de
HECTOR BERLIOZ
LIII
Je suis forcé d’écrire des feuilletons. — Mon désespoir.
— Velléités de suicide. — Festival de l’Industrie. —
1022 exécutants. — 32,000 francs de recette. — 800 francs de bénéfice.
— M. Delessert préfet de police. —
Établissement de la censure
des programmes de concert. — Les percepteurs du droit des hospices. —
Le docteur Amussat. — Je vais à Nice. — Concerts dans le cirque des
Champs-Élysées.
Mon existence après cette époque ne présente aucun événement musical digne d’être cité. Je restai à Paris, occupé presque uniquement de mon métier, je ne dirai pas de critique, mais de feuilletoniste, ce qui est bien différent. Le critique (je le suppose honnête et intelligent) n’écrit que s’il a une idée, s’il veut éclairer une question, combattre un système, s’il veut louer ou blâmer. Alors, il a des motifs qu’il croit réels pour exprimer son opinion, pour distribuer le blâme ou l’éloge. Le malheureux feuilletoniste obligé d’écrire sur tout ce qui est du domaine de son feuilleton (triste domaine, marécage rempli de sauterelles et de crapauds !) ne veut rien que l’accomplissement de la tâche qui lui est imposée ; il n’a bien souvent aucune opinion au sujet des choses sur lesquelles il est forcé d’écrire ; ces choses-là n’excitent ni sa colère, ni son admiration, elles ne sont pas. Et pourtant, il faut qu’il ait l’air de croire à leur existence, l’air d’avoir une raison pour leur accorder son attention, l’air de prendre parti pour ou contre. La plupart de mes confrères savent sans peine, souvent même avec une facilité charmante, se tirer de ce mauvais pas. Pour moi, quand je parviens à en sortir, c’est avec des efforts aussi longs que douloureux. Je suis demeuré une fois trois jours entiers enfermé dans ma chambre, pour écrire un feuilleton sur l’Opéra-Comique sans pouvoir le commencer. Je ne me souviens pas de l’œuvre dont j’avais à parler (une semaine après sa première représentation, j’en avais oublié le nom pour jamais), mais les tortures que j’éprouvai pendant ces trois jours avant de trouver les trois premières lignes de mon article, certes ! je me les rappelle. Les lobes de mon cerveau semblaient être prêts à se disjoindre. J’avais comme des cendres brûlantes dans les veines. Tantôt je restais accoudé sur ma table, tenant ma tête à deux mains ; tantôt je marchais à grands pas comme un soldat en sentinelle par un froid de vingt-cinq degrés. Je me mettais à la fenêtre, regardant les jardins environnants, les hauteurs de Montmartre, le soleil couchant... aussitôt la rêverie m’emportait à mille lieues de mon maudit opéra-comique. Et quand en me retournant, mes yeux retombaient sur son maudit titre, écrit en tête de la maudite feuille de papier, blanche encore et attendant obstinément les autres mots dont je devais la couvrir, je me sentais envahir par le désespoir. J’avais une guitare appuyée contre ma table, d’un coup de pied je lui crevai le ventre... Sur ma cheminée, deux pistolets me regardaient avec leurs yeux ronds... je les considérai très-longtemps... puis j’en vins à me bosseler le crâne à grands coups de poing. Enfin, comme un écolier qui ne peut pas faire son thème, je pleurai avec une indignation furieuse en m’arrachant les cheveux. Cette eau salée sortie de mes yeux sembla me soulager un peu. Je tournai contre le mur le canon de mes pistolets qui me regardaient toujours. J’eus pitié de mon innocente guitare, et la reprenant, je me demandai quelques accords qu’elle me donna sans rancune. Mon fils, âgé de six ans, vint en ce moment frapper à ma porte ; par suite de ma mauvaise humeur je l’avais injustement grondé le matin. Comme je n’ouvrais pas :
« — Père, me cria-t-il, veux-tu être-z-amis ? »
Et courant lui ouvrir :
— Oui, mon garçon, soyons-z-amis ! viens ! »
Je le pris sur mes genoux, j’appuyai sa blonde tête sur ma poitrine et nous nous endormîmes tous les deux. Je venais de renoncer à trouver le début de mon article : c’était le soir du troisième jour. Le lendemain je parvins enfin, je ne sais comment, à écrire je ne sais quoi, sur je ne sais qui.
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Il y a quinze ans de cela !... et mon supplice dure encore... Extermination ! En être toujours là ! qu’on me donne donc des partitions à écrire, des orchestres à conduire, des répétitions à diriger ; qu’on me fasse rester huit heures, dix heures même, debout, le bâton de conducteur à la main, exercer des choristes sans instrument pour les accompagner, leur chantant moi-même leurs répliques tout en marquant la mesure, jusqu’à ce que je crache le sang et que la crampe m’arrête le bras ; qu’on me fasse porter des pupitres, des contre-basses, des harpes, déplacer des estrades, clouer des planches, comme un commissionnaire ou un charpentier ; qu’on m’oblige ensuite, pour me reposer, à corriger pendant la nuit les fautes des graveurs ou des copistes ; je l’ai fait, je le fais, je le ferai ; cela tient à ma vie musicale et je le supporte sans me plaindre, sans y songer même, comme le chasseur endure le froid, le chaud, la faim, la soif, le soleil, les averses, la poussière, la boue et les mille fatigues de la chasse ! Mais sempiternellement feuilletoniser pour vivre ! écrire des riens sur des riens ! donner de tièdes éloges à d’insupportables fadeurs ! parler ce soir d’un grand maître et demain d’un crétin avec le même sérieux, dans la même langue ! employer son temps, son intelligence, son courage, sa patience à ce labeur, avec la certitude de ne pouvoir au moins être utile à l’art en détruisant quelques abus, en arrachant des préjugés, en éclairant l’opinion, en épurant le goût du public, en mettant hommes et choses à leur rang et à leur place ! oh ! c’est le comble de l’humiliation ! mieux vaudrait être... ministre des Finances d’une république.
Que n’ai-je le choix !
Je subissais avec moins de résignation que jamais les inconvénients de ma position, quand, en 1844, eut lieu à Paris l’Exposition des produits de l’industrie. Elle allait être terminée. Le hasard (ce dieu inconnu qui joue un si grand rôle dans ma vie), me fit rencontrer dans un café Strauss, le directeur des bals fashionables. La conversation s’engagea sur la clôture prochaine de l’Exposition et la possibilité de donner dans l’immense bâtiment où elle avait lieu et qui bientôt deviendrait libre, un véritable festival dédié aux industriels exposants.
« — J’y ai longtemps songé, dis-je
à Strauss, mais après avoir fait tous mes calculs de statistique
musicale, une difficulté m’a arrêté, celle d’obtenir
la disposition du local.
— Cette difficulté n’est point insurmontable,
répliqua vivement Strauss, je connais beaucoup M. Sénac le
secrétaire du ministre du Commerce, c’est lui qui dirige toutes
les affaires de l’industrie française ; il peut nous donner les moyens d’exécuter ce
projet. »
Malgré l’enthousiasme de mon interlocuteur, je demeurai assez froid. Il fut convenu seulement avant de nous quitter, que nous irions ensemble, le lendemain, voir M. Sénac et que, s’il nous laissait entrevoir la possibilité de disposer du bâtiment de l’exposition, nous examinerions la question plus sérieusement.
Sans s’engager tout à fait, M. Sénac, à l’énoncé de notre demande, ne nous découragea point. Il promit une prochaine réponse, que nous reçûmes en effet au bout de quelques jours et qui fut favorable. Restait à obtenir l’autorisation du préfet de police, M. Delessert.
Nous lui fîmes connaître notre plan, qui consistait à donner dans le bâtiment de l’Exposition un festival en trois journées. Ces fêtes devaient se composer d’un concert, d’un bal, et d’un banquet d’industriels exposants. L’idée de Strauss, de faire après le concert, danser, manger et boire, nous eût sans aucun doute rapporté beaucoup d’argent ; mais M. Delessert, en préfet toujours préoccupé d’émeutes et de complots, ne voulut ni festin, ni bal, ni musique, et interdit purement et simplement le festival.
Cette prudence me parut exaltée jusqu’à l’absurde. J’en parlai à M. Bertin, il fut du même avis et sut le faire partager à M. Duchâtel, ministre de l’Intérieur. Ce dernier envoya aussitôt au préfet l’ordre de nous laisser faire au moins de la musique, et M. Delessert se vit contraint d’autoriser un grand concert sérieux pour le premier jour, et un concert dit populaire sous la direction de Strauss pour le second ; concert-promenade dans lequel on exécuterait de la musique de danse, valses, polkas et galops, mais où l’on ne danserait point.
C’était nous ôter le bénéfice certain de l’entreprise. M. Delessert redoutait pourtant encore le danger que nos orchestres, nos chœurs et les amateurs qui, pour les entendre, allaient se porter au centre des Champs-Élysées, en plein jour, pouvaient faire courir à l’État. Savait-on même si Strauss et moi nous n’étions pas des conspirateurs déguisés en musiciens !... Néanmoins je me tenais pour satisfait de pouvoir organiser et diriger un concert gigantesque, et je bornais mes vœux à réussir musicalement dans l’entreprise, sans y perdre tout ce que je possédais.
Mon plan fut bientôt tracé. Laissant Strauss s’occuper de son orchestre de danse destiné à ne pas faire danser, j’engageai pour le grand concert à peu près tout ce qui, dans Paris, avait quelque valeur comme choriste et comme instrumentiste, et je parvins à réunir un personnel de mille vingt-deux exécutants. Tous étaient payés, à l’exception des chanteurs (non choristes) de nos théâtres lyriques. J’avais fait un appel à ceux-ci dans une lettre où je les priais de se joindre à mes masses chantantes pour les guider de l’âme et de la voix.
Duprez, Mme Stoltz et Chollet furent les seuls qui s’y refusèrent ; mais leur absence fut remarquée le jour du concert et hautement blâmée par la presse le lendemain. Presque tous les membres de la Société des concerts du Conservatoire crurent également devoir s’abstenir, et bouder encore une fois avec leur vieux général. Habeneck, tout naturellement, voyait du plus mauvais œil cette grande solennité qu’il ne dirigeait pas...
Pour ne pas être forcé d’élever les frais jusqu’à une somme exorbitante, je ne demandai aux artistes que deux répétitions dont l’une devait être partielle et l’autre générale. Je fis ainsi répéter d’abord successivement, dans la salle de Herz que nous avions louée pour cela :
Les violons,
Les altos et violoncelles,
Les contre-basses,
Les instruments à vent en bois,
Les instruments à vent en cuivre,
Les harpes,
Les instruments à percussion,
Les femmes et les enfants du chœur,
Les hommes du chœur.
Ces neuf répétitions auxquelles chaque individu ne prit part qu’une fois, produisirent des résultats merveilleux, et qu’on n’eût certainement pas obtenus avec cinq répétitions d’ensemble. Celle des trente-six contre-basses surtout, fut curieuse. Quand nous en vînmes au trait du scherzo de la symphonie en ut mineur de Beethoven, qui figurait dans le programme, il nous sembla entendre les grognements d’une cinquantaine de porcs effarouchés : telle était l’incohérence et le defaut de justesse de l’exécution de ce passage. Peu à peu cependant elle devint meilleure, l’ensemble s’établit et la phrase apparut nettement dans toute sa sauvage rudesse.
« D’abord on s’y prit mal, puis un peu mieux, puis bien,
» Puis enfin il n’y manqua rien. »
Nous l’avions recommencée dix-huit ou vingt fois, ce qu’on n’eût pas pu faire si l’orchestre entier eût été présent. Voilà l’avantage des répétitions partielles. On passe alors rapidement sur les portions du programme qui, pour le fragment du chœur ou de l’orchestre dont on s’occupe, ne présentent aucune difficulté, et l’on donne au contraire tout le temps et toute l’attention nécessaires à l’étude des passages embarrassants et malaisés. Il en résulte seulement une fatigue excessive pour le chef d’orchestre. Mais, je crois l’avoir dit, en pareil cas je trouve des forces exceptionnelles, et ma vigueur défie celle d’un cheval de labour.
J’avais, on le pense bien, composé mon programme de manière qu’il ne contînt que des morceaux d’un style très-large ou déjà connus des exécutants. C’étaient :
L’ouverture de la Vestale (Spontini),
La prière de la Muette (Auber),
Le scherzo et le finale de la Symphonie en ut mineur (Beethoven),
La prière de Moïse (Rossini),
L’Hymne à la France, que j’avais composé exprès pour la
circonstance,
L’ouverture du Freyschütz (Weber),
L’hymne à Bacchus d’Antigone (Mendelssohn),
La marche au supplice de ma Symphonie fantastique,
Le chant des Industriels, écrit
aussi pour cette fête par M. Adolphe Dumas et mis en musique par M. Méraux,
Un chœur de Charles VI (Halévy),
Le chœur de la bénédiction des
poignards, des Huguenots (Meyerbeer),
La scène du jardin des plaisirs d’Armide (Gluck),
L’apothéose de ma Symphonie funèbre et triomphale.
Nous devions faire la répétition générale dans le bâtiment de l’exposition, dont j’avais choisi pour le concert, le grand carré central nommé salle des machines. La veille même de cette importante épreuve, pendant que les charpentiers travaillaient à la construction de mon estrade, la salle n’était pas encore libre. Un grand nombre de machines en fer encombraient l’emplacement destiné au public. On n’avait pas même pris les mesures nécessaires à l’enlèvement de ce monstrueux attirail.
Je n’essayerai pas de décrire mon anxiété à cet aspect.
Les murs de Paris étaient couverts d’affiches annonçant le festival ; j’étais engagé pour une somme considérable, et je me voyais arrêté dans mon entreprise par l’obstacle le plus insurmontable et le plus imprévu ! Nous ne pouvions retarder le concert d’un seul jour, l’ordre de démolir l’édifice, au plus tard le 5 août, était déjà donné, et les propriétaires des matériaux entrant dans sa construction ayant le droit de commencer sa démolition le 1er août, jour du premier concert, ne consentaient qu’à force d’argent à le laisser subsister quelques heures de plus. Ils étaient les vrais maîtres du local et nous prouvaient d’une façon péremptoire que le ministre du Commerce nous avait prêté ce qui ne lui appartenait plus. J’eus un instant de vertige et je m’élançai à la course pour aller faire placarder une affiche contremandant le festival. Strauss m’arrêta presque de force, en m’assurant que le lendemain cinquante voitures viendraient enfin déblayer le terrain. Comme je me voyais perdu de toutes manières, je laissai les choses suivre leurs cours. Le lendemain, mes mille artistes se rendirent à la répétition générale, qui se fit au milieu des cris des charretiers, des claquements de leurs fouets et des hennissements de leurs chevaux. Mais enfin, les charretiers y étaient, les chevaux peu à peu emportaient les machines, le terrain devenait libre et je sentais l’oppression de ma poitrine diminuer. Après la répétition, autre cauchemar. Les auditeurs nombreux qui y avaient assisté s’approchent de moi déclarant, à l’unanimité, que l’estrade est à refaire et que, par suite de la position du chœur placé au-devant de l’orchestre, il est impossible d’entendre un son des instruments. Se figure-t-on un orchestre de cinq cents instrumentistes qu’on n’entend pas ! Aussitôt soixante ouvriers se mettent à l’œuvre et coupant en deux l’estrade, dont le plan n’était pas de moitié assez incliné, baissent de trois mètres la partie antérieure réservée au chœur, et démasquent ainsi l’orchestre dont ils élèvent encore, d’ailleurs, les derniers gradins. Cette nouvelle disposition devait nécessairement permettre d’entendre les instruments, malgré le peu de sonorité du local, défaut irrémédiable et qu’on ne pouvait plus méconnaître. Dès que ce deuxième sujet d’inquiétudes eut à peu près disparu, un troisième non moins grave se présenta. Strauss et moi profitant de quelques heures de répit qui nous étaient laissées au milieu de tant de tracas, nous courûmes en cabriolet chez les divers marchands de musique, dépositaires des billets du concert, pour connaître l’état de la vente qu’ils en avaient dû faire. Après l’addition, nous reconnûmes avec effroi que la somme de 12,000 francs, qui en était le produit, ne couvrait pas la moitié des frais généraux. Nous devions maintenant compter sur une recette extraordinaire pour le lendemain, à la porte de la salle, ou nous préparer, si elle manquait, à payer le déficit.
Quelle nuit nous avons passée l’un et l’autre à la suite de cette exploration !
Mais il n’y avait plus à reculer.
Le lendemain 1er août, je me rends au bâtiment de l’exposition vers midi. Le concert était annoncé pour une heure. Je remarque d’abord avec une joie à laquelle je n’ose me livrer, le nombre extraordinaire de voitures qui se dirigent vers le centre des Champs-Élysées. J’entre, je trouve tout dans un ordre parfait, mes instructions ayant été suivies à la lettre. Les musiciens, les choristes, les sous-chefs d’orchestre et de chœur, vont sans tumulte occuper le poste qui leur est assigné. Je consulte de l’œil mon bibliothécaire, M. Rocquemont, homme d’une rare intelligence, d’une activité infatigable, et dont l’amitié pour moi, aussi réelle que la mienne pour lui, l’a fait, en maintes circonstances analogues, me rendre de ces services qu’on n’oublie jamais ; il m’assure que la musique est placée et qu’il ne manque rien. La fièvre musicale commence à courir dans mes veines ; je ne pense plus au public, ni à la recette, ni au déficit. Je vais donner le signal pour attaquer l’ouverture, quand un violent craquement de bois se fait entendre, accompagné d’un long hurlement...
C’était la foule, qui, brisant une barrière et armée des billets qu’elle venait d’acheter au bureau, faisait invasion dans la salle en poussant des cris de joie.
« — Voyez cette inondation ! dit un musicien,
en me montrant la salle qui se remplissait tout d’un coup.
— Ah !!! nous sommes sauvés ! criai-je,
en frappant mon pupitre du plus joyeux coup de bâton que j’aie jamais
donné. Nous allons faire maintenant quelque chose de beau ! »
Nous commençons ; l’introduction de la Vestale déroule ses larges périodes ; et à partir de ce moment, la majesté, la puissance et l’ensemble de cette énorme masse d’instruments et de voix, deviennent de plus en plus remarquables. Mes mille vingt-deux artistes marchaient unis comme eussent fait les concertants d’un excellent quatuor. J’avais deux seconds chefs d’orchestre : Tilmant, chef d’orchestre de l’Opéra-Comique dirigeant les instruments à vent, et mon ami Auguste Morel, aujourd’hui directeur du Conservatoire de Marseille, conduisant les instruments à percussion. De plus, cinq maîtres de chant, placés l’un au centre et les autres aux quatre coins de la masse chorale, étaient chargés de transmettre mes mouvements aux chanteurs qui, me tournant le dos, ne pouvaient les voir. Il y avait ainsi sept batteurs de mesure, qui ne me quittaient jamais de l’œil, et nos huit bras, quoique placés à de grandes distances les uns des autres, se levaient et s’abaissaient simultanément avec la plus incroyable précision. De là ce miraculeux ensemble qui étonna si fort le public.
Les plus grands effets furent produits par l’ouverture du Freyschütz, dont l’andante fut chanté par vingt-quatre cors ; par la prière de Moïse qu’on fit répéter et dans laquelle les harpistes, au nombre de vingt-cinq, au lieu d’exécuter des arpéges en notes simples, jouèrent des arpéges formés d’accords à quatre parties, ce qui, quadruplant le nombre de cordes mises en vibrations, semblait porter à cent le nombre des harpes ; par l’Hymne à la France qu’on redemanda également, mais que je m’abstins de répéter ; et enfin par le chœur de la bénédiction des poignards des Huguenots, qui foudroya l’auditoire. J’avais redoublé vingt fois les soli de ce morceau sublime, il y avait en conséquence quatre-vingts voix de basse employées pour les quatre parties des trois moines et de Saint-Bris. L’impression qu’il produisit sur les exécutants et sur les auditeurs les plus rapprochés de l’orchestre dépassa toutes les proportions connues. Quant à moi, je fus pris, en conduisant, d’un tremblement nerveux tel que mes dents s’entrechoquaient, comme dans les plus violents accès de fièvre. Malgré la non-sonorité du local, je ne crois pas qu’on ait souvent entendu d’effet musical comparable à celui-là, et j’ai regretté alors que Meyerbeer n’ait pas pu en être témoin. Ce terrible morceau, qu’on dirait écrit avec du fluide électrique par une gigantesque pile de Volta, semblait accompagné par les éclats de la foudre et chanté par les tempêtes.
J’étais dans un tel état après cette scène qu’il fallut suspendre assez longtemps le concert. On m’apporta du punch et des habits. Puis sur l’estrade même, réunissant une douzaine de harpes revêtues de leur fourreau de toile, on en forma une sorte de petite chambre dans laquelle, en me baissant un peu, je pus me déshabiller et changer même de chemise en face du public, sans être vu.
Parmi les autres morceaux du programme, ceux qui ensuite réussirent le mieux, furent l’Oraison funèbre et l’apothéose de ma Symphonie funèbre et triomphale, dont Dieppo joua avec un talent remarquable le solo de trombone, et la scène d’Armide dont le calme voluptueux causa un ravissement général.
Ma Marche au supplice, dont l’instrumentation est si violente et l’effet si énergique dans les salles de concerts ordinaires, parut d’une sonorité sourde et faible. Il en fut de même du scherzo et du finale de la symphonie en ut mineur de Beethoven. L’Hymne à Bacchus, de Mendelssohn, sembla lourd et terne ; un journal, quelques jours après, dit que les prêtres de ce Bacchus avaient sans doute bu de la bière et non du vin de Chypre.
Le chant des Industriels fut très-mal accueilli, surtout par les exécutants. Je m’étais engagé à faire la musique de ces paroles d’Adolphe Dumas ; mais il me fut impossible d’en venir à bout, et je dus consentir, pour que ses vers ne fussent pas perdus et lui prouver ma bonne volonté, à les laisser mettre en musique par le compositeur qu’il choisirait lui-même. Il désigna son beau-frère, Amédée Méreaux, professeur de piano à Rouen.
L’ouverture de la Vestale fut vivement applaudie, ainsi que le chœur sans accompagnement de la Muette. Quant au chant de Charles VI, que les sollicitations de Schlesinger, éditeur de cet ouvrage d’Halévy, m’avaient fait introduire après coup dans le programme, il produisit un effet spécial. Il réveilla les stupides instincts d’opposition qui fermentent toujours dans le peuple de Paris ; et au refrain si connu :
« Guerre aux tyrans, jamais en France,
» Jamais l’Anglais ne régnera ! »
les trois quarts de l’auditoire se mirent à chanter avec le chœur. Ce fut une protestation plébéienne et d’un nationalisme grotesque contre la politique suivie à cette époque par le roi Louis-Philippe, et qui sembla donner raison aux préventions de M. le préfet de police contre le festival. Ce ridicule incident eut des suites dont je parlerai tout à l’heure.
Enfin mon Exposition musicale eut lieu, non-seulement sans accident, mais encore avec un succès brillant et l’approbation de l’immense public qui y assistait. En sortant, j’eus la douce satisfaction de voir MM. les percepteurs du droit des hospices occupés à compter sur une vaste table le produit de ma recette. Elle s’élevait à trente-deux mille francs ; ils prirent le huitième de cette somme, c’est-à-dire quatre mille francs. La recette du concert de musique de danse dirigé par mon associé Strauss, deux jours après, fut plus que médiocre ; pour couvrir les frais de cette dernière fête, qui n’eut aucun succès, il fallut prendre ce qui manquait sur le bénéfice du grand concert, et, en dernière analyse, après tant de peines essuyées, tant de dangers courus, un si grand labeur accompli, j’eus pour ma part un reçu de quatre mille francs de M. le percepteur du droit des hospices et un bénéfice net de huit cents francs...
Charmant pays de liberté, où les artistes sont serfs, reçois leurs bénédictions sincères et l’hommage de leur admiration, pour tes lois égales, nobles et libérales !
Nous avions à peine achevé, Strauss et moi, de payer nos musiciens, copistes, imprimeurs, luthiers, maçons, couvreurs, menuisiers, charpentiers, tapissiers, buralistes, inspecteurs de la salle, quand M. le préfet de police, qui nous avait fait payer la modeste somme de 1,238 francs à ses agents et à ses gardes municipaux (le service de police pour l’Opéra ne coûte que 80 francs), nous pria de nous rendre chez lui pour affaire pressante.
« — De quoi s’agit-il ? dis-je à
Strauss. En avez-vous une idée ?
— Pas la moindre.
— M. Delessert aurait-il des remords de nous
avoir si chèrement fait payer le service de ses inutiles agents ?
Va-t-il nous rembourser quelque portion de la somme ?
— Oui, comptons là-dessus ! »
Nous arrivons à la préfecture de police.
« — Monsieur, me dit M. Delessert, je
suis fâché d’avoir à vous adresser un grave reproche !
— Lequel donc, monsieur ? répliquai-je, étrangement surpris.
— Vous avez introduit clandestinement dans
le programme de votre grand concert un morceau propre à exciter
des passions politiques que le gouvernement cherche à éteindre
et à réprimer. Je veux parler du chœur de Charles VI qui
ne figurait pas dans les premières annonces du festival. M. le ministre
de l’Intérieur a lieu d’être fort mécontent des manifestations
que ce chant a provoquées, et je partage entièrement ses
sentiments à ce sujet.
— Monsieur le préfet, lui dis-je, avec
tout le calme que je pus appeler à mon aide, vous êtes dans
une erreur complète. Le chœur de Charles VI n’était
point, il est vrai, porté sur mes premiers programmes ; mais apprenant
que M. Halévy se trouvait blessé de ne pas figurer dans une
solennité où les œuvres de presque tous les grands compositeurs
contemporains allaient être entendues, je consentis, sur la proposition
qui m’en fut faite par son éditeur, à admettre le chœur de
Charles VI à cause de la facilité de son exécution par
de grandes masses musicales. Cette raison seule détermina mon choix.
Je ne suis pas le moins du monde partisan de ces élans de nationalisme
qui se produisent en 1844 à propos d’une scène du temps de
Charles VI ; et j’ai si peu songé à introduire clandestinement
ce morceau dans mon programme, que son titre a figuré pendant plus
de huit jours sur toutes les affiches du festival, affiches placardées
contre les murs mêmes de la préfecture de police. Veuillez,
monsieur le préfet, ne conserver aucun doute à cet égard
et désabuser M. le ministre de l’Intérieur. »
M. Delessert, un peu confus de son erreur, se déclara satisfait de l’explication que je venais de lui donner et s’excusa même de m’avoir adressé un reproche dont il reconnaissait l’injustice.
A partir de ce jour, néanmoins, la censure des programmes de concert fut établie, et l’on ne peut plus maintenant chanter une romance de Bérat ou de Mlle Puget, dans un lieu public, sans une autorisation émanée du ministère de l’Intérieur et visée par un commissaire de police.
Je venais de terminer cette folle entreprise, que je me garderais de tenter aujourd’hui, quand mon ancien maître d’anatomie, mon excellent ami, le docteur Amussat vint me voir. Il recula d’un pas en m’apercevant.
« — Ah çà ! qu’avez-vous,
Berlioz ? vous êtes jaune comme un vieux parchemin, tous vos traits
portent l’expression d’une fatigue et d’une irritation extraordinaires.
— Vous parlez d’irritation, lui dis-je ; quel
sujet aurais-je donc d’être irrité ? Vous avez assisté
au festival, vous savez comment tout s’y est passé ; j’ai eu le plaisir
de payer quatre mille francs à MM. les percepteurs du droit des
hospices, il m’est resté huit cents francs ; de quoi me plaindrais-je ?
Tout n’est-il pas dans l’ordre ? »
(Amussat me tâtant le pouls) :
« — Mon cher, vous allez avoir une fièvre
typhoïde. Il faudrait vous saigner.
— Eh bien, n’attendons pas à demain, saignez-moi ! »
Je quitte aussitôt mon habit, Amussat me saigne largement et me dit :
« — Maintenant, faites-moi le plaisir de quitter Paris au plus vite. Allez à Hyères, à Cannes, à Nice, où vous voudrez, mais allez dans le Midi respirer l’air de la mer, et ne pensez plus à toutes ces choses qui vous enflamment le sang et exaltent votre système nerveux déjà si irritable. Adieu, il n’y a pas à hésiter. »
Je suivis son conseil ; j’allai passer un mois à Nice, grâce aux huit cents francs que le festival m’avait rapportés, et pour réparer autant que possible le mal qu’il avait fait à ma santé.
Je ne revis pas sans émotion les lieux où je m’étais trouvé treize ans auparavant, lors d’une autre convalescence, au début de mon voyage d’Italie... Je nageai beaucoup dans la mer ; je fis de nombreuses excursions aux environs de Nice, à Villefranche, à Beaulieu, à Cimiez, au Phare. Je recommençai mes explorations des rochers de la côte, où je retrouvai, toujours dormant au soleil, de vieux canons de ma connaissance ; je revis des anses fraîches et riantes, tapissées d’algues marines, où je me baignais autrefois. La chambre où j’avais, en 1831, écrit l’ouverture du Roi Lear, étant occupée par une famille anglaise, j’étais allé me nicher dans une tour appliquée contre le rocher des Ponchettes, au-dessus de la maison.
J’y jouis avec délices d’une vue admirable sur la Méditerranée et d’un calme dont je sentais plus que jamais le prix. Puis, guéri tant bien que mal de ma jaunisse, et à bout de mes huit cents francs, je quittai cette ravissante côte de Sardaigne qui a toujours pour moi un si puissant attrait, et je revins à Paris reprendre mon rôle de Sysiphe.
Quelques mois après ce voyage de Nice, le directeur du théâtre Franconi, séduit par le chiffre extraordinaire auquel s’était élevée la recette du Festival de l’Industrie, me proposa de donner une série de grandes exécutions musicales dans son cirque des Champs-Élysées.
Je ne me souviens pas des arrangements que nous prîmes ensemble à ce sujet. Je sais seulement que ce fut une mauvaise affaire pour lui. Il y eut quatre concerts pour lesquels nous avions engagé cinq cents musiciens ; et les dépenses nécessitées par cet énorme personnel ne purent être entièrement couvertes par les recettes. En outre le local, cette fois encore, ne valait rien pour la musique. Le son roulait dans cet édifice circulaire avec une lenteur désespérante, d’où résultaient, pour toutes les compositions d’un style un peu chargé de détails, les plus déplorables mélanges d’harmonies. Un seul morceau y produisit un très-grand effet, ce fut le Dies iræ de mon Requiem. La largeur de son mouvement et de ses accords le rendait moins déplacé que tout autre dans cette vaste enceinte retentissante comme une église. Le succès qu’il obtint nous obligea de le faire figurer dans le programme de tous les concerts.
Cette entreprise non lucrative pour moi me causa des fatigues excessives. L’occasion s’offrit d’aller me restaurer de nouveau dans les bienfaisantes eaux de la Méditerranée, grâce à deux concerts qu’on m’engageait à venir donner à Marseille et à Lyon, et dont le produit ne pouvait manquer de couvrir au moins les frais du voyage. Je fus ainsi amené pour la première fois à faire entendre mes compositions dans quelques provinces de France.
Les lettres que j’adressai en 1848, dans la Gazette musicale, à mon collaborateur, Édouard Monnais, contiennent, malgré le ton peu sérieux de leur rédaction, le récit exact de ce qui m’arriva dans cette excursion méridionale, et dans une autre que je fis à Lille bientôt après. Elles se trouvent sous le titre de Correspondance académique, dans mon volume des Grotesques de la musique.
Quelques mois plus tard, j’allai pour la première fois parcourir l’Allemagne du Sud, c’est-à-dire l’Autriche, la Hongrie et la Bohême. Voici le récit que je fis de ce voyage à mon ami Humbert Ferrand dans le Journal des Débats.