Par
HECTOR BERLIOZ
OPÉRA EN TROIS ACTES DE BEETHOVEN
SA REPRÉSENTATION AU THÉATRE LYRIQUE
Le Ier ventôse de l’an VI, le théâtre de la rue Feydeau représenta pour la première fois LÉONORE, OU L’AMOUR CONJUGAL, fait historique en deux actes (tel était le titre de la pièce), paroles de M. Bouilly, musique de P. Gaveaux. L’œuvre parut médiocre malgré le talent que montrèrent, dans les deux rôles principaux, Gaveaux, l’auteur de la musique, et madame Scio, une grande actrice de ce temps.
Plusieurs années après, Paër écrivit une partition gracieuse sur un libretto italien dont la Léonore de Bouilly était encore l’héroïne, et ce fut en sortant d’une représentation de cet ouvrage que Beethoven, avec la rudesse humoriste qui lui était habituelle, dit à Paër :
— Votre opéra me plaît, j’ai envie de le mettre en musique.
Telle fut l’origine du chef-d’œuvre dont nous avons à nous occuper aujourd’hui. La première apparition du Fidelio de Beethoven sur la scène allemande ne fit pas prévoir la célébrité réservée à cet ouvrage, et les représentations, dit-on, en furent bientôt suspendues. Quelque temps après il reparut, modifié de diverses façons dans la musique et dans le drame, et précédé d’une nouvelle ouverture. Cette seconde tentative eut un succès complet ; Beethoven, rappelé à grands cris par l’auditoire, fut traîné sur la scène après le premier et après le second acte, dont le finale produisit un enthousiasme inconnu à Vienne jusque-là. La partition de Fidelio n’en dut pas moins subir mille critiques plus ou moins acerbes ; et cependant, à partir de ce moment, on l’exécuta sur tous les théâtres d’Allemagne, où elle s’est maintenue jusqu’à présent, où elle fait partie du répertoire classique. Le même honneur lui arriva un peu plus tard sur les théâtres de Londres. En 1827, une troupe allemande étant venue donner des représentations à Paris, Fidelio, dont les deux rôles principaux étaient chantés avec un rare talent par Haitzinger et Mme Schrœder-Devrient, fut accueilli avec enthousiasme. Il vient d’être mis en scène au Théâtre-Lyrique ; quinze jours auparavant, il reparaissait à celui de Covent-Garden de Londres ; on le joue en ce moment à New York. Cherchez les théâtres où sont représentées à cette heure la Léonore de Gaveaux et la Leonora de Paër... Les érudits seuls connaissent l’existence de ces deux opéras. Ils ont passé... ils ne sont plus. C’est que, des trois partitions, la première est d’une faiblesse extrême, la seconde à peine une œuvre de talent, et la troisième une œuvre de génie.
En effet, plus j’entends, plus je lis l’ouvrage de Beethoven, et plus je le trouve digne d’admiration. L’ensemble et les détails m’en paraissent également beaux ; partout s’y décèlent l’énergie, la grandeur, l’originalité et un sentiment profond autant que vrai.
Il appartient à cette forte race d’œuvres calomniées sur lesquelles s’accumulent les plus inconcevables préjugés, les mensonges les plus manifestes, mais dont la vitalité est si intense, que rien contre elles ne peut prévaloir. Comme ces hêtres vigoureux nés dans les rochers et parmi les ruines, qui finissent par fendre les rocs, trouer les murailles, et s’élever enfin fiers et verdoyants, d’autant plus solidement fixés au sol qu’ils ont eu plus d’obstacles à vaincre pour en sortir ; tandis que des saules, qui poussèrent sans peine au bord d’une rivière, tombent dans la vase, où ils pourrissent oubliés.
Beethoven a écrit quatre ouvertures pour son unique opéra. Après avoir terminé la première, il la recommença sans que l’on sache pourquoi ; il en garda la disposition générale et tous les thèmes, mais en les enchaînant par d’autres modulations, en les instrumentant autrement, en y ajoutant un effet de crescendo et un solo de flûte. Ce solo n’est pas digne, à mon avis, du grand style de tout le reste de l’œuvre. L’auteur semble avoir préféré pourtant cette seconde version, car elle fut publiée la première. L’autre, dont le manuscrit était resté entre les mains d’un ami de Beethoven, M. Schindler, parut, il y a dix ans seulement, chez l’éditeur français Richault. J’ai eu l’honneur d’en diriger l’exécution une vingtaine de fois au théâtre de Drury-Lane à Londres et dans quelques concerts à Paris ; l’effet en est grandiose et entraînant. La seconde version pourtant a consacré la popularité qui lui était acquise sous le nom d’ouverture d’Éléonore ; elle la gardera probablement.
Cette superbe ouverture, la plus belle peut-être de Beethoven, partagea le sort de plusieurs morceaux de l’opéra, et fut supprimée après les premières représentations. Une autre (en ut majeur, comme les deux précédentes), d’un caractère doux et charmant, mais dont la conclusion ne parut pas propre à exciter les applaudissements, ne fut pas plus heureuse. Enfin l’auteur écrivit, pour la reprise de son opéra modifié, l’ouverture en mi majeur, connue sous le nom d’ouverture de Fidelio, qu’on adopta définitivement de préférence aux trois précédentes. C’est une page magistrale, d’une verve et d’un éclat incomparables, un vrai chef-d’œuvre symphonique, mais qui ne se rattache, ni par son caractère ni par les thèmes qu’il contient, à l’opéra auquel on le fait servir de préface. Les autres ouvertures, au contraire, sont en quelque sorte l’opéra de Fidelio en raccourci. On y trouve, avec les accents tendres d’Éléonore, les lamentables plaintes du prisonnier mourant de faim, les délicieuses mélodies du trio du dernier acte, la fanfare lointaine de la trompette annonçant l’arrivée du ministre qui doit délivrer Florestan ; tout y est palpitant d’intérêt dramatique, et ce sont bien des ouvertures de Fidelio.
Les principaux théâtres d’Allemagne et d’Angleterre s’étant aperçus, après trente ou quarante ans, que la deuxième grande ouverture d’Éléonore (la première publiée) était une œuvre magnifique, l’exécutent maintenant comme un entr’acte avant le second acte de l’opéra, tout en conservant l’ouverture en mi pour le premier. Il est fâcheux que le Théâtre-Lyrique n’ait pas cru devoir suivre cet exemple. Nous voudrions même que le Conservatoire tentât ce que fit un jour Mendelssohn à l’un des concerts du Gewandhaus à Leipzig, et qu’il nous donnât, dans une de ses séances, les quatre ouvertures de l’opéra de Beethoven.
Mais ceci paraîtrait peut-être à Paris une tentative par trop audacieuse (pourquoi ?), et l’audace, on le sait, n’est pas le défaut de nos institutions musicales.
Le sujet de Fidelio (car il faut dire quelques mots de la pièce) est triste et mélodramatique. Il n’a pas peu contribué à faire naître les préventions que nourrissait le public français contre cet opéra. Il s’agit d’un prisonnier d’état que le gouverneur d’une forteresse veut faire mourir de faim dans son cachot. Sa femme Éléonore, déguisée en jeune garçon, s’est fait agréer de Rocko le geôlier, comme domestique, sous le nom de Fidelio. Marceline, fille de Rocko et fiancée du guichetier Jacquino, bientôt séduite par la bonne mine de Fidelio, ne tarde pas à délaisser pour lui son vulgaire amoureux. Pizarre, le gouverneur, impatient de voir mourir sa victime et trouvant que la faim n’agit pas assez vite, se résout à venir lui-même l’égorger sur son grabat. Ordre est donné à Rocko de creuser dans un coin du cachot une fosse où le prisonnier sera jeté dans quelques heures.
Fidelio est choisi par Rocko pour l’aider dans ce lugubre office. Angoisses de la pauvre femme en se trouvant ainsi auprès de son mari qu’elle voit prêt à succomber et dont elle n’ose s’approcher. Bientôt le cruel Pizarre se présente ; le prisonnier enchaîné se lève, reconnaît son bourreau, l’interpelle ; Pizarre s’avance vers lui le poignard à la main, quand Fidelio, s’élançant entre eux, tire un pistolet de son sein et le présente à la face de Pizarre qui recule épouvanté.
En ce moment même une trompette se fait entendre à quelque distance. C’est le signal pour baisser la herse et ouvrir la porte de la forteresse. On annonce l’arrivée du ministre ; le gouverneur n’achèvera pas son œuvre de sang ; il sort précipitamment du cachot : le prisonnier est sauvé. En effet, le ministre paraît, reconnaît, dans la victime de Pizarre, son ami Florestan ; allégresse générale et confusion de la pauvre Marceline, qui, apprenant ainsi que Fidelio est une femme, revient à son Jacquino.
On a cru devoir, au Théâtre-Lyrique, calquer sur les situations de cette pièce de M. Bouilly un drame nouveau, dont la scène se passe en 1495 à Milan, et dont les personnages principaux sont Ludovic Sforza, Jean Galeas, sa femme Isabelle d’Aragon et le roi de France Charles VIII. On a pu introduire ainsi au dénoûment un brillant tableau final et des costumes moins sombres que ceux de la pièce originale. Telle est la raison, fort insuffisante sans doute, qui a porté M. Carvalho, l’habile directeur de ce théâtre, au moment où Fidelio a été mis à l’étude, à désirer une telle substitution. On n’admet pas en France qu’on puisse purement et simplement traduire un opéra étranger. Ce travail a été fait, du reste, sans trop de préjudice pour la partition, dont tous les morceaux restent unis à des situations d’un caractère semblable à celui des scènes pour lesquelles ils furent écrits.
Ce qui nuit à la musique de Fidelio auprès du public parisien, c’est la chasteté de sa mélodie, le mépris souverain de l’auteur pour l’effet sonore quand il n’est pas motivé, pour les terminaisons banales, pour les périodes prévues ; c’est la sobriété opulente de son instrumentation, la hardiesse de son harmonie ; c’est surtout, j’ose le dire, la profondeur même de son sentiment de l’expression. Il faut tout écouter dans cette musique complexe, il faut tout entendre pour pouvoir comprendre. Les parties de l’orchestre, les principales dans certains cas, les plus obscures dans d’autres, contiennent quelquefois l’accent expressif, le cri de passion, l’idée enfin que l’auteur n’a pas pu donner à la partie vocale. Ce qui ne veut point dire que cette partie ne soit pas restée prédominante, ainsi que le prétendent les éternels rabâcheurs du reproche adressé par Grétry à Mozart : « Il a mis le piédestal sur la scène et la statue dans l’orchestre, » reproche fait auparavant à Gluck, et plus tard à Weber, à Spontini, à Beethoven, et qui sera toujours fait à quiconque s’abstiendra d’écrire des platitudes pour la voix et donnera à l’orchestre un rôle intéressant, quelle que soit sa savante réserve. Il est vrai que les gens si prompts à blâmer chez les vrais maîtres la prétendue prédominance des instruments sur la voix ne font pas grand cas de cette réserve ; et nous voyons tous les jours, depuis dix ans surtout, l’orchestre transformé en bande militaire, en atelier de forgeron, en boutique de chaudronnier, sans que la critique s’indigne, sans qu’elle fasse même à ces énormités la moindre attention. De sorte qu’à tout prendre, si l’orchestre est bruyant, violent, brutal, plat, révoltant, exterminateur des voix et de la mélodie, la critique ne dit rien ; s’il est fin, délicat, intelligent, s’il attire parfois sur lui l’attention par sa vivacité, sa grâce ou son éloquence, et s’il reste néanmoins dans le rôle que les exigences dramatiques et musicales lui assignent, il est censuré. On pardonne aisément à l’orchestre de ne rien dire, ou, s’il parle, de ne dire que des sottises ou des grossièretés.
Il y a seize morceaux dans la partition de Fidelio, sans compter les quatre ouvertures. Il y en avait davantage dans l’origine ; quelques-uns ont été supprimés lors de la seconde mise en scène de cet ouvrage à Vienne, et de nombreuses coupures et modifications furent faites à la même époque dans les morceaux conservés. Un éditeur de Leipzig s’avisa (en 1855, je crois), de publier l’œuvre originale complète avec l’indication des coupures et des changements qui lui furent infligés. L’étude de cette partition curieuse donne l’idée des tortures que l’impatient Beethoven a dû subir en se soumettant à de tels remaniements, qu’il fit sans doute avec rage et en se comparant à l’esclave d’Alfieri :
Servo, si, ma servo ognor fremente.
En Allemagne, comme en Italie, comme en France, comme partout, dans les théâtres, tout le monde, sans exception, a plus d’esprit que l’auteur. L’auteur y est un ennemi public ; et si un garçon machiniste assure que tel morceau de musique, de n’importe quel maître, est trop long, chacun s’empressera de donner raison au garçon machiniste contre Gluck, ou Weber, ou Mozart, ou Beethoven, ou Rossini. Voyez, à propos de Rossini, les insolentes suppressions faites dans son Guillaume Tell, avant et après la première représentation de ce chef-d’œuvre. Le théâtre, pour les poëtes et les musiciens, est une école d’humilité ; les uns y recoivent des leçons de gens qui ignorent la grammaire, les autres, de gens qui ne savent pas la gamme ; et tous ces aristarques, en outre, prévenus contre ce qui porte une apparence de nouveauté ou de hardiesse, sont pleins d’un indomptable amour pour les prudentes banalités. Dans les théâtres lyriques surtout, chacun s’arroge le droit de pratiquer le précepte de Boileau :
Ajoutez quelquefois et souvent effacez.
Et on le pratique si bien et de si diverses manières, les correcteurs d’un théâtre voyant en noir ce que ceux d’un autre voient en blanc, que d’une partition qui aurait été, sans protecteur, traînée sur une cinquantaine de scènes, si l’on tenait compte du travail de tous les correcteurs, il resterait à peine dix pages intactes.
Les seize morceaux du Fidelio de Beethoven ont presque tous une belle et noble physionomie. Mais ils sont beaux de diverses façons, et c’est précisément ce qui me paraît constituer leur mérite principal. Le premier duo entre Marceline et son fiancé se distingue des autres par son style familier, gai, d’une piquante simplicité ; le caractère des deux personnages s’y décèle tout d’abord. L’air en ut mineur de la jeune fille semble se rapprocher par sa forme mélodique du style des meilleures pages de Mozart. L’orchestre cependant y est traité avec un soin plus minutieux que ne le fut jamais celui de l’illustre devancier de Beethoven.
Un quatuor d’une mélodie exquise succède à ce joli morceau. Il est traité en canon à l’octave, chacune des voix entrant à son tour pour dire le thème, de manière à produire d’abord un solo accompagné par un petit orchestre de violoncelles, d’altos et de clarinettes, puis un duo, un trio et enfin un quatuor complet. Rossini écrivit une foule de choses ravissantes dans cette forme ; tel est le canon de Moïse : Mi manca la voce. Mais le canon de Fidelio est un andante non suivi de l’allegro de rigueur, avec cabalette et coda bruyante. Et le public, tout charmé qu’il soit par ce gracieux andante, reste surpris, demeure stupide de ne pas voir arriver son allegro final, sa cadence, son coup de fouet... Au fait, pourquoi ne pas lui donner de coup de fouet ?...
On peut comparer les couplets de Rocko sur la puissance de l’or, écrits par Gaveaux dans sa partition française, à ceux de la partition allemande de Beethoven. C’est peut-être de tous les morceaux de la Léonore de Gaveaux celui qui supporte le mieux une telle comparaison. La chanson de Beethoven charme par sa rondeur joviale, dont une modulation et un changement de mesure survenant brusquement dans le milieu altèrent un peu la vigoureuse simplicité ; mais celle de Gaveaux, d’un style moins relevé, n’en est pas moins intéressante par sa franchise mélodique, l’excellente diction des paroles et une orchestration piquante.
Au trio suivant, Beethoven commence à employer la grande forme, les vastes développements, l’instrumentation plus riche, plus agitée ; on sent qu’on entre dans le drame ; la passion se décèle par de lointains éclairs.
Puis vient une marche dont la mélodie et les modulations sont des plus heureuses, bien que la couleur générale en paraisse triste, comme peut l’être du reste une marche de soldats gardiens d’une prison. Les deux premières notes du thème, frappées sourdement par les timbales et un pizzicato des basses, contribuent tout d’abord à l’assombrir. Ni cette marche ni le trio qui la précède n’ont de pendant dans l’opéra de Gaveaux. Il en est de même de beaucoup d’autres morceaux contenus dans la riche partition de Beethoven.
L’air de Pizarre est de ce nombre. Il n’obtient pas à Paris un seul applaudissement ; nous demandons néanmoins la permission de le traiter de chef-d’œuvre. Dans ce morceau terrible, la joie féroce d’un scélérat prêt à satisfaire sa vengeance est peinte avec la plus effrayante vérité. Beethoven dans son opéra a parfaitement observé le précepte de Gluck qui recommande de n’employer les instruments qu’en raison du degré d’intérêt et de passion. Ici, pour la première fois, tout l’orchestre se déchaîne ; il débute avec fracas par l’accord de neuvième mineure de ré mineur ; tout frémit, tout s’agite, crie et frappe ; la partie vocale n’est, il est vrai, qu’une déclamation notée, mais quelle déclamation ! et combien son accent, toujours vrai, acquiert de sauvage intensité quand, après avoir établi le mode majeur, l’auteur fait intervenir le chœur des gardes de Pizarre, dont les voix, murmurantes d’abord, accompagnent la sienne et éclatent enfin avec force à la conclusion ! C’est admirable.
J’ai entendu chanter cet air en Allemagne d’une foudroyante façon par Pischek.
Le duo entre Rocko et le gouverneur, duo pour deux basses par conséquent, n’est pas tout à fait à cette hauteur ; pourtant je ne saurais approuver la liberté qu’on a prise au Théâtre-Lyrique de le supprimer.
Une liberté semblable, mais au moins avec le consentement plus ou moins réel de l’auteur, fut prise autrefois à Vienne pour le charmant duo de soprani chanté par Fidelio et Marceline, où un seul violon et un seul violoncelle, aidés de quelques entrées de l’orchestre, accompagnent si élégamment les deux voix. Ce duo, retrouvé dans la partition de Leipzig dont je parlais tout à l’heure, a été réintégré au Théâtre-Lyrique dans l’œuvre de Beethoven. Ainsi les savants du théâtre de Paris ne partagent pas l’avis de ceux du théâtre de Vienne !... Heureusement il y a divergence d’opinions entre eux ! Sans cela, nous eussions été privés d’entendre ce dialogue musical, si frais, si doux, si élégant !
C’est au souffleur du Théâtre-Lyrique, dit-on, que nous devons cette réinstallation. Brave souffleur !
Le grand air de Fidelio est avec récitatif, adagio cantabile, allegro final et accompagnement obligé de trois cors et d’un basson.
Je trouve le récitatif d’un beau mouvement dramatique, l’adagio sublime par son accent tendre et sa grâce attristée, l’allegro entraînant, plein d’un noble enthousiasme, magnifique, et bien digne d’avoir servi de modèle à l’air d’Agathe, du Freyschütz. D’excellents critiques, je le sais, ne sont pas de mon avis ; je me sens heureux de n’être pas du leur...
Le thème de l’allegro de cet air admirable est proposé par les trois cors et le basson seuls, qui se bornent à faire entendre successivement les cinq notes de l’accord, si, mi, sol, si, mi. Cela forme quatre mesures d’une incroyable originalité. On pourrait donner à tout musicien qui ne les connaît pas ces cinq notes, en l’autorisant à les combiner de cent manières différentes, et je parie que dans les cent combinaisons ne se trouverait pas la phrase impétueuse et fière que Beethoven en a tirée, tant le rhythme en est imprévu. Cet allegro, pour beaucoup de gens, demeure entaché d’un défaut grave ; il n’a pas de petite phrase qu’on puisse aisément retenir. Ces amateurs, insensibles aux nombreuses et éclatantes beautés du morceau, attendent leur phrase de quatre mesures, comme les enfants attendent la fève dans un gâteau des rois, comme les provinciaux attendent le si naturel, la note d’un ténor qui fait son premier début. Le gâteau fût-il exquis, le ténor fût-il le plus délicieux chanteur du monde, ni l’un ni l’autre n’auront de succès sans le précieux accessoire ! Il n’a pas de fève ! il n’a pas la note !
L’air d’Agathe, dans le Freyschütz, est presque populaire ; il a la note.
Combien de morceaux, de Rossini lui-même, ce prince des mélodistes, sont restés dans l’ombre faute d’avoir la note !
Les quatre instruments à vent qui accompagnent la voix dans cet air troublent d’ailleurs tant soit peu la plupart des auditeurs en attirant trop fortement leur attention. Ces instruments ne font pourtant aucun étalage de difficultés inutiles ; Beethoven ne les a point traités, comme fit plusieurs fois Mozart du cor de basset, en instruments soli, dans l’acception prétentieuse de ce mot. Mozart, dans Tito, donne à exécuter une espèce de concerto au cor de basset pendant que la prima donna dit qu’elle voit la mort s’avancer, etc. Ce contraste d’un personnage animé des sentiments les plus tristes et d’un virtuose qui, sous prétexte d’accompagner le chant, songe seulement à faire briller l’agilité de ses doigts, est l’un des plus disgracieux, des plus puérils, des plus contraires au bon sens dramatique, des plus défavorables même au bon effet musical. Le rôle dévolu par Beethoven à ses quatre instruments à vent n’est pas le même ; il ne s’agit pas de les faire briller, mais d’obtenir d’eux une sorte d’accompagnement parfaitement d’accord avec le sentiment du personnage chantant et d’une sonorité spéciale qu’aucune autre combinaison orchestrale ne saurait produire. Le timbre voilé, un peu pénible même des cors, s’associe on ne peut mieux à la joie douloureuse, à l’espérance inquiète dont le cœur d’Éléonore est rempli ; c’est doux et tendre comme le roucoulement des ramiers. Spontini, vers la même époque, et sans avoir entendu le Fidelio de Beethoven, employait les cors avec une intention à peu près semblable pour accompagner le bel air de la Vestale :
Toi que j’implore.
Plusieurs maîtres, depuis lors, Donizetti entre autres, dans sa Lucia, l’ont fait avec le même bonheur.
Telle est l’évidence de la force expressive propre à cet instrument, dans certains cas, pour les compositeurs familiers avec le langage musical des passions et des sentiments.
Certes ce fut une grande âme tendre qui se répandit en cette émouvante inspiration !
L’émotion causée par le chœur des prisonniers, pour être moins vive, n’en est pas moins profonde.
Une troupe de malheureux sortent un instant de leur cachot et viennent respirer sur le préau. Écoutez, à leur entrée en scène, ces premières mesures de l’orchestre, ces douces et larges harmonies s’épanouissant radieuses, et ces voix timides qui se groupent lentement et arrivent à une expansion harmonique, s’exhalant de toutes ces poitrines oppressées comme un soupir de bonheur. Et ce dessin si mélodieux des instruments à vent qui les accompagne !... On pourra dire encore ici : « Pourquoi l’auteur n’a-t-il pas donné le dessin mélodique aux voix et les parties vocales à l’orchestre ? » Pourquoi ! parce que c’eût été une maladresse évidente ; les voix chantent précisément comme elles doivent chanter ; une note de plus, confiée aux parties vocales, en altérerait l’expression si juste, si vraie, si profondément sentie ; le dessin instrumental n’est qu’une idée secondaire, tout mélodieux qu’il soit, et convient surtout aux instruments à vent, et fait on ne peut mieux ressortir la douceur des harmonies vocales si ingénieusement disposées au-dessus de l’orchestre. Il ne se trouvera pas, je crois, un compositeur de bon sens, quelle que soit l’école à laquelle il appartienne, pour désapprouver ici l’idée de Beethoven.
Le bonheur des prisonniers est un instant troublé par l’apparition des gardes chargés de les surveiller. Aussitôt le coloris musical change : tout devient terne et sourd. Mais les gardes ont fini leur ronde ; leur regard soupçonneux a cessé de peser sur les prisonniers ; la tonalité du passage épisodique du chœur se rapproche de la tonalité principale ; on la pressent, on y touche ; un court silence... et le premier thème reparaît dans le ton primitif, avec un naturel et un charme dont je n’essayerai pas de donner une idée. C’est la lumière, c’est l’air, c’est la douce liberté, c’est la vie qui nous sont rendus.
Quelques auditeurs, en essuyant leurs yeux à la fin de ce chœur, s’indignent du silence de la salle qui devrait retentir d’une immense acclamation. Il est possible que la majeure partie du public soit réellement émue néanmoins ; certaines beautés musicales, évidentes pour tous, peuvent fort bien ne pas exciter les applaudissements.
Le chœur des prisonniers de Gaveaux :
Que ce beau ciel, cette verdure,
est écrit dans le même sentiment. Mais, hélas ! comparé à celui de Beethoven, il paraît bien terne et bien plat ! Remarquons, en outre, que le compositeur français, fort réservé sur l’emploi des trombones dans le cours de sa partition, les fait précisément intervenir ici, comme s’ils faisaient partie de la famille des instruments doux, au timbre calme et suave. Explique qui pourra cette étrange fantaisie.
Dans la seconde partie du duo, où Rocko apprend à Fidelio qu’ils vont aller ensemble creuser la fosse du prisonnier, se trouve un dessin syncopé d’instruments à vent du plus étrange effet, mais, par son accent gémissant et son mouvement inquiet, parfaitement adapté à la situation. Ce duo et le quintette suivant contiennent de fort beaux passages, dont quelques-uns se rapprochent, par le style des parties de chant, de la manière de Mozart dans le Mariage de Figaro.
Un quintette avec chœur termine cet acte. La couleur en est sombre ; elle doit l’être. Une modulation un peu sèche intervient brusquement dans le milieu, et quelques voix exécutent des rhythmes qui se distinguent au travers des autres, sans qu’on puisse voir bien clairement l’intention de l’auteur. Mais le mystère qui plane sur l’ensemble donne à ce finale une physionomie des plus dramatiques. Il finit piano ; il exprime la consternation, la crainte….. le public parisien ne l’applaudit donc pas : il ne saurait applaudir une telle conclusion, si contraire à ses habitudes.
Avant le lever du rideau pour le troisième acte, l’orchestre fait entendre une lente et lugubre symphonie, pleine de longs cris d’angoisse, de sanglots, de tremblements, de lourdes pulsations. Nous entrons dans le séjour des douleurs et des larmes ; Florestan est étendu sur sa couche de paille ; nous allons assister à son agonie, entendre sa voix délirante.
L’orchestration de Gluck pour la scène du cachot d’Oreste dans Iphigénie en Tauride est bien belle, sans doute ; mais de quelle hauteur ici Beethoven domine son rival ! Non pas seulement parce qu’il est un immense symphoniste, parce qu’il sait mieux que lui faire parler l’orchestre, mais, on doit le reconnaître, parce que sa pensée musicale, dans ce morceau, est plus forte, plus grandiose et d’une expression incomparablement plus pénétrante. On sent, dès les premières mesures, que le malheureux enfermé dans cette prison a dû, en y entrant laisser toute espérance.
Le voici. A son douloureux récitatif entrecoupé par les phrases principales de la symphonie précédente succède un cantabile désolé, navrant, dont l’accompagnement des instruments à vent accroît à chaque instant la tristesse. La douleur du prisonnier devient de plus en plus intense. Sa tête s’égare... l’aile de la mort l’a touché... Pris d’une hallucination soudaine, il se croit libre, il sourit, des larmes de tendresse roulent dans ses yeux mourants, il croit revoir sa femme, il l’appelle, elle lui répond ; il est ivre de liberté et d’amour...
A d’autres de décrire cette mélodie sanglotante, ces palpitations de l’orchestre, ce chant continu du hautbois qui suit le chant de Florestan comme la voix de l’épouse adorée qu’il croit entendre ; et ce crescendo entraînant, et le dernier cri du moribond... Je ne le puis...
Reconnaissons ici l’art souverain, l’inspiration brûlante, le vol fulgurant du génie...
Florestan, après cet accès d’agitation fébrile, est retombé sur sa couche ; voici venir Rocko et la tremblante Éléonore (Fidelio). La terreur de cette scène est amoindrie par le nouveau libretto, où il ne s’agit que de déblayer une citerne au lieu de creuser la fosse du prisonnier encore vivant. (Vous voyez où conduisent tous ces remaniements ... )
Rien de plus sinistre que ce duo célèbre, où la froide insensibilité de Rocko contraste avec les apartés déchirants de Fidelio, où le sourd murmure de l’orchestre est comparable au bruit mat de la terre tombant sur une bière qu’on recouvre. Un de nos confrères de la critique musicale a très-justement établi un rapprochement entre ce morceau et la scène des fossoyeurs d’Hamlet. Pouvait-on plus dignement le louer ?
Les fossoyeurs de Beethoven terminent leur duo sans coda, sans cabalette, sans éclat de voix ; aussi le parterre garde encore à leur égard un rigoureux silence. Voyez le malheur !
Le trio suivant est plus heureux ; on l’applaudit, bien qu’il ait aussi une terminaison douce. Les trois personnages, animés de sentiments affectueux, y chantent de suaves mélodies, que les plus harmonieux accompagnements soutiennent sans recherche et sans effort. Rien de plus élégant et de plus touchant à la fois que ce beau thème de vingt mesures exposé par le ténor. C’est le chant dans sa plus exquise pureté, c’est l’expression dans ce qu’elle a de plus vrai, de plus simple et de plus pénétrant. Ce thème est ensuite repris, tantôt en entier, tantôt par fragments, et, après des modulations très-hardies, ramené dans le ton primitif avec un bonheur et une adresse incomparables.
Le quatuor du pistolet est un long roulement de tonnerre, dont la menace augmente sans cesse de violence et aboutit à une série d’explosions. A partir du cri de Fidelio : « Je suis sa femme ! » l’intérêt musical se confond avec l’intérêt dramatique ; on est ému, entraîné, bouleversé, sans qu’on puisse distinguer si cette violente émotion est due aux voix, aux instruments ou à la pantomime des acteurs et au mouvement de la scène ; tant le compositeur s’est identifié avec la situation qu’il a peinte avec une vérité frappante et la plus prodigieuse énergie. Les voix, qui s’interpellent et se répondent en brûlantes apostrophes, se distinguent toujours au milieu du tumulte de l’orchestre et au travers de ce trait des instruments à cordes, semblable aux vociférations d’une foule agitée de mille passions. C’est un miracle de musique dramatique auquel je ne connais de pendant chez aucun maître ancien ou moderne. Le changement du livret a fait un tort énorme et bien regrettable à cette belle scène. L’action ayant été transportée à une époque où le pistolet n’était pas inventé, on a dû renoncer à le donner à Fidelio pour arme offensive ; la jeune femme menace maintenant Pizarre avec un levier de fer, incomparablement moins dangereux, pour un tel homme surtout, que le petit tube avec lequel cette faible main peut à coup sûr frapper de mort Pizarre s’il fait le moindre mouvement. D’ailleurs le geste de Fidelio, visant Pizarre au visage, prête à un grand effet de scène. Je vois encore madame Devrient avec le tremblement de son bras qu’elle tenait tendu vers Pizarre en riant d’un rire convulsif.
Voilà ce qui résulte de tous ces tripotages de pièces et de partitions, accommodées aux prétendues exigences d’un public qui n’exige rien et s’arrangerait fort qu’on voulût bien lui offrir certains ouvrages tels que leurs auteurs les ont écrits.
Après cet admirable quatuor, les deux époux demeurés seuls chantent un duo non moins admirable, où la passion éperdue, la joie, la surprise, l’abattement empruntent tour à tour à la musique des accents dont rien ne peut donner une idée à qui ne les a pas entendus. Quel amour ! quels transports ! quelles étreintes ! avec quelle fureur ces deux êtres s’embrassent ! comme la passion les fait balbutier ! Les paroles se pressent sur leurs lèvres frémissantes, ils chancellent, ils sont haletants... Ils s’aiment !... comprenez-vous ?... ils s’aiment ! Qu’y a-t-il de commun entre un tel élan d’amour et ces fades duos d’époux unis par un mariage de convenance ?... Au dernier finale on entend un vaste morceau d’ensemble dont le rhythme de marche est interrompu d’abord par quelques mouvements lents épisodiques. L’allegro reprend ensuite et va en s’animant graduellement et en augmentant de sonorité jusqu’à la fin. Dans cette péroraison, la majesté d’abord et la verve ensuite éblouissent et entraînent les auditeurs même les plus froids et les plus récalcitrants. Ils disent alors, en approuvant d’un air contraint : « A la bonne heure ! » Nous dirons aussi, en les voyant applaudir : « A la bonne heure ! » Mais tout le reste de la partition, qui les touche si peu, n’en est pas moins admirable, et, sans vouloir déprécier ce gigantesque finale, plusieurs des morceaux précédents lui sont même de beaucoup supérieurs. Qui sait pourtant si la lumière ne se fera pas plus tôt qu’on ne pense, pour ceux-là même dont l’âme est fermée en ce moment à ce bel ouvrage de Beethoven, comme elle est aussi fermée aux merveilles de la neuvième symphonie, des derniers quatuors et des grandes sonates de piano de ce même incomparable inspiré ? Un voile épais semble quelquefois placé sur les yeux de l’esprit, quand on regarde d’un certain côté du ciel de l’art et empêche de voir les grands astres qui l’illuminent ; puis tout d’un coup, sans cause connue, le voile se déchire, on voit et l’on rougit d’avoir été aveugle si longtemps.
Ceci me rappelle ce pauvre Adolphe Nourrit. Il m’avouait un jour n’admirer que Macbeth dans l’œuvre entière de Shakspeare, et trouver surtout absurde et inintelligible Hamlet. Trois ans après, il vint me dire avec l’émotion d’un enthousiasme concentré : « Hamlet est le chef-d’œuvre du plus grand poëte philosophe qui ait jamais existé. Je le comprends aujourd’hui. Mon cœur et ma tête en sont remplis, enivrés. Vous avez dû garder de mon sens poétique et de mon intelligence une singulière opinion... Rendez-moi votre estime. » Alas ! poor Yorick !