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feuilleton

FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 9 SEPTEMBRE 1906

REVUE MUSICALE.

La Jeunesse d’un Romantique: Hector Berlioz (1803-1831), par M. Adolphe Boschot (chez Plon).

    […] M. Prod’homme, pour s’excuser d’avoir consacré un si gros volume à Beethoven, met en avant « la pénurie d’ouvrages écrits en notre langue sur le grand compositeur allemand, dont l’œuvre émeut aujourd’hui plus que jamais le public musical de tous les pays, et le désir qu’il avait de remédier, dans la mesure du possible, à cette lacune de notre littérature musicale. » M. Adolphe Boschot, en reprenant sur nouveaux frais la biographie complète et l’étude minutieuse des œuvres de Berlioz, ne saurait alléguer rien de tel, car la littérature berliozienne est singulièrement riche en France. Il n’est pas de jour, à présent, où l’on ne publie de nouvelles lettres du maître, où l’on n’analyse à la loupe ses moindres œuvres, où l’on ne cherche dans les unes et dans les autres de nouvelles contradictions, de nouvelles inventions romanesques, de nouvelles supercheries, pour appeler les choses par leur nom, qui ne modifient pas sensiblement, il est vrai, l’idée que d’autres ouvrages nous avaient déjà donnée de l’homme et de l’artiste chez Berlioz, mais qui jettent cependant une lumière cruelle sur certains petits côtés de la vie ou de la carrière du maître indiqués par d’autres d’une façon plus discrète, et qui sont maintenant soulignés, accentués, grossis avec une insistance telle qu’ils doivent désormais absorber toute l’attention du public en ce qui concerne Berlioz. C’est à se demander si cette enquête infiniment minutieuse est bien l’œuvre d’admirateurs sincères et ne témoigne pas chez leurs auteurs du désir bien plutôt de se servir de Berlioz que de le servir.

    Quoi qu’il en soit, il n’est pas mauvais, une fois qu’on est entré dans cette voie, que la lumière la plus éclatante soit faite sur les moindres épisodes, sur les moindres allégations, sur les détails en apparence les plus insignifiants soit de la vie, soit des œuvres d’un maître aussi étrange, aussi complexe, qui avait cru si bien disposer les choses et les écrits pour se présenter à la postérité tel qu’il souhaitait de vivre dans la mémoire des hommes et qui ne doit pas être peu surpris de voir — s’il le voit — ses prétendus défenseurs le défendre si bien qu’il ne reste plus trace, après qu’ils ont parlé, de tout ce que lui-même avait laborieusement édifié pour sa glorification définitive. C’est à cette tâche, que M. Boschot s’emploie avec une ardeur sans pareille, allant chercher et fouiller dans les moindres recoins de la vie du maître ou même de ceux dont la vie s’est trouvée mêlée à la sienne, apportant dans cette chasse à l’inédit, à l’inconnu, un flair très subtil, une perspicacité rare, et dont il est récompensé comme il convient par des découvertes dont l’importance se mesure à la taille du héros du livre. Et pensez que de ce travail si étendu nous n’avons encore que le premier volume, un volume de plus de cinq cents pages imprimées en petit texte, et qu’il doit en paraître encore deux pareils, sans parler de ceux que M. Tiersot prépare de son côté: si la gloire de Berlioz résiste à tant d’apologies!…

    Entre ces deux Berliozistes déterminés, il vient justement de s’élever une querelle très vive et dans laquelle je n’interviendrai pas, plus sage en cela que le M. Robert du Médecin malgré lui, mais qui m’a paru prendre assez vite un ton aigre et passionné, que ne comportait pas, selon moi, le point en litige. En effet, de quoi s’agissait-il? De déterminer si vraiment Berlioz, conformément aux renseignements donnés depuis longtemps par un de ses amis, avait utilisé un fragment d’une œuvre antérieure, non représentée, pour en faire la Marche au supplice de la Symphonie fantastique? Après avoir eu permission de parcourir le manuscrit de la Fantastique, qu’on sait maintenant où trouver, un de ces auteurs conclut hardiment à la négative sans hésitation, et l’autre à l’affirmative aussi formellement. Là-dessus, grand différend, où les personnalités entrent bientôt en jeu, et que le propriétaire du manuscrit se réserve de trancher quelque jour au moment qui lui paraîtra convenable. Mais, à considérer les choses de sang-froid, Berlioz, sur ce point spécial, ne mérite ni d’être attaqué ni d’être défendu, de quelque façon qu’il ait agi. Même s’il s’est fait à lui-même un emprunt considérable, n’avait-il pas le droit, dont tant de musiciens ont largement usé, d’utiliser des fragments d’œuvres mort-nées ou n’ayant pas même vu le jour, et cela vaut-il que deux écrivains consciencieux se prennent ainsi de bec, à moins qu’ils n’aient d’autres raisons de s’en vouloir, ce que j’ignore absolument? Berlioz n’a-t-il pas usé vingt fois d’un procédé semblable, et, à supposer qu’il l’ait fait une fois de plus, assurément sans trop s’en cacher, puisque certains de ses amis disaient l’avoir appris de lui-même, est-ce que cela a une importance quelconque au point de vue de la valeur même de la Marche au supplice et l’admirerez-vous moins, vous public, si vous apprenez qu’elle n’a pas été composée en une nuit, comme Berlioz l’enseigne, et tout exprès pour entrer dans la Symphonie fantastique, mais qu’elle figurait auparavant, telle quelle, à un très léger ajouté près, dans son opéra non représenté des Francs-Juges? Ce sont là des points bien secondaires, n’en déplaise à ces écrivains prompts à s’enflammer; le renseignement était bon à donner, il n’était pas mauvais qu’il fût prouvé s’il était exact; mais sans tellement insister, sans se décocher entre « chers confrères » des traits acérés et des épithètes désobligeantes qui ne font qu’amuser la galerie et ne prouvent absolument rien en ce qui concerne Berlioz.

    Quoiqu’il en soit de ce débat qui ne paraît pas près de finir, il n’en reste pas moins que l’ouvrage de M. Adolphe Boschot, au sujet duquel il a surgi, est très curieux à consulter et qu’il est amusant à lire, car 1’auteur dans son désir de faire jaillir en pleine lumière un héros-type du romantisme, — il a choisi Berlioz comme il aurait pu le faire de n’importe quel autre de ses contemporains, — a traité ce volume d’histoire où tout est vrai, dit-il, exactement comme un roman pour l’allure générale du récit et l’animation qu’il lui donne. Oserai-je dire que l’excès, ici, est un défaut et qu’à force de vouloir ressusciter avec leurs habitudes, leurs costumes, leurs gestes, les ardents et passionnés Jeune-France, en empruntant les façons de parler brèves et heurtées, les interjections, les phrases hachées de points suspensifs et les exclamations sataniques et démoniaques dont Berlioz émaillait ses lettres, ses articles et surtout ses romanesques mémoires, il fatigue un peu le lecteur qui se demande si ce ne serait pas là chez l’auteur une manière de se moquer du maître qu’il aime, tant on jurerait d’une parodie irrévérencieuse. Il n’en est rien, je vous le certifie, car M. Boschot est un berlioziste trop fervent pour qu’on puisse le soupçonner d’une pareille traîtrise, et tous ses efforts, comme toutes ses recherches, comme tous ses écrits, même alors qu’ils n’y paraissent pas viser, ont un seul et même but qui est de glorifier l’auteur des Troyens.

    Voilà comment, en notre beau pays de France où les plumes ne sont pas inactives, auront été célébrés une fois de plus le génie souverain de Beethoven et celui si particulier de Berlioz, par deux écrivains des plus acharnés à chercher la petite bête. Et même, à voir quelles jouissances cette poursuite de la vérité leur procure, comme il est regrettable que l’un ait déjà terminé son enquête au sujet de Beethoven, tandis que l’autre en est à peine à la moitié de son instruction concernant Berlioz!

ADOLPHE JULLIEN.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 1er mars 2020.

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