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Berlioz à Paris

Théâtre-Lyrique

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Présentation
Léon Carvalho
Carvalho et Berlioz: les Troyens
Épilogue
Nécrologie de Léon Carvalho
Choix de lettres de Berlioz, 1856-1863
Illustrations

Cette page est disponible aussi en anglais

Voir aussi La première des Troyens en novembre 1863

Présentation

    Par rapport aux autres théâtres lyriques de Paris — notamment l’Opéra, l’Opéra-Comique et le Théâtre-Italien — le Théâtre-Lyrique est relativement tard venu sur la scène: ses débuts remontent en effet à la fondation le 15 novembre 1847 d’une nouvelle compagnie lyrique par le compositeur Adolphe Adam. Au départ elle porte le nom d’‘Opéra-National’. Elle s’installe dans ce qui avait été le Cirque Olynpique sur le Boulevard du Temple, le bâtiment où Berlioz avait donné plusieurs concerts dans les premiers mois de 1845. Son but avoué est de monter des opéras français d’un style léger et populaire qui s’adresseraient en premier lieu à un auditoire composé essentiellement de membres de la classe ouvrière, et de fournir aux jeunes compositeurs, pour qui l’accès de l’Opéra ou de l’Opéra-Comique était difficile ou impossible, un moyen de se faire entendre.

    Dès ses débuts l’Opéra-National est souvent appelé communément le ‘troisième théâtre-lyrique’ de Paris, ainsi par Berlioz lui-même dans son coup d’œil rétrospectif sur ses antécédents dans le Journal des Débats (30 septembre 1851), ou dans la notice détaillée par laquelle l’hebdomadaire Le Ménestrel annonce le nouveau théâtre (7 novembre 1847):

Voilà le troisième théâtre lyrique tel qu’il s’offre au public et aux jeunes compositeurs dont il va devenir le berceau. [...] Loin d’être une concurrence préméditée pour l’Opéra et l’Opéra-Comique, il deviendra la véritable pépinière artistique de tous les théâtres de France.

    En l’occurrence la vie du nouveau théâtre sera de très courte durée, et après quelques mois il disparaît dans la tourmente des révolutions de 1848 (cf. Berlioz dans le Journal des Débats, 26 juillet 1848). Mais quelques années plus tard le projet est repris, avec une nouvelle direction mais dans la même salle, et cette fois avec succès: le nouvel Opéra-National est inauguré le 27 septembre 1851. Le Ménestrel (5 octobre 1851) donne un compte-rendu développé et élogieux de la représentation d’ouverture, qui selon lui justifie la création d’un ‘troisième théâtre-lyrique’ pour supplémenter l’Opéra et l’Opéra-Comique. Par contre le compte-rendu de Berlioz de l’événement est beaucoup plus critique et ironique suivant sa manière (Journal des Débats, 30 septembre 1851). Dans les mois suivants Berlioz donne deux autres comptes-rendus de représentations à l’Opéra-National (Débats 13 janvier et 21 février 1852). Arrivé là l’Opéra-National décide de changer de nom: en avril 1852 il devient maintenant le ‘Théâtre-Lyrique’ (Le Ménestrel, 25 avril 1852) et par la suite c’est le nom par lequel il sera connu. Cest ainsi que Berlioz le nomme désormais dans les feuilletons dans lesquels il rend compte de ses nombreuses représentations (pour la première fois dans les Débats, 2-3 novembre 1852).

   En privé Berlioz a une piètre opinion du théâtre: ‘Quant au 3ème théâtre dit lyrique, ce n’est qu’un égout musical où viennent pisser tous les ânes de Paris’, écrit-il dans une lettre du 8 février 1853 (CG no. 1563). Dans ses articles publiés dans le Journal des Débats il s’exprime moins crûment mais ne se gêne pas pour ironiser sur le Théâtre-Lyrique. Le feuilleton du 7 janvier 1853 est une longue tirade contre les travers de ce théâtre. Ailleurs il se répand en sarcasmes: ‘Ce théâtre essentiel, ce Théâtre-Lyrique, ce théâtre de la musique mise à la portée de tout le monde, ce théâtre de première nécessité’ (6 septembre 1853), ‘cet Hercule qu’on nomme le Théâtre-Lyrique’ (31 décembre 1855).‘Les belles exécutions sont rares au Théâtre-Lyrique’ (2 octobre 1855).

Léon Carvalho

    Une amélioration sensible, tant dans la qualité de l’exécution que dans le choix du répertoire, vient au début de 1856 avec la nomination d’un nouveau directeur pour remplacer M. Pellegrin démissionnaire (annonce dans Le Ménestrel du 24 février 1856). Le nouveau directeur, Léon Carvalho (1825-1897), élève du Conservatoire, commence sa carrière comme bariton avant de devenir directeur de théâtre; il chante à l’Opéra-Comique, où il rencontre la cantatrice Marie Miolhan qu’il épouse en 1853 (Berlioz la nomme fréquemment dans ses feuilletons à partir de 1850, d’abord sous le nom de Mlle Miolan, puis sous celui de Mme Miolan-Carvalho ou de Mme Carvalho). Carvalho restera à la direction du Théâtre-Lyrique de 1856 à 1868, avec une interruption de deux ans entre avril 1860 et octobre 1862 (voir ci-dessous). Dans un feuilleton du 29 mars 1856 Berlioz constate tout de suite la différence amenée par le nouveau directeur:

Le Théâtre-Lyrique est maintenant en voie de succès; l’impulsion qu’il a reçue de son nouveau directeur est énergique et bien dirigée. L’exécution musicale s’améliore, l’ensemble et les détails des représentations paraissent plus soignés.

    Il poursuit en recommandant au théâtre, non seulement de continuer à élever le niveau de ses représentations mais de faire preuve de beaucoup plus de discernement dans le choix de son répertoire. C’est précisément ce que Carvalho va s’efforcer de faire au cours des années à venir: le Théâtre-Lyrique continue à monter des opéras populaires, mais il ouvre aussi ses portes à des jeunes compositeurs français de mérite, entre autres Gounod (son Faust, par exemple, y est représenté pour la première fois en mars 1859), et il met en scène des opéras classiques mais peu joués des grands maîtres: Gluck, Mozart, Beethoven et Weber.

    La réputation de Carvalho a grandement souffert à cause de Berlioz. Grâce à la Postface des Mémoires, dans laquelle Berlioz raconte longuement l’histoire des exécutions des Troyens au Théâtre-Lyrique en novembre-décembre 1863, Carvalho a laissé pour beaucoup le souvenir d’un directeur qui a monté une version mutilée du chef-d’œuvre du Berlioz qui laissait beaucoup à désirer, amputée de ses deux premiers actes, avec de nombreuses coupures, insuffisamment étudiée et avec une mise en scène à bon marché. Le reste des Mémoires ne corrige pas cette impression négative: on n’y trouve qu’une seule autre mention de Carvalho, dans une note peu explicite du chapitre 59 (note 5). Berlioz y raconte que Carvalho lui avait promis un jour un livret pour un opéra qui devait être monté à son théâtre, mais par la suite oublia complètement sa promesse (l’incident n’est pas daté, mais se place forcément après la nomination de Carvalho comme directeur du Théâtre-Lyrique en février 1856).

    Berlioz avait certes des doutes sérieux sur Carvalho; à témoin deux lettres, la première adressée à la princesse Princess Sayn-Wittgenstein et datée du 24 mars 1857, donc bien avant qu’il soit question de monter les Troyens au Théâtre-Lyrique (CG no. 2219), et la seconde à son fils Louis et datant du 3 ou 4 mai 1864, après les représentations des Troyens (CG no. 2855). Mais il convient de souligner que la présentation des Mémoires, qui pour beaucoup constitue un point de départ, donne en fait une idée incomplète de ce que Berlioz pensait de Carvalho, tant en ce qui concerne son action au Théâtre-Lyrique en général, qu’au sujet des représentations des Troyens en 1863. Lors de la publication posthume des Mémoires en 1870, Carvalho fut à ce qu’on dit blessé par le portrait tracé de lui par Berlioz, et on le comprend. Mais face au témoignage des Mémoires il faut aussi verser au dossier de nombreux passages des autres écrits de Berlioz — sa correspondance et ses feuilletons — qui présentent une image bien plus positive de Carvalho et de son action au Théâtre-Lyrique, y compris sa mise en scène des Troyens.

    De 1856 à 1863 Berlioz rend compte dans le Journal des Débats de nombreuses réalisations de Carvalho au Théâtre-Lyrique; son tout dernier feuilleton traite d’une exécution à ce théâtre d’un nouvel opéra de Bizet, les Pêcheurs de perles (8 octobre 1863). Le ton de ses comptes-rendus est généralement positif. À propos de la Reine Topaze, qui a grand succès, Berlioz constate: ‘Le Théâtre-Lyrique est en train de faire peau neuve, et s’il continue nous pourrons assister bientôt à sa complète transformation’ (31 décembre 1856). Le mois précédent il annonce: ‘M. Carvalho prépare, dit-on, plusieurs ouvrages de grande importance pour lesquels diverses améliorations seront apportées au personnel musical de son théâtre’ (15 novembre 1856). Berlioz juge plusieurs de ses comptes-rendus suffisamment intéressants pour mériter d’être repris dans son recueil À Travers chants qu’il publie en 1862: les représentations d’Obéron de Weber (‘le plus grand événement musical qu’on ait eu à signaler chez nous depuis bien des années ’ — 6 mars 1857), Abu Hassan, également de Weber (19 mai 1859), le Fidelio de Beethoven (19 mai et 22 mai 1860), et, pour Berlioz ce qui comptait sans doute le plus, les fameuses représentations de l’Orphée de Gluck en novembre 1859 avec Pauline Viardot dans le rôle principal (22 novembre et 9 décembre 1859). L’initiative pour cette entreprise appartenait à Carvalho lui-même, et Berlioz, de l’aveu commun le meilleur connaisseur de Gluck de son temps, est invité à y jouer un rôle très actif comme conseiller artistique (il avait déjà conseillé Carvalho lors de la mise en scène de l’Obéron de Weber en 1857).

   Il convient de souligner ici que l’œuvre de Carvalho au Théâtre-Lyrique est accomplie uniquement à partir des ressources assez modestes du théâtre: jusqu’en 1863 le Théâtre-Lyrique, à l’encontre de l’Opéra ou de l’Opéra-Comique, ne dispose pas de la garantie d’une subvention d’état et doit donc vivre uniquement des recettes de ses réprésentations. Dès janvier 1853 Berlioz, qui a toujours prôné le soutien par l’état des arts, avait lancé un appel pour qu’une subvention soit accordée au Théâtre-Lyrique, mais il faudra attendre encore dix ans pour que cet appel soit entendu.

Carvalho et Berlioz: les Troyens

    Carvalho soutient les jeunes compositeurs; il s’intéresse également à la musique de Berlioz. Dans les dernier mois de 1856 il a paraît-il le projet de monter Benvenuto Cellini l’année suivante sur son théâtre; l’ouvrage avait été repris par Liszt à Weimar en 1852 puis de nouveau en 1856. La nouvelle mise en scène aurait comporté des modifications dans l’ouvrage et l’utilisation de dialogues parlés; mais Carvalho tenait à ce que Berlioz garde le projet secret. Quelles qu’aient été ses raisons, il semble que c’est à Carvalho que revient l’initiative du projet, et non à Berlioz lui-même. En l’occurrence le projet n’aboutira pas, par manque de temps et à cause du départ imprévu du ténor auquel Berlioz destinait le rôle principal (CG nos. 2178, 2183, 2195, 2209).

    La même année 1856, après de longues hésitations pendant plusieurs années, Berlioz se laisse finalement convaincre par la princesse Sayn-Wittgenstein à Weimar d’entreprendre la composition de son grand opéra en cinq actes Les Troyens. Son hésitation s’explique par des doutes bien fondés: son œuvre ne pourrait jamais être exécutée à Paris telle qu’il l’aurait conçue. Il n’y avait qu’un seul théâtre lyrique en France suffisamment grand et pourvu des ressources nécessaires pour monter son ouvrage dignement: l’Opéra de Paris. Mais les rapports de Berlioz avec l’Opéra ont été de longue date difficiles, depuis l’échec de Benvenuto Cellini en 1838; dans ses feuilletons Berlioz ne ménage pas ses critiques, et sa franchise lui attire de nombreux ennemis. Par exemple, dans un feuilleton où il rend compte d’une reprise de la Vestale de Spontini à l’Opéra, il déclare que les théâtres lyriques ‘sont les mauvais lieux de la musique, et la chaste muse qu’on y traîne ne peut y entrer qu’en frémissant’ (Journal des Débats, 21 mars 1854). Les grandes œuvres ne peuvent être exécutées dignement que si leur auteur, ou un artiste investi d’une autorité égale, y jouirait d’un pouvoir despotique absolu et n’accepterait aucun compromis. ‘Hors de là il n’y a que résultats incomplets, contre-sens, désordre et cacophonie’. Berlioz pensait sans doute au sort qu’attendait l’opéra qu’il méditait depuis plusieurs années.

    Le chemin parcouru par l’opéra de Berlioz — ou du moins une partie importante de l’œuvre mais non sa totalité — pour accéder à la scène d’un théâtre lyrique parisien est long et compliqué. Deux théâtres entraient en ligne de compte, pour commencer seulement l’Opéra, puis à partir de l’automne de 1859 le Théâtre-Lyrique, mais dans les deux cas l’histoire s’avèrera rien moins que simple. Ce qui suit donne un résumé chronologique des principales étapes, avec renvoi à des extraits de la correspondance du compositeur, qui constitue la source de renseignements la plus importante.

    Il se trouve par hasard qu’au moment où Berlioz entreprend de composer les Troyens un nouveau directeur est nommé à l’Opéra (1er juillet 1856): c’est Alphonse Royer (1803-1875). Écrivain et librettiste de carrière avant de devenir directeur de l’Opéra, Royer figure souvent comme librettiste dans les feuilletons de Berlioz, et quand en 1847 Berlioz est nommé chef d’orehestre au théâtre de Drury Lane à Londres, son contrat précise qu’il devra composer un opéra sur un livret de Royer et Vaës (cet opéra ne fut en fait jamais écrit). Pour Berlioz la nomination de Royer est de mauvais augure: dans une lettre datée du 28 mars 1858 et adressée à l’empereur Napoléon III (mais qui ne fut jamais envoyée) Berlioz écrit: ‘Le théâtre de l’Opéra est en ce moment dirigé par un de mes anciens amis [Alphonse Royer], qui professe au sujet de mon style en musique, style qu’il n’a jamais connu et qu’il ne peut apprécier, les opinions les plus étranges’. Des lettres de Berlioz de 1856 expriment la même opinion (CG nos. 2170, 2181). Berlioz a si peu confiance dans les opinions de Royer sur la musique que jusqu’à au moins mars 1859 il refuse même de parler de l’existence des Troyens à Royer (CG nos. 2338, 2341, 2363).

    Face à ce dilemme Berlioz doit chercher à contourner l’obstacle. Il avait pris au départ la décision d’écrire le poème (ou livret) de l’ouvrage avant de composer la musique (CG nos. 2132, 2145). Le poème terminé, et alors qu’il travaille sur la partition, Berlioz commence à faire connaître l’ouvrage et cherche à éveiller l’intérêt du public, dans l’espoir de faire pression sur l’Opéra. La première à recevoir le texte du poème (en juillet 1856) est, comme il se doit, la princesse Sayn-Wittgenstein, qui répond avec de nombreuses observations (CG nos. 2150, 2163, 2165, 2168). Peu après Berlioz commence à faire des lectures du poème à d’autres (CG nos. 2164 [P.S.], 2170). Le 4 mars 1857 il donne lecture du poème (sans musique) devant un auditoire comprenant le personnel du Journal des Débats et quelques autres invités: premier succès (CG no. 2214). Il répètera la formule à de nombreuses occasions par la suite (voir par exemple CG nos. 2274, 2279). En même temps qu’il commence cette série de lectures devant des auditoires de choix, il cherche à tirer parti de son rang d’académicien (il est élu membre de l’Institut le 21 juin 1856, peu après avoir commencé à travailler sur les Troyens). En tant que membre de l’illustre corps officiel, l’accès à la cour impériale lui est maintenant facilité, et il en profite pour chercher à intéresser l’empereur et l’impératrice à son travail, et les persuader d’intervenir en sa faveur à l’Opéra (CG nos. 2219, 2222, 2235, 2256, 2275, 2277, 2279, 2292, 2293, 2299, 2334). Mais Napoléon III, outre ses multiples préoccupations, ne s’intéressait aucunement à la musique, à l’encontre de quelques princes et rois dont Berlioz avait fait la connaissance au cours de ses voyages en Allemagne (CG no. 2857). Mais somme toute les efforts de Berlioz commencent à porter fruit: vers la fin de 1858 et au début de 1859 la rumeur publique porte de plus en plus à croire que l’Opéra pourrait s’intéresser aux Troyens, mais toutefois sans aucun engagement ferme de sa part (CG nos. 2338, 2341, 2363).

    C’est alors qu’un nouvel élément apparaît. En septembre 1859, alors que les études pour l’Orphée de Gluck sont en cours au Théâtre-Lyrique, Carvalho demande à Berlioz de lui permettre de lire le poème des Troyens, dont la partition était maintenant presque terminée. Carvalho est enthousiasmé et offre sans plus attendre de monter l’ouvrage à son théâtre (CG nos. 2404, 2405, 2406, 2407, 2416, 2436); quelques mois plus tard, au début de 1860, un accord formel est conclu entre Berlioz et Carvalho (CG nos. 2452, 2462, 2472). L’idée était de monter les Troyens pour l’inauguration du nouveau Théâtre-Lyrique qui allait être construit sur la Place du Châtelet sur les bords de la Seine, en replacement de l’ancien théâtre Boulevard du Temple qui allait être démoli. Le nouveau théâtre devait être plus grand que son prédecesseur, et Berlioz intervient auprès du Baron Haussmann, Préfet de la Seine, pour qu’on augmente la superficie du terrain assigné pour sa construction (CG nos. 2474, 2475). Comme on pouvait s’y attendrer, la construction du nouveau théâtre prendra plus longetemps que prévu, et le projet en sera retardé de bien des mois.

   Puis un rebondissement inattendu: sans préavis ou explication Carvalho démissionne subitement de son poste de directeur le 1er avril 1860 (Le Ménestrel, 8 avril 1860, p. 149; CG no. 2494). Son successeur Charles Réty (1826-1895) affirme à Berlioz que le contrat existant sera respecté (CG no. 2500), mais le nouveau directeur n’est visiblement pas à la hauteur et s’avère incapable de gérer le théâtre avec compétence; Berlioz en vient à regretter le départ de Carvalho (CG nos. 2516, 2519, 2522, 2524, 2526). Pour finir, vers la fin avril 1861, Berlioz retire officiellement les Troyens du Théâtre-Lyrique, comme il ressort d’une lettre de Charles Réty à Édouard Alexandre (NL p. 563-4; la lettre est datée du 3 mai); Alexandre était un ami et partisan de Berlioz qui avait offert un important soutien financier pour la mise en scène des Troyens (CG nos. 2405, 2407, 2436, 2519, 2524). Berlioz se voit de nouveau obligé de miser entièrement sur l’Opéra.

    Pendant les mois où Berlioz attend les suites de l’offre de Carvalho, puis de son successeur Réty, ses rapports avec Alphonse Royer semblent se réchauffer lentement. Mais il est difficile de les suivre avec précision: les rares allusions dans la correspondance de Berlioz sont rien moins que claires. Leur premier contact attesté date d’octobre 1860 et a lieu à l’initiative de Royer, mais on n’a aucune idée précise de ce qu’il avait alors en tête (CG no. 2421). Une rumeur en décembre 1859 selon laquelle Royer serait remplacé à la tête de l’Opéra par un directeur plus favorable à Berlioz et à sa musique reste sans suite (CG nos. 2441, 2442). Quelques mois plus tard, en juin 1860, on lit au passage dans une lettre de Berlioz à son fils Louis: ‘Le directeur de l’Opéra [sc. Royer] me fait pour les Troyens des propositions saugrenues; je l’ai envoyé au diable’ [NL p. 550]. C’est la première mention connue des Troyens de la part de Royer, mais quelle qu’ait été la teneur de ces ‘propositions saugrenues’ Berlioz n’est pas convaincu, et jusqu’au début de 1861 il continue à mettre ses espoirs dans le Théâtre-Lyrique pour monter les Troyens, quoique avec un scepticisme grandissant (CG no. 2526). Au début de février 1861 il fait une démarche auprès du comte Walewski, ministre d’état tout-puissant à l’Opéra, pour tenter de l’intéresser aux Troyens (CG no. 2534), sans résultat immédiat, mais au cours des mois suivants la situation évolue considérablement. Vers la fin avril Berlioz retire ses Troyens du Théâtre-Lyrique (voir ci-dessus), comme s’il croyait pouvoir compter sur une solution de rechange. Vers la fin mai il est en mesure de dire à son fils que Royer semble maintenant ‘dans les meilleures dispositions’ (CG no. 2551ter), et au début de juin il annonce que les Troyens sont maintenant officiellement acceptés par l’Opéra (CG nos. 2554, 2555, 2557; voir aussi la lettre du 22 juin de Marie Recio-Berlioz).

    En fait rien n’est encore joué: les Troyens sont mis dans une file d’attente à la suite de deux autres opéras, de Gounod et Gevaert, qui ne sont d’ailleurs pas encore écrits. Il ressort aussi clairement d’une note manuscrite de Royer au secrétaire général de l’Opéra que Royer avait la ferme intention de faire de larges coupures dans l’ouvrage, et qu’il n’envisageait pas de représentation des Troyens dans un avenir proche (NL p. 567; 8 juin 1861). L’opéra de Gounod est finalement représenté à la fin de février 1862 mais tombe à plat; Berlioz en rend compte (Journal des Débats, 8 mars 1862), et en privé il considère l’ouvrage un échec total (CG no. 2596), qui a pour résultat de paralyser la direction de l’Opéra qui se refuse à prendre de nouveaux risques (CG nos. 2608, 2677).

    Entre temps la construction du nouveau Théâtre-Lyrique se poursuit à la Place du Châtelet, et le bâtiment est enfin terminé, mais en octobre 1862 quand il est sur le point d’être inauguré Réty donne sa démission et Carvalho redevient directeur (Le Ménestrel, 12 octobre 1862, pp. 365 & 366). Berlioz salue ouvertement le changement: ‘Les destinées du Théâtre-Lyrique ont été de nouveau confiées aux habiles mains de M. Carvalho. C’est un homme actif, intelligent, hardi, plein de feu et de verve dans l’exécution de ce qu’il entreprend’ (Journal des Débats, 29 octobre 1862). Une semaine plus tard il rend compte de l’inauguration du nouveau théâtre qu’il décrit en termes positifs: ‘Ce théâtre me paraît fort beau à l’extérieur, plus beau encore à l’intérieur, élégant, splendide, décoré avec goût, et, ce qui m’intéresse davantage, d’une bonne sonorité, point trop sèche ni trop criarde’. Et de nouveau Berlioz réclame l’attribution d’une subvention d’état au nouveau théâtre (Débats, 6 novembre 1862).

    De retour au Théâtre-Lyrique Carvalho s’empresse de relancer son vieux projet de monter les Troyens. Il envisage aussi comme seconde possibilité de monter Béatrice et Bénédict (qui venait d’être créé à Bade au mois d’août), mais Berlioz est d’abord très réservé (CG nos. 2669, 2677). Il veut donner une dernière chance à l’Opéra, mais après des mois de dérive la démission d’Alphonse Royer en décembre 1862 ajoute à la confusion. Berlioz écrit au nouveau directeur Émile Perrin pour l’inciter à relire le poème des Troyens (CG no. 2687, 10 janvier 1863). Au début de février il lance un ultimatum à l’Opéra jusqu’au 15 du mois (CG nos. 2694, 2695), et avant la fin du mois il renonce définitivement à l’Opéra et accepte les propositions de Carvalho: les Troyens seront représentés au Théâtre-Lyrique avant la fin de l’année 1863 (CG no. 2697).

    Les préparatifs qui s’ensuivirent et les représentations de l’ouvrage en novembre et décembre 1863 sont traitées en détail dans la page intitulée La première des Troyens en 1863 à laquelle on reverra le lecteur.

    Comme il a été dit ci-dessus, le récit de cet épisode dans la Postface des Mémoires ne rend pas pleine justice à Carvalho. On a donc plaisir à constater qu’après coup Berlioz a tenu à exprimer un jugement beaucoup plus positif sur le directeur du Théâtre-Lyrique. En 1862 le Grand-Duc de Weimar était intervenu auprès de Napoléon III pour l’inciter, mais sans succès, à faire monter les Troyens à l’Opéra; dans une lettre au Grand-Duc datée du 12 mai 1864, Berlioz écrit (CG no. 2857; voir aussi le texte complet de cette lettre):

[...] Mon ouvrage [les Troyens] fut ainsi donné [au Théâtre-Lyrique] et les efforts et la hardiesse de M. Carvalho parvinrent à réaliser ce que votre Altesse eût voulu obtenir en totalité pour moi de l’administration de l’académie impériale [l’Opéra]. [...] M. Carvalho a prouvé là une fois de plus qu’il était un artiste; il a mis en scène sur son théâtre les chefs-d’œuvre de Gluck, de Mozart, de Weber, de Beethoven qu’on n’entendait nulle part à Paris, et sans lui ma grande partition serait encore à cette heure complètement inconnue. Je ne puis m’empêcher de le signaler à votre attention, et si jamais votre Altesse jugeait convenable d’accorder à un directeur de théâtre une distinction honorifique, il n’y en a pas un en Europe, je le crois, qui en fut plus digne et plus heureux que M. Carvalho. [...]

Épilogue

    Carvalho reste à la direction du Théâtre-Lyrique jusqu’en 1868. Il deviendra par la suite directeur de l’Opéra-Comique en 1876, poste qu’il gardera avec une interruption jusqu’à sa mort en 1897. En 1886 il semble vouloir de nouveau s’occuper de la musique de Berlioz: il s’agit cette fois de monter Benvenuto Cellini, projet qu’il avait caressé 30 ans plus tôt au Théâtre-Lyrique (voir ci-dessus), et qui lui a peut-être été soufflé à cette occasion par Ernest Reyer, ami et partisan de Berlioz. Des études furent commencées et activement poursuivies, mais le projet fut subitement abandonné au début de 1887, on ne sait exactement pourquoi, et Benvenuto Cellini devra attendre jusqu’en 1913 pour parvenir à la scène à Paris pour la première fois depuis son échec en 1838.

    Carvalho meurt le 29 décembre 1897. Nous reproduisons ci-dessous la nécrologie élogieuse qui parut quelques jours plus tard dans Le Ménestrel.

Le Ménestrel, 2 janvier 1898, p. 3 (Nécrologie)

LÉON CARVALHO

    Nous n’avons pas, à l’heure présente, à donner de longs renseignements sur la mort si subite et si imprévue de M. Carvalho, au sujet de laquelle tous les journaux ont informé déjà le public jusque dans les moindres détails. Après avoir enregistré la date de cet événement : 29 décembre, nous avons seulement à retracer la vie et la carrière très active, très laborieuse, de l’homme qui fut dans son genre un grand artiste et qui resta sur la brèche pendant plus de quarante ans.

    Léon Carvalho, de son vrai nom Carvaille, était né aux Colonies en 1825, selon les registres du Conservatoire, dont il fut l’élève et où il obtint un accessit en 1848. Il était engagé bientôt à l’Opéra-Comique, où il ne tint qu’un emploi secondaire et où il connut Mlle Félix-Miolan, la jeune cantatrice déjà distinguée qui allait devenir sa femme et qui ne devait pas tarder à être l’une des plus grandes artistes de ce temps. Vers la fin de 1855, Mme Carvalho s’étant brouillée avec l’Opéra-Comique, accepta un engagement qui lui était offert au Théâtre-Lyrique, alors dirigé par Pellegrin, ancien directeur du Grand-Théâtre de Marseille. Une pièce fut commandée pour elle de Clapisson, dans laquelle elle devait débuter ; cette pièce était la Fanchonnette. Mais les affaires de Pellegrin étaient déjà embarrassées, des tiraillements se produisaient de tous côtés, les difficultés se renouvelaient chaque jour, si bien que celui-ci dut quitter la place avant d’avoir pu faire débuter sa nouvelle recrue. M. Carvalho se mit alors sur les rangs pour lui succéder, obtint, le 20 février 1856, le privilège du Théâtre-Lyrique, et peu de jours après la Fanchonnette était jouée avec un succès éclatant pour la cantatrice.

    Ce fut, pour le Théâtre-Lyrique, le commencement d’une période singulièrement brillante et telle qu’il n’en avait pas encore connue, une période dont l’éclat fit plus d’une fois pâlir celui de nos autres scènes musicales (subventionnées pourtant, alors que lui devait vivre de ses propres ressources). Le souvenir n’est pas oublié des belles et nobles soirées que ce théâtre offrait alors à son public, soit à l’aide d’ouvrages nouveaux dont quelques-uns étaient des chefs-d’œuvre — c’est au Théâtre-Lyrique que nous devons le meilleur de Gounod — soit en remettant à la scène, dans des conditions d’exécution admirables, des œuvres magistrales du répertoire français ou étranger. C’est ainsi que M. Carvalho encourageait l’art national et nos jeunes compositeurs en jouant le Médecin malgré lui, Faust, Philémon et Baucis, Mireille, Roméo et Juliette de Gounod, Maître Wolfram et la Statue de M. Reyer, les Dragons de Villars et les Pêcheurs de Catane, d’Aimé Maillart, la Reine Topaze et la Fée Carabosse de Victor Massé, les Nuits d’Espagne, Gil Blas et la Demoiselle d’honneur de Th. Semet, Sardanapale de M. Victorin Joncières, les Pêcheurs de perles et la Jolie Fille de Perth de Bizet, les Troyens de Berlioz, le Jardinier et son Seigneur et Maitre Griffard de Léo Delibes, etc., etc.

    Mais en même temps, comme nous le disions, M. Carvalho faisait de brillantes incursions dans le grand répertoire international, Dieu sait avec quel succès. Il avait recruté une troupe superbe, qui comptait dans ses rangs, avec Barbot, Michot, Lutz, Ismaël, Froment, Meillet, Mmes Carvalho, Pauline Viardot, Marie Sasse (alors Sax), Vandenheuvel-Duprez, Marimon, Ugalde, Christine Nilsson, de Maësen... C’est avec tous ces grands artistes qu’il n’hésita pas à monter l’Orphée de Gluck, le Fidelio de Beethoven, puis les chefs-d’œuvre de Mozart et de Weber : Don Juan, les Noces de Figaro, la Flûte enchantée, l’Enlèvement au sérail, le Freischütz, Euryanthe, Obéron, et encore quelques ouvrages italiens : Don Pasquale de Donizetti, Macbeth et Violetta de Verdi, qui firent accourir tout Paris au Théâtre-Lyrique, devenu en réalité notre première scène musicale.

    Cependant, si cette campagne était infiniment brillante au point de vue artistique, les ressources relativement restreintes du théâtre, injustement privé de subvention, la rendaient, malgré l’empressement du public, beaucoup moins brillante au point de vue matériel. Après une lutte vigoureuse de quatre années, M. Carvalho avait dû passer la main et se retirer le 1er avril 1860, ayant pour successeur son secrétaire, l’excellent Charles Réty, mort il y a peu d’années. Lui-même succéda à Réty et reprit la direction le 4 octobre 1862, pour l’abandonner de nouveau le 1er septembre 1868.

    A la suite des événements de 1870-71, M. Carvalho devint directeur du Vaudeville. Là, il se souvint qu’il aimait la musique, et il fit écrire par Bizet l’adorable partition dont celui-ci orna le beau drame d’Alphonse Daudet, l’Arlésienne. Après quelque temps passé au Vaudeville, M. Carvalho accepta les fonctions très importantes de directeur de la scène à l’Opéra, et enfin, au mois de septembre 1876, il succédait à M. du Locle comme directeur de l’Opéra-Comique. Ce théâtre était alors dans un assez fâcheux état, que M. Carvalho sut améliorer promptement, à force de travail, d’intelligence et d’activité. On sait comment cette situation prit fin et de quelle façon douloureuse, par la terrible catastrophe du 25 mai 1887, l’incendie de la salle Favart, dont on voulut faire retomber sur lui la responsabilité. Condamné en première instance à six mois de prison et 200 francs d’amende, M. Carvalho fut acquitté en appel, mais sa position était perdue. Il la retrouva en 1891, où il fut nommé de nouveau, le 6 mars, directeur de l’Opéra-Comique, à la suite de la déconfiture de M. Paravey.

    On sait ce qu’ont été ces deux dernières périodes de sa longue carrière administrative, et les faits sont ici trop près de nous pour qu’il soit besoin de les raconter en détail, chacun les ayant présents à l’esprit. M. Carvalho est mort sur la brèche, au champ d’honneur, peut-on dire, après avoir préparé et remporté, avec la Sapho de M. Massenet, l’une des plus belles victoires dont un auteur et un directeur puissent justement s’enorgueillir. Il ne jouira pas des suites de cette victoire, mais celle-ci sera mise au compte de ses plus brillants et de ses plus glorieux états de service. Dans la personne de M. Carvalho, c’est, comme nous l’avons dit, dans son genre un grand artiste qui disparaît, et qui ne saurait laisser à tous que des regrets aussi vifs que sincères.

Choix de lettres de Berlioz, 1856-1863

CG = Correspondance générale (1972-2003)
NL = Nouvelles lettres de Berlioz, de sa famille, de ses contemporains (2016)

1856

À Auguste Morel (CG no. 2170; 9 septembre)

[...] Votre opéra est-il avancé?
Je travaille exclusivement au mien [les Troyens]; sans en parler seulement à A. Royer qui est comme furent tous les autres directeurs de l’Opéra, un Hottentot en musique. Il me regarde comme un grand symphoniste qui ne peut et ne doit faire que des symphonies et qui ne sait pas écrire pour les voix. Il n’a entendu ni Faust, ni l’Enfance du Christ, il ne connaît rien à toutes ces questions, mais c’est néanmoins une opinion arrêtée chez lui. Il l’a dit dernièrement à un de mes amis. J’en étais d’ailleurs parfaitement sûr d’avance; je connaissais ses idées sur la musique. [...]
En attendant je vous avouerai que le poème, que j’ai lu à diverses personnes, a un grandissime succès. Je crois que vous aussi vous trouveriez cela beau. [...]

À sa sœur Adèle Suat (CG no. 2181; 26 octobre)

[...] Je ne puis écrire assez vite ma partition; il me faut un temps énorme, désastreux. — Je suis inquiet de son avenir. — Il n’y a point d’interprètes. — Le théâtre de l’Opéra est aux mains des plus grands ennemis de mon art. — L’Empereur ne sait rien, ne comprend rien [...]

1857

À la princesse Sayn-Wittgenstein (CG no. 2209; 13 février)

[...] Le Théâtre-Lyrique achève les études d’Obéron; je n’ai pas d’idée de ce qu’ils vont faire de la partition de Weber. C’est après cela que le directeur veut monter Cellini; pourtant la saison s’avance, la furie du public pour la Reine Topaze ne se calme point, le théâtre achève ses représentations au mois de mai, et il me semble qu’il y aurait peu de prudence à risquer cette reprise vers le milieu ou la fin d’avril, pour la voir si vite interrompue par la clôture. En outre le ténor sur lequel je comptais vient de Brésilier son engagement et de partir pour Rio de Janeiro [...]

À sa sœur Adèle Suat (CG no. 2214; 12 mars)

[...] J’ai fait dernièrement [4 mars] une solennelle lecture des Troyens chez Ed. Bertin le directeur du Journal des Débats. Presque tous nos confrères y assistaient avec plusieurs auditeurs étrangers à la rédaction. Le succès a été très grand; tout le monde a paru frappé et presque effrayé de l’énormité de la tâche du musicien, de la force de ces passions épiques et de la grandeur de ce spectacle Virgilio-Shakespearien. [...]

À la princesse Sayn-Wittgenstein (CG no. 2219; 24 mars)

[...] Soutenons le Carvalho et le Th.-Lyrique, dites-vous! oui, c’est ce que je fais. Mais pour donner à ce directeur l’idée d’être ce que nous voudrions qu’il fût. Au fond il ne l’est pas... C’est comme de trente mille autres choses. Il n’y a rien de réel dans son prétendu sentiment de la musique de style. Tout n’est que vanité, mensonge et fragilité, dit la chanson; j’ajouterai la stupidité. Le Carvalho est seulement un peu moins stupide que ses confrères.
J’ai entendu parler de ce percement d’un nouveau boulevard qui amènerait la démolition du Th.-Lyrique; mais je ne sais ni où ni quand on construira la salle qui doit la remplacer. [...]

1858

À Franz Liszt (CG no. 2338; 13 décembre)

[...] L’idée ou du moins le nom de mes Troyens, fermente sourdement à l’Opéra; ces rumeurs me reviennent de toutes parts. La commission s’en est occupée; j’ai eu à ce sujet une longue conversation avec le ministre d’État; et je persiste à ne vouloir pas en dire un mot au directeur, et à tenir pour impossible l’exécution d’un pareil ouvrage par les chanteurs qui nous possèdent en ce moment. [...]

1859

À Adolphe Samuel (CG no. 2341; 1er janvier)

[...] Je ne réponds pas à vos questions sur les Troyens, je n’en ai pas la force. On s’en est occupé dernièrement à la Commission de l’Opéra, l’Empereur semble avoir recommandé mon ouvrage. J’ai eu à ce sujet une longue conversation avec le Ministre d’Etat. Mais je ne veux absolument pas en parler au directeur de l’Opéra dont je connais les singulières prétentions au goût musical.
La mise en scène des Troyens viendra comme il convient qu’elle vienne, ou elle ne viendra pas. Cela me paraît beau; la partition a été dictée à la fois par Virgile et par Shakespeare; ai-je bien compris mes deux maîtres?... en tout cas je ne supporterai pas de la voir insultée par les crétins qui possèdent à cette heure le pouvoir à l’Opéra. [...]

À Auguste Morel (CG no. 2363; 18 mars)

[...] J’ai un nouveau patron pour mon opéra, un prôneur très chaud; c’est M. Véron [directeur de l’Opéra, 1829-1835], qui a voulu entendre dernièrement une lecture du poème et qui en dit partout de magnifiques choses. Il déclare le cinquième acte un chef d’œuvre, en ajoutant que s’il était directeur il dépenserait cent cinquante mille francs pour monter cela.
Il est vrai que les paroles ne l’engagent à rien; mais elles font sensation parmi les gens de l’Opéra. Peu à peu, peu à peu, seront-ils forcés de venir vers la montagne?.. en tout cas la montagne s’obstine à ne pas aller à eux. Je n’ai jamais parlé de mon ouvrage à Royer et je ne lui en parlerai jamais. [...]

À son fils Louis Berlioz (CG no. 2404; 23 septembre)

[...] Il (Carvalho) est enthousiasmé de mon poème des Troyens, que je lui ai prêté. Il voudrait les monter à son théâtre; mais comment faire? Il n’y a point de ténor pour Enée... Madame Viardot me propose de jouer à elle seule les deux rôles successivement; la Cassandre des deux premiers actes deviendrait ainsi la Didon des trois derniers. Le public, je le crois, supporterait cette excentricité, qui n’est pas d’ailleurs sans précédent. Et mes deux rôles seraient joués d’une façon héroïque par cette grande artiste.
Ce serait pour l’année prochaine et dans un nouveau théâtre qu’on va construire sur la place du Châtelet, sur le bord de la Seine. Attendons. Cependant on parle beaucoup de divers côtés aux gens de l’Opéra. [...]

À Pauline Viardot (CG no. 2405; 24 septembre)

[...] Carvalho s’est monté la tête pour les Troyens dont il a lu le livret. Plus que jamais il voudrait les mettre en scène sur son nouveau théâtre; en outre ce brave Alexandre lui a offert, s’il aborde franchement cette difficile entreprise, d’y contribuer pour cinquante mille francs. Je vois clairement qu’il (Carvalho) a l’idée de faire jouer Didon par sa femme... Il est non moins clair que cela est absurde. Mais quoi, la directrice consentirait-elle jamais à ce que le nouveau théâtre fût ouvert sans elle et inauguré par un immense ouvrage où elle ne figurerait pas?... Quelques personnes à qui je soumettais notre idée du double rôle pour vous, me disaient avant-hier que cette hardiesse serait facilement admise par le public. Je le crois bien: la vraisemblance en fût-elle un peu choquée, on aimera toujours mieux une exécution héroïque par une grande artiste complète, entraînante, inspirée, que... [...]

À la princesse Sayn-Wittgenstein (CG no. 2406; 25 septembre)

[...] L’Opéra est sourd, on le sait; mais un autre théâtre va s’élever, le théâtre du Prince Impérial; la ville de Paris va le faire construire près de la place du Châtelet sur le bord de la Seine, pour indemnsier Carvalho de son Théâtre-Lyrique qu’on est obligé de démolir. Or ce même Carvalho a voulu lire la pièce des Troyens, et il dit qu’il la trouve superbe, et qu’il a l’intention de la mettre en scène pour l’ouverture du nouveau théâtre. L’embarras est maintenant de trouver des chanteurs. Il avait un joli ténor, le ministre d’Etat vient de le lui enlever pour l’Opéra. Et la Didon où la prendre? Mme Viardot serait une admirable Cassandre... Toujours patienter!... Patientons. [...]

À sa sœur Adèle Suat (CG no. 2407; 29 septembre)

[...] Beaucoup de pourparler pour les Troyens... propositions de Carvalho pour son nouveau théâtre, que la ville de Paris va lui faire construire, et qu’il voudrait inaugurer l’année prochaine avec mon ouvrage. Mais il aurait l’idée folle de donner le rôle de Didon à sa femme. Or je n’y consentirai jamais. Te figures-tu Mme Carvalho en reine de Carthage? Comme me disait avant-hier Eugène de Lacroix: « Didon chantée par une mésange ! » Voilà bien une idée de directeur! ou de mari!
En outre mon ami Alexandre, le facteur d’orgues, a offert à Carvalho 50 000 fr pour aider à la mise en scène des Troyens. C’est beaucoup, mais où trouver une Didon, et un Enée?... Quant à Cassandre Mme Viardot s’en est emparée à Bade de façon à ce que personne n’ose l’aborder, elle y serait sublime, elle ne rêve que cela! Je lui avais porté le rôle entier à sa campagne l’autre semaine, nous l’avons étudié ensemble, et elle y a vu des scènes bien plus grandioses et émouvantes que celle qu’elle connaissait. Oui, mais il faut Didon, il faut Enée... Patience. [...]

À son oncle Félix Marmion (CG no. 2416; 17 octobre)

[...] Quant aux Troyens on en parle de plus en plus; le succès obtenu par les deux scènes qu’on a exécutées à Bade, a eu un immense retentissement. Mais l’hostilité inerte en apparence du directeur de l’Opéra n’en existe pas moins. [...] Le directeur du Théâtre-Lyrique aurait envie de risquer la mise en scène des Troyens dans son nouveau théâtre qui sera construit l’année prochaine. Il est, dit-il, enthousiasmé du poème. Seulement il n’a point de ténor capable de chanter Enée, et il a l’incroyable idée de faire chanter Didon par sa femme (une fauvette). Rien n’est donc possible dans ces données-là. En attendant je lime et je relime toujours la partition, pour la rendre le moins possible indigne de la poésie virgilienne qui m’a tant enivré. [...]

À Auguste Morel (CG no. 2421; 26 cctobre)

[...] Royer m’a écrit l’autre jour une bien drôle de lettre, à laquelle j’ai répondu avec une bien drôle de franchise. Hier il a recommencé sous prétexte de me demander un autographe: j’ai envoyé l’autographe avec six mots. Que de bouffons!
Bonjour à Lecourt.
Avant-hier grande soirée chez Mme Viardot, elle m’a chanté plusieurs scènes des Troyens, entre autres celle du cinquième acte où Didon fait ses adieux à la vie. Je n’avais jamais entendu cela et j’en ai été tout bouleversé. [...]

À son beau-frère Camille Pal (CG no. 2436; 21 novembre)

[...] Le directeur du Théâtre-Lyrique voudrait donner mes Troyens pour l’ouverture de son nouveau théâtre, si la construction en est achevée l’année prochaine. Mais il faut trouver Enée et Cassandre et Anna. Mme Viardot ne peut tout faire malgré son zèle et son talent prodigieux.
Tous mes amis me poussent à accepter le Théâtre-Lyrique... Mais sera-t-il capable d’un tel effort? J’ai un partisan dévoué qui offre de prêter 50,000 fr à Carvalho pour l’aider dans cette entreprise.
Patience toujours, et prudence aussi. [...]

À son beau-frère Marc Suat (CG no. 2452; 24 décembre)

[...] Oui, peut-être les Troyens seront-ils représentés dans un an. J’ai reçu hier l’avis que le directeur du Théâtre-Lyrique va rédiger le contrat par lequel il s’engagera à n’ouvrir son nouveau théâtre que par mon ouvrage.
Il s’agit maintenant d’achever le plus tôt possible cette construction, et d’obtenir assez de terrain de la ville de Paris pour que le nouveau Théâtre-Lyrique soit un peu plus grand que celui qui existe encore. Sans cette dernière condition, nous ne pourrions y faire mouvoir mon immense machine.
En attendant je travaille toujours à polir et à repolir ma partition; je viens d’écrire les airs de danse qui étaient restés en arrière. [...]

1860

À son beau-frère Camille Pal (CG no. 2462; 11 janvier)

[...] Je vais signer un traité, ces jours-ci, avec Carvalho. Il s’engage à monter mes Troyens dans son nouveau théâtre lyrique, que la Ville de Paris va lui faire construire. [...]

À Adolphe Samuel (CG no. 2472; 29 janvier)

[...] J’ai signé un traité avec Carvalho, par lequel il s’engage à monter mes Troyens dans son nouveau théâtre aussitôt qu’il sera construit. Cela me remet encore à deux ans. En attendant je retouche toujours les détails de ma partition, j’en simplifie le style, je le clarifie... [...]

À Auguste Morel (CG no. 2494; no. 4 avril)

[...] Carvalho n’est plus directeur du théâtre lyrique. Le jeune Réty lui succède, sans avoir l’expérience théâtrale nécessaire à de telles fonctions. Personne n’y comprend rien. [...]

À son beau-frère Marc Suat (CG no. 2500; fin avril)

[...] Le changement de direction au théâtre lyrique ne change rien jusqu’à présent à l’état de mes affaires, le nouveau directeur est dans les meilleurs dispositions à mon égard, il tiendra les engagements de son prédecesseur. Mais tout cet avenir est si confus, il y a tant de chances à courir... et je n’ai plus de forces physiques et morales. [...]

À son fils Louis Berlioz (CG no. 2516; 23 octobre)

[...] Rien de nouveau pour les Troyens, sinon que le Théâtre-Lyrique approche de plus en plus de sa ruine, pendant que sa nouvelle salle s’élève. Je voudrais que la catastrophe fût déjà accomplie; on aurait une nouvelle administration moins malheureuse et moins maladroite que celle qui existe. [...]

À Camille Pal (CG no. 2519; début novembre)

[...] Les Troyens attendent toujours, leur théâtre s’élève tout doucement... Les journaux en font souvent mention, surtout qu’on a su qu’un de mes partisans [Alexandre] était allé trouver le directeur du Théâtre Lyrique et lui annoncer que, pour l’aider à monter dignement cet ouvrage, il lui prêterait quand il voudrait cinquante mille francs. L’anecdote circule mais en attendant le nouveau théâtre, le directeur actuel est toujours à la veille de manquer, il ne peut faire ses frais et ne sait où donner de la tête. Tout est dans les nuages. [...]

À Peter Cornelius (CG no. 2522; 27 novembre)

[...] Quant à votre désir d’entendre les Troyens, je ne sais quand il pourra être rempli. Le nouveau théâtre s’achève, il est vrai, mais la direction qui doit s’y installer se ruine, ou plutôt est ruinée. A qui aurai-je affaire l’an prochain? Tout cela est fort obscur. [...]

À Humbert Ferrand (CG no. 2524; 29 novembre)

[...] A propos de ce grand canot que Robinson ne peut mettre à flot, je vous dirai que le théâtre où mon ouvrage doit être représenté s’achève; mais trouverai-je le personnel chantant dont j’ai besoin? Voilà la question. Un de mes amis est allé dire au directeur du théâtre Lyrique (que l’on suppose devoir être encore l’an prochain à la tête de cette administration) qu’il tiendrait 50,000 fr à sa disposition pour l’aider à monter convenablement les Troyens. C’est beaucoup, mais ce n’est pas tout. Il faut tant de choses pour une pareille épopée musicale! [...]

1861

À son fils Louis Berlioz (CG no. 2526 avec le tome VIII; 2 janvier)

[...] Le Théâtre-Lyrique va toujours fort mal. Il commence à ne plus payer ses artistes. Réty ne pourra pas tenir; je voudrais que Carvalho rentrât. Il sera au moins plus capable que ce pauvre Réty de mettre en scène les Troyens, dont les études, avec un directeur tel que Réty, me paraissent impossibles. [...]

À Louis Berlioz (CG no. 2534; 14 février)

[...] Cet opéra [Béatrice et Bénédict] sera donc joué à Bade sur le nouveau théâtre; mais le sort des Troyens est toujours incertain. J’ai eu une longue conférence, il y a huit jours, avec le ministre d’Etat à ce sujet; je lui ai raconté toutes les vilenies dont j’avais été victime. Il m’a demandé à connaître mon poème; je le lui ai porté le lendemain, et depuis lors je n’ai pas de nouvelles. L’opinion publique s’indigne de plus en plus de me voir laissé en dehors de l’Opéra quand la protection de l’ambassadrice d’Autriche y a fait entrer si aisément Wagner. [...]

À Louis Berlioz (CG no. 2551ter [NL p. 564-6]; 25 mai)

[...] L’affaire des Troyens semble sur le point de s’arranger avec l’Opéra. J’ai eu deux conversations avec Royer et il paraît dans les meilleures dispositions.
Il me soutenait qu’il y avait 22 rôles; il m’a fallu lui prouver le manuscrit à la main qu’il n’y en a que 9; tout le reste n’est que choristes et comparses. [...]

À Pauline Viardot (CG no. 2554; juin)

[...] Il n’y a point de motifs que me soient personnels dans mon opposition, et je m’étonne que vous ayez pu le croire. Je suis même trop heureux de votre engagement à l’Opéra, qui s’est fait quelques jours après que Royer m’eût appris que les Troyens étaient admis. Que voulez-vous? je me résigne à passer pour fou et fanatique, mais j’aime mieux la musique que ma musique, et tous les outrages que l’on fait subir à d’illustres hommes de génie me blessent mille fois plus que ceux que l’on pourra m’infliger à moi-même. [...]

À Louis Berlioz (CG no. 2555, avec texte supplémentaire dans NL p. 566; 2 juin)

[...] Les Troyens sont décidément admis à l’Opéra. Mais il y a Gounod et Gevaert à passer avant moi; en voilà pour deux ans. Gounod a intrigué et il passé sur le corps de Gevaert, qui devait être joué le premier. Et ils ne sont prêts ni l’un ni l’autre; et moi, je pourrais être mis en répétition demain. Et Gounod ne pourra être joué au plus tôt qu’en mars 1862.
Mon obstination à refuser de monter Alceste fait du bruit et contrarie beaucoup de gens.
On ferait mieux de ne pas s’amuser à perdre du temps et de l’argent pour insulter un chef-d’œuvre de Gluck, et de monter les Troyens tout de suite. [...]

À la princesse Sayn-Wittgenstein (CG no. 2557; vers le 10 juin)

[...] J’ai bien souvent pensé à vous ces derniers temps à propos de ce grand diable d’ouvrage que vous m’avez fait faire. Le voilà enfin admis à l’Opéra, je me suis arrangé à l’amiable avec le théâtre lyrique, qui eût succombé sous le faix. Il s’agit maintenant de prendre patience encore deux ans; parce que le tour de représentation est à MM. Gounod et Gewaert, dont les opéras ne sont pas faits. [...]
En attendant la partition se grave, mais non pour être publiée, comme vous paraissez le croire. Elle sera prête à paraître, voilà tout. Le poème a subi encore d’utiles modifications depuis que je vous l’ai lu. Les journaux en font un grand tapage, ainsi que d’une audition de quelques scènes (en musique) qui a eu lieu dans le salon de M. Bertin. [...]

À Humbert Ferrand (CG no. 2565; 6 juillet)

[...] Oui, les Troyens sont reçus à l’Opéra par le Directeur, mais leur mise en scène dépend maintenant du ministre d’Etat. Or le comte Walewski, tout bienveillant et gracieux qu’il ait été pour moi, est, à cette heure, fort mécontent, parce que j’ai refusé de diriger les répétitions d’Alceste à l’Opéra. [...] J’assisterai seulement à quelques répétitions et je donnerai ses instructions au metteur en scène, pour prouver au ministre que je ne fais pas d’opposition; le directeur pense que cette complaisance suffira pour calmer la mauvaise humeur du comte Walewski. [...]
L’ennui et l’inconvénient de ces lenteurs c’est qu’on fait à l’ouvrage une réputation anticipée qui pourra nuire à son succès. J’ai lu un peu partout le poème; on a entendu il y a deux mois des fragments de la partition chez M. Edouard Bertin; on en a beaucoup parlé. Cela m’inquiète. [...]
Je vous assure, cher ami, que c’est écrit en bon style, grandement simple. Je parle du style musical. [...]
A présent, c’est à qui, parmi ces dames de l’Olympe chantant, obtiendra le rôle de Cassandre ou celui de Didon; et celui d’Enée et celui du Chorèbe me font circonvenir par les ténors et les barytons. [...]

À son beau-frère Camille Pal (CG no. 2579; 4 novembre)

[...] L’affaire des Troyens s’avance tout doucement; j’ai encore à laisser passer deux grands opéras, un de Gounod et un de Gevaert, sans compter les petits ouvrages en deux actes. Je crois être revenu dans les bonnes grâces du Ministre, ayant suivi avec soin et dirigé toutes les répétitions d’Alceste qui vient d’obtenir un grand succès. Tout le personnel de l’Opéra a vu clair comme le jour que sans moi on ne s’en fût pas tiré. Il m’a fallu diriger le directeur, et les chefs d’orchestre, et ceux du chant, et le metteur en scène, et tout. On m’a fait de cela une sorte de succès qui me sert beaucoup pour l’avenir. [...]

1862

À Humbert Ferrand (CG no. 2590; 8 février)

[...] Le ministre d’état est en très bonnes dispositions pour moi, il m’a écrit une lettre de remerciements à propos de la mise en scène d’Alceste, dont j’ai dirigé à l’Opéra les répétitions. Enfin il a donné l’ordre à Royer de mettre à l’étude les Troyens après l’opéra d’un Belge nommé Gevaert qui sera joué au mois de septembre prochain. Je pourrais donc voir le mien représenté en mars 1863. [...]

À sa nièce Joséphine Suat (CG no. 2608; 19 avril)

[...] Rien de nouveau pour les Troyens. On n’a pas encore pris un parti à l’Opéra pour un ouvrage nouveau. On ne monte rien. La chute de la reine de Saba a tellement effarouché le ministre qu’il ne sait plus à quel saint se vouer. Il n’a pas d’argent... [...]

À Joséphine Suat (CG no. 2669; 15 novembre)

Quant à présent, ce n’est pas vrai. Le directeur du théâtre lyrique est dans d’étranges embarras, et nous avons beau faire nous ne pouvons pas trouver les chanteurs qu’il me faudrait. Mme Charton-Demeur est à La Havane, il n’y a personne à Paris qui puisse songer à la remplacer. Ainsi donc ne te berce pas de cette illusion. [...]

À son oncle Félix Marmion (CG no. 2677; 9 décembre)

[...] Du reste rien de nouveau; l’Opéra s’obstine à ne produire aucun nouvel opéra d’importance, aussi par économie, et l’exécution devient de plus en plus déplorable. Le théâtre Lyrique qui avait la prétention de monter Les Troyens et qui s’est ensuite rebattu sur Béatrice, ne peut rien faire et se trouve aussi incapable d’exécuter mon grand ouvrage que mon petit. Il n’y faut pas penser; la musique à Paris est dans un effroyable état. [...]

 

1863

Au directeur de l’Opéra, Émile Perrin (CG no. 2687; 10 janvier)

Permettez-moi de me rappeler à votre souvenir en attirant votre attention sur un ouvrage dont vous avez peut-être conservé une vague idée, et auquel vous avez paru prendre quelque intérêt, à une époque où vous étiez libre de tous les soucis qui tourmentent un directeur de théâtre. Je n’augmenterai pas le nombre des solliciteurs qui doivent surtout aujourd’hui vous importuner. Laissez-moi seulement vous prier de ne pas détourner les yeux d’une œuvre qui par sa nature, convient évidemment à l’Opéra, donnerait un éclat inattendu à son répertoire et éblouirait la foule, seulement par la pompeuse variété d’une mise en scène, dans laquelle votre talent spécial pourrait se donner carrière.
Voulez-vous relire le poème des Troyens? Je ne puis malheureusement vous en faire connaître la musique, mais je me crois sûr que cette partition contient un bon nombre de morceaux destinés à devenir populaires, dans le bon sens du mot, huit jours après sa première exécution.
Il n’y a point là de sophismes musicaux; c’est hardi, il est vrai, mais grand et simple aussi et d’une clarté qui ne pourrait être contestée. [...]

À son beau-frère Camille Pal (CG no. 2694; 3 février)

[...] Je suis sur le point, las d’attendre le bon vouloir du ministre qui ne se décide pas, de laisser l’Opéra dans sa dédaigneuse inertie, et de signer un traité avec le Directeur du nouveau Théâtre-Lyrique, pour les Troyens. Il me sollicite avec des instances très vives. J’ai donné à l’administration de l’Opéra jusqu’au 15 de ce mois pour decider.
On me promet tout que je voudrai au Théâtre-Lyrique; on engagerait Mme Charton (qui va revenir d’Amérique) pour le rôle de Didon; j’aurai un grand orchestre, un chœur colossal et le bon vouloir de tous. Je crois, et mes amis croient, que je dois céder. [...]

À James Davison (CG no. 2695; 5 février)

[...] Je suis sur le point de prendre un parti pour ma partition des Troyens. Si d’ici à huit jours le Ministre ne se décide pas à la mettre en répétitions à l’Opéra, je cède aux instances de Carvalho et nous tentons la fortune au Th. Lyrique pour le mois de décembre. Il y a trois ans qu’on me berne à l’Opéra; et je veux entendre et voir cette grande machine musicale avant de mourir. Tu penses bien que ce ne sera pas avec les ressources actuelles de ce théâtre que nous viendrons à bout d’une telle entreprise; mais on va chercher à composer une vraie troupe lyrique grandiose; et Carvalho prétend qu’il y parviendra. [...]

À Humbert Ferrand (CG no. 2697; 22 février)

[...] J’ai décidément rompu avec l’Opéra pour les Troyens, et j’ai accepté les propositions du directeur du théâtre-lyrique. Il s’occupe en ce moment des engagements pour composer ma troupe, mon orchestre et mes chœurs. On commencera les répétitions au mois de mai prochain pour pouvoir donner l’ouvrage en décembre. [...]

1864

À son fils Louis Berlioz (CG no. 2855; 3 ou 4 mai)

[…] Carvalho a été frappé de mutisme quand je lui ai cité le mot de Beethoven: « Oh, je n’ai pas d’inquiétude pour ma musique, je sens bien que je suis plus près de Dieu que les autres. » — Il a dit cela? — Oui, il a dit cela. Et qu’y a-t-il de commun entre un tel homme et les autres? Ses œuvres ne sont pas destinées à faire de l’argent. Carvalho a des velléités d’enthousiasme pour le beau, mais toujours avec l’arrière-pensée qu’il pourrait, lui, dans l’occasion perfectionner le beau. Il ne parviendrait pas à s’empêcher de corriger Shakespeare et d’instrumenter Beethoven. C’est une maladie nouvelle que les savants phrénélogues n’ont pas encore constatée dans le cerveau humain. Et, avec ces tendances enthousiastes, une terreur profonde du public, un respect pour les imbéciles, l’adoration de la foule et de ses suffrages… L’industrie et l’art s’exècrent et doivent s’exécrer mutuellement. Si ces pauvres faiseurs n’étaient pas des faiseurs, ils seraient peut-être des créateurs, c’est-à-dire le contraire de ce qu’ils sont. […]

Illustrations

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Léon Carvalho (1825-1897)
Léon Carvalho

Ce portrait de Léon Carvalho fut d’abord publié dans L’Illustration du 1er janvier 1898. Voir aussi d’autres portraits de Carvalho sur ce site.

 

Place du Châtelet en 1898
Place du Châtelet

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La photo ci-dessus fut publiée dans John L. Stoddards Lectures, Volume V – Paris La Belle France and Spain, par John L. Stoddard (Balch Brothers, 1898).

Théâtre-Lyrique en 1862

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La gravure ci-dessus fut publiée dans L’Univers Illustré, 1862, page 306, à l’occasion de l’inauguration du Théâtre du Châtelet le 19 août. Le Théâtre Lyrique se trouve à la droite de l’image.

Théâtre-Lyrique en 1863
Théâtre-Lyrique

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La gravure ci-dessus fut publiée dans le numéro de L’Illustration du 15 décembre 1863. Le Théâtre-Lyrique Impérial, sur la Place du Châtelet, fut inauguré en 1862. Détruit par le feu en 1871, il fut reconstruit sur le même plan: le théâtre que l’on voit de nos jours a donc à peu près le même aspect extérieur que celui de l’époque de Berlioz.

Théâtre de la Ville (anciennement Théâtre-Lyrique)
Théâtre-Lyrique

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Théâtre de la Ville (anciennement Théâtre-Lyrique)
Théâtre-Lyrique

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© Michel Austin et Monir Tayeb pour toutes les images et informations sur cette page. Cette page créée le 20 octobre 2000; nouvelle version considérablement augmentée le 1er décembre 2017.

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