viol et à sac, quand Oberthal, entouré de seigneurs ses amis, sort de son château. Les paysans n’ont rien de plus pressé alors que de cacher leurs gaules, de rengainer leurs couteaux, et de crier comme de coutume : Viv’ not’ bon seigneur ! Oberthal, jetant un regard dédaigneux sur nos trois corbeaux anabaptistes qui continuent à croasser leur cantique latin, reconnaît parmi eux un sommelier qui lui volait son vin, et qu’il avait pour ce méfait mis à la porte. Il ordonne à ses gens de fustiger d’importance ces drôles et de les chasser du canton. C’est alors que Berthe, accompag[n]ée de la vieille Fidès, s’approchant d’Oberthal, lui demande la permission d’aller à Leyde épouser le brave Jean son sauveur. Oberthal, qui remarque pour la première fois la beauté de sa jeune vassale, refuse net son autorisation, et fait signe à ses pages de conduire les deux femmes au château. Les paysans, indignés, gardent pourtant le silence. Mais le cantique anabaptiste retentit au loin :

Ad nos, in nomine Dei,
Ad nos venite, miseri.

Et ils courent ranimer leur enthousiasme communiste à la voix des farouches prédicateurs. Au second acte, Jean attend avec inquiétude dans son auberge sa mère et sa fiancée. Elles devraient depuis longtemps être auprès de lui. Entrent les trois sectaires, Jonas, Mathisen et Zacharie, qu’Oberthal a fait chasser de ses terres. L’un d’eux, en considérant la figure de Jean, lui trouve une frappante ressemblance avec un tableau en grande vénération à Munster et représentant le roi David. Des informations prises auprès des paysans attablés dans l’auberge, sur le caractère de Jean, ils tombent d’accord que c’est l’homme qu’il leur faut,

Celui qu’à les aider appelle le Très-Haut.

    Justement le jeune aubergiste a fait un rêve dans lequel il s’est vu couronné du bandeau royal et proclamé fils de Dieu et Messie. Les anabaptistes le lui expliquent de la façon la plus simple et la plus favorable :

Des élus la marque sainte
Sur son front se trouve empreinte.

Et comme Macbeth, thane de Glamis et de Cawdor, Jean sera roi ; mais l’ambition sommeille encore dans cette âme ; Jean n’aspire à régner que sur le cœur de Berthe, sa fiancée. La voici, pâle, éperdue, implorant la protection de Jean. Les soldats d’Oberthal la poursuivent. Jean la cache dans un réduit secret de sa maison. Mais si la jeune fille a pu s’échapper des mains des satellites du seigneur, la vieille Fidès est restée captive. Ils en profitent pour découvrir la retraite de Berthe. Fidès est amenée sous les yeux de son fils, et les soldats, levant la hache sur la tête de la pauvre femme, déclarent à Jean qu’ils vont la frapper si Berthe ne leur est rendue à l’instant. Placé dans cette horrible alternative, le malheureux jeune homme sauve sa mère en livrant sa fiancée. Dès ce moment toutes les furies de l’enfer se disputent son cœur, il délire de rage et de soif de vengeance. Le fatal psaume retentit encore, les trois sorciers qui annonçaient tout à l’heure à Jean qu’il serait roi, reparaissent. « Vous m’avez promis le pouvoir, leur dit-il ; que faut-il faire pour l’obtenir ? — Briser les fers du peuple. Nous te reconnaissons pour le prophète que Dieu promit à nos frères d’Allemagne. Viens ! — Marchons ! »

Mais, envoyé du ciel, songe bien désormais
Que tout lien terrestre est brisé pour jamais,
Que tu ne verras plus ton pays ni ta mère.

    Fidès, accablée de tant d’émotions, dort en ce moment. Jean voudrait en vain l’embrasser avant de partir ; les anabaptistes le lui défendent ; il faut renoncer à elle, à sa tendresse, à la reconnaître même pour sa mère s’il la rencontre jamais, sinon l’accomplissement de la terrible et sacrée mission de Jean est impossible. La soif de pouvoir et de vengeance l’emporte ; il promet tout, et part sans revoir Fidès.

    Nous voici maintenant dans une forêt de Westphalie, près d’un étang glacé. On entend dans le lointain un bruit de combat qui augmente et se rapproche. Des soldats anabaptistes entraînent; enchaînés, une foule de prisonniers, hommes et femmes, richement vêtus : barons, dames châtelaines, enfans, etc. Ils vont les massacrer, quand Mathisen, intervenant :

Tous ces nobles seigneurs peuvent payer rançon (dit-il),
Qu’on les épargne.

    C’est dire assez que les sectaires sont les maîtres du pays, qu’ils ont incendié, pillé et saccagé au nom de Dieu. Ils viennent de remporter une victoire éclatante, à l’occasion de laquelle la foule des vainqueurs va se donner à elle-même une fête en plein champ. Des patineurs couvrent la glace de l’étang, des traîneaux chargés de provisions sillonnent en tout sens la forêt où le camp anabaptiste est établi. On boit, on mange, on danse, on patine.

    Sur ces entrefaites, paraît un voyageur qu’on a surpris aux environs du camp. C’est Oberthal, qui fuyait déguisé. Se voyant à la merci des anabaptistes, parmi lesquels il vient encore de reconnaître son sommelier Jonas, il imagine, pour échapper au danger qui le menace, de se proposer comme néophyte de la nouvelle religion. Il marchera avec les anabaptistes au siége de Munster, dont le gouverneur, Oberthal le père, sera mis à mort ; et si l’on y trouve Oberthal le fils (c’est-à-dire lui-même), il subira le sort de son père. C’est convenu. Le prisonnier jure sur la Bible d’entrer dans toutes les vues de ses coreligionnaires. Tout est arrangé, quand Jonas reconnaît son ancien maître. Le malheureux seigneur va être assassiné ; mais Jean, qui n’a point encore eu le temps de reconnaître celui qui lui ravit Berthe, survient et lui fait grâce. La lueur d’une torche lui dévoilant le visage de son ennemi, il recule d’horreur. Oberthal s’humilie devant Jean. Berthe pourtant s’est échappée pure des mains de son seigneur ; un des gens d’Oberthal prétend l’avoir vue à Munster. — « A Munster ! s’écrie Jean, alors sur toi Berthe prononcera. » A cette nouvelle, Jean, qui hésitait à mettre à sac la ville de Munster, se décide à en commencer le siége. Une sédition, motivée par son hésitation au sujet de ce siége, éclate contre Jean parmi les plus fougueux anabaptistes ; il l’apaise d’un mot et marche à leur tête contre la ville.

    Bientôt l’armée anabaptiste est maîtresse de Munster, et les bourgeois de cette malheureuse cité, rançonnés vigoureusement, sont de plus forcés de crier : Vive le prophète ! Au milieu de la foule qui se presse devant l’Hôtel-de-Ville, une mendiante vient s’asseoir sur une borne. C’est Fidès, qui demande aux passans quelque monnaie pour faire dire une messe pour l’âme de son fils qu’elle croit mort. Berthe, déguisée en pèlerin, la rencontre alors ; les deux femmes donnent ensemble des larmes à la mémoire de Jean, qu’elles supposent l’une et l’autre victime du prophète. Berthe jure de le venger. Mais déjà s’apprête une pompeuse cérémonie : le prophète va être couronné roi des anabaptistes. La cathédrale de Munster, splendidement illuminée et tendue, reçoit un peuple immense. Seule, perdue dans la foule, sous ses pauvres habits, Fidès reste inattentive à ce qui se passe autour d’elle. En entendant les voix qui appellent sur le prophète la bénédiction de Dieu, elle éclate en imprécations contre ce fléau des siens et de son pays. Le voici, il s’avance aux sons de l’orgue, au milieu d’un nuage d’encens. Une voix chante :

En son sein aucune femme
Ne l’a porté ni conçu !
Fils de Dieu, divine flamme,
Rayon du ciel descendu.

    Tous s’inclinent. En ce moment Fidès, qui est sur le devant de la scène, vient de se relever. Elle seule et Jean se trouvent debout dans l’église ; elle regarde le nouveau roi et pousse un cri : « Mon fils ! » Jean tourne les yeux de son côté, et veut courir à elle ; mais, à ces mots, Zacharie et Jonas, tirant leurs poignards, se sont approchés de Fidès, et Mathisen, qui est près de Jean, lui dit à voix basse : « Si tu parles, elle est morte. » Refoulant alors sa profonde émotion, Jean dit froidement : « Quelle est donc cette femme ? » Puis, attribuant l’erreur de Fidès à la démence : Un miracle, dit-il, peut seul lui rendre la raison. Que Dieu m’inspire donc ! S’approchant de Fidès :

    Femme, à genoux ! Que la sainte lumière
Descende sur ton front, insensée, et t’éclaire !
Tu chérissais ce fils dont je t’offre les traits !

FIDÈS.

    Si je l’aimais !

JEAN.

Eh bien, que maintenant vers moi ton œil se lève !
Et vous qui m’écoutez, peuple, levez le glaive !
Si je suis son enfant, si je vous ai trompés,
Punissez l’imposteur !… voici mon sein…. frappez !

FIDÈS (troublée et regardant Jean dont les yeux rencontrent les siens).

Oui, la lumière brille à mes yeux obscurcis !
Peuple, je vous trompais, ce n’est pas là mon fils !

    Et tout le peuple de crier miracle ! Le prophète a rendu la raison à une folle : miracle ! miracle ! Cette poignante scène est admirablement rendue par Roger et Mme Viardot. Sans gestes, sans cris, l’expression parlante des yeux et du visage suffit à tout. C’est un chef-d’œuvre de mimique.

    Maintenant voici le malheureux roi sur le point d’être trahi par les misérables qui l’ont couronné. L’empereur d’Allemagne s’avance à la tête de forces imposantes pour reprendre Munster. Il offre la vie sauve et la possession tranquille de leurs biens aux trois chefs anabaptistes, s’ils veulent lui livrer le prophète. Les trois saints n’ont garde d’hésiter. Du ciel disent-ils, la volonté soit faite ! Jean sera livré.

    Voici venir la vieille Fidès. Des soldats la conduisent au cachot. Elle frémit d’être enfermée, pendant que Berthe, abusée et furieuse, cherche le prophète pour l’assassiner. Le voici lui-même qui, le cœur brisé, vient demander à sa mère pardon de l’avoir méconnue. C’est au tour de la mère offensée d’accabler ce fils ingrat. La nature l’emporte cependant, et Fidès pardonnera, si Jean, purifié par le repentir, veut renoncer à son pouvoir. Il y consent. Berthe, sur ces entrefaites, paraît, un flambeau à la main, à une porte secrète du cachot. Un de ses parens, gardien du palais de Munster, lui a appris qu’un amas de soufre et de salpêtre était contenu dans le caveau de ce palais ; elle va y mettre feu et détruire ainsi le prophète et les siens. A ces mots, elle reconnaît Jean, dont un long manteau lui dérobe les vêtemens splendides, elle se jette dans ses bras, éperdue de surprise et de joie. Ils vont fuir tous les trois, quand un officier accourant vers Jean, s’écrie :

    ….. On t’a trahi !
Par ruse en ce palais s’est glissé l’ennemi ;
Ils veulent t’immoler au milieu de la fête
De ton couronnement… Viens les punir, prophète !

Berthe, à ce mot, pousse un cri terrible : Prophète !

N’approche pas de moi !
Ton sceptre fut un glaive,
Tes droits sont des forfaits,
Et le sang qui s’élève
Nous sépare à jamais !

    Elle se frappe au cœur d’un coup de poignard. Jean, à ce dernier malheur, fou de désespoir, conçoit l’idée d’une vengeance terrible. Il fait emmener sa mère ; il n’a pas oublié ce que Berthe vient de lui dire au sujet des amas de soufre et de salpêtre contenus dans les caveaux. Il court à la grande salle du palais de Munster, où tout est préparé pour la fête et pour la trahison. Les chefs anabaptistes, décidés à le livrer, sont réunis autour de la table du festin. Jean ordonne de fermer les portes, et, interpellant les traîtres, leur annonce, en vidant sa coupe, qu’ils sont en son pouvoir et qu’ils vont mourir avec lui. Aussitôt une explosion terrible fait sauter le palais, qui s’embrase et s’écroule dans les flammes.

    On voit que l’amour tient peu de place dans l’action de ce livret, mais tant d’autres passions énergiques et tendres le remplacent, que l’intérêt ne languit pas un seul instant. Tout y est disposé en outre pour la plus grande gloire du compositeur, et d’habiles et saisissans contrastes y sont ménagés pour le plaisir des yeux ; il réunit donc toutes les conditions voulues aujourd’hui pour un excellent poëme d’opéra.

    Après avoir produit à Paris deux ouvrages tels que Robert et les Huguenots, c’était une tâche immense pour M. Meyerbeer d’aborder une troisième fois la scène lyrique. Il y avait même un certain danger pour lui dans ce sujet du Prophète, tout dramatique et musical qu’il soit, à cause de certaines ressemblances qu’il présente avec celui des Huguenots. Je veux parler de l’obligation où il mettait le compositeur de recourir encore à l’emploi fréquent d’un thème religieux (celui des anabaptistes) et du style grave, sombre même, que le caractère de ces fanatiques rendait obligatoire, comme avait déjà fait le Marcel des Huguenots. Mais le grand maître a habilement vaincu cette difficulté. Le choral latin : Ad nos venite, miseri, est bien choisi d’abord, et son caractère lugubre prend un aspect de plus en plus terrible au fur et à mesure que le fanatisme de la nouvelle secte va se propageant et grandissant.

    Au lever de la toile, deux paysans dialoguent une charmante musette, pleine de fraîcheur et d’originalité.

    Le chœur : La brise est muette est doux et gracieux ; on remarque dans l’orchestre des effets neufs de pizzicato unis à des traits de petite flûte. Après une jolie cavatine de Berthe, on est frappé de la couleur étrange du psaume des trois anabaptistes chanté à l’octave et à l’unisson par deux voix de basse et un ténor. La scène révolutionnaire commence, tous les murmures, les exclamations, les bruits de l’émeute sont reproduits par la musique avec un bonheur inouï, et la rumeur populaire toujours grandissant éclate enfin sur une reprise du psaume anabaptiste avec une fureur dont les émeutes réelles ne nous ont pas encore donné une idée. Cela fait frémir. On sent que le plus terrible des fanatismes, le fanatisme religieux, est de la partie. Ce chœur est si extraordinaire, qu’il faut regretter de le trouver au premier acte. Ces coups de foudre rendent toujours, pendant plus ou moins de temps, l’oreille insensible aux sons qui leur succèdent, et il serait à désirer qu’ils éclatassent à la fin des actes seulement. Le récitatif suivant est d’un grand intérêt tant pour la diction vraie des paroles que pour la manière habile avec laquelle sont disposés les accompagnemens. La romance à deux voix : Un jour dans les flots de la Meuse, est empreinte de la naïveté que comportait le caractère des deux paysannes Berthe et Fidès. Il est malheureux qu’à la fin, des vocalisations de cantatrices et même une vraie cadenza viennent dissiper la douce illusion qu’avait fait naître le morceau. Il n’y a plus alors de Berthe ni de Fidès, nous entendons Mme Castellan et Mme Viardot qui, pour chanter en prime donne italiennes, oublient leurs personnages un instant.

    Une délicieuse valse vocale et instrumentale ouvre le second acte. Dans la douce et mélancolique cavatine de Jean qui lui succède, j’ai remarqué une véritable faute que je suis bien aise de relever ici. J’aurai trop à louer, et ma prose deviendrait bientôt insupportable, si quelques grains du poivre de la critique ne venaient en relever la fadeur. M. Meyerbeer, ce grand maître des contrastes, doit mieux qu’un autre concevoir cela. Il faut que tout le monde vive.

    Voici ce dont il s’agit. Les paroles sont : Le jour baisse, et ma mère bientôt sera de retour. Sans doute le jour baisse et ma mère forment une fin de vers, mais ce n’était pas une raison pour placer le repos après le mot mère. Il est évident au contraire, qu’il faut s’arrêter après le jour baisse, et dire l’autre membre de phrase sans interruption.

    On remarque plusieurs effets sinistres sous le dialogue des anabaptistes et un charmant smorzando à la fin du chœur « Bonsoir, ami, bonsoir ! » Le songe de Jean est une des grandes pages de la partition. C’est un récitatif obligé, où l’orchestre lutte d’expression avec le chant et la parole. Un thème admirable est d’abord proposé par un cornet placé sous le théâtre, un trémolo suraigu de violons accompagne la voix, puis le thème du cornet reparaît et circule dans tout l’orchestre jusqu’au mot maudit ! qu’un horrible et sourd hurlement instrumental semble lancer de l’enfer. Le mot clémence, au contraire, surgit avec bonheur d’une modulation suave et inattendue. La romance : Il est un plus doux empire, est d’une mélodie très fraîche dont la grâce devient plus tendre quand, vers la fin, la voix forme duo avec le cor. Roger a dit en maître toute cette scène. Le premier air de Fidès : O mon fils, sois béni ! si admirablement chanté par Mme Viardot, est du plus beau style ; c’est vrai et touchant ; les interjections des instrumens à vent secondent et renforcent l’expression ; les silences même de la voix et de l’orchestre y concourent, ainsi que l’heureuse entrée du mode majeur à la péroraison. Ce morceau a vivement impressionné l’auditoire.

    Il y a une grande énergie dans le trio : Oui, c’est Dieu qui t’appelle et t’éclaire ! Mais ce qui domine dans cette fin d’acte, c’est l’attendrissement produit par la scène où Jean, écoutant à la porte de la chambre où repose sa mère endormie, l’entend le bénir encore dans son sommeil. La voix de Fîdès n’est point en réalité entendue du spectateur ; l’orchestre la représente, et les fragmens de l’air précédent de la vieille mère, reproduits par le cor anglais sous une harmonie de violons en sourdine, prennent un caractère aussi mystérieux que tendrement solennel. C’est délicieux. Une hardie dissonance est habilement placée sous le dernier cri de Jean : Adieu, ma mère ! Un autre cri d’une étonnante et terrible vérité, est celui que poussent les femmes menacées par la hache des anabaptistes après le chœur féroce : Du sang ! que Juda succombe ! Il faut louer aussi beaucoup l’air de Zacharie. Les roulades dans le style de Handel s’accordent ici on ne peut mieux avec l’accent de triomphe de ce sombre fanatique.

    Mais voici le ballet, et tout ce que la musique instrumentale a de plus charmans caprices va se faire entendre pour lui. On connaît la grâce exquise des airs de danse de Robert et des Huguenots ; ceux-ci ne leur cèdent en rien. Ils commencent par un allegro où l’orchestre est accompagné par les voix, chantant :

Voici les laitières
Lestes et légères.

    J’ai remarqué là des détails ravissans que le bruit produit par la première apparition des patineurs a presque entièrement dérobés à l’attention de l’auditoire. L’allegro à six-huit, avec l’accentuation continuelle de la fin de chaque temps de la mesure, sur lequel les principaux groupes de patineurs viennent ensuite faire leurs amusantes évolutions, est d’une originalité que lui dispute seul l’air suivant, espèce de lændler ou de valse lente, terminée par une coda à deux temps pressés, d’un effet neuf et inattendu qui a fait éclater en applaudissemens toute la salle. Il y a encore une charmante redowa. Les airs de danse seuls suffiraient à faire la fortune de l’éditeur de cette immense partition. Après le ballet vient un trio pour voix d’hommes : Verse, verse frère ! original, coloré, d’un rhythme franc, plein d’effets curieux d’instrumentation vocale, et dont le thème est ramène de la façon la plus heureuse par un trait de la voix de basse. Ce trio a été couvert d’applaudissemens. Une belle phrase de violoncelle annonce l’entrée de Jean, pensif et soucieux. Le chœur : Trahis ! est d’un admirable emportement, et la pédale syllabique des voix du peuple, sous le solo du prophète, est une belle et dramatique combinaison.

    Il faut en dire autant de ces sonneries de trompettes qui, des divers coins de la place de Munster, se mêlent hardiment avec une apparente confusion, résultant de l’ordre le plus savant, au chant de Jean-l’Enthousiaste. Le thème du final : Roi du ciel et des anges, a l’avantage d’être simplement rhythmé et de se graver promptement dans la mémoire de l’auditeur.

    Au quatrième acte, se fait remarquer d’abord le chant de l’aumône, bien humble, bien triste et merveilleusement accompagné par l’accent lugubre des clarinettes dans le chalumeau. Plus loin, au-dessus des deux clarinettes soutenant l’accord dissonant de seconde, s’élève avec bonheur une charmante phrase de violons.

    Les vocalisations à deux voix sur ces mots : Je t’ai perdu, me choquent, je dois l’avouer. Jamais, ce me semble, de pareils tours de gosier n’ont convenu à l’expression d’une douleur humble et profonde comme celle de ces deux femmes, femmes du peuple d’ailleurs, simples et pauvres, dont le chant, en aucun cas, ne devrait avoir de prétention à la virtuosité.

    Je passe rapidement sur le duo entre Berthe et Fidès, pour arriver à la grande scène du couronnement. Elle s’ouvre par un thème de marche bien nettement dessiné et elégant, que proposent d’abord les violoncelles, et que reprend avec bonheur le cornet. Puis la cérémonie commence. Ici toutes les cataractes de l’harmonie s’ouvrent : l’orchestre, le chœur, l’orgue, les fanfares de Sax ; c’est un tumulte musical admirablement combiné, où se succèdent le Te Deum laudamus en faux-bourdon, un hymne d’enfans de chœur sur le thème favori déjà entendu au premier acte dans le récit du songe de Jean, les bruits triomphaux, et les malédictions de la vieille Fidès. La scène où le prophète renie sa mère est sublime d’expression harmonique ; la question de Jean : Suis-je ton fils ? se répète sur deux accords de l’effet le plus saisissant et le plus inattendu, auxquels l’association des timbres de la clarinette basse et des violons divisés en trémolo à l’aigu prête un caractère extraordinaire. La partie de chant présente là des difficultés d’intonation qu’un musicien consommé tel que Roger peut seul surmonter avec assurance. Les interjections de Fidès sont remarquables par leur accent vrai, jusqu’au moment où part en gamme ascendante une série rapide de non, non, non, non, et un arpége vocal qui ne me paraissent pas appartenir au style dramatique sérieux. Les sanglots de la vieille femme amènent aussi dans cette scène une disposition de paroles entrecoupées dont l’excellente intention est évidente : L’ingrat ne me-reco-nnaît pas. Mais pourquoi ce même rhythme sanglotant est-il repris par les voix des anabaptistes, qui, eux, ne sanglotent pas ? Je ne sais.

    La première cavatine de Fidès, au cinquième acte, est touchante, les passages de clarinette basse suivant à l’octave inférieure la partie du chant y produisent un excellent effet ; il y a d’ailleurs dans l’accent général du morceau de la vérité et du naturel ; à part le point d’orgue final, qui est vrai… comme un point d’orgue. Mais pour la seconde cavatine suivante : Comme un éclair, malgré le vague des paroles, rien à mon sens ne saurait y justifier l’emploi du style di bravura dans le rôle d’une vieille femme usée par l’âge et les chagrins. Je ne puis pas renier ici la religion musicale que j’ai professée toute ma vie, religion révélée par l’instinct de l’expression, et dont Gluck, Spontini, Mozart, Beethoven, Rossini (dans Guillaume Tell et le Barbier), Weber, Grétry, Méhul et tant d’autres grands maîtres furent les apôtres. Ces aberrations de la musique théâtrale m’ont toujours paru d’abominables hérésies, et m’inspirent une horreur profonde. L’air dont il est ici question et quelques passages analogues du rôle de Fidès et de celui de Berthe m’ont causé de plus cette fois un véritable chagrin, chagrin que tous les vrais amis de la musique partagent et qu’ils ne peuvent ni ne doivent dissimuler. Ceci déclaré, j’ai encore à louer le joli trio pastoral : « Loin de la ville », l’air de danse pendant le festin sardanapalesquc du roi, et enfin le thème plein d’un élan désespéré

Versez, que tout respire
L’ivresse et le délire !

qui couronne dignement cette grande composition, digne en tous points des deux chefs-d’œuvre qui l’ont précédée.

    Le succès du Prophète a de prime abord été magnifique, sans pareil. La musique seule l’eût assuré. Mais toutes les richesses imaginables de décors, de costumes, de danse et de mise en scène viennent y concourir. Le ballet des patineurs est une de ces jolies choses qui assurent la vogue d’un opéra. Les décors représentant l’intérieur de l’église de Munster et celui du palais du prophète, sont d’une incomparable beauté. L’exécution musicale ne s’était pas élevée à cette hauteur, à l’Opéra, depuis longues années : le chœur chante et agit avec une verve admirable ; des voix de ténors fraîches et vibrantes s’y font même remarquer pour la première fois. L’orchestre est au-dessus de tous éloges ; la finesse de ses nuances, la perfection, la netteté de ses traits les plus compliqués, sa discrétion savante dans les accompagnemens, son impétuosité, sa verve furieuse dans les momens d’action violente, la justesse de son accord et son exquise sonorité décèlent en lui l’orchestre du Conservatoire, que la lassitude et le dégoût ont trop souvent rendu méconnaissable à l’Opéra. Ranimé par son enthousiasme pour l’œuvre nouvelle, et par la direction ferme, précise, chaleureuse et toujours attentive de M. Girard, il a aisément prouvé qu’il était toujours un des premiers dont la musique européenne puisse s’enorgueillir.

    Maintenant, parlons des chanteurs.

    Le succès de Roger et de Mme Viardot a été immense. Cette dernière, dans le rôle de Fidès, a déployé un talent dramatique dont on ne la croyait pas (en France) douée si éminemment. Toutes ses attitudes, ses gestes, sa physionomie, son costume même sont étudiés avec un art profond. Quant à la perfection de son chant, à l’extrême habileté de sa vocalisation, à son assurance musicale, ce sont choses connues et appréciées de tout le monde, même à Paris. Mme Viardot est une des plus grandes artistes que l’on puisse citer dans l’histoire passée et contemporaine de la musique. Il suffit, pour en être convaincu, de lui entendre chanter son premier air : O mon fils, sois béni ! C’est l’art pur et complet. Roger a non seulement répondu à tout ce que nous attendions de lui sur la grande scène de l’Opéra, mais même dépassé de beaucoup notre attente, à la seconde représentation surtout. Sa voix, toujours juste, vibre avec éclat dans les élans de force, et s’adoucit jusqu’au murmure dans les phrases tendres. Acteur et chanteur habile, soigneux, intelligent et passionné, il a constamment tenu son auditoire en haleine. Chacun admirait en outre la grâce et la distinction de ses gestes. Sa pantomime, dans la scène du couronnement, quand, forcé de méconnaître sa mère, il lui fait comprendre, par l’expression seule de son visage, qu’elle doit elle-même se démentir, est une de ces choses qu’on ne décrit point. On palpite à le voir, à suivre l’éloquence muette de son visage et de ses yeux. Il fait admirablement le récit de son rêve au second acte ; il dit ce vers du cinquième :

Ma mère, hélas ! me maudit, me déteste !

d’une façon déchirante, et celui-ci surtout :

Et puis le sang versé nous rend impitoyable.

    Il a trouvé là une sonorité particulière qui tient le milieu entre celle de la parole et celle du chant, et dont l’accent, d’une vérité parfaite, est irrésistible. Roger et Mme Viardot sont chaque soir rappelés plusieurs fois avec enthousiasme.

    Mme Castellan débutait dans le rôle de Berthe ; elle n’a pas produit une bien vive sensation ; sa voix belle et étendue laisse souvent à désirer pour la justesse dans les notes aiguës. Mme Castellan a une propension à chanter trop haut. Elle vocalise bien. Levasseur donne une physionomie très caractérisée au personnage de Zacharie ; sa voix n’a plus sans doute la force qui la distinguait il y a vingt ans ; telle qu’elle est pourtant il la maîtrise à merveille, et elle a été suffisante pour bien faire valoir les principales parties de son rôle, parties importantes et fort difficiles. Elle s’unit en outre on ne peut mieux aux voix vibrantes d’Euzet et de Gueymard, ses deux acolytes anabaptistes. Brémont est bien placé dans le personnage du seigneur Oberthal. Son rôle est court, mais il contient heureusement le trio de buveurs dont j’ai parlé plus haut, et où il chante avec beaucoup de verve.

    Il ne me reste plus à louer, je crois, que l’originalité de bon goût des divertissemens, composés par M. Mabille, la danse de Mlle Robert, celle de Petipa et de Mlle Plunkett dans la redowa, et la clarinette-basse qui joue un si beau rôle dans plusieurs morceaux des deux derniers actes du Prophète. Cet admirable instrument sort des ateliers de Sax.

H. BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er août 2011.

© Michel Austin et Monir Tayeb. Tous droits de reproduction réservés.

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