FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 8 OCTOBRE 1863 [p. 1].
Théâtre-Lyrique.
Première représentation des Pêcheurs de perles,
opéra en trois actes, de MM. Michel Carré et Cormon, musique de M. Bizet.
— Débuts, reprises.
Nous sommes dans l’Inde. Une peuplade de pêcheurs de perles imagine de se donner un chef. Un robuste gaillard a la confiance générale, et c’est sur lui que tombe le choix de la majorité. « Sois notre chef ! Nous t’obéirons, nous le jurons ! » Le nouvel élu est peu désireux de l’honneur qu’on veut lui faire, pourtant il accepte. Le voilà chef. Un autre personnage exerce encore dans la peuplade une influence extraordinaire : c’est une jeune fille mystérieuse dont l’emploi est d’attirer sur les travaux sous-marins des pêcheurs de perles la bénédiction de Brahma. Mais elle doit rester vierge, toujours voilée, et ne pas laisser s’éteindre le feu sacré qu’elle est chargée d’entretenir, sous peine d’être enterrée vivante, comme les vestales de Rome, comme les vierges du soleil du Pérou. Or voici venir un beau jeune homme, un ancien ami du chef, qui le reconnaît et l’embrasse. Leila, la jeune vestale, assiste à cette scène de reconnaissance, et son trouble devient manifeste en écoutant la voix de Nadir, le nouveau venu. Celui-ci, de son côté, examine la jeune fille qui, levant furtivement un coin de son voile, laisse entrevoir son visage. Nadir la reconnaît. « O ciel ! c’est bien lui ! — O ciel ! c’est bien elle ! »
Les deux jeunes gens se sont aimés autrefois ailleurs. En se retrouvant ainsi à l’improviste, ils sentent leur amour redoubler. Mais le chef, lui aussi, aime Leila, et le voilà qui commence à bouillonner de jalousie. Il épie son ami. Un soir qui Leila, avec son réchaud allumé à côté d’elle, bénissait la mer du haut d’un promontoire élevé, Nadir s’avise de venir chanter à ses pieds. Elle l’entend, elle répond, elle s’approche ; il vont s’aborder, quand un coup de fusil tiré sur Nadir le fait disparaître. Il n’est pourtant pas mort ; on l’a manqué. On l’a manqué, oui, mais les gardes du chef l’ont entouré et fait prisonnier. Il est atteint et convaincu d’avoir séduit Leila ; le conseil des sages s’assemble, et les deux amans sont condamnés à mort. Leila sera enterrée vive ; Nadir sera brûlé vif. Déjà voilà le pauvre jeune homme attaché, non dessus, mais contre un petit bûcher que surmonte la statue de Brahma. Une foule de femmes viennent danser en rond autour de lui. On va l’allumer, quand Leila, tirant de son sein un collier de perles, le jette aux pieds du chef. Celui-ci le reconnaît pour un don fait autrefois par lui à une jeune fille qui lui avait sauvé la vie ; cette jeune fille est devant ses yeux, c’est Leila ! Une héroïque reconnaissance s’empare aussitôt de son cœur. « Qu’on détache le prisonnier ! crie-t-il à la peuplade, retirez-vous ! — Il faut qu’il meure ! Nous voulons le brûler. — Obéissez, je l’ordonne, vous avez juré de m’obéir. Je suis votre chef ! » Les Indiens obéissent et se taisent, mais non sans murmurer.
Resté seul avec les deux amans, le chef se sent devenir de plus en plus généreux. « Tu aimes Leila, dit-il à Nadir, tu es aimé d’elle. Leila m’a sauvé d’un danger terrible, je suis heureux de pouvoir lui prouver ma reconnaissance en vous sauvant tous les deux. Mais partez au plus vite, je ne pourrais bientôt plus contenir la fureur populaire, allez dans une autre patrie cacher votre bonheur. » Nadir et Leila prennent aussitôt la fuite sans se le faire dire deux fois, et le chef s’arrange ensuite comme il peut avec ses enragés Indiens.
La partition de cet opéra a obtenu un véritable succès ; elle contient un nombre considérable de beaux morceaux expressifs pleins de feu et d’un riche coloris. Il n’y a pas d’ouverture, mais une introduction chantée et dansée pleine de verve et d’entrain. Le duo suivant :
Au fond du temple saint,
est bien conduit et d’un style sobre et simple. Le chœur qui se chante à l’arrivée de Leila a paru assez ordinaire ; mais celui qui le suit est au contraire majestueux et d’une pompe harmonique remarquable. Il y a beaucoup à louer dans l’air de Nadir, avec accompagnement obligé des violoncelles et d’un cor anglais ; Morini, d’ailleurs, l’a chanté d’une façon délicieuse. Citons encore un joli chœur exécuté dans la coulisse, un passage à trois temps dans lequel un solo de violon produit un effet original. J’aime moins l’air de Leila sur la montagne ; il est accompagné d’un chœur dont le rhythme est de ceux qu’on n’ose plus écrire aujourd’hui. Une autre air de Leila, avec solo de cor, est plein de grâce ; l’intervention d’un groupe de trois instrumens à vent, supérieurement amenée et ramenée, y produit un effet d’une ravissante originalité. Il y a de l’ampleur et de beaux mouvemens dramatiques dans le duo entre Nadir et Leila :
Ton cœur n’a pas compris le mien.
Je reprocherai seulement à l’auteur d’avoir un peu abusé dans ce duo des ensembles à l’octave. L’air du chef, au troisième acte, a du caractère ; la prière de Leila est touchante ; elle le serait davantage sans les vocalises, qui, à mon sens, en déparent la fin.
M. Bizet, lauréat de l’Institut, a fait le voyage de Rome ; il en est revenu sans avoir oublié la musique. A son retour à Paris, il s’est bien vite acquis une réputation spéciale et fort rare, celle d’un incomparable lecteur de partitions. Son talent de pianiste est assez grand d’ailleurs pour que, dans ces réductions d’orchestre qu’il fait ainsi à première vue, aucune difficulté de mécanisme ne puisse l’arrêter. Depuis Liszt et Mendelssohn, on a vu peu de lecteurs de sa force. Mais, sans doute, on l’eût comme à l’ordinaire claquemuré dans cette spécialité, sans l’intervention bienveillante de M. le comte Walewski et la subvention léguée au Théâtre-Lyrique par cet ami des arts au moment où il quittait le ministère. Les cent mille francs dont M. Carvalho peut maintenant disposer annuellement lui donnent courage, et il ne recule plus devant les dangers que la plupart des prix de Rome passent pour faire courir aux directeurs des institutions musicales. La partition des Pêcheurs de perles fait le plus grand honneur à M. Bizet, qu’on sera forcé d’accepter comme compositeur, malgré son rare talent de pianiste lecteur.
Morini, le gracieux ténor, a chanté le rôle de Nadir en habile chanteur et en musicien consommé. Sa voix est douce et flexible, et il sait faire une usage très heureux des sons de tête, qu’il ne prodigue pas, et de la voix mixte qu’il emploie toujours à propos. Ismaël, qui débutait ce soir-là, est un artiste de beaucoup de talent ; il a cherché, on le voit, à remplir en province ce qu’on appelle en France les Martins, pour indiquer une voix de baryton qui emploie souvent les sons de tête et quelquefois les notes graves des vraies basses. Il a du style, du feu, mais une tendance à chanter un peu haut, contre laquelle il doit se tenir en garde.
Mlle de Maesen a bien réussi, malgré les restes d’un rhume qui l’avait tenue éloignée du théâtre pendant plus de dix jours. Sa voix a de la force et beaucoup de justesse : elle anime bien la scène, et sa vocalisation, sans être très facile, suffit à l’exécution des traits, qui ne sont pas d’une grande complication. Mlle de Maesen est une excellent acquisition pour le Théâtre-Lyrique. Il y a encore dans les Pêcheurs de perles un petit rôle de brahmine que Guyot (une vraie basse) chante avec soin et d’une façon très musicale.
Avant la première représentation des Pêcheurs de perles, dont le succès a été brillant, Monjauze en avait obtenu un autre très grand dans la Statue, de M. Reyer, où la gracieuse Mlle Reboux l’avait bien secondé, mais en chantant trop haut encore.
La voix de Monjauze, si juste au contraire, si étendue et si bien timbrée, fait merveille, surtout dans les grandes scènes énergiques de ce bel et original ouvrage.
Le Mariage de Figaro avait alors recommencé à attirer la foule, grâce surtout à l’attrait irrésistible qu’exerce sur le public le merveilleux talent si plein de finesse et de grâce de Mme Carvalho.
On avait, dans le rôle du comte, revu avec beaucoup de plaisir Petit, le baryton-basse. Petit excelle surtout dans le rôle de Jacob, qu’il a chanté quelques jours après. Cette reprise de Joseph a été heureuse non seulement pour lui, mais pour Mme Faure-Lefebvre, le plus touchant Benjamin que l’on puisse voir et entendre, comme aussi pour Pilo, un nouveau ténor qu’on a eu le tort de faire débuter dans le rôle de Joseph, écrit une tierce trop bas pour sa voix. Pilo a reçu toutes sortes d’encouragemens du public et de la presse musicale. Il a encore peu d’habitude de la scène, ayant quitté depuis peu seulement la carrière militaire ; ce n’est pas au régiment qu’il pouvait apprendre à se servir de la jolie voix que la nature lui a donnée.
La charmante Mlle Monrose est rentrée à l’Opéra-Comique où elle obtient beaucoup de succès. Achard a paru avec non moins de bonheur dans la mélodieuse partition de M. Thomas, le Songe d’une nuit d’été. Les Amours du diable font un argent du diable.
Quant au théâtre de l’Opéra, on y donne toujours de temps en temps la Favorite et les autres chefs-d’œuvre de l’immortel répertoire ; on a tort quand on lui reproche de ne rien donner de nouveau, il a donné sa démission.
HECTOR BERLIOZ.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 20 mars 2009.
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