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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 26 JUILLET 1848 [P. 1]

OUVERTURE DU THÉATRE DE LA NATION

ou du Théâtre National, ou de l’Opéra (vieux style). — Débuts de Mlle Grimm dans Robert-le-Diable.

    Je me trompe toujours quand il s’agit de désigner par leur nouveau titre l’Opéra et le ci-devant troisième théâtre lyrique fondé par M. Adam. Je suppose que bien d’autres feront à leur sujet les mêmes quiproquos. Il me paraît difficile en effet d’établir comment le Théâtre de la Nation n’est pas national, et de quelle façon le Théâtre-National peut ne pas être le théâtre de la nation. La question, fort heureusement, n’a guère plus de gravité que celle de savoir si l’on doit dire la figure ou la forme d’un chapeau ; l’important, par le temps qui court, est d’avoir un chapeau et une tête ; car bien des gens, dans les théâtres comme ailleurs, n’ont pas de chapeau à mettre sur leur tête, et les têtes, même en certains lieux où elles sont de première nécessité, paraissent encore plus rares que les chapeaux. Quant à l’Opéra, nous nous abstiendrons de prononcer s’il est ou non dans la catégorie de ces endroits-là. Nous avons assisté à son ouverture. C’est dans le sens d’autopsie, prétend un mauvais plaisant, que ce mot doit être entendu. Examen fait de l’intérieur du corps, les médecins ont unanimement attribué la cause de sa mort bien moins aux blessures, luxations et contusions qu’il a reçues dans la dernière catastrophe dont Paris frémit encore, qu’à une maladie organique devenue à peu près incurable par son ancienneté. Il a succombé à une paralysie du cœur ; de là cette faiblesse du pouls, cette torpeur, ce malaise, cette atonie générale qu’on remarquait en lui depuis si longtemps et qui lui donnaient toutes les apparences de la caducité. Le larynx était aussi menacé de phthisie, et il est à croire qu’elle eût peu tardé à se déclarer ; les membres eux-mêmes avaient déjà beaucoup perdu de leur vigueur et de leur élasticité. Les jambes étaient lourdes et roides, les pieds tuméfiés. Quant au cerveau, on l’a trouvé à peu près à l’état normal de tous les cerveaux de cette espèce, c’est-à-dire si petit que ce n’est pas la peine d’en parler.

    Vendredi dernier, l’autopsie terminée, on a procédé à l’expérience intéressante et difficile de la galvanisation. La pile envoyée par le ministre de l’intérieur se trouvant fort heureusement d’une force suffisante, le succès a été complet : le cadavre s’est levé sur son séant, un cri prolongé est sorti de la gorge, il a souri comme sourient les morts, et a même brusquement fermé la main droite ; il semblait saisir avidement quelque chose. Les témoins, nous devons le dire (mais est-ce à la louange de leur courage ou au blâme de leur insensibilité ?) n’ont point manifesté une trop grande émotion à cet étrange spectacle. On eût dit qu’ils y étaient faits depuis longues années, qu’ils avaient habité toute leur vie l’amphithéâtre, et que la pile de Volta était leur instrument favori. Pour nous, bien qu’habitués à ces terribles expériences dont nous avons vu un nombre considérable en France et ailleurs, il nous a été impossible de conserver le sang froid nécessaire à l’étude approfondie des phénomènes secondaires de l’opération. Une souffrance intime et profonde n’a cessé de nous tourmenter pendant toute sa durée ; c’étaient des bourdonnemens dans la tête, des élancemens dans le tympan, dans le cœur surtout, des tiraillemens musculaires et nerveux, une inquiétude extrême, une impossibilité de rester en place, une tendance continuelle des yeux à se diriger vers la porte et un désir presque irrésistible de nous enfuir ; désir auquel nous avons dû céder enfin avant la fin de la séance, en proie à un accès de fièvre qui ne s’est dissipé que douze heures après. Ce n’est donc pas de nos impressions que nous rendrons compte ici, elles ont été trop pénibles et trop confuses, mais bien de celles des autres témoins, dont le calme leur a permis de conserver mieux que nous la lucidité d’esprit nécessaire en pareille circonstance.

    Ici je pourrais écrire en style anatomique une charge de la représentation de vendredi dernier ; mais cela ferait peut-être de la peine au directeur, ce que je veux éviter à tout prix. — N’est-ce pas, cher directeur, que cela vous….. tracasserait ? Voyons, ne le niez pas….. A la bonne heure ! vous êtes franc ; vous n’avez pas de fausse honte. Et d’ailleurs, c’est naturel ; l’on peut fort bien avouer cela. Je conçois, quand on est directeur de l’Opéra, et qu’on n’est pas versé dans les choses musicales (ceci est un pléonasme), quand on est, dis-je, directeur de l’Opéra, qu’on s’est entouré de bons amis prêts à dire oui à tout ce qu’on propose, et Dieu vous bénisse ! si l’on éternue, je conçois qu’il est désagréable de retrouver à ses côtés, ou devant soi, ou derrière, un vieil ami qu’on croyait aux Grandes-Indes, et dont on espérait être à tout jamais débarrassé ; je suis sûr qu’il est souverainement ennuyeux de l’entendre à chaque instant vous dire : « La barre à bâbord ! La barre à tribord ! Carguez le petit foc ! Le navire va donner une bande ! Carguez donc ! Que diable faites-vous ! vous allez sombrer ! » Oui, cela est fatigant et irritant, surtout quand on sait qu’il sait ce que vous ne savez pas. Et je suis bien éloigné, cher directeur, de vouloir vous ennuyer ou vous fatiguer, je ne voudrais pas même vous irriter. Il y a des gens que je suis naturellement porté à aimer quand même ; je les trouverais sur une barricade, ils me tireraient un coup de fusil, que je ne pourrais m’empêcher d’éclater de rire et de leur crier : Maladroits ! Vous êtes de ceux-là.

    Ceci posé, là, librement et fraternellement, je puis également vous proposer une simple question, moins encore pour m’éclairer personnellement que pour connaître le degré d’instruction où vous êtes vous-même aujourd’hui parvenu sur ces matières. Voici ma question : Que pensez-vous de l’état de l’art musical en Europe au commencement de la présente année de 1848, autrement dit de l’état où il se trouvait quand il est mort ? … Vous n’êtes pas un érudit, prétendez-vous ; ceci est une fin de non-recevoir. Il faut bien que vous vous soyez formé une opinion telle quelle sur ce sujet, puisqu’il vous intéresse directorialement. Je ne vous demande pas si vous savez jouer de la trompette ou de la clarinette, ou de la contre-basse, ou du violon ; si vous possédez une voix de basse, ou un baryton, ou un ténor (je ne cite pas le soprano), si vous savez l’harmonie et le contre-point, ce serait de ma part une plaisanterie assez fade ; je veux seulement savoir vers quel point de l’Europe musicale vous vous seriez tourné de préférence, il y a six mois, pour chercher de bons compositeurs et de bons interprètes pour leurs ouvrages ; car enfin vous ne pouvez vous passer ni des uns ni des autres. C’est une triste nécessité dont vous sentez tout le poids, je n’en doute pas, mais c’est une nécessité que vous devez subir quelque temps encore, rien n’est plus évident. Dites, seriez-vous allé au nord, au sud, à l’est, à l’ouest ; auriez-vous exploré l’Italie, l’Allemagne, l’Angleterre, la Suède, l’Espagne, ou la France, ou Paris tout bonnement ?… Ah ! vous vous fâchez, vous me dites des duretés, vous me traitez d’esprit de travers, de critique hargneux ! Moi critique hargneux ! Mais si j’étais hargneux, si j’étais critique, si j’étais même le plus bienveillant des critiques, je dirais que….. Au lieu de cela, je suis un simple artiste comme vous ; nous sommes censés causer familièrement. Vous m’avez permis, en ma qualité de musicien, de vous donner de temps en temps des conseils qui peuvent être utiles à vous, directeur de l’Opéra, en votre qualité d’architecte, et c’était pour vous les donner meilleurs, que j’osais vous prier de m’éclairer sur l’état actuel de vos lumières, voilà tout. Mais, puisque vous êtes de mauvaise humeur, brisons là. Aussi bien je n’ai pas le temps de vous donner une consultation aujourd’hui ; j’ai à écrire en Angleterre. Adieu ; achetez le livre de Fétis, la Musique mise à la portée de tout le monde ; cela lui fera plaisir, et ne peut pas vous faire de mal.

A M. Davison, rédacteur en chef du Musical World, 106 great Russell Street, Totenham [Tottenham] road, London.

        « Mon cher Davison,

    » Je vous envoie ci-joint un article destiné au Journal des Débats, sur la réouverture de l’Opéra, qui a eu lieu vendredi dernier. Traduisez-le et insérez-le dans votre feuille, si vous trouvez qu’il en vaille la peine. Il n’y a pas moyen de dire ici la moindre chose douée d’une apparence de raison sur ce grand diable de théâtre de la Nation. Le directeur ou la Nation, ou l’un et l’autre peut-être, se fâcheraient tout rouge. La Nation me traiterait aussitôt de faux ami, et le directeur de mauvais citoyen. Je suis bien tristement affecté pourtant du déplorable état où j’ai trouvé la musique et les musiciens de Paris après ma longue absence. Tous les théâtres fermés, tous les artistes ruinés, tous les professeurs oisifs, tous les élèves en fuite, de pauvres pianistes jouant des sonates sur les places publiques, des peintres d’histoire balayant les rues, des architectes employés à faire du mortier dans les ateliers nationaux, etc., etc. Ah ! certes il faudrait avoir le cœur bien mal placé et bien dur pour ne pas compatir à une pareille misère, que d’ailleurs chacun partage et dont personne ne peut encore prévoir la fin. L’Assemblèe Nationale vient de voter d’assez fortes sommes pour rendre possible la réouverture des théâtres et accorder en outre de légers secours aux artistes les plus malheureux. Mais figurez-vous quel doit être leur dénûment (pour ne parler que des musiciens) ; il y a des premiers violons à l’Opéra aux appointemens de 900 fr. par an. Ils avaient vécu tant bien que mal jusqu’à ce jour en donnant des leçons ; mais, sans faire de folies, vous ne supposez pas qu’ils aient jamais pu acheter de châteaux sur leurs économies. Or, leurs élèves partis, que vont-ils devenir, ces malheureux ?… On ne les déportera pas, quoique beaucoup d’entre eux n’aient plus de chance de gagner leur vie qu’en Amérique, aux Indes ou à Sydney ; la déportation coûte trop cher au gouvernement ; pour l’obtenir il faut l’avoir méritée, et tous nos artistes ont combattu les insurgés et monté à l’assaut des barricades. Dites-moi si, au milieu de cette effroyable confusion du juste et de l’injuste, du bien et du mal, du vrai et du faux, en parlant cette langue dont la plupart des mots sont détournés de leur acception, il n’y a pas de quoi devenir complétement fou !

    » Une association vient de se former pour donner, dans le beau local du Jardin d’Hiver, de grands concerts dont la recette sera partagée entre les exécutans. Le prix d’entrée est très modique ; Dieu veuille que l’entreprise réussisse ! Les Français payaient encore, il y a dix ans, pour entendre de la musique, plus tard ils sont arrivés à n’écouter que celle qu’on leur offrait gratuitement ; je doute maintenant qu’on puisse obtenir des auditeurs gratis, c’est-à-dire sans les payer. Farewell, ma discussion avec le directeur du théâtre de la Nation m’avait un peu égayé, et voilà les sombres idées qui accourent de nouveau de toute la force de leurs noires ailes. »

Correspondance étrangère.

« Paris, le 22 juillet.

    « L’Opéra a rouvert ses portes hier soir ; vers le milieu de la soirée, la salle s’est remplie. L’auditoire paraissait préoccupé de toute autre chose que de Robert-le-Diable. Les conversations, montées pendant les entr’actes à un diapason inaccoutumé, produisaient un bruit tel qu’on pouvait se croire à la Bourse, et pendant l’exécution même des morceaux les plus aimés de l’œuvre de Meyerbeer, les gens désireux d’entendre avaient quelquefois mille peines à obtenir le silence de leurs voisins. L’orchestre n’était pas bien d’accord, les chœurs donnaient peu de voix, le corps de ballet sautait de ça, de là, sans ensemble ni mesure ; chacun se montrait triste et abattu. Alizard pourtant a rempli avec soin et talent le rôle de Bertram ; sa voix est plus belle que jamais, elle est même trop belle pour certaines phrases telles que celle du trio sans accompagnement « Fatal moment », a parte qu’il devrait chanter a mezza voce. Gueymard (Robert) est un élève récemment sorti des classes du Conservatoire. Si je ne craignais d’écrire une de ces banalités qu’on ne manque jamais d’employer en pareil cas pour se donner un air doctoral, je dirais qu’il a beaucoup à acquérir, et qu’un travail persévérant pour assouplir sa vocalisation et assurer la pose des sons lui est indiqué comme une absolue nécessité. J’aime mieux signaler le fait réel autant que rare de la force, de l’étendue et de la justesse de sa voix. C’est un ténor très franc, très vibrant, dont tous les sons sortent promptement, sans efforts, et qui donne le la naturel de poitrine aussi aisément que Lablache donne le .

    » Mlle Grimm débutait dans Alice ; elle a mérité et obtenu toutes sortes d’encouragemens. Sa voix est belle, d’un timbre distingué et juvénile, d’une force suffisante, même pour la salle de l’Opéra ; elle met du soin, sinon beaucoup de chaleur, dans l’ensemble de son exécution. Elle doit se tenir en garde seulement contre sa tendance évidente à chanter trop haut. Nous l’engageons aussi à tâcher d’émettre les sons plus instantanément, sans prendre de ces temps qui indiquent toujours une paresse de voix, ou plutôt un labeur mal dissimulé pour la faire sortir, qu’il ne me semble pas impossible de cacher ; si tant est qu’il soit indispensable, Mlle Grimm a réussi.

    » Les danseuses, les comparses, les marcheuses et les choristes qui couvrent la scène dans le final du troisième acte, ont conservé la louable habitude de causer entre elles tout haut, de manière à ce que cette rumeur de voix féminines parvienne à travers l’orchestre jusqu’aux extrémités de la salle les plus éloignées. Ceci est vraiment insuppotrtable. Mais il y a tant d’autres choses à l’Opéra qu’on est forcé de supporter !… »

    — Le charmant opéra de Reber, la Nuit de Noël, que nous espérons bien voir reparaître ces jours-ci sur l’affiche de l’Opéra-Comique, est en vente chez Richaut. Si les gens qui achetaient autrefois de la musique existent encore, voilà une partition pour laquelle, malgré l’extrême dureté des temps, ils devront suspendre un instant le système de rigoureuses économies généralement adopté.

    Le succès éclatant des Huguenots à Londres, où cet ouvrage n’était pas encore connu, ferait une grande sensation, si un événement musical pouvait en produire une quelconque. Toutefois les admirateurs de Meyerbeer ont été bien heureux d’apprendre que son chef-d’œuvre, si médiocrement exécuté à l’Opéra de Paris depuis plusieurs années, avait pu, grâce à Mme Viardot-Garcia, à Mario, au magnifique orchestre et aux chœurs de Covent-Garden, renaître plus jeune et plus brillant que jamais, et exciter des transports qu’on ne connaît plus sur le continent.

H. BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er février 2016.

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