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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 30 SEPTEMBRE 1851 [p. 1-2].

THÉATRE DE L’OPÉRA-NATIONAL.

Ouverture.

Première représentation de Mosquita la Sorcière, opéra en trois actes, de MM. Scribe et Waëz, musique de M. Xavier Boisselot.

    Le besoin d’un troisième théâtre lyrique se faisait généralement sentir vers la fin du siècle dernier ; alors le théâtre Favart fut ouvert en concurrence avec l’Opéra et la Comédie-Italienne, titre que portait alors l’Opéra-Comique. Méhul, Cherubini, Lesueur écrivirent de très beaux ouvrages pour le théâtre Favart, parmi les artistes duquel en comptait une cantatrice-tragédienne douée d’un rare talent et d’une grande voix, Mme Scio. Les succès de Médée, d’Elisa, de Lodoïska, de Télémaque, de Paul et Virginie, etc., ne suffirent point cependant à faire vivre ce théâtre, et, après quelques années d’une existence tantôt brillante, tantôt fort précaire, il mourut en léguant à son heureux rival, le théâtre Feydeau (nouveau nom de la Comédie-Italienne) son magnifique répertoire.

    Le besoin d’un troisième théâtre lyrique se faisait généralement sentir en 1826 ; on imagina, pour le satisfaire, d’accorder au théâtre de l’Odéon le privilége des traduction d’opéras étrangers, auquel on ajouta un peu plus tard l’autorisation de jouer l’ancien répertoire de l’Opéra-Comique. L’Odéon débuta avec succès par le Sacrifice interrompu, de Winter, dans lequel se trouvent plusieurs chœurs remarquables, un joli quatuor et un air fort beau et fort touchant que Mme Montano fit bien valoir. Un peu plus tard, on représenta une parodie du Freyschütz, de Weber, sous le titre de Robin des Bois. Sifflé à outrance d’abord, cet ouvrage fournit ensuite une telle série de représentations, qu’à lui seul il fit la fortune du directeur. Puis vinrent des travestissemens de Mozart et de Rossini. Mais tout s’épuise, même l’influence des chefs-d’œuvre, surtout quand ils sont indignement chantés. L’Odéon allait donc redevenir désert, quand l’ancien répertoire de l’Opéra-Comique y ramena pendant quelque temps un public suffisant pour le faire à peu près vivre. C’est à cette époqee que remontent les débuts de Duprez et de sa femme ; ils étaient l’un et l’autre charmans dans le délicieux opéra de Dalayrac, à peine connu aujourd’hui : Gulnare, ou l’Esclave persane. Puis le public disparut tout d’un coup, comme font les hirondelles à la première gelée d’automne. Et l’Odéon mourut de la mort.

    Le besoin d’un troisième théâtre lyrique se faisait généralement sentir vers la fin de 1833 ; la permission de représenter des opéras nouveaux et des traductions avec ou sans dialogue fut en conséquence accordée au directeur du théâtre Nautique, qui se mourait dans la salle Ventadour. Ce théâtre était ainsi nommé à cause d’une mare de vingt pieds de long sur quinze ou dix-huit de large établie au milieu de la scène, et sur les ondes de laquelle il avait été question de livrer des batailles navales à l’instar de celles dont le divin empereur Claude se donnait le divertissement sur le lac Fucin. La mare disparut ; chanteurs et danseurs arrivèrent. On commença par une traduction de Lucie de Lammermoor, de Donizetti. Les deux rôles principaux étaient joués par la gracieuse Mme Thillon et par Ricciardi, ténor italien dont la voix est extrêmement sympathique et se prête on ne peut mieux à l’expression des sentimens tendres et passionnés. Je l’ai rencontré depuis lors en Russie et en Angleterre ; sa voix est toujours belle. Il est vraiment regrettable qu’on n’ait pas su retenir cet artiste à Paris.

    Bientôt après se succédèrent la chaste Suzanne, de Monpou ; la Chasse royale, de Jules Godefroy, frère de l’étonnant harpiste, que Londres et Paris se disputent en ce moment ; et enfin la Jacquerie, ce fameux opéra en , de M. Mainzer. Malgré quelques mélodies heureuses de Monpou, malgré une scène de séduction de l’opéra de Godefroy, scène si incandescente qu’à la première représentation toutes les dames se levèrent… pour mieux voir ; en dépit du charme incontestable de l’accord de ré majeur, dont M. Mainzer avait fait dans son œuvre un si fréquent usage, l’opéra de Ventadour dut subir le sort de ses deux devanciers, de Favart et de l’Odéon, et mourir de sa belle mort.

    Le besoin d’un troisième théâtre lyrique se faisait vivement sentir vers la fin de l’année 1847 ; pour combler les vœux du public, un privilége fut accordé à M. Adam. privilége grâce auquel il lui fut permis de faire représenter des opéras français écrits dans le style dit populaire, au théâtre de Franconi, sur le boulevard du Temple. M. Adam y porta tout son répertoire, M. Maillard (l’auteur du Moulin des Tilleuls) y donna Gastibelza. Malheureusement le peuple, pour lequel ces ouvrages avaient été écrits, ayant la permission de ne pas aller à son theâtre national, dont il se souciait comme de l’Institut historique, ne manqua pas d’en profiter. Alors l’Opéra-National mourut tout d’un coup, roide, foudroyé, comme on meurt d’une attaque d’apoplexie.

    Des symptômes d’inquiétude et de malaise se manifestaient depuis le commencement de l’année où nous sommes et allaient croissant dans la population parisienne. La ministre de l’intérieur dut tout naturellement s’enquérir des causes de ce malaise et de cette inquiétude. L’Académie de Médecine fut invitée à faire des recherches, à étudier les causes de ces symptômes alarmans. Tous les grands de la science, tous les devins du diagnostic se mirent à l’étude, se communiquèrent leurs observations, et toujours sans aucun résultat précis. « Les malades mangent et boivent comme de coutume, dirent-ils dans leur rapport ; ils vont à l’Opéra, à l’Opéra-Comique ; ils dorment bien ; chacun gouverne un peu la France de temps en temps, comme par le passé ; les uns méditent sur les moyens d’augmenter ce qu’ils possèdent, les autres sur ceux de s’emparer de ce qu’ils ne possèdent pas ; on écrit une foule de vaudevilles. Tout est dans l’ordre. Et cependant évidemment la population souffre ; certain mal étrange agite et brûle son sang. On voit des gens grossir sans cause connue ; d’autres maigrir ; plusieurs deviennent rêveurs, sombres, mélancoliques, symptômes précurseurs de l’hydrophobie ; néanmoins aucun des malades n’a encore été atteint de la rage. Nous avouons en toute humilité, monsieur le ministre, le principe du mal nous demeure caché ; il ne nous reste qu’à vous prier de recourir aux invocations des moralistes et des philosophes. Peut-être seront-ils plus heureux que nous. » Aussitôt le ministre donne ses ordres ; tous les anatomistes de la pensée, les moralisateurs des nations, tous les grands philosophes, MM. Scribe, de Saint-Georges, Brunswick, Leuven, Rosier et vingt autres qui ont porté si haut en France l’honneur des sciences morales et de la philosophie, de se mettre en quête. Et bientôt le plus éclatant succès vient couronner leurs efforts. Tous tombent d’accord sur l’évidence des causes et sur l’imminence du danger. Leur rapport ne contient que ce peu de mots : « Monsieur le ministre, le besoin d’un troisième théâtre lyrique se fait généralement sentir ; il faut en ouvrir un. C’est ce besoin impérieux qui mine la constitution du peuple de Paris, rien n’est plus certain. » Le ministre, reconnaissant l’évidence de la proposition, se hâte d’appliquer le remède indiqué et de répondre à l’appel anxieux de tant d’âmes altérées d’harmonie. Il autorise le ci-devant Theâtre-Historique, situé sur le boulevard du Temple, comme le fut l’Opéra-National ler, à se constituer en Opéra-National 2e, pour jouer des drames lyriques nouveaux et l’ancien répertoire de l’Opéra-Comique, et même aussi des traductions. Ces deux dernières prescriptions n’étaient point indiquées par les philosophes ; ils les blâment hautement. Mais le ministre n’aime pas les demi-mesures, et il a voulu en finir tout d’un coup avec la maladie, en ordonnant ce qu’on appelle un remède de cheval. Le peuple de Paris se porte à cette heure à merveille.

    Maintenant, malgré la beauté de cette cure et l’influence immense qu’elle peut exercer sur les progrès des sciences philosophiques, médicales et musicales, parlons-en sans enthousiasme ; cela est difficile, mais nous tâcherons d’y parvenir. L’Opéra-National 2e est institué, nous assure-t-on, d’abord pour répondre à un besoin qui se fait généralement sentir, et ensuite en faveur des jeunes auteurs qui ne peuvent faire représenter leurs ouvrages sur les autres théâtres. Cela est vrai, nous n’en saurions douter : la preuve en est que le premier nom d’auteur proclamé samedi dernier à l’ouverture de l’Opéra-National est le nom de M. Scribe.

    Mais pour atteindre ce double but si beau, pour remplir des intentions aussi philanthropiques, les moyens qu’on emploie sont-ils suffisans ? Je ne le pense pas. Et voici pourquoi je me permets de ne le point penser : J’ai remarqué d’abord que tous les accès de cette fièvre intermittente qui fait ressentir généralement au peuple parisien le besoin d’un troisième théâtre lyrique sont de peu de durée ; et qu’une fois l’accès passé, il se trouve avoir plus de peur du remède que du mal, par la raison que ce remède fut, est, et sera toujours d’une amertume extrême. Pour faire de bonne musique, il faut de bons musiciens ; les bons chanteurs de théâtre sont ceux qui possèdent une belle voix bien exercée et qui savent s’en servir musicalement et dramatiquement. Les écrivains capables de produire de bons livrets d’opéra sont ceux qui à de l’esprit, à de l’invention, à une connaissance suffisante de la langue joignent un sentiment vrai des convenances et des exigences musicales, une grande souplesse de style, de l’adresse et un instinct spécial. Or, malgré le besoin qui se fait particulièrement sentir chez une foule de gens, de noter, de rimer et de chanter, les bons musiciens, les bons chanteurs, les bons librettistes ne courent pas les rues.

    A l’époque du théâtre Favart, on en trouva quelques uns.

    Quand l’Odéon entra dans la carrière lyrique, il eut pour tout chant une femme de talent, Mme Pouilley, vocaliste habile, mais d’une froideur désespérante ; tout le reste, loin d’être médiocre, était détestable, affreux, impossible. Et c’est ainsi que le chef d’œuvre de Weber fut compromis de prime abord.

    Au théâtre Ventadour, les inspirations de MM. Monpou, Godefroy et Mainzer n’excitèrent qu’un enthousiasme modéré.

    Je ne connais pas les chanteurs qui ont soutenu pendant sa courte existence l’Opéra-National ler ; je ne les ai point entendus ; j’assistais, à cette époque, dans ses derniers momens l’Opéra-National anglais de Drury-Lane, dont le besoin s’était fait sentir à Londres deux mois auparavant. Il faut croire que les chanteurs de M. Adam, ainsi que son répertoire, avaient une valeur réelle, et que c’est la révolution de 1848 qui, là encore, est venue tout gâter. Mais enfin elle est venue ; et les théâtres qui, au temps où nous vivons, ne peuvent pas résister à une révolution seulement, sont, il faut en convenir, de complexion fort délicate.

    Quant à l’Opéra-National 2e, vivant à l’heure qu’il est….. sa santé m’inspire des craintes graves. Je dois même avouer que j’ai cruellement souffert à la première visite que je lui ai faite. Son orchestre est suffisant, quoique plusieurs de ses membres n’aient pas un sentiment très vif de la justesse des intonations ; il est bien dirigé par M. Varney. Le chœur est nombreux, mais les voix de femmes y sont grêles, fausses et criardes ; en revanche, ses voix d’hommes ont été parfaitement choisies. La sonorité de cette masse de voix masculines, des ténors surtout, est excellente ; ces choristes, en outre, chantent avec feu, avec ensemble, et chantent tous ; un pareil chœur d’hommes bien employé pourrait rendre d’importans services. Mais les acteurs ! mais les chanteurs ! les actrices ! les cantatrices ! On assure qu’à l’exception de Mlle Rouvroy, qui vient de La Haye, et qui apprit le chant au Conservatoire de Paris, tous les autres sortent des classes du conservatoire de la Nouvelle-Zélande. Je ne savais pas que la musique fût si avancée dans ce lointain pays.

    Or ces jeunes élèves sont insuffisans pour l’Europe, nous sommes trop raffinés, trop blasés, trop exigeans ; le style des Néo-Zélandais d’ailleurs n’est pas le nôtre, et il nous faudrait un temps infini pour nous y accoutumer. Plusieurs personnes prétendaient le soir de l’ouverture que le directeur du Théâtre-National avait de bien meilleurs chanteurs. Ceci ressemble à la naïveté de Michaud, vantant à son hôte royal le vin qu’il ne lui faisait pas boire. Nous répondrons comme le bon Henri : « Sans doute il les garde pour une meilleure occasion. »

    Mosquita la Sorcière, qui a ouvert la campagne contre le public, est, son nom l’indique, une fine mouche. Cousine de Manoël, fils du vice-roi du Mexique, elle se propose, entrant dans les vues de son oncle, d’épouser ce jeune libertin, et, qui plus est, de le rendre à la vertu. Pour cela faire, elle s’habille en bohémienne, elle bat la campagne en compagnie d’une troupe de vagabonds, elle danse sur les places publiques, elle chante la nuit par monts et par vaux, elle se livre enfin, pour prêcher d’exemple, aux pratiques de la morale la plus sévère. Don Manoël la voit, l’entend, il en devient fou.

    La gitana refuse net argent, colliers, amour pur, tout ; elle est inaccessible. Alors l’autre, qui, ne décolère pas, depuis qu’il sait qu’on veut le marier avec une parente à lui inconnue, lâche la bride aux plus violens emportemens, et, pour se venger des dédains de Mosquita, jure qu’il séduira à tort et à travers tout ce qui lui tombera sous la griffe, brune ou blonde, vierge ou martyre de l’hymen, comme fit Joconde, comme firent Zampa et don Juan. Son Leporello, en valet bien appris, a beau lui réciter des tirades de Molière pour le ramener dans le droit chemin et lui inspirer une crainte salutaire de Dieu, de l’enfer et du vice-roi, le jeune damné le menace de son fouet, et Sganarelle doit se taire. Une noce villageoise est annoncée. La fiancée, fort triste, aime un beau jeune homme qui lui sauva la vie un jour où elle allait être écrasée par un bison furieux. L’odieux époux qu’on lui destine, elle ne l’a jamais vu. « Bon ! c’est comme moi, dit Zampa, comme moi qui ne sais pas la longueur du pied de mon infante ni la couleur de ses yeux. Je vais me présenter sous le nom du futur (on vient de me dire qu’il s’appelle Peblo), j’épouse la jouvencelle, et cœtera, et je décampe. Ce ne sera pas la première de mes mille e tre. Le drôle n’y manque pas. Le mariage se contracte, se bénit et va se consommer, quand Mosquita, qui a été en Europe et qui, comme tant d’autres, a vu le [lacune] opéra de la Sirène à l’Opéra-Comique, a l’idée de se cacher derrière un rocher voisin de la chambre nuptiale et de chanter une tyrolienne. Don Juan, en reconnaissant cette voix, plante là sa triste épousée et court après la farouche gitana. Il gravit le rocher, elle en descend et vient chanter dans le vallon ; il la poursuit en vain du haut en bas, du nord au sud, du levant au couchant, la sirène est insaisissable. Mais pendant toutes ces allées et venues, le véritable Peblo est arrivé ; Mosquita l’a mis au fait de la traîtrise ; il se glisse dans la chambre de la mariée. Ah ! le coquin ! et la toile tombe sur cette scène conjugale originale.

    Au troisième acte, il fait matin ; les deux jeunes gens, époux sans être mariés, ont eu le temps de se dire bien des choses. La fillette a reconnu dans Peblo son vaillant défenseur ; c’est Peblo que ses parens voulaient lui faire épouser, et qu’elle refusait sans le connaître. « Mais le scélérat qui a osé prendre ta place à l’autel, dit-elle, et dont tu as pris la place ailleurs, comment s’en défaire ? comment le punir ? » Tout est prévu. A trompeur, trompeur et demi. Leporello trahit Joconde, il est d’accord avec le vice-roi et avec Mosquita pour faire tomber don Juan dans un piége ; Zampa est censé avoir épousé la villageoise par procuration.

    La Mosquita reparaît alors ; don Juan, éperdu d’amour et de colère (car il rage beaucoup le Mexicain), a passé la suit entière à courre la sirène. En la [re]trouvant au gîte, il se sent tout faible ; son seul aspect lui casse bras et jambes. On s’explique enfin. Ils ne sont pas plus de la Bohême l’un que l’autre. « Je suis votre cousine, dit la fine mouche. Avec l’agrément de votre père, j’ai pris ce bizarre vêtement pour me faire aimer de vous et vous ramener à la vertu. Allons, don Manoël, donnez-moi la main et allons au-devant du vice-roi qui vient dans un beau carrosse savoir si j’ai réussi. » Il se laisse entraîner sans mot dire, sa fureur se change en bonheur. Arrivent les chevaux et le pompeux carrosse où tant d’or se relève en bosse ; le vice-roi en descend, rend à son fils sa tendresse, et l’unit à Mosquita la Sorcière, sa nièce bien-aimée. Ce n’est pas plus sorcier que cela.

    Je ne saurais, après une seule audition, donner ici de la musique une appréciation de quelque valeur. Plusieurs morceaux ont produit de l’effet, entre autres le final du second acte, qui en ferait bien davantage si l’excès du bruit n’y était pas poussé aussi loin, et de jolis couplets finement rhythmés, qu’on a redemandés. M. Boisselot cherche l’originalité et l’expression ; il trouve plus aisément l’une et l’autre quand il tient compte des lois de la symétrie et de l’unité. Ses phrases ont souvent quelque chose de trop ; souvent aussi il leur manque quelque membre. Je ne suis pas fanatique de la carrure, tant s’en faut, pourtant je reconnais que la symétrie est nécessaire dans l’arrangement du discours musical. Les grands maîtres de l’école moderne admettent presque tous dans la mélodie des périodes composées d’un nombre de mesures impair, divisés de trois en trois, de cinq en cinq et même de sept en sept ; mais l’ensemble de leur phrase a néanmoins un sens clair et complet ; le rhythme, dans ses bonds les plus osés, les plus capricieux, ne perd rien de son assurance, et retombe toujours sans accident sur ses pieds.

    M. Boisselot change ainsi trop souvent, sans raison, de mesure, de mouvement et d’idée. Il s’ensuit qu’au lieu de faire un grand morceau, il enchaîne ensemble plusieurs petits morceaux différens, sur lesquels l’attention de l’auditeur s’éparpille et se fatigue en pure perte. C’est ainsi que l’ouverture de Mosquita, qui contient d’ailleurs d’excellentes choses, a perdu beaucoup de son effet. J’ai regret de dire aussi qu’il appartient, en orchestration, à l’école du grand bruit pour rien. Il a même poussé plus loin que personne l’abus des instrumens de percussion, en employant dans un duo d’amour de violens coups de grosse caisse, cymbales, timbales et triangle, comme s’il s’agissait d’un chœur de cyclopes forgeant dans les cavernes de l’Etna. Mais, je le répète, il me paraît fort difficile d’apprécier avec justice et justesse sa partition ainsi chantée, après une seule audition.

THÉATRE DE L’OPÉRA.

Débuts.

    Je ne crois pas que ce soit l’avènement de notre troisième théâtre lyrique qui empêche notre premier de dormir ; et pourtant notre premier est prodigieusement éveillé et actif, plus actif et plus éveillé même qu’il ne le fut jamais. De tous côtés on compose, on répète, on dessine, on peint, on copie, on coud. Les débutantes succèdent aux débutans, qui dans la danse, qui dans le chant ; on a repris la Muette, on va reprendre la Reine de Chypre, on prépare le Juif errant. A la bonne heure ! C’est ainsi qu’on arrive aux astres. M. Roqueplan a déjà découvert plusieurs planètes importantes. Les étoiles se montreront avant peu, n’en doutons pas.

    Parmi les débutans qui ont débuté il faut citer en première ligne Depassio. Il a une voix de basse magnifique, d’une immense étendue, dont les sons graves auraient plus de rondeur et de force s’il savait mieux les poser. Il a beaucoup d’intelligence ; je crois sincèrement qu’un bel avenir lui est réservé. Il a chanté Robert et le rôle de l’anabaptiste dans le Prophète. Ce dernier rôle, auquel il n’était point préparé, lui a valu néanmoins des applaudissemens très vifs et sérieux. Levasseur s’étant trouvé enroué à ne pas pouvoir donner un son, au moment d’entrer en scène, Depassio, en le remplaçant à l’improviste, a évité au directeur de l’Opéra le crève-cœur de rendre une recette de dix mille francs.

    Lagrave est un de ces musiciens d’aventure qui ont appris à chanter on ne sait ni où ni comment, et qui chantent néanmoins quelquefois beaucoup mieux que les élèves couronnés et patentés. Sa voix de ténor est suave, tendre, flexible ; il a peut-être obtenu trop de succès en province et dans les salons. Il chante bien « Ange si pur », dans la Favorite. A propos de la Favorite, Mlle Alboni y fait fanatisme, on se tue pour lui entendre chanter « O mon Fernand. »

    Chapuis, élève lauréat du Conservatoire, a chanté le prophète et Mazaniello avec assez de succès. Sa voix de ténor est bonne, solide, vibrante, dans le médium surtout. Elle ne monte pas aisément au-dessus du la. Il fait bien le trait, mais il manque encore de cette dextérité, de cette adresse et de cette distinction dans le chant qui se trouvent toujours réunies chez les maîtres de l’art.

    Morelli, véritable baryton employé longtemps comme basse au Théâtre-Italien, est un chanteur dans toute l’acception du mot ; sa voix est fort belle, onctueuse, sympathique ; il s’en sert en artiste savant, un peu timide. Sa roulade est nette, facile ; il néglige trop les conclusions de phrases, et ne cherche pas assez, ce me semble, la bonne note de la mélodie, le point d’appui de l’accent. En somme, Morelli est un artiste fort distingué ; il a donné une valeur nouvelle et très grande à plusieurs parties du rôle d’Alphonse, dans la Favorite, rôle dans lequel Barroilhet a laissé des souvenirs dangereux pour ses successeurs.

    Maintenant voici l’avenir de l’Opéra : Mlle Lagrua, jolie brune de dix-huit ans, parlant toutes les langues, et quelques autres encore, élève de Mme Sabatier-Ungher, douée d’une taille et d’une voix élevées, chantera incessamment Valentine et Alice. Mme Tedesco, élève de Vaccaï, jeune ancienne prima donna du théâtre de la Scala, grande voix haute et basse, ayant, dit-on, les registres de la voix de Mlle Alboni, faisant le trait à pleine voix, passionnée, entraînante, débutera bientôt dans la Reine de Chypre.

    L’Opéra nous promet aussi un ballet, Vert-Vert, dont le rôle principal est destiné à Mlle Priora, danseuse de Bologne, jeune, brune, vigoureuse et chaste. Enfin Roger et Massol vont rentrer dans la Reine de Chypre. Si après toutes ces apparitions, ces réapparitions, et ces inventions, vous n’éprouvez pas la plus vive satisfaction, il faudra au directeur de l’Opéra une forte dose de résignation.

    — L’Opéra-Comique ne désemplit pas. On y a vu débuter dernièrement un chanteur de talent, Coulon, dont la voix de basse est fort belle. On y annonce une débutante pleine de charmes dans le rôle de la Nina de Dalayrac. L’attrait de cette reprise sera double. Voilà un théâtre, s’il venait à cesser d’être, dont le besoin se ferait cruellement sentir. N’y allez pas cependant, on n’y peut plus entrer.

    Le Théâtre-Italien fourbit ses armes. M. Lumley nous promet la Barbieri-Nini. Il vient aussi d’engager comme directeur général de la musique notre ami Ferdinand Hiller, l’ex-maître de chapelle de Leipsick, de Dusseldorf et de Cologne, le pianiste compositeur dont il est superflu de vanter le savoir et le talent.

    La ville de Cologne se trouve lésée de l’aventure. Elle a voulu déterminer Liszt à venir recueillir la succession d’Hiller, mais cette tentative a eu peu de succès. Liszt n’est pas un héritier, mais un légataire. Il est d’ailleurs trop attaché à sa chapelle de Weimar, il lui a voué trop d’affection, il en est trop fier pour la quitter jamais.

    Autres nouvelles.

    Henri Herz est arrivé de Mexico et de la Californie, où il a obtenu un succès fou en chantant des romances françaises quand il n’avait pas de piano. On lui jetait, au lieu de fleurs, de gros quartiers de minerai d’or, et plusieurs fois, en ces triomphes, de véritables dangers ont menacé sa tête. Combien de gens à Paris voudraient se voir jeter la pierre de cette façon ! Il a failli périr encore auprès du cap Horn. Une voie d’eau s’était déclarée à la cale de son navire, et c’est à grand’peine que les demi-naufragés ont pu regagner Valparaiso, bercés par le bruit monotone et peu rassurant des coups de la pompe, que l’artiste français, en vrai Parisien, avait nommé sa pompe funèbre.

    Benedict, à son tour, est revenu de ses excursions avec Jenny Lind dans l’Amérique du Nord et à la Havane. Il m’a raconté des choses tout à fait incroyables sur les artistes et les amateurs de la grande île de Cuba. Dans ce pays-là, tout le monde fume au théâtre, les musiciens en font autant à l’orchestre ; les trombones emploient à ce charmant exercice le temps des pauses qu’ils ont à compter ; les basses et les violons, dont les lèvres restent libres, y consacrent tout leur temps ; les chanteurs, au moment d’entrer en scène, se remplissent l’estomac d’une abondante aspiration, afin de pouvoir dans un duo d’amour, tout en chantant le ciel est dans mon cœur ! lâcher un tourbillon de fumée qui fait ressembler leur bouche à un soupirail de l’enfer. Neanmoins, bien qu’on ne lui ait pas jeté de pierres, comme à Herz, Benedict est enchanté de ces sauvages.

    Après le second acte de la Sorcière, je le rencontre tout effaré, descendant à grands pas l’escalier de l’Opéra-Naational : « Où courez-vous ? — Je repars pour la Havane. » Deux minutes après, sur le même escalier descendait tranquillement, posément, mais résolument, Henri Herz, armé de son grand sourire railleur : « Où allez-vous ? — Je retourne à Mexico. »

    Ce que c’est que la différence des caractères ! Je remontais l’escalier avec frénésie.

Guide musical de l’enfance,

PAR Mlle ROBERT MAZEL.

    Encore un mot :

    Mlle Robert Mazel, l’une des pianistes les plus distinguées qu’ait produites l’école de Paris, et qui joint à son talent d’exécution un mérite de compositeur remarquable, vient de publier un ouvrage d’enseignement que nous recommandons à l’attention des mères de famille, du clergé et des instituteurs. Cet ouvrage a pour but de rendre les principes élémentaires de la musique accessibles aux enfans de l’âge le plus tendre. Outre des démonstrations rédigées d’une façon parfaitement claire, malgré une extrême concision, il contient une série d’exercices gradués et écrits sur le petit nombre de notes que possèdent les voix enfantines. Ces exercices sont en outre calculés de manière à ce que les petits élèves puissent les chanter sans la moindre fatigue, et acquérir en peu de temps quelques uns des sons qu’ils ne savent pas encore émettre à cet âge.

    Mlle Mazel, malgré les succès brillans qu’elle obtenait chaque hiver à Paris (on se souvient de la vogue de sa cantate, intitulée : Orage à la Grande Chartreuse), semble avoir perdu l’ardeur de la lutte, de cette lutte à laquelle tous les artistes sont fatalement condamnés aujourd’hui dans les grandes villes, au moment où la mort lui enleva l’appui de son maître, notre digne et excellent C. Urhan. Elle s’est modestement retirée à Montpellier, pour s’y consacrer entièrement et avec un zèle tout maternel à l’éducation musicale des enfans. Son ouvrage, nous le répétons, sera d’une grande utilité dans les familles, dans les maîtrises où l’on veut former des enfans de chœur, et dans les écoles primaires. Il est accompagné d’un recueil de vingt-quatre petites fables, ballades et chansons à une et deux voix, dont l’étendue mélodique ne dépasse jamais celle de la voix parlée des enfans, et dont plusieurs sont d’une naïveté charmante.

H. BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 15 janvier 2011.

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