Site Hector Berlioz

Revue Musicale

par

Adolphe Jullien

publiée dans le

Journal des Débats, 23 août 1908 (p. 1)

Jullien

 

FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

du 23 août 1908

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REVUE MUSICALE

Livres: Un Romantique sous Louis-Philippe : Hector Berlioz, 1831-1842, par M. Adolphe Boschot (chez Plon).
Les Fêtes et les Chants de la Révolution française, par M. Julien Tiersot (chez Hachette).

    C’est effrayant ! M. Adolphe Boschot, poursuivant avec toute la rigueur d’un juge d’instruction l’enquête judiciaire qu’il a entreprise au sujet de Berlioz et des moindres actes de sa vie d’homme et d’artiste, vient de nous communiquer en 650 pages de texte serré les résultats de ses recherches implacables pour les onze années qui s’étendent de 1831 à 1842. C’est la deuxième partie de l’énorme travail auquel il s’est attelé — elle a pour titre : Un Romantique sous Louis-Philippe — et à voir avec quelle abondance de détails minuscules il traite les points les plus secondaires, ceux qui paraîtraient à d’autres n’avoir presque aucune importance, on en arrive à se demander comment les vingt-sept années qui lui restent à élucider pourront tenir dans un seul volume, dût-il pousser jusqu’à huit ou neuf cents pages ce dernier dossier qui, d’avance, me fait trembler pour le client de M. Boschot.

    Vous souvenez-vous de ce personnage de Meilhac et L. Halévy, qui, fort étonné de voir l’avocat qui devrait le défendre le charger au contraire et le mettre en très mauvaise posture, s’écrie à deux ou trois reprises : « Ah ça ! dites donc, il n’y a pas d’erreur ?… Vous êtes bien venu pour me défendre ? » Eh bien ! c’est exactement la même question que Berlioz, s’il pouvait encore parler, devrait lancer à M. Boschot, lequel, très sincèrement, j’en suis sûr, se figure qu’il rend service à l’auteur des Troyens, ou du moins qu’il ne le dessert pas en le faisant comparaître ainsi devant lui, devant nous, tel qu’un accusé ; en le confrontant avec lui-même, en relevant les moindres démentis — et Dieu sait s’ils sont nombreux — que les documents du temps, journaux ou dossiers administratifs, tous vieux papiers que Berlioz croyait ne devoir jamais reparaître au grand jour, infligent aux allégations fantaisistes, aux hâbleries calculées, aux extravagances naturelles que ses lettres, ses articles, ses mémoires avaient pour mission d’accréditer dans sa famille, chez ses amis, parmi les contemporains et surtout auprès de la postérité. Nous connaissions tout cela en gros, et même plusieurs de ces points délicats, les plus essentiels, à vrai dire, avaient été déjà éclaircis par d’autres écrivains, mais à voir l’acharnement que M. Boschot déploie, à bonne intention, pour faire la lumière la plus complète autour de Berlioz, le personnage, bien que nous en ayons, change d’aspect et lorsqu’il arrive que tant de calculs, de démarches en dessous, de combinaisons louches, d’écrits louangeurs qu’il rédige et fait signer par d’autres, n’aboutissent souvent à rien, qu’il marche d’échec en échec, ainsi que son biographe le constate avec une satisfaction très apparente, il nous semble, à nous, qu’il y a là comme une punition du ciel et qu’il aurait été fâcheux que le succès récompensât tant d’intrigue et de duplicité.

    Voilà — que M. Boschot ne s’y trompe pas — l’impression très nette qui se dégage de son ouvrage et qu’il n’a sûrement pas voulu produire. Et le pis est que son livre est amusant, très amusant, je le dis sans nul embarras ; que son récit est plein de vie, un peu trop coupé, trop haché, avec une imitation fatigante du style de Berlioz, encore qu’il me paraisse y avoir atténuation de ce côté entre le premier et le second volume de ce travail. Mais il y a quand même abus du développement oratoire purement hypothétique sur ce que des personnages ont pu se dire entre eux ou à eux-mêmes, avec trop d’épithètes décoratives : fashionable, turgescent, volcanique, etc., destinées à donner l’impression d’une époque et que l’auteur répète avec une satisfaction visible en les appliquant à toutes sortes de choses ou de gens ; avec des formes ironiques empruntées au même modèle, mais dont le sel nous échappe, par exemple en ne nommant jamais Lesueur et Meyerbeer autrement que « le chevalier Lesueur » ou « Jakob-Liebmann-Mayer-Beer », parce que notre romantique échevelé, autrefois, n’appelait jamais Cherubini que « l’illustre vieillard » ; ce qui n’était déjà pas très drôle sous la plume de Berlioz et devient un peu crispant sous celle de son biographe. Ce qu’il y a de très attrayant, par contre, dans le livre de M. Boschot, outre les innombrables fragments de petits articles, supralaudatifs ou cruellement moqueurs, qu’il a cueillis dans quantité de feuilles oubliées, c’est qu’il a pu, toujours en raison des énormes dimensions de son ouvrage, évoquer autour des œuvres capitales ou des aventures marquantes de Berlioz, les événements mêmes de l’histoire générale qui leur servent de cadre comme ils le firent dans la réalité.

    C’est ainsi que tout Paris ne parle que de l’arrestation de la duchesse de Berry, puis du coup de pistolet tiré contre Louis-Philippe sur le pont Royal, en novembre 1832, à la veille de l’ouverture d’un théâtre anglais, dirigé par Henriette Smithson ; c’est ainsi que le mouvement de retour vers le napoléonisme, consacré par l’ordre du roi de rétablir la statue de l’Empereur sur la colonne Vendôme, de finir l’Arc-de-Triomphe et le Temple de la Gloire (la Madeleine), explique très bien que Berlioz ait tenté de replacer à cette époque, sous le titre de Triomphe de Napoléon, son ancienne Scène héroïque ou Révolution grecque qu’il avait essayé déjà de faire exécuter aux Concerts spirituels de la Restauration, sous ce titre assez bien imaginé : le Triomphe de la Croix. C’est ainsi que successivement l’attentat de Fieschi, en juillet 1835, les fêtes commémoratives des journées de Juillet, en 1849, bientôt suivies de l’annonce de la tentative manquée de Louis-Napoléon sur Boulogne, ou encore la cérémonie du retour des Cendres de l’Empereur qui bouleversa tout Paris, et la mort subite du duc d’Orléans sur la route de la Révolte, qui mit toute la France en deuil, sont rappelés ici et même racontés de façon à faire bien comprendre comment ils excitèrent ou entravèrent, retardèrent ou secondèrent maints projets, maintes combinaisons, maintes entreprises de Berlioz.

    C’est donc avec un réel intérêt que j’ai lu ce très gros volume en me tenant toujours sur la défensive, afin de ne pas laisser Berlioz trop descendre dans mon estime, et c’est avec une vive satisfaction que j’ai terminé la lecture de ce formidable dossier, avec la satisfaction de quelqu’un qui se sent plus libre d’esprit et n’a pas de reproche à s’adresser, car enfin M. Boschot, malgré son flair d’inquisiteur et son acharnement à faire la lumière sur les plus petits faits, n’a pas pu découvrir plus que moi pourquoi certain journal, aux approches de Benvenuto Cellini, avait annoncé cet opéra sous le titre de la Chasse au tigre. Peut-être même M. Boschot a-t-il ignoré cette particularité, car avec la puissance d’investigation dont ce juge redoutable nous a donné maintes preuves, il ne serait pas resté court ; il aurait immédiatement soupçonné, deviné, découvert sous cette appellation inexplicable quelque nouvelle intrigue ou manœuvre, quelque combinaison machiavélique de l’auteur de la Symphonie fantastique. Et qui sait si ce détail, en apparence insignifiant, ne nous aurait pas valu, pour être tiré au clair, un certain nombre de pages tout aussi turgescentes et amusantes que celles que nous avions déjà lues ? La Chasse au tigre au lieu de Benvenuto Cellini : quel mystère peut bien se cacher là-dessous ?

    M. Julien Tiersot, qui se sentit toujours attiré vers les fêtes civiles et les grandes cérémonies qui se déroulent dans la rue avec adjonction de musique vocale ou instrumentale, qui aurait volontiers rêvé d’en organiser de nouvelles à l’imitation de celles qui se célébraient sous la première République, et qui, à défaut de pouvoir le faire, pouvait du moins évoquer le passé et nous le raconter, vient de publier le livre qu’on pouvait légitimement attendre de lui (car de nombreux articles fragmentaires paraissaient l’annoncer), et qui n’est rien moins que l’historique absolument complet des fêtes dont Paris fut témoin depuis Quatre-vingt-neuf jusqu’au Consulat, c’est-à-dire jusqu’au moment où le rétablissement des cérémonies du culte catholique dans les églises arrêta l’essor des fêtes civiques en plein air. Elles n’étaient, en effet, comme l’auteur le fait observer, que des manifestations, secondées par la musique, d’une sorte de religion qui se substituait à celle que la République avait proscrite, et ces chants, ces odes, ces cortèges, ces drapeaux équivalaient, pour la foule, aux hymnes, aux motets, aux processions, aux bannières qu’elle pouvait entendre ou voir auparavant sous les voûtes des églises ou dans la rue, et répondaient à ce besoin de pompe, de décoration, de solennités en musique dont toute foule, en particulier le peuple de Paris, est toujours avide. Et lui-même, M. Julien Tiersot, ne disconvient pas que s’il fut, il y a quelque trente ans, poussé dans la voie au bout de laquelle il devait nous donner ce volume, c’est que, tout jeune encore, mais se donnant déjà tout à la musique, il fut frappé d’une façon extrêmement vive et comme foudroyante par les fêtes populaires qui s’organisèrent, Dieu sait avec quel entrain, avec quel enthousiasme, dans toutes les rues de la capitale à l’occasion de l’Exposition de 1878.

    Les choses ont sensiblement changé depuis cette époque et cette formidable explosion de joie populaire, qui pouvait rappeler à la rigueur les ébats analogues de la première République, les danses sur les ruines de la Bastille ou dans le champ de la Fédération, s’est graduellement transformée en une vulgaire fête foraine où l’on danse, où l’on crie pour le seul plaisir de s’échauffer et de faire du bruit, afin de boire davantage après. Mais, pendant ce temps-là, M. Julien Tiersot, qui avait pris la plume à l’occasion du 14 Juillet 1880 et commencé dès lors ses études et recherches sur la part de la musique dans les fêtes nationales, continuait de travailler, les yeux toujours fixés sur la première République, au milieu de laquelle il doit presque regretter de n’avoir pas vécu, tant il en parle avec chaleur, tant il célèbre cette musique, faite à l’usage d’un nouveau culte, et le puissant instinct populaire qui trouva, dès le premier jour, d’un seul élan, les cérémonies jubilatoires qui devaient signaler toute la période révolutionnaire : « Les fêtes nationales se multiplièrent, écrit-il, sous des apparences diverses et dans un esprit plus ou moins mobile, suivant le caprice des temps, mais en faisant appel à des ressources presque constamment semblables. C’étaient d’abord des défilés, des cortèges dans lesquels figuraient les personnages les plus populaires et ceux auxquels il s’agissait de faire honneur ; des arcs de triomphe, des chars, des décorations symboliques ; puis des discours, le serment de sauver la Patrie ou d’être fidèle à la Loi. Pendant toute la cérémonie, de la musique. »

    Et cette musique — c’est là ce qui fait le sérieux intérêt musical de ce livre — était due aux plus grands compositeurs du temps, héritiers directs de Gluck : les Méhul, les Cherubini, les Lesueur, marchant sur les pas de Gossec, qui, en sa qualité de lieutenant maître de musique de la garde nationale, avait été le premier appelé à coopérer à de telles cérémonies et y avait dépensé une verve, un talent bien supérieurs à ce qu’on pouvait attendre de lui. C’étaient encore d’autres musiciens, de vues moins élevées et cultivant simplement le genre national de l’opéra-comique, mais pleins d’entrain, de chaleur, ayant une incomparable abondance d’idées : Dalayrac, Berton, Catel, Devienne, à qui le vieux Grétry et le tout jeune Boieldieu allaient aussi se joindre. Assurément, il n’est pas resté grand’ chose de toute cette musique de circonstance, écrite à la hâte, sous la poussée des événements, par des artistes à qui il en aurait pu coûter cher de montrer quelque tiédeur en face du régime assez peu commode qui remplaçait celui sous lequel ils avaient commencé leur carrière ; mais cet oubli général, cette condamnation en masse sont sans doute hors de mesure. C’est ce que M. Tiersot tend à nous démontrer en partant du Te Deum écrit par Gossec pour la fête de la Fédération et de son très beau Chant du 14 Juillet, en passant par l’Hymne funèbre pour la mort du général Hoche, de Cherubini (1797), par le Chant du Départ, de Méhul (1794) et le Chant national du 14 Juillet 1800, du même, pour arriver à cette grande cantate de Lesueur : Chant du 1e Vendémiaire an IX, par quoi allait se terminer cette série de compositions héroïques ou religieuses « en style colossal », à plusieurs orchestres et plusieurs chœurs, véritables modèles de l’art musical révolutionnaire.

    Il serait tout à fait téméraire et parfaitement vain de chercher à résumer un tel travail qui vaut surtout par le grand nombre et la nouveauté des renseignements qu’il apporte sur un sujet dont nous ne connaissions que les grandes lignes et les points principaux. Il suffira sans doute de l’avoir signalé pour que toutes les personnes qui seraient désireuses de pousser à fond cette étude et de connaître par le menu toutes les productions, grandes ou moyennes, bonnes ou médiocres, de la musique révolutionnaire au cours des dix dernières années du dix-huitième siècle, n’hésitent pas à le lire avec toute l’attention qu’il mérite et toute la sécurité qu’il comporte. Et ce n’est pas un des côtés les moins curieux de cet historique, entrepris par un partisan déclaré de Berlioz, que de nous montrer comment le grand maître français du dix-neuvième siècle, se rattachant à Gluck par son maître Lesueur et professant la plus vive admiration pour Rouget de Lisle, était comme le continuateur à la fois de l’auteur de la Marseillaise et de celui du Chant de Vendémiaire lorsqu’il rêvait à son tour de grandes exécutions en plein air, lorsqu’il orchestrait l’hymne immortel de Rouget de Lisle « en couvrant la nudité du chant, comme lui écrivait modestement l’auteur, de tout le brillant de son imagination » ; en composant sa Symphonie funèbre et triomphale à la gloire des combattants de Juillet 1830, avec cette splendide Apothéose « dont les fanfares, a dit Théophile Gautier, mêlent les voix des anges aux acclamations déjà lointaines des hommes. »

    J’ai commencé cette rapide analyse de deux livres également intéressants en parlant de Berlioz et je finis de même. Puissent à présent ces deux auteurs à qui leur commune admiration pour l’auteur des Troyens n’a pas inspiré des sentiments très bienveillants l’un pour l’autre, ne pas trop souffrir d’avoir été ainsi rapprochés sous ma plume par le hasard des circonstances ! Puissent-ils même, si ce n’est pas là trop demander, se réconcilier un jour sur l’autel de leur Dieu, comme les y engage ici leur aîné, qui les a devancés de beaucoup — il n’est que trop vrai — dans la défense et la glorification de Berlioz !

ADOLPHE JULLIEN.

* Le texte ci-dessus a été transcrit d’après une image du texte original qui se trouve à la Bibliothèque nationale de France. Nous avons conservé la syntaxe et l’orthographe du texte original. 

Voir sur ce site la page consacrée à Adolphe Jullien, avec de nombreux renvois à ses travaux sur Berlioz reproduits sur sur ce site.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 23 juillet 2011.

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