A. Jullien Hector Berlioz

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Berlioz: Pionniers et Partisans

Biographes et critiques: Adolphe Jullien (1845-1932)

 

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Adolphe Jullien

Contenu de cette page:

Présentation
La carrière d’Adolphe Jullien
Adolphe Jullien et Berlioz

  Jullien sur Berlioz: jusqu’à 1882
  Jullien sur Berlioz: 1888
     Edmond Hippeau
     Adolphe Jullien
     Berlioz et Wagner
  Jullien sur Berlioz: après 1888
Illustrations

Cette page est disponible aussi en anglais

Abréviations:

Débats = Journal des Débats
Hippeau 1883 = Edmond Hippeau, Berlioz intime (1883)
Hippeau 1890 = Edmond Hippeau, Berlioz et son temps (1890)
Jullien 1870 = Adolphe Jullien, Hector Berlioz 11 décembre 1803 – 8 mars 1869 (paru d’abord dans la Revue contemporaine, 15 mars 1870, repris ensuite dans Airs variés (1877), pp. 1-64)
Jullien 1882 = Adolphe Jullien, Hector Berlioz. La vie et le combat. Les œuvres. (Paris, 1882)
Jullien 1888 = Adolphe Jullien, Hector Berlioz, sa vie et ses œuvres (Paris, 1888) (voir le compte-rendu par Ernest Reyer, Débats 3 février 1889)

Présentation

    Berlioz est mort le 8 mars 1869 à son domicile au 4 rue de Calais à Paris. Il peut paraître paradoxal que sa mort marque en fait le début d’une renaissance de sa renommée comme compositeur, et au cours de la décennie suivante de nombreuses compositions de sa plume vont être exécutées à Paris avec une fréquence accrue devant un public de plus en plus enthousiaste. Parmi les témoins et participants à cette renaissance est l’écrivain Adolphe Jullien, qui par la suite et tout au long de sa carrière de critique musical se fera remarquer comme un partisan actif de Berlioz, ainsi que de deux autres compositeurs, Richard Wager, le rival de Berlioz en Allemagne, et Robert Schumann, les trois compositeurs qu’il admire le plus. Plusieurs des écrits de Jullien sur Berlioz ont déjà été reproduits sur ce site, notamment son étude novatrice de 1870, qui paraît un an après la mort du compositeur, et de larges extraits des nombreux feuilletons qu’il rédige pour le Journal des Débats au cours de sa longue carrière avec ce journal de 1893 à 1928. Cette page donne d’abord une vue d’ensemble de l’œuvre de Jullien comme critique musical; l’accent est mis ensuite plus particulièrement sur ses travaux sur Berlioz et ses principaux ouvrages sur ce compositeur.

La carrière d’Adolphe Jullien

    C’est au cours des années 1860 que Jullien forme ses goûts en musique et se met à fréquenter les concerts; dans les premiers stades de son éducation musicale les Concerts populaires fondés par Jules Pasdeloup en 1861 jouent un rôle de premier plan. Par la suite Jullien ne tarira pas d’éloges sur l’entreprise novatrice de Pasdeloup, qui pour la première fois rend accessibles à un public plus large des concerts réguliers de musique classique à des prix abordables. Pasdeloup familiarise le public avec les œuvres des classiques établis — Haydn, Mozart, Beethoven, Weber, Mendelssohn — mais s’emploie activement aussi à faire connaître la musique de jeunes compositeurs français — entre autres Gounod, Saint-Saëns et Bizet. Il tient particulièrement à défendre les deux compositeurs contemporains les plus progressifs et contestés de leur temps, Berlioz et Wagner. Sans aucun doute Pasdeloup fut, selon l’expression d’Adolphe Jullien, ‘le grand éducateur musical de la France’, qui par son action  a frayé le chemin aux sociétés de concerts d’Édouard Colonne et plus tard Charles Lamoureux, qui profitent de son exemple et finiront par le dépasser.

    Le tout premier compte-rendu de Jullien paraît en novembre 1869 dans l’hebdomadaire Le Ménestrel; il est consacré, comme il se doit, à un concert de Pasdeloup qui comprend une œuvre de Berlioz, l’ouverture du Roi Lear; il est signé simplement ‘A. J.’ Plus de 30 ans plus tard, en 1903, Jullien renvoie à ce compte-rendu avec nostalgie (Débats, 22 novembre 1903). Deux autres comptes-rendus de Jullien de musique de Berlioz paraissent dans le même journal l’année suivante, cette fois avec sa signature complète (16 janvier et 6 février 1870). Un autre compte-rendu sur Berlioz par Jullien paraît en 1872 (14 janvier), cette fois sur un concert au Conservatoire, mais il semble être son dernier compte-rendu développé sur Berlioz pour Le Ménestrel. Un compte-rendu en 1875 signé ‘A. J.’ évoque brièvement une exécution du second mouvement de la Symphonie fantastique (Le Ménestrel, 28 février 1875, p. 102), mais c’est tout:

Succès aussi pour le fragment de la symphonie fantastique de Berlioz, un Bal, dont le motif de valse accompagné est développé avec la richesse orchestrale qu’on retrouve dans toutes les œuvres du compositeur. [Signé A. J. = Adolphe Jullien]

    C’est à première vue assez surprenant: selon les listes de collaborateurs au journal publiées chaque semaine en haut de la première page, Jullien figure parmi eux pendant une période de dix ans, pratiquement sans interruption, du 27 mars 1870 au 28 mars 1880, et les années 1870 sont précisément l’époque où les exécutions de Berlioz à Paris se multiplient rapidement. Il semble en fait qu’après les premiers mois de 1872 Jullien cesse de rédiger régulièrement des comptes-rendus de concerts pour Le Ménestrel. Il semble aussi qu’au cours des années 1870 il écrit peu d’articles originaux pour ce journal (aucun d’eux ne concerne Berlioz), alors que de son côté Le Ménestrel ne cesse de soutenir le critique. Il renvoie souvent à ses travaux pour d’autres journaux parisiens (la Revue et Gazette musicale, le Français, le Correspondant, la Revue de France), cite quelques-une de ses publications, et reproduit plusieurs fois des extraits ou résumés de celles-ci (par exemple pour son livre Goethe et la musique dans le Ménestrel, 29 janvier 1880, p. 102). Cette démarche se poursuit jusqu’au début de 1880, après quoi le journal arrête subitement de parler de Jullien, maintenant qu’il ne figure plus dans leur liste de collaborateurs. Il semble par exemple ne souffler mot de la publication en 1888 de son grand livre sur Berliz (voir ci-dessous), ni d’en avoir publié de compte-rendu.

    Bien des années plus tard, Jullien publie une rétrospective de sa carrière de critique musical (Débats, 28 mai 1922). Dans cet article il date le début de son activité professionelle à mai 1872, quand on lui confie le feuilleton musical du quotidien le Français; il cite en passant ses contributions à d’autres journaux, Le Ménestrel, la Revue contemporaine et la Revue et Gazette musicale, mais ne souligne pas ses liens avec Le Ménestrel, comme s’il ne voulait pas s’attarder sur ce stade de sa carrière. Par contre il parle longuement de ses rapports avec le Français, qui visiblement retient particulièrement son attention au cours des années 1870 et au delà. Ces liens se poursuivent jusqu’au fusionnement de ce journal avec le Moniteur Universel plus ancien; Jullien ne précise pas quand cette fusion eut lieu, ni quand sa collaboration avec ce journal prit fin. Au cours des années 1870 Le Ménestrel avait fréquemment renvoyé aux travaux de Jullien pour le Français, en citant parfois quelques-uns de ses articles, même s’il s’agissait de contributions faites à un journal rival, et alors qu’il était toujours officiellement contributeur au Ménestrel (par exemple 23 mai 1875, p. 199-200; 15 avril 1877, p. 153-4, où il est appelé ‘le critique musical du Français’). Il n’est malheureusement pas possible de suivre en détail les contributions de Jullien au Français, puisqu’à l’encontre du Ménestrel et du Journal des Débats, ce journal n’a pas encore été numérisé et mis en ligne à la disposition du public.

    À divers moments Jullien collabore à de nombreux autres journaux que ceux mentionnés ci-dessus, tels que la Revue d’art dramatique et le Théâtre. Son autre collaboration à long terme avec un quotidien de Paris autre que le Français est avec le Journal des Débats; elle commence en 1893 et durera jusqu’à 1928, la plus longue occupation du poste de critique musical dans l’histoire de ce journal — le premier article signé par Adolphe Jullien porte la date du 4 mars 1893 et le dernier celui du 15 janvier 1928. En tout Jullien rédige plus de 600 feuilletons pour le journal, tous publiés sous la rubrique Revue Musicale. Rappelons que de nombreux extraits des feuilletons qui on trait à Berlioz sont reproduits sur ce site.

    Jullien doit sa position aux Débats en partie à ses activités comme critique musical pendant plus de vingt ans et la solide réputation qu’il se taille, et en partie au soutien d’Ernest Reyer, un ami de Berlioz dans les derniers mois de la vie du compositeur; Reyer, écrivain et compositeur lui-même, est critique musical aux Débats depuis 1866, et tout comme Jullien admirateur à la fois de Berlioz et de Wagner. Reyer prépare le terrain pour l’entrée de Jullien aux Débats avec des remarques élogieuses sur les travaux antérieurs de Jullien (par exemple Débats, 2 janvier et 11 décembre 1892), et de nombreuses notices dans les numéros de 1893 soulignent que la Revue Musicale est désormais partagée entre Reyer et Jullien (par exemple 28 février 1893 p. 3). Le partage continue pendant plusieurs années, et la part de Jullien devient de plus en plus active; à partir de 1899 il est seul à s’occuper du feuilleton musical.

    Outre sa collaboration à de nombreux journaux de musique, Jullien publie un grand nombre de livres sur divers sujets artistiques, avec d’abord dans les années 1870 des ouvrages sur l’opéra en France au 18ème siècle. Son ouvrage de 1888 sur Berlioz (voir ci-dessous) donne une liste de ses ouvrages antérieurs (la liste qui suit rétablit l’ordre chronologique de publication): La Comédie à la Cour (1875); Airs variés (1877, un recueil d’essais); La Cour et l’Opéra sous Louis XVI (1878); La Comédie et la galanterie au XVIIIe siècle (1879); Histoire du costume au théâtre (1880); L’Opéra secret au XVIIIe siècle (1880); Goethe et la musique (1880); La Ville et la Cour au XVIIIe siècle (1881); Paris dilettante au commencement du siècle (1884); Richard Wagner, sa vie et ses œuvres (1886). Cette liste n’est pas complète; de nombreuses publications suivront dans les années à venir, y compris des recueils d’articles, et il serait fastidieux de les énumérer toutes ici.

Adolphe Jullien et Berlioz

    Jullien avait un peu plus de vingt ans quand Berlioz est mort; il avait des souvenirs du compositeur dans ses dernières années, mais n’a presque certainement pas fait partie du cercle de ses amis intimes. Son père, le linguiste Marcel-Bernard Jullien (1798-1881), eut de brefs rapports avec le compositeur: en avril 1867. Conscient sans doute de l’intérêt que Berlioz portait à l’antiquité classique, d’après les représentations des Troyens à Carthage en novembre et décembre 1863, il envoie au compositeur un exemplaire de son ouvrage récemment publié, Harmonie du langage chez les Grecs et les Romains. La lettre de remerciement de Berlioz existe (CG no. 3230), et dans sa biographie de Berlioz en 1888 Jullien reproduit fièrement un facsimilé d’une autre lettre de Berlioz à son père quinze jours plus tard, dans laquelle il l’interroge sur une question de prononciation en latin (Jullien 1888, p. 349; CG no. 3237). À plusieurs reprises Jullien évoque ses souvenirs de Berlioz dans les années 1860 (Jullien 1888, pp. 346-7; Débats 16 août 1903 et 9 mars 1919). Comme on l’a vu ci-dessus, ses premières expériences de la musique de Berlioz datent des années 1860, grâce surtout aux Concerts populaires de Pasdeloup, mais parfois aussi aux exécutions de fragments de Berlioz au Conservatoire (1861, 1863, 1864, 1865, 1866). Il assiste aussi à plusieurs représentations des Troyens à Carthage au Théâtre-Lyrique en novembre-décembre 1863, mais pas la première (Jullien 1870, p. 35; il en est de même de Georges de Massougnes son contemporain, que Jullien ne semble jamais citer). Il est curieux de constater qu’il retire de ces représentations l’impression qu’elles avaient été un échec et que l’ouvrage avait été mal reçu, impression qu’il répète presque tout au long de sa carrière, même si elle ne correspond pas tout à fait à ce que dit la correspondance de Berlioz ni aux témoignages qu’il cite lui-même (Jullien 1870 p. 21; Jullien 1882, pp. 10, 11, 33f., 43, 102; Jullien 1888 chapitre 12, surtout pp. 285-94; et dans ses articles ultérieurs, par exemple Débats, 16 octobre 1898, 16 août 1903). Jullien peut apercevoir de temps en temps Berlioz en personne en public (par example à des concerts), et parfois aussi en privé, comme chez les Amussat, amis de Berlioz de longue date. Selon Jullien, l’impression que donne Berlioz à cette époque est celle d’un homme triste et brisé, qui semble presque avoir renoncé au combat, et qui suscite un sentiment de pitié. ‘Pauvre grand Berlioz’, ‘pauvre grand homme’, sont des expressions qui reviennent avec une régularité presque fatigante dans les écrits de Jullien, jusqu’à ses derniers feuilletons des années 1920 (par exemple Débats 20 juillet 1919, 4 avril 1920, 2 octobre 1921, 1er octobre 1922). Mais cette vision de Berlioz se fonde sur une connaissance d’un homme tout à la fin de sa carrière, qui était gravement malade depuis des années, plus sans doute que Jullien se doutait, et ne peut s’appliquer à sa carrière dans son ensemble.

Jullien sur Berlioz: jusqu’à 1882

    En mars 1870, un an après la mort du compositeur, Jullien publie dans la Revue contemporaine une étude approfondie sur Berlioz sous le simple titre de ‘Hector Berlioz 11 décembre 1803 – 8 mars 1869’. L’étude est publiée pour coïncider avec la concert commémoratif du 8 mars organisé par Ernest Reyer, ami et défenseur du compositeur. C’est la première étude d’ensemble de Berlioz à paraître depuis la mort du compositeur; elle cherche à donner une vue d’ensemble de sa vie, sa musique, ses écrits et de l’homme (le livre sur Berlioz par Georges de Massougnes, publié lui aussi en 1870 et reproduit sur ce site, n’est pas une biographie et ne traite que d’une partie de son œuvre). On trouvera également le texte complet de l’étude de Jullien sur ce site.

    Concernant cette étude il faut tenir compte de plusieurs considérations. Au moment de sa rédaction quantité d’informations et de documents sur Berlioz n’étaient pas encore connus ou disponibles (particulièrement sa correspondance). La majorité de ses compositions ne faisait pas encore partie du répertoire courant des concerts. L’ouvrage n’est pas une étude de grande envergure mais un long article en quatre parties, dont chacune n’est traitée que sommairement. Le résumé biographique est inégal, en partie trop raccourci, et la chronologie est parfois vague ou inexacte. On y trouve aussi quelques affirmations trop catégoriques qui mériteraient d’être défendues en plus de détail. Par exemple: ‘Ce qui rend ... la musique de Berlioz un peu difficile à comprendre, c’est son orchestration ... elle est par instants trop touffue, trop recherchée’ (p. 55); ‘il voulut extorquer à la musique plus qu’elle ne saurait donner ... Berlioz a cédé trop souvent au désir de faire de la musique descriptive et imitative’ (pp. 56-7). Néanmoins, en prenant fait et cause pour Berlioz dès ce moment, si tôt après la mort du compositeur, Jullien indiquait la route à suivre, et sa défense de Berlioz va bientôt porter ses fruits.

    Douze ans plus tard Jullien publie le premier de ses deux livres sur Berlioz (Jullien 1882). La très courte préface (pp. 7-8) n’explique pas l’intention du livre, mais se borne à souligner que ‘Le véritable auteur de ce livre est le Public’, c’est à dire le public des concerts à Paris, qui au cours des années 1870 a redécouvert la musique de Berlioz et s’est mis à l’apprécier. Le livre est en deux parties: la première a pour sous-titre La vie et le combat et comprend sept chapitres, et la seconde, appelée simplement Les Œuvres, ajoute six chapitres de plus. Ces sous-titres semblent indiquer que la première partie de l’ouvrage est de caractère biographique, tandis que la seconde est consacrée à une étude de l’œuvre de Berlioz. Mais ce n’est pas le cas. Seul le premier chapitre est biographique; il présente un raccourci très sommaire de la vie du compositeur, qui ne marque aucun progrès par rapport à l’article de 1870. À partir du second chapitre tout le reste du livre consiste en une série d’articles ou compte-rendus publiés par Jullien entre décembre 1872 et décembre 1879, et qui semblent être reproduits pratiquement tels quels. Tous sauf deux (les chapitres 4 et 5 de la première partie) se rapportent à des concerts donnés à Paris dans les années 1870 par les sociétés symphoniques de Jules Pasdeloup, Édouard Colonne et du Conservatoire, qui illustrent la réception de la musique de Berlioz à Paris à cette époque. Les chapitres dans les deux parties du livre traitent en fait à la fois d’événements dans la vie de Berlioz et de ses diverses œuvres. Jullien ne précise pas la provenance exacte de chaque article ou compte-rendu, mais ils sont tirés vraisemblablement pour la plupart du Français, le journal dont Jullien devient le critique musical attitré en mai 1872 (voir ci-dessus). Le livre conclut avec un compte-rendu des exécutions au concert de la Prise de Troie en décembre 1879, et il n’y pas de chapitre rétrospectif pour mesurer le chemin parcouru ou envisager l’avenir. À ce stade Jullien ne donne pas l’impression de songer à de futures recherches sur Berlioz; dans sa préface il exprime seulement l’espoir de voir la musique de Wagner être acceptée et admirée par le public de Paris comme celle de Berlioz l’est maintenant.

Jullien sur Berlioz: 1888

    Le livre suivant de Jullien, et son plus long travail sur Berlioz, est beaucoup plus ambitieux (Jullien 1888), et cette fois l’auteur fournit une préface détaillée pour présenter son ouvrage. Le lecteur sera sans doute surpris de voir la préface commencer, non avec Berlioz, mais avec Wagner. En 1886 Jullien avait publié sur ce compositeur un important livre dans une présentation de luxe, avec pour titre Richard Wagner, sa vie et ses œuvres. C’est l’ouvrage que Jullien avait sans doute en perspective en 1882 comme son prochain travail: il avait l’ambition à l’époque de voir la musique de Wagner conquérir la même faveur à Paris que celle de Berlioz. C’est en fait ce qui était en train de se passer au cours des années 1880, grâce en grande partie aux efforts de Charles Lamoureux et de la société de concerts qu’il venait de fonder en 1881. À la satisfaction de Jullien son livre sur Wagner est bien reçu partout, et particulièrement en Allemagne. En écrivant ce livre Jullien déclare avoir cherché à concilier son admiration pour Wagner avec la plus stricte impartialité critique; il en est récompensé par l’éloge d’avoir écrit, selon un critique anonyme qu’il cite fièrement, ‘la première biographie de Wagner vraiment digne du nom’. Le succès de l’ouvrage fait naître la demande que Jullien fasse pour Berlioz ce qu’il venait de faire pour Wagner: Berlioz était l’autre grand compositeur contemporain que Jullien défendait dans son travail de critique musical. Il semble que Jullien n’avait pas au départ l’intention d’écrire une étude de fond sur Berlioz qui irait au delà de ses publications de 1870 et 1882, mais avec le succès de la biographie de Wagner tout change. Le nouvel ouvrage paraît en 1888, seulement deux ans après celui sur Wagner, ce qui laisse supposer que Jullien avait déjà rassemblé assez d’éléments pour pouvoir se mettre au travail et terminer son livre assez rapidement. Le livre est dédié ‘à mon ami Ernest Reyer’, avec lequel Jullien s’était lié d’amitié dans les années 1870, et Reyer rend compte du nouveau livre élogieusement quelques mois plus tard (Débats, 3 février 1889).

Edmond Hippeau

    Dans sa préface Jullien déclare ‘Il n’existe, on le sait, aucune biographie de longue haleine sur Berlioz’, et son ambition est de combler cette lacune (Jullien 1888, p. IX). Jullien explique ensuite sa démarche: il part du postulat que les Mémoires de Berlioz ne peuvent être considérés comme un guide fiable et véridique; on doit les contrôler et vérifier avec le témoignage de la presse contemporaine, de la correspondance de Berlioz (dont seulement une petite partie est publiée à l’époque), et les souvenirs des amis de Berlioz toujours en vie. Deux pages plus loin (p. XI) Jullien revient sur sa première déclaration et se corrige: il existe en fait une importante étude biographique sur Berlioz, par Edmond Hippeau (1849-1921), publiée en 1883 sous le titre de Berlioz intime (Hippeau 1883). (Un deuxième ouvrage par Hippeau, appelé Berlioz et son temps, écrit en même temps que le premier, ne paraîtra qu’en 1890 [Hippeau 1890] et n’est donc pas disponible à Jullien alors.) Jullien loue le premier livre d’Hippeau pour ses recherches et sa méthode, et reconnaît sa dette envers lui. Il le cite assez fréquemment par la suite sur des questions de détail, et se trouve ne général d’accord avec lui (pp. 9 n. 1, 16 n. 1, 31 n. 1, 52 n. 1, 67 n. 1, 72 n. 1, 112 n. 2, 134 n. 1, 158 n. 1, 170 n. 2, 298 n. 1). Mais Jullien ajoute ensuite des réserves: malgré ses mérites, le livre d’Hippeau ne constitue pas une véritable biographie (voir la citation complète ci-dessous).

    Selon son propre témoignage (préface à Hippeau 1883, p. I), Hippeau avait commencé ses recherches détaillées sur la vie de Berlioz plusieurs années auparavant, vers 1876. Dans ses deux livres Hippeau tient à se présenter comme un admirateur dévoué de Berlioz (par exemple Hippeau 1883, pp. I, IV, 154-6, 490-3; Hippeau 1890, pp. 180, 400-3). On hésite cependant à le ranger parmi les partisans de premier plan de Berlioz de l’époque, à mettre au même rang que, par exemple, Ernest Reyer et Julien Tiersot parmi les critiques et écrivains, ou Édouard Colonne et Felix Mottl parmi les chefs d’orchestre. On ne peut manquer de remarquer la tiédeur d’Ernest Reyer envers les deux livres d’Hippeau. Quand le premier paraît en 1883 Reyer mentionne en passant sa publication, l’appelle un livre ‘fort intéressant’ qui mérite ‘une étude spéciale’ — mais pour l’instant Reyer n’a pas le temps (Débats, 10 novembre 1883, p. 1). Il n’y revient que quelques années plus tard, d’abord dans le cadre de son compte-rendu de la biographie de Berlioz par Jullien, avec lequel Reyer établit une comparaison qui n’est pas à l’avantage d’Hippeau (Débats, 3 février 1889), puis de nouveau deux mois plus tard quand le premier livre d’Hippeau est réimprimé en même temps que paraît le second. Reyer expédie les deux livres en quelques lignes assez dédaigneuses (Débats, 14 avril 1889).

    Un des défauts d’Hippeau est son style: il se complaît à des effusions oratoires qui risquent de rebuter le lecteur. Citons un exemple tiré de la conclusion du premier livre (Hippeau 1883, p. 490):

C’est en pleurant qu’il faut adresser, nous ses amis dans la postérité, le dernier adieu à l’homme, nous qui l’aimons, qui le comprenons, nous qui ressentons encore aujourd’hui avec lui par delà le tombeau les souffrances qui l’ont torturé, les bassesses et les iniquités qui révoltèrent sa grande âme d’artiste.

    Un autre défaut majeur est le manque d’un plan clair et organisé, reproche que Jullien fait au premier livre (voir la citation ci-dessous). L’ouvrage est divisé en trois parties dont la suite chronologique est assez lâche. La première parte, ‘L’Homme’, traite de la jeunesse de Berlioz jusqu’à 1827: son existence est alors bouleversée quand il voit Harriet Smithson pour la première fois sur la scène au théâtre de l’Odéon dans les rôles d’Ophélie et de Juliette; la deuxième partie, ‘Le Roman’, se limite à la vie privée de Berlioz à partir de cette date jusqu’à ce qu’il renoue ses rapports avec Estelle Fornier en 1864; la troisième partie, ‘Le Supplice’, revient sur la carrière du compositeur, ses travaux et ses voyages jusqu’à sa mort; elle traite par conséquent de nouveau d’événements déjà évoqués aux chapitres précédents, mais sous un autre éclairage. Bien qu’il traite longuement de Berlioz et de sa vie, Hippeau tient à rappeler que son propos n’est pas d’écrire une biographie en règle, mais qu’il s’intéresse avant tout à poursuivre une ‘analyse psychologique’ du compositeur (pp. 4, 23, 43f., 363, 388). Une deuxième citation fournira un exemple de sa démarche et des inconvénients qui en résultent. Au début du chapitre XXII Hippeau observe (p. 409):

En suivant Berlioz dans ses digressions politiques pour rechercher ses impressions [chapitres 58-59 des Mémoires], j’ai sauté par dessus les incidents de sa carrière de 1848 à 1852. La chronologie ne fait rien à l’affaire: du reste, je n’écris pas la biographie de Berlioz.

    Le second livre d’Hippeau est censé compléter le premier en traitant de Berlioz le musicien et de ses œuvres; mais il n’y a pas lieu d’en parler longuement ici, comme il n’a eu aucune influence sur l’ouvrage de Jullien de 1888; en outre, il manifeste les mêmes caractéristiques et défauts que le premier. Hippeau reste cependant un nom qu’on ne peut passer sous silence dans la bibliographie sur Berlioz en France, et il méritait d’être évoqué ici à cause de son influence sur ses successeurs, comme Jullien l’admet lui-même (Jullien 1888, p. XI):

C’est lui qui, le premier, a eu l’idée de contrôler minutieusement le récit des Mémoires par les lettres intimes de Berlioz; c’est lui qui, par une enquête habilement conduite, a jeté des lumières inattendues sur certains épisodes entourés jusqu’à présent d’une ombre discrète et chère à Berlioz. […] Je dois dire ici de quel précieux secours m’a été le volumineux travail de M. Hippeau, encore qu’il ait négligé, par lassitude apparemment, de lui donner la forme et le ton d’une biographie suivie et bien ordonnée.

    Les Mémoires de Berlioz, terminés en 1865, ne sont livrés au public qu’en 1870, après la mort du compositeur. Ernest Reyer en rend compte longuement dans les Débats l’année suivante (15 et 16 mars, 4 et 5 juin 1871), mais son compte-rendu consiste essentiellement en un long résumé du contenu de l’ouvrage et ne soulève pas la question de sa véracité et son exactitude. De même, les premiers travaux de Jullien sur Berlioz (Jullien 1870 et Jullien 1882) n’avancent pas d’opinion critique sur l’utilisation des Mémoires comme source pour la vie du compositeur. Tout change avec la biographie de 1888, et comme Jullien le souligne, c’est Hippeau qui est le premier à soumettre les Mémoires à un examen critique. Cette démarche, non seulement légitime en soi mais nécessaire, a cependant pour résultat de jeter une lumière défavorable sur Berlioz: c’est l’origine de la conception d’un Berlioz poseur qui, malgré ses professions de véracité et d’exactitude (voir là-dessus la page sur la genèse des Mémoires), a cherché à créér dans son autobiographie un portrait idéalisé, dans lequel il supprime à dessein ou déforme des épisodes qui ne sont pas à son honneur. Cette conception se répand largement: elle influence Jullien dans sa biographie de 1880 et ses écrits ultérieurs sur Berlioz. Le plus zélé représentant de cette tendance est Adolphe Boschot, qui dans sa biographie dresse un portrait peu flatteur du compositeur, présenté comme un personnage faible et vacillant, portrait qu’il est difficile de concilier avec ce que le Berlioz artiste et créateur a réalisé. Jullien rendra compte plus tard des 3 tomes de Boschot (1906, 1908, 1913), mais s’il critique le style de Boschot et l’esprit dans lequel son ouvrage est rédigé, il partage néanmoins avec lui une méfiance envers les Mémoires qui a son origine dans les travaux de Hippeau. La critique berliozienne en France devra attendre la venue de Julien Tiersot pour trouver un critique qui parte du point de vue opposé, et sera prêt à admettre la véracité foncière des Mémoires.

Adolphe Jullien

    Jullien est influencé par Hippeau, non seulement sur des questions de détail, mais dans sa conception du personnage de Berlioz, et il reconnaît sa dette envers lui. Hippeau de son côté ne cesse de louer les travaux de Jullien: il le cite avec éloge dans la préface de son premier livre, et son second ouvrage est dédié ‘à mon éminent confrère et ami Adolphe Jullien qui, le premier de tous, s’est dévoué à glorifier la mémoire du grand maître, et qui sait, comme moi, de quelle taille semblent à côté de lui les petits maîtres de notre temps’ (Hippeau 1890, p. V; l’ouvrage de 1888 de Jullien est cité avec éloge p. 328-9).

    On ajoutera que l’ouvrage de Jullien est d’un niveau bien plus élevé qui celui de son prédecesseur; il est mieux écrit, plus concis, et plus clairement organisé. Dans son compte-rendu Ernest Reyer le qualifie de ‘la biographie la plus complète et j’ajouterai la plus authentique qui ait été écrite sur Berlioz, sans en excepter celle que publia il y a quelques années sous ce titre: Berlioz intime, M. Edmond Hippeau’ [Hippeau 1883]. Les premières impressions de quiconque ouvre le livre ne peuvent qu’être favorables: du point de vue d’un bibliophile c’est de loin le plus beau livre publié jusqu’alors sur Berlioz, et il restera pour longtemps une pièce de choix de toute collection. D’un format large et imposant (21 x 32 cm), l’impression en est de haute qualité et le livre est abondamment illustré avec une luxe de portraits d’époque, de gravures et dessins (on en trouvera la liste détaillée aux pages 381-4). Les illustrations comportent 14 gravures originales sur la vie et l’œuvre de Berlioz par Henri Fantin-Latour (1836-1904), ami personnel de Jullien, et auteur d’une série semblable de gravures pour le livre de 1886 de Jullien sur Richard Wagner; Fantin-Latour est également l’auteur de ce qui semble être le seul portrait connu de Jullien. (Sur les gravures de Fantin-Latour sur Berlioz on consultera la page Œuvres d’art inspirées par Berlioz [en anglais].) Un des traits originaux du livre, dont Jullien n’est pas peu fier, est la reproduction d’une série de caricatures de Berlioz de la presse parisienne de l’époque; elle couvre une bonne partie de la carrière du compositeur, des années 1830 aux années 1860, et fournit une perspective satirique sur la réputation de Berlioz à Paris.

    Malgré le luxe de la présentation il y a quelques réserves à faire. Le livre n’a pas d’index général, et une table chronologique des principales dates dans la vie et la carrière de Berlioz aurait été utile au lecteur. Il n’y a pas non plus de bibliographie; Jullien ne cite pas ses travaux antérieurs sur Berlioz, pas même son livre de 1882 auquel il fait de larges emprunts concernant les œuvres musicales de Berlioz, tirés en définitive de ses comptes-rendus de concerts dans les années 1870 (par exemple pp. 92-4 sur Harold en Italie, 104-5 sur le Requiem, 136-42 sur Roméo et Juliette, 190-5 sur la Damnation de Faust, 226-8 sur l’Enfance du Christ, 269-75 sur la Prise de Troie et 278-84 sur les Troyens à Carthage).

    La biographie de Berlioz occupe la majeure partie du livre. Les treize premiers chapitres (sur un total de seize) retracent en détail la vie et la carrière du compositeur, avec des arrêts dans la narration à la place indiquée pour présenter ses principales œuvres. On constate avec surprise que Béatrice et Bénédict, sa dernière grande œuvre, est traité au chapitre 11 avant les Troyens au chapitre 12, sans doute parce que la première représentation de l’ouvrage eut lieu avant celle des Troyens, ce qui masque le fait que le début de la composition des Troyens se place en 1856. Cette indication manque à la p. 239 où elle devrait se trouver, et n’apparaît que bien plus tard quand il est subitement question de la princesse Sayn-Wittgenstein (p. 263). Après les chapitres biographiques le chapitre 14 traite de l’artiste et du créateur, le chapitre 15 du critique et de l’homme, et le chapitre 16, le dernier, du renouveau d’intérêt pour sa musique après sa mort, et se termine avec l’inauguration de la statue de Berlioz au square Vintimille en 1886 et la restauration de sa tombe au cimetière Montmartre l’année suivante.

    Il serait fastidieux de vouloir traiter longuement des nombreuses questions que le livre soulève, et on se bornera à quelques observations d’ordre général.

    Primo, le livre semble se concentrer trop sur Paris. Certes, Paris restera toujours le centre de la carrière de Berlioz à la fois comme compositeur, écrivain et critique musical; il y revient constamment, malgré les sentiments très partagés qu’il éprouve pour la capitale, et ne donnera suite à aucune des propositions qu’il reçoit à diverses époques de s’établir à l’étranger. Les nombreux voyages de Berlioz à l’étranger figurent bien entendu largement dans le récit de Jullien, mais leur signification dans sa carrière artistique et dans la perspective plus large de la musique européenne au 19ème siècle ne ressort pas clairement. Prenons par exemple l’Italie: Berlioz y compose peu de musique pendant son séjour en 1831-1832, mais d’un autre côté ses expériences du pays, de son peuple et de ses paysages laissent une impression profonde et durable sur lui, qui porteront fruit par la suite dans nombre de ses œuvres, de Harold en Italie en passant par Benvenuto Cellini, Roméo et Juliette et les Troyens jusqu’à Béatrice et Bénédict. Il est surprenant que l’auteur ne le relève pas (p. 71). On pourrait faire des observations du même ordre sur nombre de ses autres voyages. Le livre de Jullien, on l’a dit, est richement illustré, mais on constate que la majeure partie de ces illustrations concernent la carrière de Berlioz à Paris. L’auteur n’a pas saisi l’occasion de fournir un commentaire par l’image sur les voyages de Berlioz, qu’il s’agisse des paysages et monuments de l’Italie, de ses nombreuses excursions en Allemagne, en Europe centrale, en Russie et à Londres. Pas d’illustrations, par exemple, de la grande exposition de 1851 qui fit une telle impression sur Berlioz, et son voyage à Londres pour servir sur le jury des instruments de musique n’est mentionné que brièvement (p. 214).

    Secundo, Adolphe Jullien musicien. Dès sa jeunesse Jullien se passionne pour la musique et va acquérir de vastes connaissances sur son histoire; en dehors de sa prédilection pour la musique de Schumann, Wagner et Berlioz ses intérêts en musique sont très étendus. Jullien est mélomane et écrivain, mais par contre il n’est pas un musicien de métier: il est ni virtuose, ni instrumentiste, ni chanteur, ni chef d’orchestre, et ne compose pas non plus (à l’encontre d’Ernest Reyer son mentor). Ce manque de contact direct avec la pratique de la musique se fait remarquer dans son livre. Dans ses commentaires sur telle ou telle œuvre de Berlioz Jullien ne semble jamais faire usage, dans ce livre et dans ses autres écrits, d’exemples musicaux pour orienter le lecteur. Dans ses descriptions de détail de passages ou de mouvements particuliers, il est parfois difficile de concilier ce qu’il dit avec ce qu’on lit sur la partition: par exemple p. 78 sur le 4ème mouvement de la Symphonie fantastique, il confond tambours et timbales, et attribue à la petite flûte le rappel de l’idée fixe, qui est en fait joué par la clarinette. Berlioz, on le sait, n’était pas seulement un grand compositeur mais un musicien qui avait étudié de très près la pratique de la musique. Dès les débuts de sa carrière il se met à fréquenter les instrumentistes et virtuoses, il les interroge sur leurs instruments et tire parti de leurs enseignements dans ses compositions. Par la suite il fréquentera aussi les facteurs d’instruments, tels Jacob et Édouard Alexandre, et Adolphe Sax, et s’intéresse vivement à leurs expérimentations et aux perfectionnenements qu’ils apportent aux instruments. Sans bénéficier de modèles ou de prédecesseurs, il s’enseigne presque tout seul l’art de diriger un orchestre; il perfectionne la technique des répétitions partielles qui lui sera d’un grand secours tout au long de sa carrière. Dans les années 1840 et 1850 il est largement reconnu comme le meilleur chef d’orchestre de son temps. Rien de tout cela ne figure dans le livre de Jullien. Le Grand Traité d’instrumentation et d’orchestration modernes n’est cité qu’en passant, sans indication de son importance historique (p. 168), et si le talent de Berlioz dans l’utilisation de l’orchestre est reconnu et loué en termes généraux (par exemple p. 330-1) on ne trouve pas d’examen approfondi de comment Berlioz a fait avancer cette branche de l’art musical. Le chapitre sur l’art du chef d’orchestre, ajouté par Berlioz à la nouvelle édition de 1855 du Grand Traité, n’est mentionné que dans la liste des ouvrages du compositeur (p. 380) et ne fait l’objet d’aucun commentaire dans le texte. Bref, une partie importante de l’œuvre de Berlioz ne reçoit pas le traitement qu’elle mérite.

    En troisième lieu — et ceci peut sembler paradoxal — on pourrait avancer que Jullien, bien qu’il n’ait cessé de prôner Berlioz et sa musique tout au long de sa carrière, il ne lui a jamais été entièrement acquis. Il y a chez Jullien un esprit de censure qu’il partage avec Edmond Hippeau. Comme on l’a vu ci-dessus, Hippeau ne cessait de proclamer son attachement pour Berlioz, mais revendiquait en même temps le droit de poursuivre la vérité et de mettre à nu quand il le fallait les faiblesses et les manquements de Berlioz (ou ce qu’il prenait pour tels). Jullien fait de même, bien qu’avec plus de retenue que Hippeau: il se targue d’être impartial et libre de préjugés, et d’être prêt par conséquent à critiquer Berlioz, tant l’homme que l’artiste. Hippeau critique l’homme chez Berlioz, mais par contre admire l’artiste avec effusion et sans restrictions, et établit un contraste entre ses deux livres: selon lui, certains qui le croyaient trop dur dans son premier livre sur Berlioz l’homme, pourront maintenant l’estimer trop indulgent dans son second livre sur Berlioz l’artiste (Hippeau 1890, pp. III-V). Dans ce livre Hippeau avance la thèse que c’est Berlioz, et non Wagner, qui est le véritable innovateur dans la musique du 19ème siècle, alors que Wagner n’a fait que s’approprier ce qui remontait en fait au compositeur français.

    Jullien de son côté est équivoque dans ses opinions sur Berlioz, et subit ici l’influence d’Hippeau et de ses vues sur les Mémoires. Mais il peut être tout aussi équivoque dans ses jugements sur l’artiste et sur des œuvres qu’il dit admirer. Par exemple, à propos du Te Deum Jullien affirme que ‘Berlioz rêvait de faire toujours plus grandiose et plus bruyant’ (p. 234). L’idée est reprise plus loin: ‘[Berlioz] ne se guérit jamais de [sa chimère] des orchestres innombrables, des festivals monstres’ (p. 324). Le reproche est alors développé plus longuement, puis est subitement contredit par la constatation que ‘Dans le fond, et si surprenant que cela doive paraître, il avait horreur du bruit en musique’ (p. 326). En écrivant Harold en Italie Berlioz ‘a trop cédé, dans ces différents morceaux, à son goût, je dirais presque à sa manie, de décrire par les sons les épisodes les plus divers de la vie réelle’; en essayant de superposer une partie saillante pour alto solo sur une œuvre symphonique pour grand orchestre Berlioz ‘s’est heurté à l’impossible’, mais néanmoins ‘il faut reconnaître que Berlioz a montré dans toute cette symphonie sa richesse d’imagination habituelle et cette admirable entente des sonorités de l’orchestre’ (p. 92). Dans son analyse du Requiem Jullien emploie l’adjectif ‘bizarre’ pour caractériser l’œuvre (‘le Kyrie est un des morceaux les moins bizarres et les plus expressifs’), mais dans son ensemble le Requiem est ‘une création géniale, que traverse un souffle puissant’ (pp. 104-6). En écrivant Béatrice et Bénédict Berlioz s’est rendu coupable d’une ‘contradiction flagrante entre le compositeur et le critique’, qui avant décrié tant d’opéras comiques dans ses feuilletons, mais cependant l’œuvre ‘est une de ses partitions les plus délicates’ (p. 254).

    L’idée que Jullien se fait de Berlioz est celle d’un homme impétueux, impulsif et surexcité. Berlioz, par exemple, compose la Damnation de Faust ‘avec sa frénésie habituelle’ (p. 183). L’autre face du compositeur trouve peu de place dans ce livre, celle d’un Berlioz rationnel, objectif et porté à l’analyse, qui est capable de se voir lui-même et son travail avec un froid recul critique, et qui sait poursuivre ses objectifs à long terme avec patience et ténacité. Par exemple, Berlioz écrit les Huit scènes de Faust en 1828 sous le choc immédiat du poème de Goethe et le publie sans tarder, mais retire ensuite l’ouvrage et ne revient au sujet que plusieurs années plus tard, en 1845-1846, quand il est maintenant prêt à l’aborder à sa propre satisfaction; la grande partition de la Damnation de Faust ne sera publiée qu’en 1854. De même il compose la Symphonie fantastique en 1830, mais soumet l’œuvre à une révision approfondie pendant son séjour en Italie, et ne permet la publication de la grande partition qu’en 1845.

    Pour Jullien, Berlioz est un ‘romantique’ de bout en bout. Cette conception est développée dans le chapitre sur l’artiste et le créateur (pp. 317-34) dans lequel Berlioz est systématiquement caractérisé comme ‘romantique’. ‘[Berlioz] n’était pas seulement romantique par ses aspirations littéraires et ses raffinements d’artiste […] romantique, il l’était jusqu’aux moelles et le demeura toute sa vie, dans toutes les sphères de son activité, dans ses compositions, dans ses écrits, ses lettres, ses amours’ (p. 318), et ainsi de suite pendant plusieurs pages. Le sens du mot passe-partout ‘romantique’ est supposé être évident et tout expliquer. Il porte aussi une nuance péjorative: qui dit ‘romantique’ veut souvent dire ‘extravagant’ ou ‘excessif’. Mais, comme l’a souligné P.-R. Serna (Berlioz de B à Z [2006], p. 183), on oublie trop souvent que les mots romantique et romantisme sont peu utilisés par Berlioz, et surtout que ce sont des termes que Berlioz n’applique ni à lui-même ni à ses œuvres (voir par exemple comment il caractérise son propre style et ses tendances musicales dans le Post-Scriptum de ses Mémoires). On peut vérifier tout cela au moyen d’un recherche de vocabulaire dans ses écrits et ses feuilletons. Et cependant ces mots sont constamment utilisés pour caractériser Berlioz, comme ils le sont par Jullien en 1888 et d’autres par la suite. Adolphe Boschot définit Berlioz comme ‘un romantique’ dans le titre de chacun des trois tomes de sa biographie de Berlioz (La Jeunesse d’un romantique etc.).

    Ayant défini Berlioz comme romantique ‘jusqu’aux moelles’, Jullien introduit ailleurs dans son livre une autre interprétation de Berlioz: il reconnaît en lui deux tendances opposées, l’une ‘classique’ et l’autre ‘romantique’ (pp. 270, 333). Berlioz est au départ un ‘romantique’, influencé principalement par Weber et Beethoven (avec la Symphonie fantastique et les œuvres des années 1830 et 1840). Dans les années 1850 et 1860 il revient à un style ‘classique’, où les influences dominantes sont Gluck et Spontini (avec l’Enfance du Christ, les Troyens et Béatrice et Bénédict). On peut se demander si ces simples étiquettes suffisent pour caractériser toutes ces œuvres. Les quatre symphonies de Berlioz, composées entre 1830 et 1839, différent profondément entre elles, et chacune est pleine de contrastes entre leurs différents mouvements; il n’est pas très éclairant de les appeler toutes ‘romantiques’. Est-ce que les Nuits d’été de 1840-1841 doivent être considérées ‘romantiques’? Si le Requiem de 1837 est ‘romantique’ (p. 104), comment doit-on caractériser le Te Deum de 1848-49? Dans tous ces exercices de sémantique on oublie trop facilement la constante volonté de Berlioz de faire du neuf et son souci de variété dans ses compositions: chaque œuvre nouvelle doit différer des précédentes. Quant à l’Enfance du Christ, le Post-Scriptum des Mémoires mérite d’être cité:

Plusieurs personnes ont cru voir dans cette partition un changement complet de mon style et de ma manière. Rien n’est moins fondé que cette opinion. Le sujet a amené naturellement une musique naïve et douce, et par cela même plus en rapport avec leur goût et leur intelligence, qui, avec le temps, avaient dû en outre se développer. J’eusse écrit l’Enfance du Christ de la même façon il y a vingt ans.

Berlioz et Wagner

    Jullien se considérait défenseur à la fois des deux grands contemporains, Berlioz et Wagner, et ses deux livres les plus importants sont consacrés à ces deux compositeurs, mais dans l’ordre inverse, d’abord Wagner et ensuite Berlioz. On pourrait avancer qu’entre les deux Jullien avait plus de sympathie naturelle pour le premier que pour le second. Dans son livre de 1888 il établit un contraste entre les deux qui est plus à l’avantage de Wagner que de Berlioz. En ce faisant il aboutit à une conclusion inverse de celle d’Hippeau dans son livre de 1890.

    Selon Jullien, Wagner avait poursuivi de bonne heure un idéal unique et nettement défini, la fusion du drame et de la musique, et avait poussé le drame musical au plus haut degré de perfection qu’il pouvait atteindre. Berlioz de son coté avait réalisé d’un coup toutes les modifications qu’il pouvait apporter dans la symphonie et l’opéra, mais il ne poursuivait pas de réforme intégrale de l’une ou de l’autre. Berlioz était inconséquent avec lui-même: il assignait à la symphonie une tâche infiniment plus complexe que celle qui lui était ordinairement dévolue, tout en respectant les formes consacrées. Il pressentait que l’opéra devait atteindre à un degré bien supérieur de vérité dramatique, mais pensait y parvenir sans en modifier les formes traditionnelles. Bref, il a voulu concilier l’inconciliable: il a voulu, qu’il écrivît une messe, une symphonie, une ouverture, un opéra, rester dans les conditions de la musique pure, et tout à la fois composer de la musique expressive au premier chef. Mais, à force de vouloir élargir des formes qui ne se prêtaient pas à une extension indéfinie, il courait le risque de bouleverser un art qu’il pensait enrichir et consolider à la fois. Berlioz n’a pas conçu l’art nouveau qui devait naître de la fusion intime de la poésie et de la musique; et cependant, sans s’en apercevoir, il avait jeté les semences qui devaient porter de magnifiques fruits dans l’œuvre de Richard Wagner.

    Ceci n’est forcément qu’une paraphrase très simplifiée d’un développment plus étendu (pp. 326-8). Donne-t-elle un résumé fidèle de l’argumentation de Jullien; donne-t-elle une idée juste de ce que Berlioz a accompli dans son œuvre; Berlioz avait-il tort de refuser de bâtir son propre ‘système’ qui serait cohérent et de l’appliquer dans sa musique; et doit on considérer les drames musicaux de Wagner comme la destination ultime de la musique du 19ème siècle — autant de questions auxquelles le lecteur pourra donner ses propres réponses.

Jullien sur Berlioz: après 1888

    L’ampleur de la biographie de Berlioz de 1888 et le prestige de son auteur assurent au livre de Jullien une éminence durable. Aucun travail comparable ne sera publié en France pendant la décennie qui suit. Quand en 1904 Julien Tiersot publie son livre Hector Berlioz et la société de son temps, il précise que ce n’est pas une biographie mais une étude thématique, et se déclare satisfait de l’ouvrage existant de Jullien. Ce n’est qu’après le centenaire de Berlioz en 1903 que d’autres s’enhardissent à publier des biographies étendues du compositeur, d’abord Prod’homme en 1905, puis Boschot dans sa biographie en trois tomes (1906, 1908, 1913) qui dépasse Jullien par son ampleur et sa recherche du détail.

    La biographie de 1888 est l’ouvrage le plus étendu sur Berlioz publié par Jullien à cette date, mais c’est aussi le dernier travail d’envergure consacré par lui au compositeur. Il continuera à publier sur Berlioz pendant des années à venir, mais sur une échelle plus modeste et sans chercher à faire du neuf. Il ne semble jamais avoir eu l’idée de publier une deuxième édition mise à jour, ou une version plus concise sans les nombreuses illustrations. Il termine sa biographie de 1888 sur un point final, avec l’inauguration de la statue de Berlioz au Square Vintimille à Paris (le 17 octobre 1886) et la restauration l’année suivante du tombeau de Berlioz au cimetière de Montmartre (8 mars 1887). Le grand homme a finalement reçu une consécration officielle dans la capitale de la France qui l’a si longtemps dédaigné, et peut maintenant reposer en paix. C’est comme si Jullien sentait que son propre travail était maintenant accompli et qu’il n’avait plus rien à y ajouter. Il n’est nulle part suggéré dans le livre qu’il pourrait rester des recherches à faire sur Berlioz, ni que de nouveaux documents pourraient être découverts et publiés; Jullien ne cherche pas à esquisser de possibles pistes que de futurs chercheurs sur Berlioz pourraient suivre.

    Ce que Jullien continuera à produire pendant bien des années consiste en articles, et particulièrement la longue série de feuilletons qu’il rédige pour le Journal des Débats de 1893 à 1928, d’abord et jusqu’à 1898 avec Ernest Reyer, et ensuite seul pour son propre compte. La plupart de ses feuilletons qui se rapportent à Berlioz sont reproduits sur ce site.

    Un très grand nombre de ces feuilletons consiste en comptes-rendus plus ou moins développés d’exécutions de musique de Berlioz à Paris. Ils ne concernent qu’un petit nombre des exécutions qui eurent lieu: Jullien fait naturellement un choix parmi les concerts ou représentations dont il veut rendre compte. À l’époque où il devient feuilletoniste aux Débats la musique de Berlioz fait maintenant partie du répertoire courant des sociétés de concert de Paris, et certaines exécutions — et en particulier celles de la très populaire Damnation de Faust — sont monnaie courante. Jullien se limite donc d’habitude à des œuvres ou des exécutions qui sortent de l’ordinaire, comme par exemple le Requiem (1894, 1900, 1912, 1914, 1925), le Te Deum (1895, 1905), la Prise de Troie (1898, 1899), l’Enfance du Christ (1908, 1909), Benvenuto Cellini (1913), ou les Troyens (1921). Parfois il signale des occasions spéciales, comme les 100ème et 150ème exécutions de la Damnation aux Concerts Colonne (1898 et 1907), ou des concerts dirigés par des chefs d’orchestre allemands célèbres dans la période avant 1914, comme Felix Mottl (1897, 1898, 1899, 1909) ou Felix Weingartner (1898, 1901, 1905, 1906). Dans nombre de ces comptes-rendus, les commentaires que fait Jullien sur les œuvres elles-même font souvent écho, parfois mot pour mot, à ce qu’il avait écrit bien des années auparavant: le lecteur pourra y reconnaître des passages d’abord écrits dans les années 1870 et déjà reproduits dans son livre de 1882. Jullien avait formé ses opinions sur les œuvres de Berlioz tôt dans sa carrière, dans les années 1870 et 1880, et elles ne changeront pas par la suite.

    Il y a cependant une œuvre nouvelle pour Jullien dans sa carrière de feuilletoniste aux Débats, dont il n’avait pas eu à s’occuper auparavant: la Damnation de Faust — non bien entendu l’œuvre originale pour concert, mais son adaptation pour la scène, adaptation qui est due à l’impresario Raoul Gunsbourg, directeur de l’opéra de Monte-Carlo, où il la fait représenter pour la première fois en 1893. Dans le sillage de son mentor Ernest Reyer, Jullien s’insurge contre cet arrangement d’un ouvrage que Berlioz destinait au concert. Il critique l’idée dans son tout premier feuilleton pour les Débats en 1893 et il y revient souvent par la suite (1902, 1903, 1910, 1921); il prend même à partie publiquement les héritiers de Berlioz (la famille Chapot) en 1902 pour avoir autorisé ce qu’il considérait un travestissement. À son grand regret, la version mise en scène de la Damnation deviendra très populaire, et finira dans les années 1920 par dépasser en popularité la version originale pour concert.

    À part les exécutions Jullien rend compte aussi d’événements marquants se rapportant à Berlioz, dont les plus importants concernent les célébrations en 1903 pour le centenaire de la naissance de Berlioz, à l’étranger et en France (Grenoble et La Côte-Saint-André, ainsi que Paris). D’un intérêt plus personnel est son récit d’une visite en 1902 à la tombe de Berlioz au cimetière de Montmartre, qui fait écho au dernier chapitre de son livre de 1888, comme font plus tard ses souvenirs en 1919 des dernières années de Berlioz, publiés à l’occasion du cinquantième anniversaire de la mort de Berlioz.

    Les feuilletons de Jullien comprennent aussi un grand nombre de comptes-rendus de livres, qui paraissent souvent au cours de l’été, dans l’intervalle entre la fin d’une saison de concerts et le début de la suivante. On trouvera reproduits sur ce site des comptes-rendus de certaines des plus importantes publications sur Berlioz de cette époque, notablement les livres de Julien Tiersot (1904, 1907, 1919), J.-G. Prod’homme (1905), et Adolphe Boschot (1906, 1908, 1913, 1920). Jullien est toujours scrupuleusement équitable en jugeant les travaux de ses confrères, mais ses comptes-rendus ne donnent pas le sentiment que de son point de vue ils faisaient plus qu’ajouter des notes intéressantes à la bibliographie existante sur Berlioz. Pour sa part il avait pris son parti sur Berlioz il y a bien des années, on le considérait maintenant comme le ‘doyen des Berlioziens’ (Débats, 15 août 1920), et il n’y avait pas lieu pour lui de changer d’avis.

    Un exemple de cette manière de voir: sa réaction à la question d’une nouvelle édition complète des œuvres musicales de Berlioz. L’opportunité d’une telle édition avait été évoquée par André Hallays dans le Journal des Débats (12 septembre 1902), à propos des fêtes du centenaire prévues à Grenoble pour août 1903. Hallays citait ici une lettre de G. Allix au comité chargé d’organiser ces célébrations. Deux jours plus tard Jullien rejette l’idée (Débats 14 septembre 1902): une édition complète était déjà en voie d’élaboration en Allemagne (l’édition Breitkopf par Malherbe et Weingartner), et par conséquent une édition française qui lui ferait concurrence était superflue. D’ailleurs, la loi en vigueur en France rendait l’entreprise impossible avant 50 ans après la mort du compositeur (soit mars 1919), alors que selon la loi en Allemagne les œuvres de Berlioz tombaient dans le domaine public après 30 ans, et Breitkopf & Härtel avaient donc toute liberté de lancer une nouvelle publication en Allemagne pour coïncider avec le centenaire de la mort du compositeur en 1903. Jullien revient plusieurs fois sur la question (Débats, 28 septembre et 26 cctobre 1902; 16 août 1903). Dans un compte-rendu d’un concert en 1906 il évoque ‘l’édition absolument complète et parfaite des œuvres de Berlioz que publie la maison Breitkopf et Hærtel avec le concours de M. Charles Malherbe en France et de M. Félix Weingartner en Allemagne’ (Débats, 6 mai 1906).

    Ces éloges étaient prématurés: l’édition n’était pas complète à ce moment et il restait encore plusieurs tomes à publier. Malherbe meurt en 1911; Jullien ne semble pas avoir mentionné sa mort dans ses feuilletons, bien que, plus tôt dans l’année, dans un compte-rendu d’un livre sur Auber (Débats, 23 juillet 1911), il ait chaleureusement loué Malherbe et vanté en lui ‘ce grand souci de la précision historique et ce constant recours aux documents inédits, avec cette grande chaleur d’esprit qu’il montre dans tous ses écrits et qui le porte beaucoup plus à louer qu’à critiquer’. Avec la disparition de Malherbe l’édition Breitkopf de Berlioz reste inachevée, et Weingartner de son côté n’y fait plus aucune contribution. Les deux opéras Benvenuto Cellini et les Troyens resteront longtemps les deux absents les plus importants de l’édition. À l’occasion du cinquantenaire de la mort de Berlioz en mars 1919, Jullien écrit un article de souvenirs sur Berlioz, mais ne dit rien d’un éventuel projet d’une édition française des œuvres musicales de Berlioz, ou du moins des deux opéras qui manquent, et par la suite ne revient pas sur la question. Quant à la ‘perfection’ de l’édition Breitkopf, on se demande sur quoi se fondait l’opinion de Jullien, d’autant plus qu’elle n’était en principe pas disponible en France à l’époque. Il faudra attendre jusqu’à Tom Wotton pour voir un musicologue mettre en cause les mérites de l’édition, d’abord dans un article publié en 1915 pendant la guerre, et plus tard dans son ouvrage de 1935 sur Berlioz.

    Tout au long de sa carrière Jullien n’a cessé de défendre Berlioz. Il lui importe que le compositeur soit reconnu dans son propre pays, et pas seulement à l’étranger: c’est le fil conducteur de pratiquement tout ce qu’il écrit sur Berlioz. À ses yeux Berlioz est un compositeur français qui appartient au patrimoine national. On ne saurait taxer Jullien de chauvinisme — il est tout aussi sincère et convaincu dans sa défense de Wagner et de Schumann — mais il ne cesse de qualifier Berlioz de ‘notre grand Berlioz’, tout comme Rameau est ‘notre grand Rameau’ (voir les feuilletons du 16 août et 20 décembre 1903; 17 janvier 1904; 7 mai 1905; 12 mai 1912; 4 avril et 15 août 1920; 1er avril 1923). Il partage ici la manière de penser courante à l’époque, pas seulement en France mais un peu partout en Europe à la fin du 19ème siècle, et nombre de ses contemporains font de même: par exemple Octave Fouque, Charles Malherbe et d’autres. Edmond Hippeau considère Berlioz comme un ‘chef d’école’, ‘fidèle à la tradition nationale’ (Hippeau 1883, pp. 2-3; Hippeau 1890, pp. 140, 399-400). Berlioz aurait été doublement surpris: il ne se présentait pas comme un compositeur spécifiquement français et se décrit même une fois comme ‘compositeur aux trois-quarts Allemand’ (Débats, 9 février 1860, repris dans À Travers Chants); il ne se considérait pas non plus comme chef ou fondateur d’une ‘école’, mais déclarait plutôt appartenir à ‘la religion de Beethoven, de Weber, de Gluck, de Spontini’ (Mémoires, Post-Scriptum).

    Parmi les partisans de Berlioz en France à l’époque d’avant la première guerre mondiale, Jullien tient une place de choix. Il est témoin du renouveau de Berlioz qui fleurit après la mort du compositeur, et y apporte sa contribution. Sa biographie de 1888 est un important jalon dans la bibliographie sur Berlioz; mais elle a ses limites et sera par la suite dépassée par d’autres travaux. Particulièrement importante est ici l’œuvre de son jeune contemporain Julien Tiersot, dont la série de Berlioziana défriche de nouveaux domaines de la musicologie de Berlioz; il est aussi le premier à concevoir et entreprendre la publication de la correspondance complète du compositeur, qui restera cependant inachevée. Jullien loue les travaux de Tiersot — mais il n’a pas songé à entreprendre lui-même ce que son jeune collègue va réaliser.

Illustrations

Adolphe Jullien, par Henri Fantin-Latour
Adolphe Jullien

    L’original de ce portrait par Fantin-Latour (1836-1904) est au Musée d’Orsay à Paris; il est reproduit ici d’après Jean-Jacques Lévêque, Henri Fantin-Latour (ACR Edition, 1996). C’est semble-t-il le seul portrait qui existe d’Adolphe Jullien. Il est surprenant aussi qu’il ne semble y avoir aucune photographie connue de lui: Jullien aurait-il refusé d’être photographié?

Adolphe Jullien, par Félix Jasinski, d’après Fantin-Latour (1887)
Adolphe Jullien

    Cette gravure de 1887 par Félix Jasinski (dont les dates exactes ne sont pas connues) fut faite d’après le portrait par Fantin-Latour reproduit ce dessus.

“Autour du Piano”, par Henri Fantin-Latour (1885)
Autour du piano

    Cette peinture de 1855, œuvre également de Fantin-Latour, représente un groupe d’amis assis autour d’un pianiste, qui est le compositeur Emmanuel Chabrier (d’où le titre par lequel cette toile est connue). Les amis sont des écrivains et des musiciens de métier ou amateurs; ils sont, de droite à gauche, Adolphe Jullien (en chapeau haut de forme et s’appuyant sur une canne), Arthur Boisseau, Camille Benoît, Antoine Lascoux, Vincent d’Indy, Edmond Maître et Amédée Pigeon. Fantin-Latour exposa cette toile au Salon de 1885. C’est semble-t-il la seule autre représentation connue d’Adolphe Jullien à part son portrait par Fantin-Latour reproduit ci-dessus. Il est frappant de constater que le visage de Jullien est dans l’ombre sous son chapeau, alors que ceux des autres personnages sont en pleine lumière (et aucun d’eux ne porte de chapeau). L’original du tableau est au Musée d’Orsay à Paris, et est reproduit ici d’après Jean-Jacques Lévêque, Henri Fantin-Latour (ACR Edition, 1996).

“Autour du Piano”, d’après la peinture de Fantin-Latour
Autour du piano

    Cette gravure par Thirat, d’après la peinture de Fantin-Latour ci-dessus, fut publiée vers la même époque dans un numéro de 1885 du Monde Illustré concernant les dernières peintures de Fantin-Latour. À l’époque Adolphe Jullien était collaborateur au journal, et dans le texte qui accompagne la gravure il est appelé notre confrère.

Hector Berlioz, par Adolphe Jullien (1888)
A. Jullien Hector Berlioz A. Jullien Hector Berlioz

    Reproduction du dos et de la page de titre de la biographie de 1888 de Berlioz par Adolphe Jullien, faite daprès lexemplaire dans notre collection. Sur le livre lui-même voir ci-dessus.

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