Par
HECTOR BERLIOZ
OPÉRA FANTASTIQUE DE CH. M. WEBER
SA PREMIÈRE REPRÉSENTATION AU THÉATRE LYRIQUE
6 mars 1857
L’atmosphère musicale de Paris est en général brumeuse, humide, sombre, froide, orageuse même parfois. Les saisons y manifestent des caprices étranges. A certains moments il neige des cirons, il pleut des sauterelles, il grêle des crapauds, et il n’y a parapluies de toile ni de tôle qui puissent garantir les honnêtes gens de cette vermine. Puis tout d’un coup le ciel s’éclaircit, il ne tombe pas de la manne, il est vrai, mais on jouit d’un air tiède et pur, on découvre çà et là de splendides fleurs épanouies parmi les chardons, les ronces, les orties, les euphorbes, et l’on court avec ravissement les respirer et les cueillir. Nous jouissons à cette heure des caresses de ce bienfaisant rayon ; plusieurs très-belles fleurs de l’art viennent d’éclore et nous sommes dans la joie de les avoir découvertes. Citons d’abord le plus grand événement musical qu’on ait eu à signaler chez nous depuis bien des années, la mise en scène récente de l’Obéron de Weber au Théâtre-Lyrique. Ce chef-d’œuvre (c’est un vrai chef-d’œuvre, pur, radieux, complet) existe depuis trente et un ans. Il fut représenté pour la première fois le 12 avril 1826. Weber l’avait composé en Allemagne sur les paroles d’un librettiste anglais, M. Planché, à la demande du directeur d’un théâtre lyrique de Londres qui croyait au génie de l’auteur du Freyschütz, et qui comptait sur une belle partition et sur une bonne affaire.
Le rôle principal (Huon) fut écrit pour le célèbre ténor Braham, qui le chanta, dit-on, avec une verve extraordinaire ; ce qui n’empêcha pas l’œuvre nouvelle d’éprouver devant le public britannique un échec à peu près complet. Dieu sait ce qu’était alors l’éducation musicale des dilettanti d’outre-Manche !... Weber venait de subir une autre quasi-défaite dans son propre pays ; sa partition d’Euryanthe y avait été froidement reçue. Des gaillards qui vous avalent sans sourciller d’effroyables oratorios capables de changer les hommes en pierre et de congeler l’esprit-de-vin, s’avisèrent de s’ennuyer à Euryanthe. Ils étaient tout fiers d’avoir pu s’ennuyer à quelque chose, et de prouver ainsi que leur sang circulait. Cela leur donnait un petit air sémillant, léger, Français, Parisien ; et pour y ajouter l’air spirituel, ils inventèrent un calembour par à peu près et nommèrent l’Euryanthe l’Ennuyante, en prononçant l’ennyante. Dire le succès de cette lourde bêtise est impossible ; il dure encore. Il y a trente-trois ans que le mot circule en Allemagne, et l’on n’est pas à cette heure parvenu à persuader aux facétieux qu’il n’est pas français, qu’on dit une pièce ennuyeuse et non une pièce ennuyante, et que les garçons épiciers de France eux-mêmes ne commettent pas de cuirs de cette force-là.
L’Euryanthe tomba donc, pour le moment, écrasée sous cette stupide plaisanterie. Weber, triste et découragé quand on lui proposa d’écrire Obéron, ne se décida pas sans hésitation à entreprendre une nouvelle lutte avec le public. Il s’y résigna pourtant, et demanda dix-huit mois pour écrire sa partition. Il n’improvisait pas. Arrivé à Londres, il eut beaucoup à souffrir tout d’abord des idées de quelques-uns de ses chanteurs ; il les mit pourtant enfin tant bien que mal à la raison. L’exécution d’Obéron fut satisfaisante. Weber, l’un des plus habiles chefs d’orchestre de son temps, avait été prié de la diriger. Mais l’auditoire resta froid, sérieux, morne (very grave) pour employer encore un jeu de mots qui au moins est anglais. Et Obéron ne fit pas d’argent, et l’entrepreneur ne put couvrir ses frais ; il avait obtenu la belle partition et fait une mauvaise affaire. Qui peut savoir ce qui se passa alors dans l’âme de l’artiste, sûr de la valeur de son œuvre ?... Afin de le ranimer par un succès qu’ils croyaient facile de lui faire obtenir, ses amis lui persuadèrent de donner un concert, pour lequel Weber composa une grande cantate intitulée, si je ne me trompe, le Triomphe de la paix. Le concert eut lieu, la cantate fut exécutée devant une salle presque vide, et la recette n’égala pas les dépenses de la soirée...
Weber, à son arrivée à Londres, avait accepté l’hospitalité de l’honorable maître de chapelle sir George Smart. Je ne sais si ce fut en rentrant de ce triste concert ou quelques jours plus tard seulement ; mais un soir, après avoir causé une heure avec son hôte, Weber, accablé, se mit au lit, où, le lendemain, sir George le trouva déjà froid, la tête appuyée sur l’une de ses mains, mort d’une rupture du cœur.
Aussitôt on annonça une représentation solennelle d’Obéron ; toutes les loges furent rapidement louées ; les spectateurs se présentèrent tous en deuil ; la salle fut pleine d’un public recueilli, dont l’attitude, exprimant des regrets sincères, semblait dire : « Nous sommes désolés de n’avoir pas compris son œuvre, mais nous savons que c’était un homme (He mas a man, we shall not look upon his like again) et que nous ne reverrons pas son pareil !... »
Peu de mois après, l’ouverture d’Obéron fut publiée ; le théâtre de l’Odéon de Paris, qui avait fait fortune avec le Freyschütz désossé et écorché, fut curieux de connaître au moins un morceau du dernier ouvrage de Weber. Le directeur ordonna la mise à l’étude de cette merveille symphonique. L’orchestre n’y vit qu’un tissu de bizarreries, de duretés et de non-sens, et je ne sais même si l’ouverture obtint les honneurs d’un égorgement en public.
Dix ou douze ans plus tard, ces mêmes musiciens de l’Odéon, transplantés dans l’orchestre monumental du Conservatoire, exécutaient sous une vraie direction, sous la direction d’Habeneck, cette même ouverture, et mêlaient leurs cris d’admiration aux applaudissements du public... Huit ou neuf autres années ensuite, la Société des concerts du Conservatoire exécuta un chœur de génies et le finale du premier acte d’Obéron que le public acclama avec un enthousiasme égal à celui qui avait accueilli l’ouverture ; plus tard encore, deux autres fragments eurent le même bonheur... et ce fut tout.
Une petite troupe allemande venue à Paris perdre son temps et son argent pendant l’été fit seule entendre deux fois, il y a quelque vingt-sept ans l’Obéron complet au théâtre Favart (aujourd’hui l’Opéra-Comique). Le rôle de Rezia y fut chanté par la célèbre Mme Schrœder-Devrient. Mais cette troupe était fort insuffisante, le chœur mesquin, l’orchestre misérable, les décors troués, vermoulus ; les costumes délabrés inspiraient la pitié ; le public musical un peu intelligent était absent de Paris ; Obéron passa inaperçu. Quelques artistes et amateurs clairvoyants adoraient seuls dans le secret de leur cœur ce divin poëme, et répétaient, en pensant à Weber, les paroles d’Hamlet :
« C’était un homme et nous ne reverrons pas son pareil ! »
Pourtant l’Allemagne avait recueilli la perle éclose dans l’huître britannique et que dédaignait le coq gaulois, si friand de grains de mil. Une traduction allemande de la pièce de M. Planché se répandit peu à peu dans les théâtres de Berlin, de Dresde, de Hambourg, de Leipzig, de Francfort, de Munich, et la partition d’Obéron fut sauvée. Je ne sais si on l’a jamais exécutée en entier dans la ville spirituelle et malicieuse qui avait trouvé l’œuvre précédente de Weber Ennyante. Cela est probable. Les générations se suivent sans se ressembler.
Enfin, après trente et un ans, le hasard ayant placé à la tête de l’un des théâtres lyriques de Paris un homme qui comprend et sent la musique de style, un homme intelligent, hardi, actif et dévoué à l’idée qu’il a une fois adoptée, le merveilleux poëme de Weber nous a enfin été révélé. Le public n’a fait sur le maître ni sur son œuvre aucun nauséabond jeu de mots, n’est pas resté grave, mais a applaudi avec des transports véritables de plus en plus ardents ; bien que cette musique dérange, culbute, bouscule avec un prodigieux mépris ses habitudes les plus chères, les plus enracinées, les plus inhérentes à ses instincts secrets ou avoués.
Le succès d’Obéron au Théâtre-Lyrique est très-grand, très-loyal, très-réel. C’est un succès de bonne compagnie qui attirera même la mauvaise. Tout Paris voudra entendre et voir Obéron, admirer sa délicieuse musique, ses beaux décors, ses riches costumes, et applaudir son nouveau ténor. Car il y en a un qui s’y révèle ; M. Carvalho a découvert pour le rôle d’Huon un vrai ténor (Michot), et à chaque représentation la faveur du phénix augmente. Et pour achever d’expliquer la vogue de ce chef-d’œuvre, sachez qu’au dénoûment on rit à se tordre, et que la salle entière entre en convulsions.
On n’a pas cru devoir faire une traduction pure et simple du livret anglais de M. Planché, mais une sorte d’imitation de ce livret et du poëme d’Obéron de Wieland. Je ne sais si c’est à tort ou à raison que cette liberté a été prise ; au moins la partition a-t-elle été à peu près respectée. On ne l’a ni mutilée, ni instrumentée, ni insultée d’aucune façon, selon l’usage. Quelques morceaux seulement ont été transplantés d’une scène dans une autre, mais toujours dans une situation semblable à celle pour laquelle ils furent composés. Voici ce dont il s’agit dans cette féerie. Obéron, le roi des génies, aime tendrement sa reine Titania. Pourtant ces deux époux se disputent souvent. Titania s’obstine à soutenir la cause des femmes coupables (sans doute en souvenir de ses étranges amours avec le savetier Bottom. Un savetier qui porte une tête d’âne et qui s’appelle Bottom !... Je ne vous dirai pas ce que signifie ce nom anglais. Cherchez. Lisez le Songe d’une nuit d’été. L’ironie de Shakspeare a dépassé là de cent coudées celle des plus terribles railleurs). Obéron défend la cause des hommes plus ou moins injustement trompés. Une belle nuit d’été, la patience lui échappe, et il se sépare de Titania en jurant de ne jamais la revoir. Il lui pardonnera seulement, si deux jeunes amants, épris l’un pour l’autre d’un amour chaste et fidèle, résistent à toutes les épreuves où pourront être soumises leur constance et leur vertu. Clause bizarre, car enfin les belles qualités quelconques d’un couple humain ne font rien aux mauvaises qualités de sa féerique majesté la reine Titania, et je ne vois pas ce que le roi des génies pourra gagner, en reprenant sa femme, au triomphe de la vertu de deux étrangers. Mais tel est le nœud de la pièce. Obéron a pour génie familier un petit esprit gracieux, doucement malicieux, espiègle sans méchanceté, adorable, charmant (du moins tel est le lutin de Shakspeare) qui se nomme Puck. Puck voit son maître triste et languissant. Il veut le réunir à Titania ; il sait à quelles conditions il y parviendra. A l’œuvre donc. Il a découvert en France un beau chevalier, Huon, de Bordeaux ; à Bagdad, une ravissante princesse, Rezia, fille du calife, et à l’aide d’un songe qu’il envoie simultanément à chacun d’eux, il les rend épris l’un de l’autre. Déjà Huon est en marche par monts et par vaux à la recherche de la princesse qu’il adore. Une bonne vieille qu’il rencontre au milieu d’une forêt lui apprend que Rezia habite Bagdad, et propose au chevalier et à son écuyer Chérasmin de les y transporter en une minute, si Huon veut jurer de rester toute sa vie fidèle à sa bien-aimée, et de ne pas lui demander la plus légère faveur jusqu’au moment de leur union. Huon prononce le double serment. Aussitôt la vieille se change en un gracieux esprit. C’est Puck qui reprend sa forme. Obéron survient, confirme les paroles de Puck, et nos voyageurs sont tout d’un coup transportés à cinq cents lieues de là, dans les jardins du harem du calife de Bagdad. Rezia y pleure l’absence de son chevalier inconnu et se désespère d’un mariage odieux auquel son père veut la contraindre. En promenant ses langueurs dans le jardin du palais, elle rencontre les nouveaux débarqués ; dans l’un d’eux elle reconnaît le chevalier de son rêve : « O bonheur, c’est donc vous ? — Je vous adore. — Je vous sauverai. — Revenez ce soir. Quand l’iman appellera les croyants à la prière, je serai là et nous concerterons tout pour notre fuite. » Le soir, en effet, nos amants se retrouvent, mais les gardes du palais saisissent les deux étrangers, les jettent en prison et le calife ordonne leur mort. La puissance surnaturelle d’Obéron vient à leur aide ; ils sont libres ; ils enlèvent de vive force un léger navire sur lequel Aboukan (le mari imposé à Rezia) venait chercher sa fiancée, Rezia reparaît avec sa suivante Fatime, ils partent tous les quatre.
Et vogue la nacelle qui porte leurs amours.
Hélas ! la chair est faible, et longs sont les ennuis de la navigation. On conçoit que deux amants, tels que les nôtres, enfermés dans un étroit navire, puissent avoir quelque peine à contenir l’élan de leurs pensers d’amour. Obéron lit dans le cœur du chevalier, et furieux des désirs qu’il y découvre, il se résout à le séparer de Rezia. « Souffle, tempête, bouleverse l’Océan, que le vaisseau périsse ! » Les vents accourent, Eurus, et Notus, et Borée, et vingt autres, suivis des esprits du feu, des météores, etc.
La nuit noire s’étend sur les eaux. Rezia est jetée seule sur un rocher, un autre écueil reçoit Fatime et Chérasmin. On ne sait ce qu’est devenu le chevalier. Les naufragés ne sont pas au bout de leurs peines. Pris par des pirates barbaresques, ils sont conduits sur la côte d’Afrique et vendus au bey de Tunis. Rezia est exposée aux honneurs du harem ; elle a inspiré une passion violente au bey. Les deux autres amants (car Chérasmin et Fatime ont fini, eux aussi, par s’aimer d’amour tendre) sont plus heureux ; ils n’ont point été séparés et leur tâche d’esclave se borne à cultiver l’un des jardins de Sa Hautesse.
L’eunuque Aboulifar leur apprend la révolution qui va s’accomplir dans le harem, c’est-à-dire la déchéance de l’ancienne favorite et l’élévation de Rezia.
Mais Rezia repousse avec mépris les hommages du bey, elle restera fidèle jusqu’à la mort à son chevalier. Puck, faisant habilement valoir cette noble constance, obtient d’Obéron qu’une dernière et solennelle épreuve soit accordée au chevalier. Le roi des génies y consent. Aussitôt Puck repêche quelque part le pauvre Huon et le transporte dans le jardin du bey de Tunis. Et nous le voyons entouré d’une foule de houris, toutes plus ravissantes les unes que les autres, qui dansent, qui chantent, qui l’enlacent dans leurs bras, le brûlent de leurs œillades, le dévorent de leurs sourires... Vains efforts, Huon résiste aux séductions ; il aime Rezia, il n’aime qu’elle, il lui restera fidèle. Survient le bey qui, trouvant un étranger au milieu de ses femmes, ordonne son empalement immédiat. On va procéder à cette opération. Mais l’épreuve des amants a été décisive : l’amour a triomphé ; Obéron est satisfait. Son cor enchanté se fait entendre, et aussitôt le bey, le chef des eunuques, les gardes du harem, tout le harem de céder à une impulsion irrésistible qui les force de danser, de pivoter comme des derviches tourneurs, de tourbillonner enfin dans un mouvement de rotation de plus en plus rapide, sous l’influence de plus en plus vive et impérieuse de l’impitoyable cor ; jusqu’à ce que, sur un coup de tamtam, cette foule étourdie tombant à terre à demi-morte, Obéron, sa belle Titania et leur fidèle Puck s’élèvent au ciel dans une gloire. Et le roi des génies s’adressant aux amants : « Vous êtes restés fidèles l’un à l’autre, vous avez résisté à toutes les séductions, soyez heureux ! Retourne en France, Huon ; va présenter à la cour ta Rezia ; ma protection t’y suivra. »
Il faudrait écrire beaucoup trop pour analyser dignement la partition d’Obéron, pour examiner les questions que le style de cet ouvrage fait naître, expliquer les procédés employés par l’auteur et trouver la cause du ravissement dans lequel cette musique plonge des auditeurs même étrangers à toute notion, sinon à tout sentiment de l’art des sons.
Obéron est le pendant du Freyschütz. L’un appartient au fantastique sombre, violent, diabolique ; l’autre est du domaine des féeries souriantes, gracieuses, enchanteresses. Le surnaturel dans Obéron se trouve si habilement combiné avec le monde réel, qu’on ne sait précisément où l’un et l’autre commencent et finissent, et que la passion et le sentiment s’y expriment dans un langage et avec des accents qu’il semble qu’on n’ait jamais entendus auparavant.
Cette musique est essentiellement mélodieuse, mais d’une autre façon que celle des plus grands mélodistes. La mélodie s’y exhale des voix et des instruments comme un parfum subtil qu’on respire avec bonheur, sans pouvoir tout d’abord en déterminer le caractère. Une phrase qu’on n’a pas entendu commencer est déjà maîtresse de l’auditeur au moment précis où il la remarque ; une autre qu’il n’a pas vu s’évanouir le préoccupe encore quelque temps après qu’il a cessé de l’entendre. Ce qui en fait le charme principal, c’est la grâce, une grâce exquise et un peu étrange. On pourrait dire de l’inspiration de Weber dans Obéron ce que Laërtes dit de sa sœur Ophélia :
Thought and affliction, passion, hell itself,
She turns to favour and to prettiness.
(La rêverie, l’affliction, la passion, l’enfer lui-même, elle change tout en charme et en grâce.)
N’était l’enfer qui n’y figure pas, et qui d’ailleurs, sous la main de Weber, n’a jamais pris des formes gracieuses, mais bien des formes effrayantes et terribles au contraire.
Les enchaînements harmoniques de Weber ont un coloris qu’on ne retrouve chez aucun autre maître, et qui se reflète plus qu’on ne croit sur sa mélodie. Leur effet est dû tantôt à l’altération de quelques notes de l’accord, tantôt à des renversements peu usités, quelquefois même à la suppression de certains sons réputés indispensables. Tel est, par exemple, l’accord final du morceau des nymphes de la mer, où la tonique est supprimée, et dans lequel, bien que le morceau soit en mi, l’auteur n’a voulu laisser entendre que sol dièse et si. De là le vague de cette désinence et la rêverie où elle plonge l’auditeur.
On en peut dire à peu près autant de ses modulations ; si étranges qu’elles soient, elles sont toujours amenées avec un grand art, sans duretés, sans secousse, d’une façon presque toujours imprévue, pour concourir à l’expression d’un sentiment et non pour causer à l’oreille une puérile surprise.
Weber admet la liberté absolue des formes rhythmiques ; jamais personne autant que lui ne s’est affranchi de la tyrannie de ce qu’on appelle la carrure, et dont l’emploi exclusif et borné aux agglomérations de nombres pairs contribue si cruellement, non seulement à faire naître la monotonie, mais à produire la platitude. Dans le Freyschütz, il avait déjà donné des exemples nombreux d’une phraséologie nouvelle. Parmi ces exemples, les musiciens français, les plus carrés des mélodistes après les Italiens, furent tout surpris d’applaudir la chanson à boire de Gaspard, qui se compose, dans sa première moitié, d’une succession de phrases de trois mesures, et, dans sa seconde moitié, d’une succession de phrases de quatre. Dans Obéron, on trouve divers passages où le tissu mélodique est rhythmé de cinq en cinq. En général, chaque phrase de cinq mesures ou de trois a son pendant, qui constitue alors la symétrie, produisant le nombre pair, si cher aux musiciens vulgaires, en dépit du proverbe : Numero Deus impare gaudet. Mais Weber ne se croit point obligé d’établir à tout prix et partout cette symétrie ; très-souvent sa phrase impaire n’a pas de pendant. Je m’adresserai aux gens de lettres pour savoir si la Fontaine a employé une forme excellente en jetant un petit vers isolé de deux pieds à la fin d’une de ses fables :
Mais qu’en sort-il souvent ?
Du vent.
Leur réponse affirmative, je n’en doute pas, explique et justifie le procédé analogue introduit dans la musique par beaucoup de musiciens, au nombre desquels il faut citer, avec Weber, Gluck et Beethoven. Il nous semble aussi absurde de vouloir rhythmer la musique exclusivement de quatre en quatre mesures, que de n’admettre en poésie qu’une seule espèce de vers.
Si, au lieu d’avoir dit si fortement
Mais qu’en sort-il souvent ?
Du vent.
le fabuliste eût écrit :
Mais qu’en sort-il souvent ?
Il n’en sort que du vent.
il eût terminé sa fable par une insupportable platitude. L’analogie de cet exemple avec la question musicale qui nous occupe est frappante. L’entêtement de la routine peut seul la méconnaître ou en nier les conséquences.
Maintenant, s’il nous paraît évident que la musique ne peut ni ne doit se conformer aveuglément à l’usage de certaines écoles qui veulent conserver la plus carrée des carrures en tout et partout, si nous trouvons dans cette persistance ridicule à maintenir un préjugé la cause de la fadeur, de la lâcheté de style, de l’exaspérant vulgarisme d’une foule de productions de tous les temps et de tous les pays, nous n’en reconnaîtrons pas moins qu’il est des irrégularités choquantes et qu’il faut éviter avec soin. Gluck (dans Iphigénie en Aulide surtout) en a commis un grand nombre, il faut l’avouer, qui blessent le sentiment de l’harmonie rhythmique. Weber n’en est pas exempt ; nous en trouvons même un exemple très regrettable dans l’un des plus délicieux morceaux d’Obéron, dans le chant des naïades, dont je parlais tout à l’heure. Après la première grande phrase vocale, composée de quatre fois quatre mesures, l’auteur a voulu donner à la voix un court repos. Ce silence est rempli par l’orchestre. Croyant sans doute que l’oreille ne tiendrait aucun compte du fragment instrumental, l’auteur a repris ensuite son chant vocal, rhythmé carrément, comme si la mesure d’orchestre n’existait pas. Mais, selon nous, il s’est trompé. L’oreille souffre de cette addition d’une mesure dans la mélodie ; on s’aperçoit parfaitement que le mouvement d’oscillation a été rompu, que la phrase a perdu la régularité du balancement qui lui donne tant de charme. Revenant à ma comparaison de la mélodie avec la versification, je dirai encore que, dans le cas dont il s’agit, le défaut est aussi évident qu’il le serait dans une strophe de vers de dix pieds dont un seul en aurait onze.
De l’instrumentation de Weber je dirai seulement qu’elle est d’une richesse, d’une variété et d’une nouveauté admirables. La distinction encore est sa qualité dominante ; jamais de moyens réprouvés par le goût, de brutalités, de non-sens. Partout un coloris charmant, une sonorité vive mais harmonieuse, une force contenue et une connaissance profonde de la nature de chaque instrument, de ses divers caractères, de ses sympathies ou de ses antipathies avec les autres membres de la famille orchestrale ; partout enfin les plus intimes rapports sont conservés entre le théâtre et l’orchestre, nulle part ne se trouve un effet sans but, un accent non motivé.
On reproche à Weber sa manière d’écrire pour les voix ; malheureusement le reproche est fondé. Souvent il leur impose des successions d’une difficulté excessive, qui seraient à peine convenables pour tout autre instrument que le piano. Mais ce défaut, qui ne s’étend pas aussi loin qu’on veut bien le dire, n’en est pas un quand la bizarrerie du dessin vocal est motivée par une intention dramatique. C’est alors au contraire une qualité ; l’auteur en ce cas n’est blâmable qu’aux yeux des chanteurs, obligés de prendre de la peine et de se livrer à des études que la musique banale ne leur impose pas.
Tels sont plusieurs passages vraiment diaboliques du rôle de Gaspard dans le Freyschütz, passages qui, à mon sens, sont des traits évidents de génie.
Sur les vingt morceaux dont se compose la partition d’Obéron je n’en vois pas un de faible. L’invention, l’inspiration, le savoir, le bon sens brillent dans tous : et c’est presque à regret que nous citerons de préférence aux autres pièces le chœur mystérieux et suave de l’introduction chanté par les génies autour du lit de fleurs où sommeille Obéron ; — l’air chevaleresque d’Huon dans lequel se trouve une ravissante phrase déjà présentée au milieu de l’ouverture ; — la merveilleuse marche nocturne des gardes du sérail qui termine le premier acte ; — le chœur énergique et si rudement caractérisé : « Gloire au chef des croyants ! » ; — la prière d’Huon accompagnée seulement par les altos, les violoncelles et les contre-basses ; — la dramatique scène de Rezia sur le bord de l’Océan ; — le chant des nymphes confié aujourd’hui à Puck seul, dans la nouvelle version du livret (à tort, selon moi ; il devrait être chanté au fond du théâtre, sur l’un des arrière-plans de la mer, par plusieurs voix de choix à l’unisson, et avec une douceur extrême) ; — le chœur de danse des esprits terminant le second acte ; — l’air si gracieusement gai de Fatime ; — le duo suivant avec son trait obstiné d’orchestre revenant à intervalles irréguliers ; — le trio si harmonieux, si admirablement modulé, qu’accompagnent pianissimo les instruments de cuivre et enfin le chœur dansé de la scène de séduction, morceau unique dans son genre. Jamais la mélodie n’eut de pareils sourires, le rhythme des caresses plus irrésistibles. Pour que le chevalier Huon échappe aux enlacements de femmes chantant de telles mélodies, il faut qu’il ait la vertu chevillée dans le corps.
L’auditoire a fait répéter quatre morceaux et l’ouverture ; la foule, qui pendant trois heures avait bu avec délices cette musique d’une saveur si nouvelle, est sortie dans un état de véritable enivrement. C’est un succès, je le répète, un noble et grand succès.
Le ténor Michot est doué d’une belle voix, d’un timbre riche et sympathique, que l’étude ne tardera pas à assouplir. On le rappelle chaque soir. Le voilà, comme on dit dans les théâtres, posé. Il deviendra, il est déjà un sujet précieux. Madame Rossi-Caccia, après une longue absence de la scène, y a reparu dans le rôle difficile de Rezia, qu’elle chante avec talent. Madame Girard est une excellente Fatime ; que ne peut-elle corriger le tremblement de sa voix ! Mademoiselle Borghèse chante et joue bien le rôle du lutin Puck ; seulement elle est trop grande ; mais le moyen de remédier à cela ?... Grillon s’acquitte fort bien de son rôle de Chérasmin, et Froment de celui d’Obéron. Quant à l’eunuque Girardot, il excite l’hilarité par son costume, ses poses, sa voix étrange et ses mots.
Désireux de reproduire sans mesquinerie le chef-d’œuvre de Weber, M. Carvalho a ajouté à l’orchestre dix instruments à cordes qu’on n’a pu y introduire qu’en prenant sur les places du public, et enrichi de douze voix de femmes le chœur des génies. La mise en scène d’ailleurs est extrêmement soignée ; l’effet de l’apothéose de Titania et d’Obéron est des plus poétiques.