FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 16 AOÛT 1903
REVUE MUSICALE.
Le Centenaire d’Hector Berlioz
A l’heure où paraîtront ces lignes, la ville de Grenoble sera en fête. Oriflammes, pétards, fanfares, hurrahs, salves d’artillerie et Marseillaises: c’est l’ordinaire appareil de toutes les cérémonies qui se déroulent en l’honneur de n’importe qui, sur n’importe quel point du territoire français; et, cette fois-ci, c’est notre grand Berlioz, c’est un des plus illustres enfants du Dauphiné qu’on entreprend de glorifier. C’est seulement le 11 décembre 1903 que tombera le centième anniversaire de la naissance du grand homme; mais, de pareilles fêtes, qui mettent toute une région en liesse, sans même parler des gens qui viennent de beaucoup plus loin, demandent, avant tout, du beau temps, une température agréable et l’éclat du soleil. Aussi, les municipalités de Grenoble et de la Côte-Saint-André, qui se sont entendues pour mettre leurs fêtes locales à la suite l’une de l’autre, ont-elles décidé d’avancer au mois d’août la célébration de ce glorieux centenaire. Il s’agit, à la Côte-Saint-André, de l’inauguration d’un musée Berlioz, dans la maison natale du maître; à Grenoble, de l’érection d’une statue. Mais à Grenoble, il y aura deux grands concerts dans lesquels on entendra la Damnation de Faust, sous la direction de M. Léon Jehin; la Symphonie fantastique, conduite par M. Félix Weingartner, des fragments de Roméo, d’Harold, etc., dirigés par M. Georges Marty, sans oublier une nouvelle poésie de M. Saint-Saëns, qui accorde indifféremment sa lyre en l’honneur d’Adolphe Adam ou d’Hector Berlioz. Enfin, n’avait-on pas annoncé que le prince de Monaco, qui semble vouloir accaparer Berlioz, se ferait représenter à ces fêtes par un envoyé spécial? Trop de fleurs, disait Calchas; trop de monacos, dirait Berlioz.
Certes, j’aurais vivement désiré, avec mon ami André Hallays, qu’il fût possible de glorifier Berlioz en publiant aussi une magniuque édition française de ses chefs-d’œuvre; mais, que voulez-vous? toutes ces propositions chimériques se heurteront toujours à des faits brutaux, à des chiffres sans réplique. Comme je l’ai déjà dit, non seulement il est inutile (en raison de l’édition modèle qui a déjà cours en Allemagne et entrera chez nous en mars 1919, cinquante ans, jour pour jour, après la mort du maître), mais il est absolument impossible d’entreprendre une publication de ce genre en France. Pour le faire, et sans parler des énormes dépenses qui suivraient, il faudrait racheter leur droit de propriété aux divers éditeurs français qui détiennent les œuvres du maître jusqu’en 1919, et ce ne serait pas une petite somme à débourser. Pour tous les berliozistes français, dont je crois être, il n’y a donc qu’un seul parti à prendre: attendre, attendre que les cinquante années pendant lesquelles dure en France le droit de propriété après la mort de l’auteur soient révolues, date pour date, et que les superbes partitions établies avec des soins infinis par la maison Breitkopf et Hærtel, de Leipzig, puissent passer la frontière. Et disons-nous, dans le cas présent, qu’après tout Berlioz a rêvé toute sa vie d’orchestres formidables, de chœurs innombrables, d’exécutions colossales; qu’il n’était jamais si heureux que lorsqu’il pouvait organiser quelque festival gigantesque à Paris ou à Londres, et que la vue d’une armée d’instrumentistes et de chanteurs groupés autour de sa statue aurait sans doute rempli son âme d’une joie infinie. Est-ce qu’il ne souhaitait pas de réunir des milliers de choristes dans la chapelle Sixtine et d’entendre trois cents trombones dans le Requiem de Mozart?
Donc Grenoble, à son tour, va posséder une statue de Berlioz, et ce ne sera pas celle d’Alfred Lenoir qui se dresse déjà à Paris, dans le square Vintimille, et sur la place principale de la Côte-Saint-André; ce sera celle du sculpteur Urbain Basset: Berlioz écoutant les voix qui l’inspirent, que je me rappelle avoir vue, il y a longtemps, à un Salon de Paris, et dont le modèle en plâtre avait déjà pris place au musée de Grenoble. Il ne m’appartient pas de dire laquelle est le meilleur morceau de sculpture; mais il me semble bien que l’une et l’autre, avec quelque idéalisation et quelque rajeunissement fort acceptables, sont assez conformes au souvenir que j’ai gardé du grand homme; Berlioz, à la fin de sa vie, et tel que j’ai pu le voir ailleurs qu’en public, avait l’aspect sombre et découragé: c’était le vieil athlète abattu qui se laisse vivre et ne lutte plus. Mais il y avait en lui une grandeur qui imposait le respect, même à ses adversaires les plus acharnés. Le dos un peu voûté, comme plié sous les coups de l’adversité; sa luxuriante chevelure tombant en longues mèches blanchies sur un visage dont les traits anguleux, exagérés par l’âge, lui prêtaient un air d’oiseau de proie; le regard éteint mais profond et s’allumant parfois d’une flamme soudaine qui semblait trahir un réveil d’espérance, un suprême espoir de revanche posthume; absorbé, replié sur lui-même, se dérobant par un silence obstiné aux compliments qu’on quêtait autour de lui, s’isolant au milieu du monde et se garant des indiscrets, des causeurs, par cette attitude rébarbative: tel se montrait ordinairement Berlioz. Tel il était aussi dans un milieu simplement sympathique et lorsqu’il ne sentait pas auprès de lui la chaude affection de quelques amis intimes ou de disciples aimés. C’est seulement en la compagnie de ceux-ci qu’il se réveillait et redevenait l’artiste fulgurant et passionné qu’il avait été, l’homme aimant et bon qu’il fut toujours.
Un jour, dans la famille du célèbre chirurgien Amussat, demeuré l’ami du musicien qui avait fait un médiocre étudiant en médecine, on l’avait convié pour lui faire entendre une cantatrice dont les bruyants succès à l’étranger n’avaient pas suffisamment affermi la situation en France, Mme Anna de Lagrange. Et tandis que l’intrépide virtuose attaquait son morceau le plus brillant pour éblouir le maître, accumulant les tours de force, exécutant les traits les plus ardus avec un mécanisme extraordinaire, mais d’une voix sèche et métallique, Berlioz, tout au bout du grand salon, accoté contre un montant de porte, avait l’air absolument étranger au concert qui se donnait en son honneur… Une autre fois, après la déroute des Troyens au Théâtre-Lyrique, il était invité par un président de Société chorale à venir entendre et diriger, si bon lui semblait, la dernière répétition de son admirable septuor avec chœurs, que des gens du monde étaient arrivés à chanter tant bien que mal. Berlioz, lui, se tint tout le temps immobile auprès du piano; puis, quand ce fut fini, sans un mot, sans autre geste qu’un salut banal, il se retira… Jamais un mot; mais son attitude et son silence en disaient long: que ne le laissait-on tranquille, achever sa vie, au lieu de troubler son « isolement » pour lui offrir des exercices de haute voltige vocale ou de médiocres exécutions de ses propres morceaux!
C’est qu’à mesure qu’il vieillissait, les coups de la destinée avaient frappé plus rudement le pauvre artiste. Il avait vu tomber, sous les quolibets d’une partie de la presse et l’indifférence à peu près générale du public, l’œuvre caressée pendant de longues années, et sur laquelle il avait reporté un dernier espoir de succès; il avait vu mourir un fils sur lequel, en père aveugle, il avait concentré toutes ses affections; il avait faussement cru que l’heureuse réussite à Bade, aux portes de son pays, d’un gracieux opéra-comique assurerait le retour de cet ouvrage en France; il avait vainement espéré que le succès relatif d’exquis fragments d’œuvres charmantes, tels que le Repos de la Sainte Famille ou l’adorable nocturne de Béatrice et Bénédict finirait par faire accepter ces partitions, entières, et que celles-ci serviraient de transition pour arriver à des créations d’un ordre supérieur. Il lui avait fallu perdre une à une ces douces illusions. Alors, le vieillard avait courbe la tête, anéanti: son œuvre tuée et son fils mort, il n’avait plus qu’à mourir. Vainement le gouvernement impérial, pour le consoler de l’échec des Troyens, l’avait, comme par pitié, nommé officier de la Légion-d’Honneur; vainement il lui arrivait encore de l’étranger des marques précieuses d’estime pour lui, d’admiration pour ses œuvres. Ces victoires, après lesquelles il courait naguère et dont il adressait de triomphants bulletins en France, étaient comme non avenues pour lui, tant l’idée d’un insuccès constant dans sa patrie l’obsédait et lui gâtait jusqu’aux triomphes remportés en Allemagne ou en Russie. Il attendait la mort, et quand il la vit venir: « Enfin, dit-il, on va donc exécuter ma musique ».
Il ne se trompait pas. Un an juste après, — il s’était éteint le 8 mars 1869, — la conversion commençait lors du grand festival organisé en son honneur à l’Opéra par son disciple Ernest Reyer. A cette époque, il n’était possible d’entendre à Paris quelques pages de Berlioz qu’aux Concerts populaires, et le plus souvent au milieu du bruit que le brave Pasdeloup s’efforçait en vain de dominer. L’annonce de ce grand concert en l’honneur de Berlioz fit même éclore de charmantes plaisanteries, et l’on rit beaucoup d’avance en se demandant quelle musique pourrait bien être exécutée afin de fêter un pareil musicien; s’il ne faudrait pas, pour le mieux honorer, ne jouer que des morceaux qui ne fussent pas de lui. Le festival eut lieu, cependant, au jour dit, avec un programme entièrement composé, ou peu s’en fallait, d’œuvres du maître, et quelques fragments, comme la valse des Sylphes et la Marche hongroise, excitèrent le plus vif mouvement de surprise. On était venu pour rire et l’on écoutait; on applaudissait même, et mieux que du bout des doigts. C’était le signal de la revanche, et, de ce jour, le revirement ne fit que s’accentuer et devint irrésistible: il fallut offrir coup sur coup au public qui n’en avait pas toléré une seule entière jusque-là et qui les réclamait toutes à la file, autant de grandes compositions de concert qu’on en pouvait trouver. Quel défilé de chefs-d’œuvre: la Symphonie fantastique et Lélio, Harold en Italie et le Roi Lear, Roméo et Juliette et l’Enfance du Christ, le Requiem, la Prise de Troie, et, par dessus tout, l’incomparable Damnation de Faust, dont le succès inépuisable, exploité à la fois par deux entreprises de concert, avant de devenir comme l’apanage exclusif de l’une d’entre elles, est sans précédent dans l’histoire des concerts en France — et peut-être ailleurs!
Puis ce fut le tour de ses œuvres théâtrales, de Béatrice et Bénédict, monté par Lamoureux à l’Odéon; des Troyens à Carthage, exhumés par Carvalho à l’Opéra-Comique; enfin, de la Prise de Troie, à l’Opéra, de cette Prise de Troie que l’auteur n’avait vu jouer nulle part sur un théâtre avant de mourir, et, de ce côté-là, il semble aussi que la réparation soit complète et parfaite: Eh bien, non! Il manque encore quelque chose à la revanche posthume du maître, à la pleine satisfaction de ses admirateurs. Il lui manque, il nous manque d’avoir vu son Benvenuto Cellini reprendre vie à la scène et se relever de l’échec immérité et comme organisé qu’il essuya sur notre première scène lyrique il y a soixante-cinq ans. Le cœur de Berlioz saigna toujours de cette blessure, tant elle avait été profonde, tant la déroute de cet ouvrage, après le succès éclatant qu’on n’avait pas pu ne pas faire à l’ouverture, semblait résulter d’une coalition de tous les ennemis ou rivaux du maître, exploitant les mauvaises dispositions ou la simple indifférence du public. Et le grand succès que Benvenuto remporta par la suite à Weimar, sous la direction de Liszt, ne consola jamais Berlioz, d’autant plus que, peu après, son cher opéra chavirait de nouveau à Londres sous de nouvelles intrigues que le maître attribuait au parti italien. Mais il n’est jamais trop tard pour bien faire: aujourd’hui que Berlioz est au pinacle, il me semble que M. Gailhard aurait là une belle partie à jouer et qu’a l’heure où les nouveaux compositeurs français n’enrichissent pas précisément son répertoire, où Wagner lui-même a l’air de faiblir un peu, le moment ne serait pas mal choisi pour remonter une œuvre capitale de la musique française à laquelle il ne manqua, comme à Tannhæuser plus tard, que d’être écoutée pour être comprise et applaudie. Allons, cher Monsieur Gailhard, un bon mouvement et souvenez-vous que votre excellent associé Bertrand avait manifesté l’intention de reprendre un jour Benvenuto Cellini.
Le public français, c’est connu, ne se livre jamais à demi. Il n’est pas pour les sentiments mitigés et n’apporte pas plus de restrictions à son enthousiasme qu’à sa mésestime. Une fois lancé, il a tout accepté, tout admiré de Berlioz; puis, quant il fut à court de bravos monotones pour lui marquer son enthousiasme, il se laissa doucement persuader d’élever un monument à sa mémoire et certes il n’est pas exagéré qu’un génie de cette trempe ait sa statue au cœur de Paris, qui lui fit la vie si dure, alors que tant de petits grands hommes et de faux génies y ont la leur. Mais que parlai-je d’une statue? C’est deux et trois qu’il faut dire, puisque la ville natale de Berlioz, après Paris, et Grenoble, à son tour, l’ont jugé digne d’un pareil honneur; puisque, chaque fois, l’appel de ces villes a trouvé de l’écho dans le public français. C’est ce public, en effet, qui, enflammé par des défenseurs convaincus, a, d’élan, réhabilité Berlioz et l’a porté sur le pavois, malgré tant de fonctionnaires, de musiciens, de directeurs de théàtres ou de membres de l’Institut indifférents ou hostiles…
Donc, Berlioz, que j’aime à me représenter se promenant dans les Champs-Elysées avec Shakespeare et Virgile, ne doit pas être autrement mécontent de ce qui s’est passé sur terre, en ce qui touche à ses intérêts, depuis qu’il nous à quittés. Certes, il s’est bien produit, tantôt ici, tantôt là, de ces manifestations à contre-sens et de ces prétendues glorifications qui auraient eu le don de l’horripiler et de le faire entrer dans une colère terrible; mais, au total, il ne me semble pas que les choses aient mal tourné pour lui ni que ceux qui ont entrepris de l’honorer par la plume ou par l’archet, en analysant son génie, en interprétant ses œuvres avec un respect scrupuleux, aient fait une besogne inutile. Et s’il est arrivé qu’entre tant d’hommages émanant d’une admiration aussi vive que désintéressée, il s’en soit glissé de suspects, de blâmables aussi bien par la forme qu’ils prenaient que par le but qu’ils visaient, le grand homme, à supposer qu’il perçoive encore les bruits de la terre, aura dû y trouver la confirmation de la philosophie un peu amère qu’il avait puisée dans un vers de son poète favori:
Quidquid erit, superanda omnis fortuna ferendo est,
En le traduisant de la sorte:
Quoi qu’il arrive
On doit vaincre le sort en supportant ses coups;
Ou encore (traduction plus libre):
Malgré leur nombre immense,
Les crétins sont vaincus si l’on se moque d’eux.
Mais ces « crétins » ne reviennent-ils pas quelquefois à la charge et, même après avoir quitté ce monde, un Berlioz en a-t-il jamais fini avec eux?
ADOLPHE JULLIEN.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 1er mars 2020.
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