FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 31 DÉCEMBRE 1856 [p. 1-2].
THÉATRE-LYRIQUE.
Première représentation de la Reine Topaze, opéra en
trois actes, de MM. Lockroy et Léon Battu, musique de M. Masset.
Il faut tout d’abord applaudir le directeur qui, sans subvention, avec des ressources assez bornées, a osé entreprendre et su mener à bien la mise en scène d’un pareil ouvrage. Hâtons-nous de dire que le plus éclatant succès a justifié son intelligente hardiesse : succès de cantatrice, succès de drame, de musique, de costumes, de décors, et succès d’exécution musicale en général. Le Théâtre-Lyrique est en train de faire peau neuve, et s’il continue nous pourrons assister bientôt à sa complète transformation. Ce n’est pas que nous voulions le pousser sur la voie dangereuse du luxe des accessoires et du développement excessif des arts inférieurs ; mais quand la musique progresse dans un théâtre lyrique, si l’on tient compte de la frivolité du public et de la difficulté qu’il y a d’éveiller son attention, il faut savoir gré au directeur qui use habilement des accessoires pour les faire concourir seulement à mettre mieux en relief l’objet principal. C’est ce que vient de faire M. Carvalho.
La Reine Topaze est assurée d’une vogue au moins égale à la vogue exceptionnelle de la Fanchonnette.
La pièce est assez compliquée pour qu’il soit difficile d’en faire le récit sans tomber dans quelques erreurs de détail.
La scène est à Venise. Au lever de la toile, six jeunes gens de bonne mine viennent frapper à la porte d’une jeune bohémienne pour se faire dire leur bonne aventure. Une vieille femme se montre à la lucarne de la maison et leur apprend que la tireuse de cartes est sortie. Ils n’en croient rien et continuent de frapper. La porte s’ouvre enfin, et c’est un homme d’armes, un capitaine d’aventure qui en sort. On s’interroge, on se dit des mots piquans, on se provoque. Annibal, l’un des jeunes Vénitiens, ferraille quelques instans avec le capitaine et reçoit un léger coup d’épée. Aussitôt fait, nos deux champions se donnent la main et se racontent leurs aventures, puisque aventures il y a. Le capitaine s’est trouvé un jour obligé de poursuivre une troupe de bohémiens vagabonds ; mais, ému de pitie par les rigueurs inhumaines de la justice vénitienne à leur égard, il a sauvé la vie à plusieurs de ces malheureux. Depuis ce temps il est devenu l’objet de l’attention d’une de leurs plus jolies filles, qui chante et tire l’horoscope, et s’appelle non pas Esméralda, comme la bohémienne de Notre-Dame de Paris, mais Topaze.
C’est de chez Topaze que nous venons de le voir sortir. Quant à nos jeunes Vénitiens, ils sont tous les six amoureux d’une belle comtesse Philomèle, et c’est pour savoir lequel d’entre eux doit enfin être aimé de la coquette qu’ils étaient venus consulter la bohémienne. Mais voici venir Topaze, escortée de deux gaillards basanés qui paraissent lui être dévoués corps et âme et prêts à exécuter toutes ses volontés. En voyant le capitaine s’éloigner, elle lance ses deux drôles sur ses traces, en leur ordonnant de s’emparer d’un médaillon qu’il porte suspendu à son cou par une chaîne d’or. Ils y parviennent on ne sait comment ; Topaze ouvre le médaillon et y trouve un portrait de femme, celui de la comtesse Philomèle, aimée d’Annibal. La voilà jalouse, la voilà toute en pleurs. Le capitaine revient, furieux de s’être laissé escamoter sa chaîne, et se plaint à Topaze de ses bohémiens. Topaze avoue au capitaine qu’elle l’aimait, qu’elle l’aime, et lui rend son médaillon. Vous dire pourquoi et comment le capitaine était possesseur de ce portrait, je ne saurais, n’ayant pu me reconnaître au milieu de l’imbroglio. J’ai vu seulement la comtesse passer dans une gondole, mettre pied à terre, donner un nœud de rubans à Annibal, s’éloigner en riant aux éclats, après avoir défié Annibal de se faire aimer de Topaze ; celle-ci, au désespoir en reconnaissant dans le comtesse l’original du portrait, accorde néanmoins un rendez-vous à Annibal pour le soir même. J’ai vu sans trop comprendre, mais il y doit y avoir une raison à cela, une ficelle à tous ces nœuds.
Topaze vient au rendez-vous que lui a indiqué Annibal ; ils se promènent ensemble dans l’obscurité. Annibal affecte de parler très haut en donnant le bras à la bohémienne, et de la tutoyer. Le capitaine, averti sans doute par la comtesse, que je soupçonne d’avoir eu des bontés pour lui, vient épier nos promeneurs, ne doute plus que Topaze ne le trompe, lui reproche sa bassesse et l’abandonne avec mépris. Annibal, qui n’avait sollicité ce rendez-vous que pour répondre au défi de la comtesse et gagner sa gageure, s’éloigne en riant.
Abandonnée de tous les deux, Topaze n’a plus qu’une idée, celle de se venger. Elle a entendu parler de la fête que donne Annibal le lendemain ; elle y paraîtra dans une merveilleuse toilette sous le nom de Leonora Salviati, et escortée de ses deux fidèles escogriffes déguisés en princes romains. D’autres ordres sont donnés à toute la bande bohémienne.
Au second acte, la fête brille, scintille, étincelle, ruisselle. Annibal s’est surpassé. Il a une fortune immense que lui laissa son père, administrateur des finances de la république. On danse, on boit, on dit mille folies. Le capitaine, qui s’y trouve aussi, apprend avec étonnement d’Annibal qu’il doit épouser la comtesse Philhomèle. « Ah ! vous l’aimez, lui dit-il en éclatant de rire. C’est donc à vous de porter ce bijou. » Et il lui passe au cou la chaîne portant le médaillon que Topaze lui a rendu. Nouvelle preuve que la comtesse a eu des bontés pour notre héros. Cependant la belle inconnue Leonora Salviati tourne toutes les têtes ; les six cavaliers vénitiens amoureux de la comtesse à l’acte précédent sont à présent tous les six épris de Leonora. Cette rusée les a tous les six encouragés. Au moyen de la rumeur habilement répandue par elle parmi les invités d’Annibal de je ne sais quel complot qui doit éclater au milieu de la fête, peu à peu les salons se désemplissent et deviennent enfin tout à fait déserts. Annibal, qui a eu l’imprudence d’accepter une coupe de vin de Chypre de la main de Leonora Salviati, tombe assoupi dans un fauteuil. Aussitôt, de tous les coins du palais, sortent les bohémiens en guenilles, qui viennent en silence se grouper comme une troupe de démons autour du dormeur. Sur un signe de Topaze, ils poussent tous à la fois un cri discordant qui réveille Annibal en sursaut. Il ne sait s’il rêve encore en voyant, au lieu de la brillante assemblée qui peuplait les salons quelques instans auparavant, cette troupe immonde darder sur lui des regards féroces. On le prend, on le conduit de force devant un autel surmonté d’un petit amour, non un amour en pierre, mais bien vivant ; Leonora lui prend la main, le petit dieu prend une cruche en terre et la brise ses pieds, en s’écriant de sa voix de cigale : « Ils sont unis ! » Et voilà mons Annibal bien et dûment marié, selon le rite de la bohème, avec Topaze, reine des bohémiens.
Au troisième acte, nous sommes au matin de cette étrange nuit. Annibal est enfermé sous clef dans un cabinet, pendant que les bohémiens dévalisent son palais et se passent de main en main les restes du souper, les plats d’or, les coupes. On ouvre enfin à Annibal, qui plus d’aux trois quarts fou faisait du bruit dans sa boîte. « Vous me prenez pour le dernier des imbéciles, dit-il en rencontrant Topaze, si vous pensez me faire croire à la validité de ce ridicule mariage. Mais je vais faire connaître au public et à la justice cette insolente mystification, et vous et votre bande serez bientôt traités selon vos mérites. — Vous ne sortirez pas, répond Topaze avec le plus beau sang-froid. Les portes sont gardées. Puis nous allons partir, partir pour un long voyage. Qu’on prépare les malles de mon mari ! J’emporterai beaucoup de meubles, et même des tableaux, surtout celui qui représente une dame romaine, et dont l’aspect m’a si vivement frappée. Il m’a rappelé les traits de ma mère. Où l’avez-vous acheté ? — A Rome. » Rentrent les deux bandits satellites de Topaze. Ils sont ivres. Le vin leur fait dire des choses qu’ils ont tenues secrètes jusque-là. Ils parlent de leur reine qu’ils enlevèrent autrefois tout enfant à la famille Salviati. — « Ciel, s’écrie Topaze, qui les a entendus, je suis donc une Salviati ! — Ah ! ah ! répond Annibal, voilà qui change beaucoup ma position. Je pouvais ne pas être ravi d’avoir pour femme une bohémienne ; mais une fille noble, une Salviati ! c’est bien différent, mon mariage est excellent. — Ah çà, tout ceci est donc sérieux ? dit à son tour le capitaine, que trouble la joie d’Annibal. » Et le voilà qui se reprend à aimer Topaze avec fureur, et à l’accabler de douloureux reproches.
« Vous me trompiez
Et vous mentiez
En me disant que vous m’aimiez.
» — Eh bien ! puisque vous ne rougissez pas d’épouser une bohémienne si je devenais veuve ? — Vous le serez ! — Halte là, mon capitaine. La justice entoure mon palais. » Rapides explications. Le capitaine apprend que Topaze ne l’a jamais trompé, et de plus qu’elle vient de découvrir sa noble origine. Les voilà au septième ciel tous les deux. Ils s’épousent pour tout de bon ; et Annibal, qui semble avoir perdu l’esprit, se décide, je ne sais plus comment, à épouser sa comtesse. Comment se retrouver dans ce labyrinthe d’intrigues, de déguisemens, de faux noms, de violences, de ruses, dans ce mélange de sorcières, de seigneurs, de comtesses, d’aventuriers et de bohémiens ? Aussi m’y suis-je tout à fait perdu. N’importe, c’est un tourbillon très divertissant où l’on aimera à se laisser entraîner, et tout Paris y passera.
La musique de la Reine Topaze n’a pas moins bien réussi que la pièce. On y remarque de véritables qualités de facture, une rare entente de la scène et souvent de l’originalité. La plupart des idées mélodiques sont fraîches ou tout au moins distinguées, l’harmonie claire et prudente ; l’orchestration semble avoir été faite un peu à la hâte et tenir encore par beaucoup de points à l’école d’instrumentation parisienne. On regrette d’y entendre trop souvent le plein orchestre brutal, les sifflemens déchirans et prolongés de la petite flûte, et les trombones employés comme remplissage, ou, ce qui est pis, pour marquer les accens. Mais ces défauts-là, beaucoup moins saillans du reste dans la nouvelle œuvre de M. Masset que dans beaucoup d’autres dont le succès est grand, échappent entièrement au public. Il est tellement aguerri (j’allais dire abruti) sous ce rapport, qu’il lui serait indifférent, qu’il lui est indifférent d’entendre nuancer l’accompagnement d’un morceau doux même par des coups de grosse caisse. Le nombre des morceaux que nous avons à citer comme excellens est considérable.
Le solo d’Annibal dans le premier morceau d’ensemble des seigneurs vénitiens : « Ah ! quelle fête ! » est gracieux, et on y remarque un certain caractère de mollesse voluptueuse qu’à mon sens les mœurs des personnages justifient. L’air suivant : « Je suis capitaine d’aventure », est vif et brillant.
On a trouvé ingénieuse la combinaison du thème chanté par les deux bohémiens avec une vocalisation du soprano, et frais et charmant le solo de Topaze accompagné par un léger trémolo de violons sur les sons aigus. Le petit trio : « Il est là ! le voilà ! » est rhythmé d’une façon piquante.
Le duo dans lequel Topaze avoue son amour au capitaine est moins heureux : il paraît trop long, confus ; l’ensemble des deux voix surtout a quelque chose de tourmentant pour l’auditeur. Le chœur lointain annonçant l’arrivée de la comtesse a du charme sans offrir rien de bien neuf. Il faut louer le sentiment de l’air de Topaze abandonnée ; ce sentiment est vrai et bien exprimé. Le chœur final : « Que nous veux-tu ? » est bien en scène, et nous croyons qu’il produirait encore plus d’effet sans les rauques aboiemens de trombones qu’on y entend.
Le chœur à trois temps qui ouvre la fête donnée par Annibal est plein de pompe et d’éclat. Un morceau charmant encore dans son laconisme est celui que le capitaine répète après la bohémienne : « Quoi ! vous vous connaissez ! » La forme mélodique en est piquante et les éclats de rire y sont employés à la fin d’une façon musicale avec le plus grand bonheur. Dans le duo suivant, dont je n’ai pas conservé un souvenir bien net, se trouve une faute de prosodie (la seule que j’aie remarquée) :
Je tombe à vos ge—noux.
La mesure arrêtée et le son filé sur la première syllabe du mot genoux produisent une impression choquante. L’auteur devrait corriger cela. Evidemment, sur les six syllabes de ce vers il n’y en a que deux sur lesquelles on puisse s’arrêter : la seconde et la quatrième. Il y a beaucoup d’art dans le morceau d’ensemble des six Vénitiens amoureux de l’inconnue, le chant de Leonora brille par son originalité. Quant aux variations sur l’air du Carnaval de Venise, le compositeur n’a d’autre mérite que de s’être habilement effacé devant la cantatrice et d’avoir su avec adresse présenter les difficultés qui pouvaient le mieux faire triompher son talent. L’une de ces variations est de Paganini ; M. Masset a eu le bon esprit de la conserver intacte. L’illustre virtuose, en écrivant pour le violon ces hardis passages, n’imaginait pas sans doute qu’une cantatrice aurait un jour à les chanter et qu’elle y parviendrait aux acclamations et aux applaudissemens frénétiques du public. N’oublions pas un morceau d’orchestre curieux, celui pendant lequel les bohémiens se groupent autour d’Annibal endormi.
L’air de Topaze au troisième acte (la cavatine d’onze heures et demie), qui a été chantée à minuit moins un quart, n’en contient pas moins un délicieux andante, dont la mélodie principale est remplie de suavité et de distinction. Mme Carvalho y file et effile un long trille aigu en éteignant le son jusqu’au dernier degré de ténuité, avec une perfection rare. L’allegro obligé de cet air a semblé froid. La musique du troisième acte a généralement paru supérieure à celle des actes précédens. Le duo des deux bohémiens ivres, dont l’un a le vin gai et l’autre le vin triste, est pour moi le point brillant de la partition, et l’intérêt musical augmente quand une troisième voix, celle d’Annibal, vient se joindre aux deux autres. Il a là une vie, un humour dont on trouve dans la musique française de trop rares exemples. C’est du reste admirablement exécuté, et on remarque dans l’orchestre un accompagnement obstiné de hautbois d’un effet neuf. Je citerai enfin comme dignes de sincères éloges les couplets du capitaine, dont la mélodie douce et tendre est comme enfermée dans un charmant réseau d’harmonie que forment ensemble les flûtes dans le médium et un dessin continu de violon avec sourdine à l’aigu.
Je crois avoir déjà donné à entendre que l’exécution musicale de la Reine Topaze est la meilleure qu’on ait jamais entendue au Théâtre-Lyrique. Monjauze (le capitaine d’aventure) éprouvait une telle émotion en commençant qu’il a chanté un peu bas pendant quelques instans ; mais il s’est promptement remis, et il a rempli son rôle jusqu’à la fin avec beaucoup de grâce et de talent. Meillet (Annibal) ne s’était pas encore montré sous un jour aussi favorable et comme chanteur et comme acteur ; il serait difficile de représenter mieux qu’il ne le fait le jeune oisif comblé des dons de la fortune, croyant à la toute-puissance de l’or, désireux de tout ce qui brille, une espèce de don Juan qui finit par se laisser duper et épouser par une rouée. Il a chanté avec un vrai talent les morceaux importans de son rôle. Quant à Mme Miolan-Carvalho, son triomphe a duré quatre heures ; c’étaient des applaudissemens gantés et non gantés, des brava ! des fleurs, des rappels, des bis à donner le delirium tremens. C’est Ariel chantant, surtout dans ces redoutables variations sur le thème du Carnaval de Venise, dont elle fait scintiller la dernière en arpéges montans et descendans avec une sûreté d’intonations et un choix de nuances vraiment extraordinaires. Elle a d’ailleurs parfaitement rendu, comme actrice, tout ce long rôle, tantôt tendre et passionné, tantôt ironique et hardi.
Les costumes sont d’une richesse éblouissante, et la mise en scène et les décors extrêmement soignés. La ronde échevelée des bohémiens autour de l’autel de l’Amour, après le mariage forcé de leur reine avec Annibal, est d’un effet presque diabolique ; et le groupement de ces sombres vagabonds, dans le salon étincelant de la fête, produit un contraste habilement ménagé.
N’oublions pas de mentionner la
bonne exécution des ensembles où figurent les six seigneurs vénitiens,
et surtout le talent dont ont fait preuve, dans les rôles des deux
bohémiens, gardes du corps de la reine, Balanqué (la basse) et Froment
(le ténor). On a redemandé avec fureur leur duo du troisième acte.
Grand excitement ! comme disent les Anglais. Allons ! à l’Opéra-Comique
maintenant la riposte ! Avancez à l’ordre, Amour et Psyché !
Et le premier jour de l’An, dont nous ne disions rien ! et les polkas, et les valses, et les redowas et les contredanses, et les romances, les barcarolles, qu’il nous a fait naître, chefs-d’œuvre reliés en veau, en marocain, en peau d’agneau, d’âne, de chien, de chat (de chat surtout), voire même en peau de paon et de pintade, avec force vignettes, culs-de-lampe, lithographies, dessins coloriés, et accompagnemens simplifiés !…..
Il y a tant et tant de ces albums que ceux que la vogue distingue doivent nécessairement être des choses tout à fait remarquables. Je citerai parmi ceux-là l’album de M. Clapisson, publié par Messonnier, et les recueils que vient de mettre en vente Heugel. Ils sont au nombre de quatre : l’album des pianistes, l’album de musique de danse, musique facile destinée aux pianistes de la premiere classe, c’est-à-dire à ceux qui ne jouent pas du piano du tout, enfin album de M. L. Abadie et celui de Masini, intitulé Brises d’automne. Ce dernier surtout est bien écrit et se distingue par l’élégance de ses mélodies autant que par la correction des accompagnemens.
La maison Brandus s’est montrée beaucoup plus prodigue. Outre trois nouveaux volumes du Répertoire des chanteurs pour basse et mezzo soprano, et une foule de duos de soprani, ils viennent de mettre en vente la partition pour piano et chant des Dragons de Villars, les airs détachés et plusieurs airs de danse arrangés d’après des motifs de cet opéra, une mélodie nouvelle de Meyerbeer (A Venezia) avec paroles italiennes et françaises, une fantaisie brillante pour le piano, sur Don Juan, par H. Herz, deux fantaisies pour les pianistes de la troisième classe (pour ceux qui jouent prodigieusement bien du piano), de ce pauvre jeune grand virtuose italien, Fumagalli, si cruellement enlevé à l’art il y a quelques mois. L’une de ces fantaisies est écrite pour la main gauche seule, sur des thèmes de Robert-le-Diable ; l’autre pour les deux mains, sur le Stabat de Rossini, A la campagne, deux idylles pour piano par Rosenhaim, trois morceaux de salon pour le violon, par Vieux-Temps [sic], une lettre au bon Dieu, délicieuse romance de Geraldy, l’album de Berthelier, six scènes comiques de Bourget, musique de l’Huillier, illustrées de six dessins et d’un frontispice dûs au spirituel crayon de Nadar.
Tout cela est fort attrayant, piquant et pimpant, mais ne peut plaire qu’aux véritables amateurs de musique. Ah ! si quelqu’un voulait me donner mes étrennes, savez-vous ce que je demanderais ?
Les Aventures d’un gentilhomme breton aux îles Philippines, par M. de La Gironnière.
C’est un livre d’un intérêt saisissant, que je n’ai pu lire encore que trois fois ; on me l’a emprunté, et comme un livre prêté est nécessairement un livre perdu, je ne l’ai plus revu. Il y a là dedans des récits a donner le frisson, des pages d’une mélancolie navrante, des aperçus entièrement nouveaux, et un tableau curieux des mœurs du peuple Tagal qui habite l’île de Luçon, la plus grande des Philippines, mœurs si peu connues de l’Europe, qu’on peut dire sans exagération que nous sommes, en France surtout, beaucoup plus familiers avec celles des Andamènes d’Australie ou des habitans des îles Viti. Et tout cela est écrit simplement, sans gasconnades, sans fausse modestie non plus. L’auteur dit ses imprudences comme ses belles actions, ses curiosités blâmables et son dévouement généreux aux demi-sauvages, au milieu desquels il a vécu. Embarqué comme chirurgien à bord d’un navire français, M. de La Gironnière parvint à Manille au moment où le choléra y exerçait ses ravages. Dévalisé par son domestique et séparé de son vaisseau, il est sur le point d’être massacré par les habitans qui, selon l’usage, attribuent la présence du fléau à des empoisonneurs de fontaines, en tête desquels ils ne manquent pas de placer les médecins. Echappé comme par miracle au kriss de ces forcenés, il se voit bientôt sans argent et presque sans vêtemens, quand le hasard le met en présence d’un riche Espagnol atteint d’une grave maladie des yeux. L’auteur déclare à son malade qu’il faut absolument lui extraire l’œil droit pour conserver sain l’œil gauche et sous peine de devenir bientôt complétement aveugle. Le brave homme se résigne, l’opération a lieu et réussit. L’Espagnol ne sera plus que borgne. Sa reconnaissance se manifeste, et il paie généreusement celui à qui il doit la vue. Bientôt la réputation du médecin français se répand dans l’île, sa clientèle devient immense, il fait fortune. Un jour, dans une promenade de Manille, il aperçoit une jeune dame dont la beauté le ravit. Il s’informe d’elle, il apprend qu’elle est veuve. Six mois après, il l’épouse. Les récits divers qu’il entend faire sur les habitans de l’intérieur de l’île excitent sa curiosité ; il se résout à donner carrière à son humeur aventureuse, résigne ses fonctions médico-chirurgicales, et bravement accompagné par Mme de La Gironnière, il part pour Jala-Jala, terre qu’il a acquise de ses deniers, sur le bord du lac de Bay. Là il se trouve environné de brigands qui à chaque instant du jour et de la nuit menacent son existence. Il s’informe du lieu de retraite de leur chef ; il s’y rend, trouve l’homme au gîte, et le tue d’un coup de pistolet à bout portant. Plusieurs bandits frappés de cette froide intrépidité se laissent catéchiser par le seigneur de Jala-Jala, qui, mêlant adroitement les caresses aux menaces, finit par se faire d’eux une sorte de garde pour le défendre contre les attaques des sauvages et des autres brigands insoumis. Inutile de dire que M. de La Gironnière parle le tagal comme le français. Bientôt de nouvelles habitations s’élèvent auprès de son château, une petite population vient se grouper sous sa protection, on l’appelle le seigneur de Jala-Jala, on lui obéit, on l’aime. Pourtant ces Tagals ont une arrière-pensée, ils ne savent pas précisément si leur seigneur est brave. Avec une astuce de sauvages ils excitent en lui le désir de chasser au buffle. Il faut savoir que ces buffles aux cornes gigantesques sont des animaux terribles et auxquels il est presque impossible d’échapper quand on excite leur fureur. On part donc pour cette chasse extravagante dont on a grand soin de faire un mystère à Mme de La Gironnière, à la reine de Jala-Jala. Les chiens sont lancés dans le bois. Chacun est à son poste, le seigneur a été placé par les Tagals seul en rase campagne, à quelque distance de la forêt. Ici je laisse parler l’auteur, dont j’ai retenu presque mot pour mot les expressions :
« Au bout de quelques instans, j’entendis le craquement des branches et des jeunes arbres que le buffle brisait sur son passage avec une effrayante rapidité. Cette course ne pouvait se comparer qu’au galop de plusieurs chevaux, au bruit précurseur d’un monstre, et je dirai presque d’un être fantastique. C’était comme une avalance qui s’avançait.
» En ce moment, je l’avoue, j’éprouvai une émotion si vive que mon cœur battait avec une rapidité extraordinaire. N’était-ce pas la mort, une mort affreuse peut-être, qui m’arrivait là ?
» Soudain le buffle apparut…
» Il fit un temps d’arrêt, promena ses regards effrayés autour de lui, huma l’air de la plaine, puis, le museau au vent, les cornes couchées, pour ainsi dire, sur le dos, se dirigea vers moi furieux et terrible.
» Le moment était venu.
» J’étais là face à face avec le danger….., il nous fallait une victime, le buffle ou moi, et nous étions tous deux également disposés à nous bien défendre.
» Il me serait difficile de raconter exactement ce qui se passa en moi pendant le court moment que le buffle mit à traverser la distance qui nous séparait. Mon cœur, si vivement agité pendant la course de l’animal à travers la forêt, ne battait plus alors… Mes yeux étaient arrêtés sûr lui, mes regards fixés à son front, tellement que je ne voyais rien autour de moi. Il se fit dans mon esprit un silence profond…. j’étais trop absorbé d’ailleurs pour rien entendre, et cependant les chiens aboyaient toujours en suivant leur proie à une courte distance. Enfin, le buffle baissa la tête en présentant ses cornes aiguës, fit un temps d’arrêt, puis s’élança pour se jeter sur moi ; je fis feu.
» La balle alla lui labourer l’intérieur du crâne, j’étais à demi sauvé.
» L’animal vint s’abattre à un pas au-devant de moi : on eût dit un quartier de roche qui se détachait, tant sa chute fut lourde et bruyante à la fois. Je lui mis le pied entre les deux cornes, et je m’apprêtais à lâcher mon second coup, lorsqu’un beuglement sourd et prolongé m’avertit que ma victoire était complète : l’animal avait rendu le dernier soupir.
» Mes Indiens arrivèrent. Leur joie tourna à l’admiration. J’étais pour eux tel qu’ils me désiraient. Tous leurs doutes s’étaient envolés avec la fumée de mon fusil. Mes preuves étaient faites. J’étais brave. »
………………………………………………………………………………………….
Plus tard il combat les affreux crocodiles dont le lac de Bay, qui touche à son habitation, est infesté ; il va témérairement avec un seul domestique visiter les Ajetas dans l’intérieur de l’île ; il est contraint de prendre part à une épouvantable orgie de ces sauvages le lendemain d’une de leurs victoires et de boire avec eux une infernale boisson composée de jus de canne, d’eau chaude et de cervelles humaines. — Quelques jours après, désireux d’apporter au Muséum de Paris le squelette d’un individu de cette tribu, il va violer leurs sépultures et déterrer le cadavre momifié d’une femme. Les Ajetas aperçoivent les profanateurs au moment où ils mettaient le corps dans un sac, les poursuivent, et une de leurs flèches empoisonnées atteint M. de La Gironnière à la main. Il n’y prend pas garde et saute avec son domestique dans un canot que le hasard place sous leurs yeux. A force de rames et après un long jour et deux interminables nuits, ils parviennent, malgré une grosse mer, à aborder non loin de Manille. Mais voilà la main du blessé qui noircit, des douleurs intolérables qui se déclarent, et ce n’est qu’après avoir subi une large entaille à la main autour de la piqûre de la flèche, et après être demeuré plusieurs semaines entre la vie et la mort, qu’il retrouve enfin la force de repartir pour Jala-Jala, où son absence prolongée causait de mortelles inquiétudes.
C’est un roman invraisemblable, dont tous les incidens sont vrais. J’ai eu la curiosité peu polie, si l’on tient compte du doute qu’elle décélait, de voir la main mutilée de M. de La Gironnière. Il me l’a montrée ; l’entaille est profonde. « Il faut avourer, lui dis-je à ce sujet, que vous aviez bien mérité le coup de flèche. Si un sauvage venait déterrer le corps de votre mère dans une intention quelconque, ne croiriez-vous pas faire œuvre pie de le tuer comme un chacal ? — Evidemment ; mais dans ces contrées lointaines, et mis passagèrement en rapport avec ces malheureux peuples non civilisés, le sens moral s’affaiblit et l’on devient, sans même sans douter, plus ou moins barbare. »
La partie scientifique de ces Mémoires, l’histoire de la colonisation de Jala-Jala, des progrès qu’y fit l’agriculture sous la paisible domination du gentilhomme breton ; le récit des pertes douloureuses qu’il y subit ensuite, de la mort de sa femme, de celle de son fils et de son frère, et enfin de son retour en Europe, offrent un autre genre d’intérêt, moins vif peut-être, mais très grand encore, et qui doit assurer à ce beau livre de nombreux lecteurs.
H. BERLIOZ.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er mars 2010.
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